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Daniel Marcheix analyse la difficile quête identitaire des principaux personnages dans Le mal d’origine. Temps et identité dans l’oeuvre romanesque d’Anne Hébert. L’auteur propose que la majorité d’entre eux échouent dans cette recherche de coïncidence avec eux-mêmes parce qu’ils sont prisonniers de leur passé, incapables de se libérer de la « meurtrissure originelle » ou « mal d’origine » de la séparation à la naissance. Ils sont alors incapables d’accomplir l’« individuation différenciatrice » qui leur permettrait d’émerger comme Sujets. Dans la dernière partie de l’ouvrage, le critique identifie les conditions d’émergence de ces moments de grâce où il leur devient possible de vivre dans le présent et d’atteindre la conscience d’eux-mêmes. Ainsi, la rébellion du corps et sa jouissance, et surtout la conquête de la parole, en symbiose avec l’affirmation du désir, représenteraient les valeurs fondamentales du monde hébertien.

Daniel Marcheix s’inspire de « l’affirmation de Ricoeur selon laquelle la littérature est un vaste laboratoire où sont mises à l’épreuve du récit les ressources de l’identité narrative ». Marcheix trouve dans l’oeuvre d’Anne Hébert une illustration des théories du critique français. Comme Ricoeur, il s’attache également à montrer combien la problématique du soi dépend de la façon dont les personnages vivent et se représentent le temps. La première partie de cette étude est donc entièrement consacrée à l’analyse des configurations narratives qui véhiculent l’expérience temporelle des personnages. Après avoir recensé les multiples analepses présentes dans la majorité des récits hébertiens, le premier chapitre caractérise la mise en scène mémorielle à laquelle se livrent les personnages, insistant sur ses aspects négatifs, tels le rejet du réel, la claustration et la défaite de la volonté. Ils se trouvent ainsi enfermés dans un hors-temps « spatialisé et glacé ». Cependant, ce « temps sauvage », titre du deuxième chapitre, renoue aussi avec des lieux mythiques d’origine, le premier jardin ou l’Éden. L’oeuvre d’Anne Hébert apparaît alors comme hantée par une rêverie universelle sur l’identité perdue, l’horreur d’être né et divisé, créant un puissant sentiment de culpabilité. Ainsi se dessine une syntaxe identaire propre à ces récits. Le troisième chapitre en fait ressortir les aspects de circularité.

La deuxième partie se concentre sur la « crise des origines » et le stade de l’enfance, marqué par des représentations négatives de la Mère. Elle comprend également une analyse de l’imaginaire de l’espace, en particulier la rêverie aquatique, suivant le modèle de Gaston Bachelard. Le chapitre cinq s’inspire plutôt des travaux de Mircea Eliade, en décrivant la topologie initiatique des romans et enfin, la rencontre avec l’Autre, moment-clé de la conquête identitaire. Chez Anne Hébert, celle-ci conduit le plus souvent à des comportements de ségrégation violente disant l’impuissance à s’intégrer au monde. Certains personnages se vouent au même, refusent l’altérité, se réfugient dans un monde où « tout se confond dans l’informe d’un flou hétérogène ». Ils se condamnent aussi à vivre dans un milieu cacophonique où cohabitent des voix « qui parlent sans se parler ». La ville représente la division et le conflit intérieur du sujet, mais elle est aussi « une métaphore du monde dans ce qu’elle a de désirable pour un sujet assoiffé de vie sensorielle voire sensuelle ».

La troisième partie, « Les chemins de l’assomption identitaire », décrit et analyse le parcours de certains personnages féminins qui réussissent à accéder à une nouvelle forme de vie. Elles occupent « un espace intersubjectif et euphorique dans lequel la compassion détermine un rapport d’acceptation solidaire et mutuelle, sans assimilation ni ségrégation dévastatrice ». Au-delà du parcours narratif de ses personnages, c’est par son écriture admirablement proche des sensations et de toute la vie corporelle qu’Anne Hébert réussit à « vaincre le silence de l’aliénation, dépasser les risques de l’insignifiance et réconcilier le symbolique et le réel par l’alchimie d’une parole esthésique (sic ?), soucieuse de dire la perte dans la jubilation d’un dire qui scelle les retrouvailles lucides et cathartiques avec Soi ».

L’envergure et la profondeur de l’étude de Daniel Marcheix justifient pleinement l’obtention du Prix scientifique Anne-Hébert, qui lui a été décerné en 2004. Thèse de doctorat à l’origine, ce livre est sans aucun doute destiné à des lecteurs universitaires qui possèdent déjà une bonne connaissance de la poétique du roman (Paul Ricoeur et Gaston Bachelard surtout) et de sa terminologie, ainsi que de certains travaux de philosophie et d’anthropologie (Mircea Eliade, Gilbert Durand, René Girard) et de diverses études sociopsychologiques sur le rapport entre identité et altérité. Pour tenter d’évaluer l’apport de toute oeuvre critique sur cette écrivaine majeure tant étudiée, il importe également de la situer par rapport à la vaste quantité d’études qui lui ont déjà été consacrées. Daniel Marcheix lui-même se réfère davantage aux ouvrages théoriques qu’aux études hébertiennes précédentes qui sont plutôt mentionnées dans les notes. Ce parti pris est d’ailleurs compréhensible, car son livre aurait facilement pu devenir une compilation de citations et de références. Il me semble que la méthodologie, l’analyse et l’interprétation ne sont pas significativement différentes de certains travaux existants. Cependant, l’envergure du corpus, la multiplicité des sujets abordés font de cette étude une sorte de somme d’une certaine critique hébertienne, surtout la mythocritique et la critique de l’imaginaire. L’apport original de Daniel Marcheix se situe davantage dans son application réfléchie et convaincante de l’oeuvre de Paul Ricoeur. Par ailleurs, l’analyse de la quête identitaire suivant une dialectique de l’Ipséité et de l’Altérité permet de suivre de façon très cohérente le parcours narratif des personnages.

Trouvant son point de départ dans une analyse de la temporalité et des configurations narratives, cette étude se limite aux romans. Cependant, dans les deuxième et troisième parties, Marcheix se penche sur les réseaux sémantiques et symboliques, la thématique du double, l’imaginaire des éléments et les parcours initiatiques : tous ces aspects justifient moins l’exclusion de l’oeuvre poétique ou même théâtrale d’Anne Hébert. Dans l’approche propre au genre romanesque, Marcheix réussit à mener efficacement de pair l’analyse du discours narratif, par exemple, analyse des analepses, de la fragmentation et de la polyphonie, avec celle de l’histoire ou du vécu des personnages dans leur parcours identitaire. Il parvient aussi à se garder d’une critique trop immanente et formaliste tout aussi bien que d’une critique cédant à « la tentation de l’illusion référentielle ». Toute analyse est forcément sélective. On ne peut donc reprocher à l’auteur de ne pas pousser très loin l’exploration des rapports entre les romans et le Québec, le milieu social, géographique et culturel qui a nourri l’oeuvre d’Anne Hébert. En ce qui concerne les relations complexes de la romancière, dans sa démarche créatrice, avec la religion, l’époque de la Grande Noirceur, l’exil ou le féminisme, l’examen des aspects socioculturels ne dépasse pas ce qui s’est déjà dit, souvent d’ailleurs par Anne Hébert elle-même. On peut le regretter, étant donné le thème principal de cette étude, la quête identitaire, et souhaiter que Daniel Marcheix poursuive et approfondisse son exploration de l’oeuvre en se concentrant sur le parcours social des personnages, un aspect qu’il développe d’ailleurs de façon intéressante dans son analyse d’Un habit de lumière.

Les concepts et la méthodologie de base du Mal d’origine postulent l’unité et la cohérence de l’oeuvre. Par conséquent, bien que les romans soient analysés et cités individuellement, bien que Marcheix souligne parfois leur spécificité, ses commentaires insistent sur leurs traits communs plutôt que leur originalité. La plupart des critiques importants d’Anne Hébert partagent cette vision unitaire de l’oeuvre, qui à la longue devient un peu lassante. Il s’agit, je le comprends bien, de démontrer la grandeur littéraire de l’auteure en faisant ressortir la cohérence de l’imagination créatrice qui l’inspire. Cependant, la diversité des romans et l’audace de la romancière dans l’exploration de tons, de genres romanesques, de milieux et de personnages différents, aussi bien que de procédés narratifs divers, méritent aussi d’être explorées. Par ailleurs, Daniel Marcheix émaille son texte d’une multitude de citations en général très brèves. Il faut louer ce souci de l’exemple et du recours aux textes. Le livre est une sorte de patchwork où coexistent deux discours de styles diamétralement opposés : le discours savant, un peu alambiqué du critique, et les phrases d’une simplicité lumineuse, toujours originales d’Anne Hébert. On se rend compte alors combien sa grandeur comme écrivaine ne réside peut-être pas tellement dans son exploration « des espaces universels de la désunion identaire » que dans son exigence, sans doute la plus difficile à appréhender pour la critique, d’une écriture qui, selon la romancière elle-même, « ne doit avoir rien de flou, d’ornemental, de décoratif, un langage qui fait voir la réalité autrement ». Cependant, ce sentiment de décalage entre les méandres du discours critique et la voix singulière, juste et vraie des romans ne diminue pas notre estime pour l’ouvrage de Daniel Marcheix. Lemal d’origine. Temps et identité dans l’oeuvre romanesque d’Anne Hébert mérite une place d’honneur dans la critique hébertienne pour sa probité, son envergure et sa cohérence méthodologique et conceptuelle.