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L’ouvrage collectif dirigé par Ronnie-Gilles LeBlanc, Du Grand Dérangement à la Déportation : nouvelles perspectives historiques, se présente comme un recueil de dix études ayant comme objectif « […] de jeter un nouveau regard et de proposer de nouvelles perspectives […] » (p. 7) de recherche concernant les événements entourant le Grand Dérangement. Les travaux utilisent différentes approches : la généalogie et les parcours familiaux, la démographie, l’histoire politico-juridique, l’historiographie, ainsi que l’histoire culturelle des représentations. Dans la plupart des cas, ils permettent à ces sous-disciplines historiques de repousser les barrières de la connaissance et de la critique historienne au sujet de l’épisode du Grand Dérangement et de son interprétation.

Les articles de Ronnie-Gilles LeBlanc et de Paul Delaney proposent des études de cas sur la reconstruction des déplacements familiaux survenus à l’époque de la Déportation. Afin d’analyser l’itinéraire des exilés, les deux auteurs utilisent une approche généalogique grâce aux travaux du chercheur Stephen A. White et de son Dictionnaire généalogique des familles acadiennes. Leurs articles permettent d’innovantes avancées à la recherche sur les déplacements et les parcours familiaux, donnant ainsi une importante visibilité à l’oeuvre de White. Alors que LeBlanc choisit l’étude des Acadiens de la région de Pigiguit, située près de la nouvelle colonie anglaise de Halifax et illustrant « […] bien les enjeux auxquels [ont] à faire face ces simples paysans dans un conflit opposant deux empires coloniaux […] » (p. 222-223), P. Delaney préfère le choix des Acadiens des régions de Chignectou et des Trois-Rivières qui représentent les premiers Acadiens arrêtés et les premiers Acadiens déportés (p. 247). Les auteurs présentent donc le drame de la dispersion et le trajet d’exil des familles demeurées en périphérie ou à l’intérieur des limites territoriales de la Nouvelle-Écosse, un sujet qui n’est pas vraiment nouveau en soi. Par contre, l’orientation qu’ils donnent à leurs études semble rafraîchissante. R.-G. LeBlanc identifie les problèmes et enjeux sociopolitiques auxquels font face les Acadiens avant la Déportation, surtout entre 1749 et 1755. Quant à lui, P. Delaney concentre son analyse sur les familles stratégiquement divisées dont les hommes se trouvent éloignés de leurs femmes et enfants. Il dévoile ainsi les stratégies entreprises par ces Acadiens déportés pour retrouver les membres de leur famille ou encore pour retourner sur les anciennes terres de l’Acadie.

En ce qui concerne l’approche préconisant la démographie historique, Stephen A. White dans son article « The True Number of the Acadians » (p. 21-56) présente une estimation critique et fort plausible de la population acadienne totale avant la Déportation de 1755. Pour ce faire, il utilise habilement les données incluses dans un document rédigé en 1758 par l’abbé de L’Isle-Dieu en France, Pierre de La Rue. S.A. White soumet le document en question à la critique, surtout par le biais du recensement de 1752 et par l’utilisation d’une technique d’estimation de la population fort documentée. Il conclut que le document – qui estime la population acadienne à 14 183 personnes – représente assez fidèlement la situation démographique de l’époque, que White évalue d’ailleurs à 14 100 habitants. Il relance ainsi le débat parmi ses pairs qui donnent comme population totale entre 11 000 et 19 000 Acadiens.

Au sujet de l’approche utilisant l’histoire politico-juridique et ses documents officiels, seul A.J.B. (John) Johnston réussit le pari lancé par le directeur du présent ouvrage. En effet, ce dernier analyse la position et l’attitude de l’administration française à l’égard des Acadiens. Selon le chercheur, il existe une similitude entre les positions française et anglaise : « French colonial administrators regarded Acadians with a mix of scepticism, warriness and disappointment similar to that demonstrated by their British imperial counterparts » (p. 164). Il observe ainsi un changement majeur d’attitude vers le début des années 1750 alors que les responsables français commencent à éprouver de la frustration envers la position acadienne de neutralité. Malgré le fait que l’existence d’une similarité entre la position adoptée par l’administration française et celle préconisée par sa rivale anglaise a d’abord été soulignée par l’historien Guy Frégault dans ses travaux de 1948 et 1975 – comme le mentionne lui-même l’auteur –, cette étude bien documentée et critique s’avère incontournable. Elle permet en effet, d’approfondir scientifiquement un point de vue souvent négligé sur l’administration française en plus de mettre en perspective et en contexte les interventions et attitudes des responsables anglais envers les Acadiens.

D’une façon diamétralement opposée, il est regrettable que certains articles portant sur l’approche politico-juridique n’apportent pas de nouvelles perspectives de recherche ou de nouveaux points de vue, contrairement à l’intention pourtant ouvertement exprimée par le directeur du présent ouvrage. Si l’étude d’Emmanuel Klimis et de Jacques Vanderlinden est à classer dans ce groupe, le meilleur exemple en est certainement l’article de Geoffrey Plank. Ce dernier traite de la position acadienne de neutralité au pourtour des années 1750 et de la réaction anglaise subséquente, surtout celles du gouverneur du Massachusetts William Shirley et de celui de la Nouvelle-Écosse, Charles Lawrence. Très factuelle, son étude ne fait que récapituler les attitudes déjà décrites et explicitées par d’autres chercheurs, entre autres Naomi Griffiths, Michel Roy et Léon Thériault.

L’analyse de Jean-François Moulot accorde une place privilégiée à la critique historiographique. Cette brillante étude se veut un incontournable pour les historiens désireux de jeter un regard neuf sur les méthodes et courants de pensée de leurs prédécesseurs. Critiquant à juste titre l’utilisation des sources, la méthodologie et les prises de position des historiens depuis Rameau de Saint-Père en 1859 jusqu’à Christopher Hodson en 2003, l’auteur dénonce d’une façon généralement judicieuse le manque de rigueur de certains historiens qui reprennent des inexactitudes répétées dans les ouvrages de leurs prédécesseurs. Embrassant toute l’historiographie sur le sujet des Acadiens en France, J.-F. Moulot remarque que les travaux ont depuis toujours tenté de répondre à cette question fondamentale : « […] pourquoi une partie importante des Acadiens est-elle repartie de France vers la Louisiane en 1785 ? » (p. 392). Il stipule que les historiens Lauvrière (1922) et Ernest Martin (1936) cherchent à prouver que la France a bien traité les Acadiens mais que ces derniers ont tenté de profiter des largesses du pays d’accueil et n’ont jamais cherché à s’intégrer. Par contre, il remarque un tournant historiographique avec les ouvrages d’Oscar W. Winzerling (1955), Naomi Griffiths (1969) et Carl Brasseaux (1987) alors que la France est désormais perçue comme un État hostile aux réfugiés acadiens qui tentent de préserver leur identité culturelle distincte.

Enfin, au sujet de l’approche préconisant l’histoire culturelle des représentations, deux études sont à l’honneur. Poursuivant l’objectif premier « […] de comprendre le rôle qu’a joué la religion dans la situation socio-politique des Acadiens aux dix-septième et dix-huitième siècles […] » (p. 105), le texte de Maurice A. Léger sur la Déportation et la religion répond aux attentes du directeur du recueil, car l’auteur soulève l’intéressante idée que la radicalisation des « mentalités religieuses » survient à partir de la fin des années 1740. Ainsi, il se penche sur la situation politique favorable aux Anglais depuis la création d’Halifax qui permet à ces derniers d’appliquer plus strictement le « principe de base » politico-religieux statuant que « la religion du roi est la religion du pays » (p. 105). Tout en prenant soin de décrire le contexte religieux européen qui se radicalise, il montre ainsi le choc inévitable entre les Acadiens tournés vers le catholicisme omniprésent dans leur vie quotidienne et les autorités anglaises qui craignent la création de barrières ralentissant l’expansion de la pensée protestante et de ses nombreuses églises.

Deborah Robichaud interprète brillamment la symbolique des illustrations et sculptures représentant le Grand Dérangement. Elle remarque que la valeur historique des oeuvres s’avère négligée au profit du caractère éducatif et commémoratif de ces dernières qui alimente la mémoire collective des Acadiens. C’est ainsi que l’espoir, la fierté nationale et la reconnaissance internationale des événements et de la tragédie sont des éléments grandement privilégiés.

Sur le plan des remarques plus techniques, l’ouvrage présente des forces et des faiblesses qu’on ne peut passer sous silence. D’emblée, le directeur a apparemment insisté sur l’importance de publier les données méthodologiques et iconographiques se retrouvant au fondement de plusieurs études. Ainsi, de nombreux tableaux et grilles de saisie de données sont placés à l’intérieur du livre – plus de 100 pages de données –, permettant au lecteur de suivre le cheminement méthodologique et interprétatif des auteurs. Concernant le texte de D. Robichaud sur les images de la Déportation, les peintures et sculptures utilisées dans son argumentation sont représentées et commentées individuellement. Malgré le fait que l’ordre de présentation des figures s’avère généralement respecté, il est regrettable que la numérotation de ces dernières soit pêle-mêle. Certains auteurs utilisent des cartes géographiques d’un territoire régional précis dans le but d’appuyer leur démonstration, mais le lecteur aurait grandement apprécié la possibilité de pouvoir visualiser une carte englobant l’ensemble du territoire de l’Acadie au pourtour de l’année 1755, qui aurait permis de mieux positionner les villes et régions acadiennes étudiées et mentionnées. Sur le plan bibliographique, quelques auteurs permettent au lecteur de cibler rapidement les ouvrages utilisés en proposant une courte bibliographie à la fin de leur texte, qu’on ne retrouve malheureusement pas dans l’ensemble des dix études.

L’ouvrage Du Grand Dérangement à la Déportation : nouvelles perspectives historiques apparaît éclaté sur le plan de ses approches historiennes. Mais à l’exception d’un nombre restreint d’articles, son objectif de répondre à des questionnements négligés jusqu’alors par l’historiographie et d’ouvrir la voie à de nouvelles orientations de recherche s’avère dans l’ensemble réussi.