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Cet ouvrage collectif, issu de la collaboration de deux équipes de recherche montréalaises : « Le Soi et l’Autre » et « Discours et pratiques du lieu habité », associées au Centre d’Études Françaises et Francophones de Louisiana State University (Bâton Rouge, USA) et du Centre Wallonie-Bruxelles en Louisiane, constitue le volet littéraire et philosophique d’une recherche plurisdisciplinaire (et non interdisciplinaire), dont l’autre versant, concernant plus spécifiquement l’anthropologie, la sociologie et les arts visuels, sera publié ultérieurement. Les vingt-quatre articles rassemblés par Adelaide Russo et Simon Harel se veulent une contribution, pour le moins hybride, à la question des régimes de perceptions et de constitution de l’identité dans les contextes interculturels francophones mondiaux depuis 1968, analysés au prisme de l’interface « lieu », qui est déclinée dans toute la variété et la richesse de ses paradigmes et paradoxes. À travers l’étude d’écrivains encore peu fréquentés par la critique, comme William Cliff (par Laurent Demoulin), Antonio d’Alfonso (par Simon Harel), Jean-Philippe Toussaint (par Isabelle Décarie), Jean-Christophe Bailly, Emmanuel Laugier, Normand de Bellefeuille, Sarah Kofman, Marie-Claire Bancquart, voisinant toutefois avec des auteurs déjà largement consacrés par l’institution universitaire, comme Nathalie Sarraute (par Joëlle Gleize) ou Michel Butor (par Mireille Calle-Gruber), les textes du recueil s’attachent à décrire ce que Michel de Certeau avait désigné par « factures » de l’espace, engageant autant de procès de « localisation » : des lieux du discours et des lieux communs – sur le multiculturalisme, par exemple, dont Fabrice Leroy a habilement déconstruit les faux-semblants idéologiques dans son article sur le roman Total Khéops de Jean-Claude Izzo – à l’émergence figurale de « sites » naturels et des lieux de (la) mémoire dans un très bel article de Ross Chambers, en passant par le devenir du paysage (Michel Collot) et des « lieux saints »…

En dépit de l’hétérogénéité des méthodologies convoquées ou pratiquées par les contributeurs, allant de l’analyse conceptuelle (Michel Deguy) à l’étude linguistique comparée (Claude Vandeloise), ou strictement monographique (Laurent Demoulin, Catherine Leclerc, Lucie Brind’Amour), en passant par le métadiscours de praticiens sur leur propre production (Jean-Marie Gleize), ou sur leur démarche poétique et réflexive (Pierre Ouellet, Jean-Luc Nancy, Jean-Michel Maulpoix), une perspective dominante se dégage néanmoins par le recours à une inspiration très nettement phénoménologique. De même, les articles de Adelaide Russo sur la « géoscopie », ou encore de Eberhard Gruber sur la déconstruction des lieux saints, dessinent une communauté de parole autour de l’oeuvre de Jean-Luc Nancy, et plus particulièrement de son essai La création du monde ou la mondialisation (Paris, Galilée, 2002), dont François Raffoul propose également une lecture très dense, en insistant sur l’originalité de cette pensée alternative de la contemporanéité, et de la « poéthique » qui en procède.

Cependant, l’éclatement du propos tend à dissiper ce qui, au regard de l’intitulé et plus particulièrement du sous-titre du collectif, aurait dû constituer son substrat et son enjeu théorique principal, à savoir l’articulation énonciation / contexte, et ce, indépendamment de la question du lieu dont il était, au demeurant, légitime d’attendre dans l’introduction, une définition qui l’eût distingué de celle de l’espace. En outre, l’omission dans l’introduction du recueil, de toute précision concernant l’usage de l’épithète « francophone » dans le sous-titre, ne permet pas non plus d’élucider l’absence – et les présupposés qui la commandent – dans le présent volume, d’études consacrées aux champs littéraires africains ou antillais. En ce sens, on pourrait s’interroger sur les raisons – stratégiques semble-t-il – qui motivent l’impasse que les auteurs font généralement sur les approches précédemment avancées autour du même sujet par des théoriciens comme Homi K. Bhabha, Fredric Jameson, Edward Soya, ou encore Henri Lefèbvre. Aussi les contributions laissent-elles quelquefois sceptiques, quant à la légitimité des conclusions et à la pertinence de la prise de parole dans ce champ, lorsque la plupart des auteurs du recueil éludent la confrontation de leurs vues, avec les propositions théoriques qui jouissent à cet égard, si l’on songe par exemple aux postcolonial studies, cultural studies, ou plus récemment aux studies in cultural transnationalism, d’un véritable monopole académique, dans l’institution nord-américaine.

L’entreprise qui sous-tend Lieux propices pourrait s’apparenter, quant à l’usage qui est fait d’une notion empruntée à l’outillage de la linguistique dans sa composante pragmatique (avec tout ce que cela peut supposer sur le plan conceptuel), aux travaux de chercheurs qui, comme Mieke Bal, « recyclent » les acquis instrumentaux de l’héritage structural, à la lumière de problématiques issues du champ des études culturelles (féministes en l’occurrence), en leur conférant en retour une plus grande justesse méthodologique. De ce point de vue, l’ouvrage se révèle extrêmement précieux et tout à fait novateur dans sa composition, par la série d’articulations critiques qui s’esquissent au fil des contributions, entre un appareil conceptuel complexe hérité de la philosophie husserlienne et heideggérienne, et l’analyse littéraire contemporaine. Ainsi ce versant du projet d’Adelaide Russo et de Simon Harel contribue-t-il à décloisonner deux perspectives qui souvent s’ignorent, ou se côtoient maladroitement, quand elles n’entretiennent pas réciproquement une animosité manifeste. C’est sous cet angle que la thématique du « lieu » acquiert toute sa pertinence interfacielle, et justifie a posteriori le caractère éclectique de l’ouvrage. Ce dernier fonctionne dès lors comme un atlas de géographies imaginaires, poétiques et théoriques, déployées à travers des analyses fines et stimulantes, émanant aussi bien de jeunes chercheurs, que d’universitaires confirmés et renommés.

En définitive, cet ouvrage témoigne dans l’ensemble d’un effort à la fois manifeste et louable, réalisé en dehors du cadre, ambivalent à cet égard, de ce qui est couramment désigné par french cultural theory en Amérique du Nord (et dont il n’est curieusement presque jamais question dans l’ouvrage), pour conjoindre deux traditions universitaires. Ce faisant, il souligne implicitement la difficulté de concilier ou de capitaliser les avancées de « manières » critiques et antinomiques, mais également, la fécondité d’une entreprise éditoriale fondée sur le dialogue entre philosophie et littérature. Lieux propices parvient ainsi à transformer de façon originale une rivalité disciplinaire en une émulation intellectuelle, dont le mouvement est appelé à se poursuivre dans le volume à venir.