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D’emblée, on pourrait dire de cet ouvrage qu’il a les qualités de ses défauts. Publié sous la direction d’un professeur d’histoire de l’art et d’une professeure de littérature française – tous deux de l’Université de Moncton – et visant à rendre compte, comme son titre l’indique, de la modernité en Acadie, il regroupe les contributions d’une vingtaine d’auteurs provenant de domaines aussi divers que la littérature, la sociolinguistique, les arts visuels, le cinéma et le droit. Toutefois, compte tenu de la diversité des objets traités, de l’inégalité qualitative des interprétations tout comme de celle des perspectives d’analyse privilégiées, l’ouvrage souffre peut-être d’un éclectisme qui, a priori, semble limiter la cohérence et l’unité conceptuelles auxquelles on aurait pu s’attendre. Pour ne prendre que quelques exemples, on admettra que d’aller de la « phénoménologie du voyage » dans le texte poétique acadien à la féminisation des titres professionnels dans la presse en passant par la contribution de la science juridique au développement social et culturel de l’Acadie, n’est pas chose aisée. C’est pourquoi l’introduction, bien mince, aurait dû donner aux lecteurs de plus amples développements à propos de la « modernité de l’Acadie » en question mais surtout, quant aux raisons qui ont guidé le choix des auteurs comme celui des travaux qui s’y trouvent réunis ; de telles précisions auraient prévenu cette possible objection d’éclectisme et ainsi mieux justifié l’entreprise éditoriale.

Voilà, rapidement soulignés et sans détour, les défauts de l’ouvrage. Mais sont-ce vraiment des défauts ? Il faut voir. Car, à y porter un autre regard, quiconque connaît déjà l’Acadie ou la personne qui, ne sachant rien ou si peu de choses à propos de ce peuple mais souhaiterait en comprendre son parcours, ses réalisations et ses discours savants contemporains, auraient certainement, l’un comme l’autre, bien des raisons d’apprécier ce livre à sa juste valeur. Le premier y trouverait, quoiqu’en un langage parfois hermétique pour le profane, les thèmes bien connus qui sont au fondement de l’histoire passée et présente de l’Acadie – entre autres, la Déportation, l’exil, l’errance, la langue et l’écriture (romanesque, poétique ou cinématographique), l’identité et ses tensions et les rapports complexes à tous les pouvoirs – ici analysés comme autant de vecteurs à une créativité culturelle constante et toujours renouvelée. On pourrait dire d’ailleurs qu’au gré des traitements successifs auxquels ces thèmes donnent lieu et qu’il serait trop long de résumer ici, les contenus des chapitres se font en quelque sorte écho. Il est par exemple intéressant de pouvoir croiser en un seul ouvrage une réflexion consacrée à la thèse de doctorat d’Antonine Maillet – François Rabelais et les traditions populaires en Acadie –, une brillante et convaincante « esquisse [de la] trajectoire de la modernité acadienne » saisie à travers le prisme de l’écriture littéraire et poétique avec une lecture originale de la création cinématographique acadienne ; tous regards par lesquels ces oeuvres culturelles sont, à quelques exceptions près, soumises à des questionnements nouveaux et originaux, mais qui interpellent au fond l’intelligence du lecteur, lui laissant ainsi la liberté de relier à sa guise les moments d’une aventure culturelle aux parcours et aux formes multiples et parfois inattendus. Quant à la personne qui ignore tout ou presque de l’Acadie, outre les informations et les connaissances nouvelles qu’elle puiserait à ce livre, elle y découvrirait des réalités et des discours qui prennent à rebours des préjugés qui, souvent, confinent l’existence et la culture de ce peuple non seulement à un passé mais aussi à un présent qu’on imagine généralement tout de folklore et de traditions pétris. Cette personne prendrait de surcroît la mesure d’une modernité – des modernités acadiennes aurait-on dû écrire – telle qu’elle a émergé en un espace sociétal excentré, avec les épreuves mais aussi les reculs et les avancées indéniables d’une communauté dont les défis demeurent à bien des égards entiers mais dont le parcours témoigne de solides réalisations. Les chapitres consacrés notamment aux « arts visuels en Acadie », au « discours identitaire dans l’écrit acadien contemporain », à la « modernité culturelle, linguistique et identitaire » des Acadiens de l’Île-du-Prince-Édouard ou aux efforts et à la créativité sociale et culturelle déployés par les Franco-Terreneuviens afin d’assurer leur survie dans un contexte particulièrement hostile, illustrent parfaitement cette dernière observation.

Enfin, bien que les éditeurs de l’ouvrage ne disent rien à ce sujet, ce livre, comme d’autres parus récemment en Acadie, soumet cette dernière à une pluralité d’interprétations qui ne revendiquent plus pour elles-mêmes un quelconque monopole de l’analyse, mais inscrivent au contraire leurs résultats dans une éclairante et subtile complémentarité. C’est pourquoi, en invitant des auteurs appartenant à des domaines différents à porter leurs regards sur un même objet, avec le risque, sans doute, d’un dépaysement – interprété dans un premier temps comme l’une des limites possibles de ce livre, de là le paradoxe de notre critique –, cet ouvrage s’avère en définitive comme un exemple à suivre afin que nous ne cantonnions plus nécessairement notre connaissance de l’Acadie à nos espaces disciplinaires conventionnels.