Corps de l’article

Pierre Delorme a convié quinze collaborateurs – sociologues, philosophe, politologues, urbanistes, économistes et historiens – à penser autrement la ville postmoderne et postindustrielle. L’ouvrage se décline en treize chapitres et se découpe en deux parties. La première partie est consacrée aux manières de penser la ville et fait place à cinq contributions qui exposent autant de perspectives théoriques et philosophiques pour appréhender l’urbanité contemporaine telle qu’elle se fonde sur de nouveaux rapports au temps et à l’espace. La seconde partie compte huit chapitres qui explorent comment cette urbanité est engendrée et vécue en autant de manières d’habiter, de pratiquer, de bâtir et de gérer la ville qui se fait jour.

Delorme lance la discussion en insistant sur le défi épistémologique à la recherche en sciences sociales que pose la ville. Multiforme, cette dernière s’est révélée rétive à toute tentative d’analyse totalisante ; la ville est un champ privilégié pour l’exercice de la multidisciplinarité, voire de la transdisciplinarité, estime-t-il d’emblée, convaincu néanmoins que l’une des perspectives disciplinaires les plus fécondes pour comprendre la ville contemporaine demeure à ce jour la sociologie urbaine. Après avoir passé en revue quelques moments saillants de la recherche sociologique sur la ville – École de Chicago, analyses urbaines structuro-marxistes, analyses des politiques publiques et de la gouvernance urbaine –, Delorme propose de penser aujourd’hui la ville sous l’égide fédératrice d’une sociologie urbaine renouvelée et inclusive : une sociologie de l’imaginaire urbain. Il entend par imaginaire : « une théorisation de l’être, singulier ou dans son espace collectif, qui donne un sens à sa vie en société » (p. 24). Bref, Delorme invite à appréhender l’ordre symbolique et à se pencher sur les représentations internalisées, qui confèrent du sens à la façon dont l’individu habite, pratique et (re)construit sa ville aujourd’hui. C’est l’universalité de ces pratiques cognitives individuelles et leur caractère de co-construction symbolique qui confèrent un caractère collectif à l’imaginaire urbain. Delorme y voit l’un des ressorts fondamentaux de la construction de la ville contemporaine.

Michel Maffesoli répond plus directement à l’invite de Delorme et il voit s’opérer un changement d’épistémè dans les sociétés contemporaines, dont l’une des caractéristiques fondamentales serait la contraction du temps en espace : « ce n’est plus un monde à venir, pur, ‘nouménal’, qui occupe l’imaginaire collectif, mais au contraire le monde phénoménal et ‘ses composantes sensibles et concrètes’ » (p. 31). Le fait de sentir et d’éprouver en commun serait au fondement de l’habitus, cette construction sociale et essentiellementsymbolique de la réalité. La dimension communicationnelle et intersubjective de l’espace contemporain, ce que Maffesoli désigne comme l’architectonique culturelle de cet espace, acquiert ici une importance non moins grande que son architecture physique. Il existerait entre les deux réalités une « constante et féconde réversibilité » (p. 32). La ville est parsemée de « hauts lieux » petits et grands où se construit l’imaginaire urbain : hauts lieux emblématiques de la célébration technique, culturelle (tels musées et bibliothèques), ludico-érotique (boîtes de nuit) ou consommatoire (centres commerciaux), ou encore petits hauts lieux de la vie vécue au quotidien (bistrot du coin, zone piétonne) où s’accomplissent les « mystères de la communication-communion » (p. 34).

Christian Saint-Germain livre une réflexion philosophique sur la déspatialisation de la ville contemporaine. La montée de l’ordre marchand et la croissance tentaculaire des réseaux de télécommunication, argue-t-il, contribuent à dissoudre à la fois les distances géographiques et les rapports sociaux de proximité qui sont fondés sur autre chose que des rapports de production / consommation.

Luc Noppen et Lucie K. Morisset se questionnent sur la pertinence d’une conception du patrimoine héritée des XIXe et XXe siècles occidentaux, fortement imprégnée du « culte chrétien de la trace » (p. 54) et attachée à la sauvegarde de l’artefact, conçu comme témoin ‘authentique’, objectif, d’un temps révolu. Les auteurs se demandent notamment si la mémoire collective, censée s’incarner dans la matière matérielle de la ville, peut encore faire sens lorsque livrée au regard multiple de « l’Autre » de passage, ou au regard de celui ou celle qui s’est joint de fraîche date à un « Nous » désormais multiculturel et en constante redéfinition.

En prenant prétexte des politiques temporelles en France et au Québec, Christel Alvergne et Daniel Latouche illustrent les incidences politiques et administratives, notamment en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, des transformations dans notre rapport au temps. L’apparition de nouveaux usages du temps aux fins de consommation, de loisir ou de travail, le « rétrécissement des espaces-temps » que permettent notamment les nouvelles technologies et la portabilité accrue des objets électroniques eux-mêmes, qui libère de contraintes spatiales autrefois irréfragables, sont autant de phénomènes qui ont des incidences pour la gestion et l’aménagement des villes et des régions. Doit-on par exemple émuler les 24-hour City britanniques qui fonctionnent selon le temps continu du marché, ou concevoir des Schémas de cohérence territoriale à la française, qui entendent distribuer spatialement services et équipements en fonction d’une appréciation du temps de déplacement nécessaire pour y accéder ?

Carolle Simard s’interroge sur les effets de la réorganisation municipale au Québec sur la représentativité de groupes traditionnellement sous-représentés telles les femmes et les personnes issues de groupes culturels minoritaires dans les conseils municipaux, pour conclure à l’absence d’impact significatif. Simard livre ailleurs un billet d’humeur sur l’incivilité urbaine, qu’elle perçoit galopante.

Pierre-Yves Guay et Hélène Bélanger prêtent à un acteur social hégémonique, la bourgeoisie multinationale, une stratégie d’investissement propre à mondialiser l’économie et à reconfigurer le réseau mondial des espaces de production et de commerce. Aux grandes villes globales (New York, Londres, Tokyo) qui concentrent une part impressionnante des activités commerciales et de gestion des firmes transnationales, s’ajoutent un nombre infiniment plus grand d’espaces et d’agglomérations dédiées à des activités de production, désormais mondialisées. Fortes de la complicité des gouvernements nationaux, des fractions des bourgeoisies nationales, accumulant le capital sur une base planétaire, utilisent abondamment un instrument de la réorganisation de la production capitaliste, la zone franche industrielle, qui serait en voie de devenir la nouvelle norme mondiale en matière d’espaces productifs. Dans ses diverses incarnations, la ZFI sert toujours un même objectif : offrir un environnement économique qui lève, à des degrés divers, les contraintes à la maximisation des profits que sont les règles économiques, fiscales, sociales ou environnementales locales usuelles. La ZFI serait « le prototype urbain le plus significatif et le plus « porteur » de la mondialisation » (p. 143) de même qu’elle constitue l’expression physique privilégiée des nouveaux rapports sociaux institués sous l’égide de cette dernière.

Jean Goulet se demande si les bidonvilles de Port-au-Prince en Haïti ne constituent pas une forme urbaine viable, en dépit des apparences. Ses constats portent à un certain optimisme. Milieux grouillants d’activités et moins homogènes socialement que l’on pourrait être porté à le croire, les bidonvilles ont vu leurs conditions matérielles s’améliorer, grâce à l’autoconstruction et à l’autogestion, notamment sous l’impulsion de réseaux religieux et associatifs qui ont suppléé à l’incapacité des corps publics. L’expérience de Port-au-Prince démontre que l’extrême pauvreté « n’est pas un obstacle insurmontable au développement » (p. 170).

Luc-Normand Tellier se penche sur les aléas d’une fiscalité municipale fondée principalement sur l’assiette foncière et immobilière résidentielle. Ce système, qui confère un avantage fiscal comparatif à la périphérie et pénalise la ville centrale, n’est pas étranger à l’évolution générale de la distribution spatiale des populations et des fonctions urbaines, qui voit une part croissante de la population active d’une ville comme Montréal s’établir dans des banlieues-dortoirs, toujours plus distendues. Tellier propose l’introduction d’un péage urbain pour contrecarrer les effets délétères de cette manière d’occuper et de pratiquer le territoire, qui engendre une crise de la fiscalité municipale, pour ne rien dire de ses impacts environnementaux importants. Adéquatement modulée, une telle source de revenus fondée sur le principe de l’utilisateur payeur réduirait l’écart fiscal entre le centre et la périphérie. En outre, le péage attaquerait de front les effets pernicieux de la fiscalité municipale sur l’étalement urbain en créant un avantage monétaire direct à s’installer dans le centre et en permettant l’internalisation des coûts, incluant les coûts environnementaux, de l’étalement.

Sylvie Paré prolonge en quelque sorte la réflexion de Noppen et Morisset en analysant les empreintes laissées par les groupes ethnoculturels sur le paysage urbain de Montréal. Vingt ans après l’adoption de la loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) au Québec, Pierre-Yves Guay dresse un sombre bilan et illustre en quoi la mainmise technocratique de l’appareil gouvernemental québécois, qui se manifeste notamment par une dérive procédurière, en est venue à dénaturer le sens de la loi. Tout projet de territoire fondé sur la concertation et émanant des acteurs locaux, le cède en l’espèce à l’exercice jaloux des prérogatives de chacun des ministères engagés, dont les appareils administratifs respectifs formulent des objections à courte vue et souvent contradictoires, exerçant ainsi un véritable pouvoir de blocage contraire à l’esprit de la loi.

Anouk Bélanger et Lisa Sumner concluent l’ouvrage en traitant du Montréal de la période 1920-1950, pôle nord-américain du commerce des plaisirs licites et illicites. Elles illustrent comment la culture afro-américaine notamment a su trouver à Montréal un lieu important de diffusion et en quoi la scène culturelle locale fut redevable à cette culture. Jazz, chorus lines et be-bop ont marqué le « night life » montréalais au côté du burlesque et du cabaret, au point de constituer une rare opportunité économique pour la communauté afro-américaine locale et de convaincre une certaine diaspora artistique afro-américaine de s’y installer à demeure. Les auteurs font une rare et nécessaire incursion dans un passé largement occulté à ce jour.

Offrant des regards croisés sur la ville, cet ouvrage ne relève pas complètement le défi, lourd il est vrai, d’une multidisciplinarité bien assumée. Il aurait été souhaitable d’approfondir la réflexion sur les liens que les contributions de la seconde partie entretiennent avec les discussions théoriques menées dans la partie précédente. On peut déplorer aussi l’absence de référence aux apports récents de la géographie urbaine et des cultural studies anglo-saxonnes qui ont fait des rapports postmodernes à l’espace un thème important de leur réflexion théorique. Cet effort collectif conduit sous la houlette de Delorme n’en demeure pas moins intéressant, pertinent et souvent fort stimulant.