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L’étude de ce quatuor d’auteurs (l’analyste-interprète Edmond Brazeau, le médecin Roland Chamberland et les anthropologues Jacques Leroux et Claire Dubé) s’intéresse à une communauté autochtone qui s’est retrouvée à l’avant-scène de l’actualité quelques mois seulement après la publication de l’ouvrage. Les conditions de vie des Algonquins de Kitcisakik ont fait l’objet d’un reportage au Téléjournal de Radio-Canada le 16 novembre 2005 ; depuis, la petite communauté a retenu une certaine attention médiatique et politique, du moins jusqu’à mi-parcours de la dernière campagne électorale fédérale. Dépourvue d’eau courante et d’électricité, la population de Kitcisakik est engagée depuis quelques années dans une lutte pour obtenir le financement nécessaire à la construction d’un village moderne ; ses représentants refusent toutefois de se faire attribuer une réserve selon les modalités en vigueur dans les autres communautés autochtones : « il y a 648 modèles au Canada pour nous démontrer que ça ne marche pas ce système-là », déclarait à Radio-Canada le 18 novembre dernier Jimmy Papatie, principal négociateur de Kitcisakik. C’est la responsabilité de leur éventuel village que réclament ces Algonquins et non le régime de tutelle en vigueur sur les réserves.

Aux pays des peaux de chagrin constitue une lecture appropriée pour replacer ce problème d’actualité dans la chronologie des relations interculturelles en Abitibi, quoique cette perspective ne constitue pas l’articulation centrale de l’ouvrage. L’objectif, écrivent les auteurs, est plutôt « de cerner l’occupation et l’utilisation du territoire en fonction de la transmission des terrains de chasse au sein des familles de Kitcisakik » (p. 3). Dans un contexte – celui du XXe siècle – caractérisé par des changements multiformes, le territoire de chasse sera de moins en moins exploité sur une base régulière. Il n’en remplit pas moins, aujourd’hui, une fonction fondamentale, celle d’une assise culturelle et identitaire :

le petit poêle à bois de la maison en forêt subsiste malgré tout dans la pensée des gens comme un pôle d’identité et de nostalgie, car chacun ressent bien que l’éloignement de plus en plus prononcé du terrain de chasse familial signifie l’étiolement progressif de la culture ancestrale.

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La ligne conductrice de l’ouvrage – l’occupation et la transmission des territoires de chasse – s’articule autour de trois subdivisions. Le premier chapitre se veut une perspective anthropologique et théorique sur la notion de propriété territoriale chez les populations algonquiennes nomades ; le second présente une interprétation historique de la problématique du territoire dans le contexte de la Conquête de l’Abitibi-Témiscamingue (c’est le titre du chapitre) par les intérêts eurocanadiens ; enfin, le dernier chapitre – et articulation centrale de l’ouvrage – propose les résultats d’une reconstitution des modalités de transmission (patrilinéaire, par alliance, etc.) et d’occupation du territoire sur plusieurs générations d’Algonquins de la communauté de Kitcisakik.

La partie théorique insiste particulièrement sur le « débat de la propriété » qui demeure d’actualité (voir le numéro 3 de 2004 de la revue Recherches amérindiennes au Québec, par exemple) après plus d’un demi-siècle d’une dialectique anthropologique qui a opposé deux camps. Le premier, dont la position a été principalement articulée par Frank Speck et Loren C. Eiseley, a postulé une existence précolombienne d’un système formel de propriété des territoires de chasse ; le second, avec Diamond Jenness et, surtout, Eleanor Leacock, a soutenu que le commerce des fourrures, en introduisant l’économie de production chez les sociétés nomades, avait favorisé le remplacement d’une propriété communale des ressources par une propriété individuelle (ou familiale). Les auteurs se positionnent clairement, ici, dans le camp des tenants de cette dernière position. Plus précisément, ils s’appuient sur une étude d’Adrian Tanner pour remettre en question la pertinence du concept de propriété dans son application au système amérindien d’accès au territoire. Selon Tanner, ce système serait davantage fondé sur une reconnaissance des liens privilégiés entre un individu et l’environnement que sur des « droits » formels de possession. Les auteurs appliquent ici la thèse d’Adrian Tanner dans une perspective diachronique de transition où une propriété exclusive se serait substituée progressivement et partiellement à une relation spirituelle privilégiée entre l’homme et les animaux :

Nous postulons de notre côté que des « aires de chasse », relativement ouvertes à la libre circulation des membres des maisonnées voisines, ont aussi existé chez les algonquins de l’Abitibi-Témiscamingue avant de céder la place au « système des territoires de chasse » qui se caractérisera par le repli des familles dans les limites de terrains qu’elles occuperont avec de plus en plus d’assiduité. Et d’emblée, il faut reconnaître que ces communautés ont été exposées […] à de fortes pressions écologiques qui les ont obligées à se rabattre sur le petit gibier et à accroître leur dépendance vis-à-vis de l’économie de marché à partir du XIXe siècle et au début du XXe siècle plus au nord.

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La disparition du gros gibier aurait donc forcé les Algonquins à se rabattre sur l’économie de production et à circonscrire leurs activités à l’intérieur des frontières du territoire de trappe dont il était désormais nécessaire de monopoliser les ressources (accentuation de la propriété) en fonction des impératifs du marché des fourrures. Cette position des auteurs s’appuie davantage sur une critique théorique que sur une véritable démonstration fondée sur la documentation. On constate par ailleurs que certaines conclusions se mettent en place un peu rapidement. Dans leur critique du travail de Donald Sutherland Davidson, qui identifiait en 1928 un système de propriété d’origine ancienne dans la région du Grand-Lac-Victoria, les auteurs affirment que l’anthropologue « croyait avoir trouvé un système d’occupation et d’exploitation territoriales beaucoup plus ancien qu’il ne l’était en réalité ». Or cette observation s’appuie essentiellement sur le reproche voulant que Davidson « se situait dans le courant théorique développé par Speck » (p. 34) qui, pour sa part, aurait formulé sa thèse en fonction d’une préoccupation pour « la défense de la culture et des prérogatives des autochtones en fonction de droits territoriaux » (p. 17, voir également p. 18-19). De la même manière, les auteurs rejetteront les mentions du système de propriété relevées par Toby Morantz dans les écrits des employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson dès le début du XIXe siècle, sous prétexte que ces commis interprétaient leurs informations « selon leurs propres notions culturelles du régime foncier » (p. 26). Cette « distorsion culturelle », certes à considérer dans une critique efficace de la source, ne suffit toutefois pas, en soi, pour occulter a priori les occurrences ethnographiques réfractaires à la thèse défendue. On regrette également quelques raccourcis réducteurs des positions théoriques antérieures, particulièrement en ce qui concerne la pensée de Frank Speck à qui on attribue une « difficulté […] à distinguer » (p. 207) deux niveaux d’organisation sociale des Algonquiens, la bande et le groupe de chasse… De plus, dans leur critique de la position de Toby Morantz, les auteurs évacuent certains de ses arguments archéologiques qui ébranlent pourtant une assise fondamentale de la position développée par Leacock voulant que la période historique ait donné lieu à une nucléarisation généralisée de l’organisation sociale autochtone. Bref, si la thèse d’une apparition post-coloniale de la propriété territoriale est défendable, elle n’obtient pas ici son plaidoyer le plus éloquent.

Le second chapitre (La Conquête de l’Abitibi-Témiscamingue) offre une synthèse historique pertinente ayant trait aux effets de l’activité eurocanadienne sur l’occupation du territoire. Ici comme ailleurs dans le nord du Québec, les différents intervenants impliqués se sont peu embarrassés des subtilités de la réalité autochtone dans leur expansion industrielle, agricole et touristique. Selon les auteurs, ces activités ont eu pour conséquence un rétrécissement de la superficie territoriale disponible pour le maintien des activités traditionnelles de chasse et de pêche. La route entre Senneterre et Mont-Laurier, par exemple, sera construite en plein milieu du territoire algonquin. Une longue bande de terre de chaque côté de la route sera constituée en parc consacré à la récréation touristique (p. 76) et des restrictions sur les droits autochtones de chasse et de pêche y seront appliquées. Dans un règlement affiché « à l’attention des Indiens » en 1941, on décrétait que « le nombre d’Indiens dans ces zones et surtout l’établissement de camps et d’étapes doivent être restreints de façon à ce qu’ils nenuisent (sic) en aucune façon aux touristes, aux pêcheurs à la ligne ou au public voyageurs » (p. 80). Cet épisode constitue, comme l’écrivent justement les auteurs, « une véritable pièce d’anthologie en matière de droits bafoués » (p. 77) et, pourrait-on ajouter, une figure éloquente d’ethnocentrisme et de ségrégation.

Ce second chapitre éclaire également une particularité de la position politique de la petite communauté algonquine. Le discours actuel, c’est-à-dire le refus d’être restreint aux limites d’une réserve, est articulé dès les années 1930 et cette vision particulière « impliquait le sacrifice du confort moderne, mais, aussi curieux que cela puisse paraître, la majorité ne tenait pas à échanger ses habitudes de chauffer au bois, de s’éclairer au gaz et d’aller chercher l’eau au lac, contre l’obtention d’une réserve » (p. 108). Par ailleurs, la communauté aura conservé « l’assurance que le territoire ne serait pas amoindri et l’espoir qu’il ne serait pas l’objet de quelque préjudice par la conclusion d’un traité » (p. 108). Bref, en s’objectant au statut de réserve, les Algonquins de Kitcisakik ont refusé de circonscrire leur territoire à des frontières définies et reconnues ; en contrepartie, ils n’ont pu bénéficier des services normalement dispensés par le gouvernement fédéral sur une réserve, ni d’une enclave à l’abri de l’expansion grandissante de l’économie industrielle et récréotouristique.

Le dernier chapitre, qui constitue la principale contribution de l’ouvrage, pourrait être qualifié de reconstitution descriptive des cas de transmission des territoires de trappe. Les auteurs ont mis à profit une recherche fort exhaustive, appuyée principalement sur « la mémoire historique des interlocuteurs » de Kitcisakik (p. 3), mais également sur des sources ethnographiques et cartographiques, pour réaliser un exercice de reconstitution qui, comme l’auront constaté ceux qui s’y sont aventurés, s’avère généralement laborieux et complexe. Alors que semblable projet se heurte bien souvent à une carence de documentation pour plusieurs secteurs d’un territoire ciblé, les auteurs ont réalisé une reconstitution intégrale de la transmission des territoires familiaux occupés dans la région du Grand-Lac-Victoria au XXe siècle. Il ne subsistera que peu de zones grises dans cette étude abondamment documentée.

Parce que le territoire représente une assise culturelle fondamentale de l’histoire algonquienne, Au pays des peaux de chagrin est un ouvrage pertinent qui s’inscrit dans le paradigme en développement des études régionales autochtones. Le lecteur n’aura toutefois pas l’impression d’assister à une véritable démonstration où les chapitres se font écho entre eux, mais plutôt à un ensemble thématique dont le fil conducteur – le territoire – sert de prétexte à un collage hétéroclite. On voit mal comment les postulats théoriques du chapitre premier, repris en conclusion, peuvent être appuyés par le matériel original présenté dans les deux chapitres subséquents. Par ailleurs, la reconstitution des schémas de transmission du territoire ne s’intègre que timidement dans le cadre historique des relations interculturelles en Abitibi. Deux questions importantes attendent par conséquent le lecteur en fin de parcours : d’abord, de quelle façon le matériel original sur la transmission de la propriété des zones de chasse au XXe siècle s’inscrit-il ici dans le débat sur l’ancienneté de cette propriété ? Ensuite, quelle est la contribution originale des auteurs sur la problématique de la transmission des territoires familiaux ? On attend en vain des réponses précises en conclusion. Aux pays des peaux de chagrin atteint toutefois un objectif important, celui de reconstituer de manière détaillée – mais plus ou moins analytique – les modalités selon lesquelles les territoires de chasse ont été transmis d’un propriétaire à l’autre dans la région du Grand-Lac-Victoria au cours du XXsiècle. En ce qui concerne plus particulièrement le débat théorique sur l’ancienneté du système d’exploitation des territoires de chasse, la contribution des auteurs se limite à soulever certaines questions inhérentes à la problématique ; le lecteur aura par conséquent tout intérêt à revenir aux origines du débat dans les textes de Speck et de Leacock, ainsi qu’à sa réactualisation dans les écrits plus récents d’Harvey Feit et de Toby Morantz.