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Redoutant la surpopulation des îles britanniques, Malthus n’aurait sûrement pas prévu le coup : depuis quelques années sinon quelques décennies, les sociétés postindustrielles ont réduit leur fécondité à un point tel qu’elles se dirigeraient, à terme, vers leur propre disparition. Ainsi, selon le World Population Reference Bureau, ces sociétés présentaient en 2004 un indice synthétique de fécondité (ISF) de 1,6 enfant par femme, très en deçà du seuil de remplacement des générations (2,1). Le Canada et le Québec ne sont pas en reste, avec des ISF inférieurs à 2,0 depuis plus de 30 ans et à près de 1,5 depuis 10 ans. Cette situation se différencie assez peu à échelle plus fine et affecte toutes les régions canadiennes et québécoises, à l’exception de celles du Nord. Ainsi, au Québec, l’ISF a varié en 2005 entre 1,67 en Abitibi-Témiscamingue et 1,27 dans la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine [1], la région Nord-du-Québec faisant cavalier seul avec un ISF de 2,59.

Pour pallier le déficit des naissances, lequel n’est apparu comme phénomène durable qu’après plusieurs années de faible fécondité, les gouvernements ont revu leurs politiques de population. Ils ont tenté, d’un côté, d’instaurer des mesures favorisant la natalité (politique familiale) et, de l’autre, rehaussé significativement les seuils d’immigration, facilitant la venue d’immigrants provenant d’aires de recrutement élargies. Les effets combinés de la dénatalité et de l’ouverture élargie à l’immigration internationale soulèvent des enjeux fondamentaux à toutes les échelles.

  1. Le déficit des naissance pose un premier problème, fondamental sur le plan strictement économique, soit celui du renouvellement de la main-d’oeuvre. Des segments du marché de l’emploi commencent à se ressentir de la raréfaction graduelle de l’offre de travail. Dans le cadre québécois, c’est notamment le cas du secteur agricole, où le recours à la main-d’oeuvre étrangère s’impose depuis plusieurs années ; c’est aussi le cas du commerce de détail, de la restauration et de l’hôtellerie, des emplois offrant des conditions généralement peu attrayantes.

  2. La période actuelle de faible natalité, suivant immédiatement l’époque du baby-boom, se répercute fortement sur la structure de la population en créant un déséquilibre entre les groupes d’âges mûrs et ceux plus jeunes. Ce renversement de la pyramide des âges soulève un autre défi, celui de la cohésion intergénérationnelle. Au Québec et au Canada, les charges sociales découlant du vieillissement de la population inquiètent les générations montantes, parfois au point où les baby-boomers aussi nombreux que vieillissants se font pointer du doigt.

  3. Aux défis associés à la dénatalité s’ajoutent ceux liés aux flux migratoires, dont, au premier chef, celui de l’intégration de nouveaux arrivants plus nombreux et aux origines culturelles plus diversifiées. Ce défi de l’intégration se vit autant sur le plan professionnel (reconnaissance des formations acquises à l’étranger, segmentation ethnique du marché de l’emploi [aux immigrants les emplois dont ne veulent pas les natifs ?], modifications des rapports entre employés et employeurs, etc.) que social (structures d’accueil, accessibilité aux services publics, ségrégation, etc.) ou culturel (langue, religion, consommation, etc.).

  4. Enfin, dénatalité et migrations remettent en question les cohésions territoriales, en accentuant la différenciation entre les espaces locaux et régionaux, tant pour ce qui est de leurs attributs humains (effectifs, caractéristiques) que pour les relations qu’ils entretiennent (poids relatif, capacité d’accueil, de rétention ou d’attraction).

En donnant aux échanges migratoires une importance renouvelée comme composante de la croissance, le changement démographique sollicite la géographie humaine à maints égards. En font foi les contributions proposées par Majella Simard, Martin Simard et Marc Vachon, chacune abordant les faits de population à des échelles différentes et selon des problématiques et approches distinctes. Celle de Majella Simard porte sur le bilan démographique d’une catégorie particulière d’espace rural, celle des petites collectivités (municipalités de moins de 500 habitants). Après un rappel de la croissance en dents de scie qu’a connue le monde rural au XXe siècle, largement imputable aux mouvements migratoires, il étudie de plus près l’évolution biphasée des petites localités, montrant à la fois la fragilité démographique et l’enracinement territorial de ces collectivités. De son côté, Martin Simard s’intéresse aux mouvements migratoires interrégionaux, plus précisément ceux touchant les jeunes (15-34 ans), en tant que révélateurs des hiérarchies territoriales. Faisant largement place aux perceptions territoriales, il met en relation les charges symboliques, respectivement positives et négatives des espaces métropolitains, et des régions périphériques aux échanges démographiques défavorables à ces dernières. Marc Vachon, enfin, traite de l’intégration des immigrants à la ville et, de façon plus large, de l’interrelation entre les échelles sociales fines (individu, famille) et le milieu urbain par le biais du logement et de l’urbanisme du quotidien. Il soulève plusieurs questions d’intérêt, soit sur la capacité des modèles d’analyse habituellement en usage à rendre compte de l’intégration des Amérindiens ou des minorités visibles de souche récente aux villes de l’Ouest canadien, soit sur le rôle des pratiques résidentielles comme facteur d’intégration, ou encore sur l’influence de l’avant-garde urbanistique dans l’humanisation des espaces urbains.

Ensemble, les contributions proposées nous ramènent aux interrogations de base de la géographie : les relations entre les collectivités et le territoire qu’elles occupent, les conceptions qu’elles en ont, les représentations qu’elles s’en font et les pratiques qu’elles y déploient. L’unité territoriale d’analyse est par essence collective (région, localité, quartier) et traitée de façon agrégée (classes d’effectifs, espaces métropolitains ou périphériques, groupe ethnique, catégorie socioéconomique), tout en faisant une large place aux sphères d’individualité (perception, représentation, identité). Les textes rappellent ainsi le défi constant que la difficile articulation entre les niveaux d’agrégation (local-global, individu-groupe) pose à la recherche en sciences humaines et sociales. Explicitement ou non, ils invitent aussi à prendre en compte l’inscription des phénomènes étudiés dans la durée. Par exemple, le déficit migratoire des espaces ruraux ou des régions périphériques est ancien, survenant parfois moins d’une génération après leur peuplement initial. De même, les niveaux de mobilité tant chez les jeunes que chez les adultes plus mûrs atteignent parfois plus de 50 % sur dix ans au XIXe siècle. Ou encore les minorités visibles font partie des réalités urbaines canadiennes depuis le dernier quart du XIXe (à Halifax et Victoria, par exemple). Il y a sans doute intérêt à vérifier dans quelle mesure les expériences territoriales contemporaines participent d’une certaine continuité. Enfin, par leurs objets d’étude reflétant des dynamiques territoriales, les trois textes renvoient aux modifications du paysage que les changements démographiques engendrent et continueront indubitablement d’engendrer.