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Introduction

Dans la littérature la plus récente sur les familles contemporaines, les sociologues soulignent que les relations entre parents et enfants sont caractérisées par la communication émotionnelle et l’intimité de même que par la personnalisation de l’enfant. Ils soulignent aussi la complexité de ces relations, notamment quant au rôle parental, qui ne peut plus être identifié, pour la mère, à celui d’exclusif leader expressif et, pour le père, de leader instrumental. Quant à l’enfant, on fait remarquer qu’il a besoin, pour s’épanouir, d’expérimenter des relations continues d’affection avec ses deux parents, qui doivent par ailleurs reconnaître sa double identité de sujet tantôt autonome, tantôt dépendant de leur protection, selon les différentes situations.

Cette littérature décrit aussi la famille contemporaine comme étant individualiste et contractuelle, alors que le lien de filiation n’est pas conçu comme précaire et révocable car ce lien est censé survivre au « démariage ». En outre, les études de ces auteurs démontrent qu’il y n’a pas nécessairement concordance complète entre les rôles de géniteur et de parent. On trouve d’ailleurs d’excellents exemples de ce type d’éclipse partielle tant dans le contexte de la pluriparentalité que dans celui de l’adoption.

Les législateurs occidentaux tentent de remédier à cette complexité en situant l’intérêt de l’enfant au centre même de leurs activités législatives en matière familiale. Or, du même souffle, ces lois consacrent aussi les droits subjectifs de l’enfant et des parents. Ces prémisses pourraient donner lieu à des conflits entre ces mêmes droits puisqu’ils sont interdépendants d’une part et parce que les parents sont responsables de l’exercice des droits – de protection mais aussi de liberté – de leurs enfants d’autre part. Dans le but de démêler cet écheveau, la doctrine juridique a récemment élaboré la perspective des droits relationnels, lesquelles emportent des implications importantes sur le modèle et la pratique de la justice familiale.

La personnalisation de l’enfant

Les modèles relationnels parents-enfants les plus répandus actuellement se caractérisent à la fois par la communication émotionnelle et par l’intimité (Giddens, 1992). Certains courants soulignent aussi que les parents se sentent liés aux enfants par un amour inconditionnel, ce qui constitue un bien d’autant plus précieux qu’il est devenu rare. Précieux, certes, mais en quelque sorte « accablant » : les enfants seraient en effet devenus le symbole de la fragilité permanente des familles contemporaines tant de type relationnel qu’individualiste (car de plus en plus orientées vers la satisfaction des aspirations et des besoins de chacun de ses membres (Beck, Beck-Gernsheim, 1995)).

La littérature scientifique souligne en outre que la complexité, voire le paradoxe que recèlent les relations parents-enfants pourrait porter atteinte au « pacte de filiation ». Les parents aiment, et on exige qu’ils aiment sans condition, mais en même temps que d’aimer, ils projettent sur leurs enfants tant leurs aspirations identitaires que leurs hésitations à propos du rôle parental qui est le leur et que nous avons évoqué un peu plus haut. Or si ces rôles, leurs définitions, sont depuis longtemps objet de vifs débats, il est depuis longtemps établi que les enfants tirent davantage de bénéfices à expérimenter des relations continues d’intimité et d’affection avec les deux parents. En particulier, l’image du père affectueux, attentif et sensible, ne jouant pas que le rôle de pourvoyeur financier et capable d’intimité avec ses enfants, est attestée dans la culture occidentale de la paternité. L’image du père sensible, tout en cohésion avec celle de la famille individualiste et relationnelle, est parfois aussi assimilée à celle du père faible, voire abusant, également présent dans la culture populaire (Jamesion, 1998).

Un des éléments les plus significatifs dans les relations entre parents et enfants, et qui exprime bien la tendance à l’individualisation, est celui de la « personnalisation » de l’enfant. La reconnaissance, dès la naissance, de l’enfant en tant que personne recelant la potentialité pour se développer suivant ses particularités, s’est progressivement imposée, à partir des années 60, dans les nouvelles orientations conceptuelles de la psychologie et de la pédagogie, ainsi que dans la nouvelle sociologie de l’enfance. Ces orientations soulignent les compétences relationnelles spécifiques à l’enfant et le qualifient d’emblée d’acteur au sein des structures et dans les processus sociaux, et d’abord dans son processus de socialisation (Dolto et al., 1995 ; James, Jenks, Prout, 1998). La personnalisation de l’enfant fait toutefois la part maigre à la fonction éducatrice des parents, celle qui permet de transmettre à l’enfant les règles morales, parmi d’autres, de la vie sociale. L’enfant est plutôt amené, à travers l’expérience et la négociation, à explorer lui-même le champ de ses aptitudes dans « le respect de son individualité et de ses aspirations et de créer un environnement favorable à son individualisation » (Martin, 2004, p. 173).

Dans cette perspective, l’enfant-personne, auquel on doit le même respect qu’à toute personne, n’en garde pas moins, cependant, toutes ses spécificités par rapport à l’adulte. Il est en effet autonome parce qu’on lui reconnaît la capacité de construire son propre univers et de participer aux décisions qui le concernent. Or, il n’est pas indépendant pour autant ; la personnalisation de l’enfant n’implique pas que l’enfant se libère des liens de dépendance des adultes qui l’élèvent, au contraire. Cette orientation soutient donc que tout en exerçant leurs fonctions, les parents doivent considérer la double nature de l’enfant, tantôt autonome, tantôt dépendant, selon les situations (de Singly, 2004).

La représentation de l’identité des enfants et des adolescents comme étant « flexible » semble d’ailleurs correspondre à l’opinion la plus répandue selon laquelle, aux termes de recherches empiriques, les mineurs ont leurs propres besoins et leurs propres aspirations. En effet, les auteurs soulignent, d’une part, leur exigence de protection et d’hétérodirection de la part des adultes, en premier lieu des parents, et d’autre part, leur besoin de liberté et de participation active, de manière variable selon les différentes situations et les différents processus décisionnels (Cherney, Walker Perry, 1996 ; Bosisio, Leonini, Ronfani, 2003).

Il faut cependant rappeler que l’approche de la personnalisation de l’enfant a aussi fait l’objet de critiques, parfois acerbes (Roussel, 2001). Certains sont d’avis qu’en favorisant ainsi l’autonomie plutôt que la transmission de règles morales, on retire à l’enfant son rôle de « petit » ; qu’on le maltraiterait donc en le privant de son enfance. D’autres voient là une forme de « destitution » des parents par l’enfant, perdant ainsi toute possibilité de se faire obéir. On évoque aussi le scénario dans lequel l’enfant serait « adultisé » et les adultes infantilisés. On pourrait croire que ces critiques souhaitent un retour aux modèles de relation entre parents et enfants de type traditionnel et autarcique.

La coparentalité

La famille individualiste est fondée sur l’amour contractuel, donc sur la configuration du mariage en tant qu’engagement révocable, sans que les aspirations personnelles de ses membres soient subordonnées aux exigences de l’institution. Mais l’idéal de l’amour sans condition des parents envers leurs enfants ne permet pas pour autant de concevoir le lien de filiation comme étant précaire. La représentation de la famille contemporaine, telle qu’elle s’est progressivement configurée dans les années 70 à travers le développement des connaissances en psychanalyse, en psychologie, en sociologie et en droit s’est en effet également agencée autour de la valeur de la « responsabilité partagée » des parents qui, pour le bien des enfants, ne disparaît pas avec les liens conjugaux.

On a par ailleurs diversement interprété l’emploi, dans les législations occidentales sur le divorce, du principe de la « coparentalité », survivant à la rupture des parents. Ces lois ne prescrivaient-elles pas, depuis le début des années 80, le prononcé de la garde conjointe lorsque les circonstances le justifiaient? On a affirmé que la coparentalité exprimerait l’idée de l’indissolubilité de la famille à l’époque du démariage (Théry, 1993) ou encore celle de l’aspiration à « reconstruire un ordre symbolique perçu comme nécessaire à la cohésion sociale » (Dekeuwer-Défossez, 2004, p. 44). On y a aussi vu une tentative de contraster la dérive de la tendance à l’individualisation des relations familiales, en établissant que même ces relations présentent des aspects communautaristes inéluctables (Kurki-Suonio, 2003).

La promotion de la valeur de la coparentalité à travers les règles et les pratiques qui vont de la garde partagée à la médiation familiale vise surtout à contraster la typologie du père « absent » ou « perdu » (Bastard, Cardia-Vonèche et al., 1996 ; Favretto, 2003). Cette typologie, dont la croissance est corrélative à celle du nombre de divorces et qui bouleverse les schémas psychologiques de la famille, est parfois la source de grands bouleversements.

En réalité, il s’agit aussi de bouleversements économiques. Pour compenser l’appauvrissement des mères séparées qui vivent avec leurs enfants, l’intérêt des gouvernements et des politiques sociales actuelles est d’amener le père à reconnaître son enfant né hors mariage et à assumer ses responsabilités économiques.

Cependant, les recherches sur les conduites des parents impliqués dans la séparation et dans le divorce montrent avec clarté que la valeur de la coparentalité, de même que le bon modèle de séparation qui y est sous-tendu (deux ex-conjoints capables de collaborer dans l’exercice de leur rôle de parent), n’a pas été intériorisée au point de devenir, au sein des familles divisées, une règle à suivre. On a en particulier souligné que ces difficultés tiennent aussi au fait que l’après-divorce comporte l’émergence d’un nouveau modèle de relations avec les enfants, plutôt que le prolongement de modalités habituellement observées avant la rupture. Ainsi la mère, même si elle a été durant le mariage la principale figure auprès de l’enfant, devra permettre que le père y prenne part ; elle devra aussi croître en autonomie puisque sa dépendance économique vis-à-vis du mari a cessé ou du moins s’est beaucoup réduite. Quant au père, il devra apprendre à se conduire avec l’enfant sans la médiation de l’ex-femme, tout en gérant de manière autonome son temps de parent (Smart, 1998).

La pluriparentalité

Par la valeur de la coparentalité, le lien de filiation, bien différemment du lien conjugal, est donc « conçu comme un lien organique, irrévocable, inconditionnel » (Cicchelli-Pugeault, Cicchelli, 1998, p. 108). Dans les représentations les plus récentes de la filiation, on met aussi l’accent sur la continuité et l’exclusivité de la relation biologique. Mais aujourd’hui, alors qu’il n’y a pas nécessairement concordance entre le rôle de géniteur et celui de parent, la pluriparentalité est vécue par de nombreux parents et enfants, en particulier dans les familles recomposées, où se pose généralement la délicate question de l’attribution des diverses responsabilités entre parents biologiques et parents acquis (ou sociaux), question pour laquelle le droit n’a pas encore proposé de réponse satisfaisante.

Pour tenter de sortir de la condition d’« anomie » dans laquelle elles demeurent (Cherlin, 1978 ; Meulders-Klein, Théry, 1995), ces familles cherchent à combler le décalage entre l’absence de règles et leur statut réel à l’aide de stratégies personnelles. Selon certains auteurs, dans ces nouvelles constellations familiales (qui, selon certaines estimations peut-être excessivement optimistes, seraient caractérisées par l’investissement, le respect réciproque et le partage), les dynamiques parentales seraient fondées sur une constante négociation entourant à la fois la distribution du travail et des ressources et l’attribution des responsabilités (Engel, 2002).

Par ailleurs, au sein des familles recomposées, c’est justement le principe de la coparentalité, où l’accent est mis sur la continuité de la relation biologique, qui peut entraver la reconnaissance du rôle de responsabilité et de soin joué par le parent social, selon une optique qui supporte le parent biologique. La pluriparentalité exprime, en effet, le postulat selon lequel plusieurs personnes sont en mesure d’accomplir la fonction parentale et que diverses responsabilités peuvent être reconnues, d’un point de vue social et juridique, respectivement au parent biologique et au parent social.

Certains considèrent que le donneur de sperme peut également être considéré comme un père absent. On pourrait donc retrouver aussi la pluriparentalité dans les cas d’insémination artificielle. L’abolition du secret entourant l’identité du donneur est justifiée précisément dans cette perspective, qui met véritablement en discussion le primat de la culture sur la nature dans la construction des rapports de filiation, mais aussi en analogie avec l’adoption. En effet, selon les conclusions d’études et de recherches psychologiques, psychanalytiques et sociologiques menées dès les années 70 (Triseliotis, 1973) et maintenant inscrites dans les lois de nombreux pays, le secret autour de l’identité des parents doit être aboli parce qu’il empêche de satisfaire le besoin profond de chaque adopté de pouvoir se situer ouvertement dans ses relations familiales, non seulement de parentalité mais aussi de conception.

Une régulation complexe

L’appareil législatif relatif aux relations entre parents et enfants dans les familles contemporaines, familles que l’on sait complexes, est nécessairement, lui aussi, complexe. Dans leurs traits fondamentaux, les législations familiales contemporaines ont accru la centralité des relations par rapport au moment institutionnel et semblent s’inspirer de modèles de relations entre parents et enfants de type « démocratique » dans lesquels, en effet, on souligne le devoir des deux parents d’élever et d’éduquer les enfants comme des personnes, dans le respect de leurs besoins et de leurs aspirations. Certaines législations, en Suède par exemple, ont ensuite interdit aux parents d’infliger aux enfants des punitions corporelles et de recourir à des corrections humiliantes. Ces mêmes législations ont largement accueilli le principe de la parité et de la non-discrimination entre les enfants nés pendant le mariage et les enfants nés hors mariage. Elles ont, en grande majorité, étendu aux familles de concubins le principe général d’une répartition égale, entre père et mère, des responsabilités inhérentes à la prise en charge et à l’éducation des enfants.

Le droit de la famille des sociétés occidentales vise à régler la complexité des relations parentales et familiales à l’aide du principe-guide de l’« intérêt de l’enfant » qui, on le rappelle, était déjà inscrit dans les législations familiales traditionnelles. Il s’agit d’une clause générale, au contenu indéterminé, dont l’interprétation peut varier selon les valeurs et les modèles culturels de référence et selon les contributions des savoirs « experts ». Ces savoirs, avec leurs techniques investigatrices et cognitives, devraient surtout contribuer à déterminer la signification subjective de l’intérêt, en se référant à un enfant unique aux exigences qui lui sont propres.

Mais les solutions proposées en cette matière engendrent parfois une complexité accrue et même d’autres types de problèmes. En particulier, en s’appuyant précisément sur l’intérêt de l’enfant, la garde partagée a été largement intégrée dans les législations sur le divorce. Or, une analyse des recherches récentes menées tant en droit qu’en psychologie incite à se questionner sur la certitude que cette modalité de garde représente toujours la meilleure voie à suivre, même dans les situations familiales caractérisées, durant l’union, non par un partage négocié des responsabilités, mais par un exercice très asymétrique de la fonction parentale.

On a ainsi remis en question la conviction que la garde conjointe puisse vraiment produire les effets prévus, tant en ce qui concerne le problème du coût assumé par l’enfant que l’équilibre psychologique des mineurs. En ce qui à trait au premier problème, sa solution est de plus en plus présente dans les politiques du travail et de la sécurité sociale (welfare). Quant à l’équilibre psychologique des enfants, les recherches les plus récentes, de type longitudinal, sembleraient révéler surtout que leur bien-être serait négativement affecté par les conflits entre les parents, conflits qui surgissent fréquemment dans les familles de l’après-séparation où l’entente n’est certainement pas le scénario habituel. En particulier, on a constaté que les dispositions relatives à la résidence habituelle et au droit de visite sont fréquemment contestées devant les tribunaux. Les difficultés connexes à l’application de la garde conjointe révèlent surtout que la culture du divorce amical, qui y est implicite, rencontre encore de nombreux obstacles dans l’orientation des comportements des couples qui se séparent.

A ce propos, il est très révélateur que la psychologue américaine Judith Wallerstein qui, dans les années 80, avait été parmi les partisans les plus convaincus de la garde conjointe, en étudiant aujourd’hui les résultats de ses dernières recherches sur les familles éclatées, ait exprimé la conviction que le droit devrait réglementer les problèmes de la garde non pas sur la base d’une règle unique, mais avec flexibilité, en permettant aux parties et au juge d’opter pour des modalités souples quant à l’exercice de la responsabilité envers les enfants. Wallerstein exhorte les parents à faire preuve de plus de discernement lorsqu’ils exercent leur liberté de mettre fin au mariage alors qu’ils ont conscience qu’aucune disposition judiciaire ne sera en mesure de rétablir ni de créer une relation durable d’affection et de sollicitude (Wallerstein et al., 2000). Certains auteurs ont même souligné que les juges ne devraient pas sous-estimer le risque que la garde conjointe n’aboutisse qu’à la poursuite des violences de l’un des ex-conjoints envers l’autre ou envers les enfants (Smart, Neale, 1999 ; Rhodes, Boyd, 2004).

À la lumière des plus récentes orientations sur la parentalité biologique et sociale, même les règles adoptées afin de définir le statut juridique des enfants nés hors mariage ne semblent pas donner davantage de réponses permettant d’affronter la complexité de ces relations. Par exemple, dans certains pays, dont la France et l’Italie, on reconnaît à la mère la possibilité d’accoucher sous X, en dérogation à un principe fondamental de notre construction sociale de la parenté. Mais l’idée contemporaine selon laquelle l’enfant, afin de pleinement s’épanouir comme personne, doit savoir qui sont les parents qui l’ont conçu, met en discussion le droit de la femme de se soustraire à son identification comme génitrice. En particulier, cette règle viole le droit de l’enfant d’être toujours reconnu par la mère, et si possible par le père, droit spécifiquement énoncé dans la Convention européenne sur le statut juridique des mineurs nés hors mariage.

Relations familiales et droits subjectifs

Ces derniers développements mettent en lumière ce qui semble être l’aspect fondamental de la régulation contemporaine des relations entre parents et enfants : l’intégration, dans les législations familiales, des droits subjectifs et des droits fondamentaux (Dewar, Parker, 2003). D’ailleurs, les législateurs de divers pays européens, quand ils ont favorisé la garde conjointe, ont cherché la solution qui s’est montrée la plus adaptée à l’intérêt de l’enfant. Mais ils ont aussi essayé de répondre à une revendication juridique exprimée avec force, par les pères divorcés qui invoquaient l’application du principe d’égalité dans l’exercice de l’autorité parentale (Maclean, Eekelaar, 1997).

« À chacun sa famille, à chaque famille son droit », disait Carbonnier pour mettre en évidence les traits fondamentaux des grandes réformes du droit de la famille des années 60 et 70 : la contractualisation des rapports conjugaux et l’atténuation du contrôle de l’État sur les familles afin de vérifier leur conformité à un supposé modèle « normal », ou conforme aux « moeurs sociales» prévalentes. Aujourd’hui, on devrait peut-être plus exactement dire : « à chacun sa famille, à chacun ses droits dans la famille ».

La pénétration des droits subjectifs dans la famille a également fait l’objet d’appréciations négatives où s’exprime la conviction que le langage du droit dans les relations familiales et parentales exacerbe l’individualisme, soulignant l’autonomie et la séparation entre les adultes et les enfants au détriment du besoin d’interdépendance, d’affection et de sollicitude ainsi que de l’acceptation de la responsabilité et des devoirs (O’Neil, 1992). Dans cette perspective, selon certains auteurs, ce n’est non pas le droit, mais l’éthique qui devrait en premier lieu « réglementer » les relations familiales parce que les devoirs des parents envers les enfants ne peuvent pas toujours être réduits à de pures obligations juridiques (Sevenhuijsen, 1998). Ces courants d’opinion reprennent l’idée d’Habermas d’inadéquation du droit aux fins de légiférer les mondes vitaux et plus généralement la critique envers la « juridiciarisation » et la juridictionnalisation de la famille. Or, ces courants ne semblent cependant pas prendre en compte de façon adéquate le fait que la fonction primaire des droits fondamentaux dans les relations familiales est de permettre la réaffirmation de la dignité des personnes, même celle des enfants, lorsqu’au sein de leur propre famille, a été violé leur besoin fondamental d’être traité avec affection et sollicitude.

Dans tous les cas, l’émergence des droits subjectifs et des droits fondamentaux dans la famille a suscité, dans la culture juridique, des opinions contradictoires entourant la nature même des droits des parents et des enfants.

Les droits de l’enfant

Nous savons qu’avec la Convention relative aux droits de l’enfant (1989), l’enfant a été reconnu titulaire de tous les droits fondamentaux qui définissent la citoyenneté, même de ceux relevant de la sphère de la liberté (expression, pensée, conscience et religion, association et réunion pacifique, vie privée). La citoyenneté attribuée à l’enfant et sa subjectivité juridique ont cependant un caractère tout à fait spécial car l’enfant est à la fois considéré égal à l’adulte et « autre » que l’adulte (Renaut, 2003). Ainsi, par sa vulnérabilité, on reconnaît qu’il a besoin des droits destinés à lui garantir une protection particulière. Ce sont, pour utiliser la terminologie désormais consacrée, les droits relatifs à la sphère de la protection et de la provision et destinés à le protéger contre les torts que les adultes pourraient lui causer ou contre lui-même et à lui assurer les soins nécessaires à son bien-être. La Convention reconnaît également que les enfants ont besoin d’être guidés par les adultes responsables de leur éducation et de leur bonne croissance et ce, même dans le développement de leur autonomie. Les États parties sont en effet liés au respect des droits et des devoirs des parents dans l’encadrement des mineurs et dans l’exercice de leurs droits de liberté (art. 5)[1]. La Convention prescrit encore que le droit du mineur à l’identité inclut non seulement le droit au nom et à la nationalité, mais aussi le droit de « connaître et d’être élevé par ses parents », de « ne pas être séparé d’eux contre leur volonté et, si ceux-ci ne vivent pas ensemble, d’entretenir des relations personnelles et des contacts directs avec les deux » (art. 7 et art. 9).

Les rédacteurs de la Convention, en s’éloignant de l’orientation libérationniste selon laquelle il est primordial de dépasser chaque discrimination basée sur l’âge, de « libérer » les enfants de la « dépendance » où les tiennent les liens familiaux, ont donc reconnu la famille comme le contexte écologique de référence des enfants, qu’ils ont, en effet, solidement ancré à leurs parents. Mais, ils ont reconnu, en même temps, que cet enfant « dépendant » est tout autant autonome puisqu’ils lui ont attribué un droit très important : le droit de liberté à être écouté et à participer aux décisions qui le concernent. N’est-ce pas là, en toute logique, lui donner le droit de participer aussi à la définition de ce qu’est, réellement, son intérêt ? Ce droit n’est pas explicitement mis en corrélation avec un droit équivalent des parents à en déterminer l’exercice ; le mineur devrait donc pouvoir exercer son droit indépendamment de tout contrôle préventif des adultes lorsqu’il est dans son intérêt de le faire seul[2]. La Convention relative aux droits de l’enfant établit donc que le mineur a le droit de participer à la tutelle de ses droits fondamentaux, aux droits de liberté et aux droits relatifs à la sphère de la protection et de la provision. Par conséquent, la protection que les adultes doivent assurer aux enfants implique le devoir de prendre en considération leurs opinions.

On a souligné qu’à travers le droit d’exprimer son opinion et de participer, s’accomplit la fonction spécifique des droits fondamentaux : celle de considérer chaque individu comme étant un interlocuteur à part entière dans le milieu des communautés humaines. Dans cette perspective, on a soutenu que lorsqu’on nie aux enfants le droit de parler et d’être écouté, et qu’on les tient en marge de toute discussion, on les relègue alors à une condition d’« altérité opaque », en réaffirmant la condition d’aliénation de l’infantia. (Lyotard, 1994).

Les droits des parents et l’autorité parentale

La conception contemporaine des droits des parents s’étoffe autour de l’idée d’une responsabilité envers les enfants puisqu’il est présumé que les parents sont les mieux à même d’élever leurs enfants. La présomption n’est bien entendu pas absolue parce que l’autorité parentale ne peut être exercée de manière à empêcher les enfants de se développer comme des personnes autonomes. Cette vision présuppose aussi une concordance substantielle, même si certainement pas acquise, entre l’intérêt des parents à élever leurs propres enfants et celui des enfants à être élevés par leurs propres parents.

La nature de l’autorité parentale comme un droit subjectif dont la limite réside dans l’intérêt des enfants, mais à laquelle l’on doit assurer les tutelles et les garanties dont jouissent les droits subjectifs, apparaît évidente à travers les documents internationaux qui proclament solennellement les droits des parents. Il en va ainsi de la Déclaration universelle des droits de l’homme ou de la Convention européenne des droits de l’homme et de la liberté fondamentale, qui établit à l’article 8 le droit au respect de la vie privée et familiale. Plus spécifiquement, l’article 2 du Protocole additionnel n°1 énonce le droit des parents de pourvoir à l’éducation et à l’instruction des enfants dans le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques. On envisage manifestement ce droit comme libéré des interférences autoritaires ou arbitraires de l’État ou d’autres agences de contrôle ayant pour but d’imposer des modèles éducatifs. C’est dans ce sens que se sont finalement exprimées la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme dans leurs arrêts.

Comme on l’a vu, les droits des parents à guider les enfants dans l’exercice de leurs droits sont aussi proclamés dans la Convention relative aux droits de l’enfant. Il est ainsi prescrit, à l’article 18, que les États doivent « tout mettre en oeuvre » pour assurer la reconnaissance du principe suivant lequel les deux parents assument des responsabilités communes envers les enfants. La Convention réaffirme ainsi le caractère primordial de cette responsabilité et que seuls les intérêts premiers de l’enfant doivent constituer la préoccupation « fondamentale » des parents. Il incombe ainsi aux parents de garantir aux enfants, « dans les limites de leurs moyens financiers, les conditions de vie nécessaires [à son] développement ». Les États doivent par ailleurs, de façon subsidiaire, assurer, « sur la base des conditions nationales et de leurs moyens des formes d’assistance et de soutien dans les cas de nécessité (art. 27).

À la lumière des documents internationaux, un problème se pose donc lorsqu’on soutient que les parents sont titulaires d’une autorité conçue comme un munus, comme un devoir fonctionnel d’éduquer les enfants, et que ceux-ci sont titulaires de l’intérêt correspondant à l’éducation qu’on ne pourrait définir comme un droit que de façon rhétorique (Pocar, Ronfani, 2004). Il est important de souligner, en effet, que sur la base de la vision de l’autorité comme devoir fonctionnel, il est légitime que les garanties des procès dans les mesures juridictionnelles sur l’autorité parentale soient affaiblies parce que les mesures visent non pas à la composition d’un conflit, mais à la réalisation de l’intérêt du mineur, indépendamment soit des considérations qui peuvent être exprimées par les parents, soit, à plus forte raison, pour leur incompétence présumée, par les enfants.

Moins problématique apparaît la configuration de l’autorité parentale en tant que rapport de confiance où les parents sont censés exercer les droits subjectifs dont ils sont titulaires au bénéfice des enfants qu’ils représentent. Ce rapport de confiance est placé sous le contrôle de la sphère publique. Si l’on établit que les fondements de la confiance ont manqué, l’État peut intervenir auprès de la famille. Cette vision semble par ailleurs déterminer le fondement des droits des parents dans la reconnaissance non pas de la liberté de l’interférence de l’État, mais dans la liberté d’accomplir « un projet de développement humain » que la société, si ce projet ne contredit pas ses valeurs fondamentales, est supposée respecter (Barton, Douglas, 1995, p. 27).

La parole de l’enfant

S’il est vrai en effet que la Convention relative aux droits de l’enfant présuppose une concordance essentielle entre les droits et les intérêts des parents et ceux des enfants, on doit également relever qu’elle détermine aussi les contours de conflits potentiels entre les droits des enfants et ceux des adultes qui ont la responsabilité d’influencer l’exercice des droits dont les enfants sont titulaires, en particulier ceux de liberté. Les rédacteurs de la Convention n’ont pas entièrement éclairci le processus permettant de démêler cette situation étant donné que la référence à l’intérêt du mineur ne suffit pas. En effet, il existe un risque qu’à la lumière du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, les droits fondamentaux des mineurs puissent être interprétés, par les institutions et par les agents appelés à les garantir, comme des droits « affaiblis », comme des indications normatives aisément contournables. Par ailleurs, la vision des droits des enfants et des droits des parents comme étant complémentaires, interdépendants, rend problématique qu’on puisse concevoir l’intérêt du mineur comme « supérieur ».

Cependant, comme il en a déjà été question, la Convention affirme sans équivoque que les institutions et les agents qui sont appelés à trancher ces conflits ne doivent pas se limiter à promouvoir, selon la perspective traditionnelle, l’intérêt de l’enfant comme seul critère-phare ; ils doivent également garantir à l’enfant, dès qu’il est capable de se former une opinion, l’exercice du droit de participer aux processus décisionnels où l’on discute de son meilleur intérêt[4].

Il faut dire pourtant que non seulement la Convention européenne a été jusqu’à maintenant ratifiée par un nombre restreint d’États, mais que l’établissement du droit à l’écoute sanctionné dans la Convention relative aux droits de l’enfant a rencontré des résistances de la part de nombreux pays. On estime que ces résistances, plutôt que la conscience du risque que l’écoute puisse devenir un instrument avec lequel les adultes manipulent la volonté des enfants, révèlent, à un degré plus profond, la peur que la parole du mineur puisse affaiblir l’autorité des parents, et celle du juge, et donc se révéler un élément perturbateur dans l’ordre social (Dekeweur-Défossez, 2004).

L’établissement du droit à exprimer son opinion pose cependant quelques problèmes. En premier lieu, quelles sont les mesures judiciaires et administratives qui concernent le mineur? La construction d’une route par exemple ? Pour les partisans du droit des enfants de participer à la gouvernance, la réponse est sans aucun doute affirmative. La séparation ou le divorce de ses parents? Dans ce cas, les recherches menées sur les représentations élaborées par les enfants autour de leurs droits fondamentaux révèlent qu’ils ressentent le besoin de ne pas être considérés comme des « objets », qu’ils ont conscience d’avoir des opinions et des jugements importants à exprimer (Cherney, Walker Perry, 1996 ; Bosisio, 2005). Même dans les cas les plus conflictuels, quand la sauvegarde des rapports avec les parents passe par les pratiques du contact (impliquant l’intervention d’experts), on ne peut passer outre au respect de l’opinion d’un enfant qui manifesterait une intention ferme de ne plus voir un parent, opinion qui se trouve alors incompatible avec la demande, ou l’obligation, de collaborer au maintient de ses rapports avec les deux parents (Bainham et al., 2003).

Dans tous les cas, le but qui vise à garantir aux enfants aussi le droit de parler et d’être écouté rend très problématique, pour les adultes et les autorités, de s’inspirer dans leurs décisions et actions à une ferme orientation paternaliste, dans laquelle s’accomplit le remplacement du jugement de l’enfant par celui de l’adulte, sans s’interroger s’il est légitime de penser que les adultes sachent de toute façon ce qui est mieux pour les enfants. Il faudrait plutôt faire référence à une nouvelle version du paternalisme, fondée sur la conviction que les enfants puissent devenir autonomes et compétents dans la mesure où les adultes leur consentent, avec des modalités diverses selon les compétences cognitives et relationnelles acquises, de participer aux décisions qui les concernent, même à des décisions comportant certains risques qui ne sont pas de toute façon en état de compromettre sérieusement l’acquisition de la future autonomie décisionnelle (Freeman, 1997).

Les droits relationnels

A partir de ces considérations, on voit déjà à quel point il est difficile de définir, en termes de droits fondamentaux, les relations entre parents et enfants. Plus récemment, dans certains secteurs de la recherche en droit, la conscience de l’interdépendance entre les droits des parents et les droits des enfants, a trouvé son expression dans l’élaboration de la perspective des droits « relationnels » (Minow, 1986 ; Ronfani, 2004). Cette perspective présuppose que tous les sujets n’acquièrent leur identité spécifique, même juridique, qu’au milieu des interactions sociales, en particulier des relations interpersonnelles et spécialement celles qui ont cours dans la famille. Dans les relations familiales, les droits exprimeraient donc le besoin fondamental de tout être humain à la sécurité des relations.

La perspective des droits relationnels souligne la centralité de la responsabilité, morale avant même que juridique, considérée comme une acceptation de soutien et de soin des adultes envers les enfants. Cependant, il faut dire que cette perspective, quoiqu’elle accentue sans aucun doute, plutôt que son autonomie, la dépendance du mineur envers les adultes, ne nie pas pour autant l’importance de la participation des enfants, puisqu’elle reconnaît leurs capacités dialogiques et la nécessité que leur droit de parler et d’être écouté soit garanti.

Plus généralement, les partisans de l’idée des droits relationnels mettent en évidence, dans le lien social, et plus spécifiquement dans le lien familial, la dimension solidaire et participative par rapport à la dimension conflictuelle[5]. Par conséquent, dans les cas où les relations entre les membres de la famille, et en particulier celles entre parents et enfants, désavouent les principes du soin, de l’affect et de la sollicitude, l’intervention la plus appropriée est celle qui privilégie la sécurité, donc le rétablissement des communications[6].

Selon les partisans des droits relationnels, ceux-ci devraient de toute façon faire l’objet d’articles de loi. Dans ce cas, les juges devraient formuler leurs décisions non pas en application de principes abstraits (même celui de l’intérêt de l’enfant), mais en considérant les conflits familiaux comme des « dilemmes éthiques », prêtant donc une grande attention à la qualité des relations parents-enfants et à leurs capacités d’assumer des responsabilités dans le respect de la dignité d’autrui.

Conclusion

Nous pensons que ces aperçus sommaires suffisent à mettre en évidence comment la perspective des droits relationnels n’est pas dépourvue non plus de problèmes lorsqu’on entend l’adopter en tant que règle de justice dans les procédures judiciaires. Son adoption, en effet, pourrait comporter, au-delà d’une considération réduite des règles du procès, un renforcement marqué du pouvoir discrétionnaire du juge, qui serait appelé à formuler des décisions hautement personnalisées. D’un point de vue plus général, on ne peut pas cacher que cette perspective – bien qu’elle ait été élaborée dans la conviction de l’inadéquation non seulement du langage habituel des droits subjectifs dans les relations familiales, mais aussi de l’intérêt supérieur de l’enfant à servir de principe régulateur dans les conflits entre parents et enfants – pourrait aussi se prêter à légitimer des interventions s’inspirant d’un paternalisme de style plus traditionnel qu’innovateur, jusqu’à devenir un remplacement « fonctionnel » de l’intérêt de l’enfant.