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La première édition de cet ouvrage avait eu un grand impact notamment en raison de l’analyse qui y était faite de la situation de Montréal alors que le Parti québécois avait entrepris de grandes réformes et qu’il préparait le référendum sur l’avenir politique du Québec de 1980. Publiée en 1978, elle avait le grand mérite de mettre en question la place de Montréal dans le territoire québécois, et ce, alors que les idées de territoire et de peuple québécois devenaient des références culturelles dans l’espace public. Cette observation minutieuse mais personnelle de Montréal arrivait à point nommé. Il fallait remonter aux ouvrages de Raoul Blanchard (1953) et de Norbert Lacoste (1958) pour retrouver ainsi un questionnement sur le devenir de la société montréalaise, comprise autant comme un tout signifiant que comme des fragments épars constitués de présences linguistiques, ethniques ou sociales. Publiée précédemment, l’étude de Jean-Claude Marsan, Montréal en évolution (1974), figure également au rang des grands continuateurs de la réflexion sur Montréal. Médam les prolonge, bien que dans un style fort différent, en soulevant la question de la relation régions / métropole. La première édition ne parlait-elle pas d’une phénoménologie de l’espace collectivement dérobé ? Médam se proposait de comprendre à la fois le « désir d’état » et les rapports interculturels tendus entre francophones, anglophones, immigrants, Juifs, etc.

Le chapitre de l’ouvrage qui paraissait le plus intéressant et d’actualité était, en 1978, celui des « menaces métropolitaines » qui posait la place de Montréal dans le projet québécois, là où le peuple ne serait plus unanime et serait tenu d’écouter d’autres voix que la sienne (Médam, 1978, p. 77). « Montréal est le lieu où le Québec affleure le plus le réel », notamment parce qu’il serait « un espace de dénaturation » (p. 80). Montréal vit-il à côté de la doxa québécoise ?, telle était la question que posait Médam pour finalement prétendre que Montréal ne pourrait être que la figure dénaturée du projet québécois, ici qualifié de retournement, et qui consisterait à la maîtrise politique de l’objectivité historique.

Je voudrais souligner, par ailleurs, que la découverte de l’ouvrage de Médam avait marqué un tournant dans mes études sur Montréal. De par son style personnel, qui est celui d’une radioscopie instantanée des différents milieux formant la mosaïque montréalaise, Médam approchait ainsi le cinéma direct et libre de ces années-là qui découvrait la ville, ses quartiers et posait un regard neuf sur le Montréal populaire. Alternant les témoignages et les analyses fines, Médam cherche à comprendre des émotions, l’histoire niée ou cachée, retrouvant une parole prête à surgir (1978, p. 14-15). Souvent à la recherche de l’insolite (trop quant à moi), Médam suppute sur la conscience de la ville comme il l’a fait précédemment à New York (1977) et le fera par la suite à Naples (1979), Jérusalem (1980) ou Marseille (1995), entre autres. Ce qui frappe le plus dans la facture du texte est certainement sa dimension littéraire. Est-il imprudent de le qualifier, avec Antoine Sirois (1968) avant lui, de précurseur des analyses littéraires sur la ville dont le projet Montréal imaginaire (Neveu et Marcotte, 1992) fut le fer de lance par la suite ?

La deuxième édition reprend pour l’essentiel le texte de la première en changeant l’ordre des chapitres et, parfois, en leur donnant de nouveaux titres. Elle apparaît, à la lumière d’aujourd’hui, comme la relation personnelle d’un temps révolu. D’ailleurs, Médam le reconnaît d’emblée dans son introduction. Montréal ne fait plus peur au Québec (p. 25). Il y a une décrispation généralisée. Et la société montréalaise peut dorénavant revendiquer la présence d’une société civile. Le Montréal d’aujourd’hui y est présenté comme un laboratoire d’expérimentation des relations interethniques ou communautaires. Personnellement, je ne suis pas sûr que tout ait changé à ce point, que le monde décrit dans Montréal interdite se soit complètement abîmé, mais assurément beaucoup de choses ont changé. Le discours, surtout, a changé. On ne peut plus dire aujourd’hui que l’immigrant, c’est la dénature (p. 157). Les affrontements linguistiques de Saint-Léonard sont oubliés. Le week-end rouge l’est aussi. Par contre, la prose de Médam conserve encore aujourd’hui toute sa potentialité innovatrice, permettant ainsi, comme le souligne d’ailleurs Pierre Neveu dans sa préface, des interprétations à la fois déstabilisantes et éclairantes. Il en ressort une lecture originale d’un Montréal coincé à l’intérieur d’un territoire qui n’était pas le sien jusqu’aux années soixante.

De ce point de vue, cette réédition vaut le détour. Elle permet de renouer avec une époque devenue à bien des égards légendaire, car on y retrouve non seulement des figures politiques, mais aussi culturelles, comme Gaston Miron, Gérald Godin ou Paul Chamberland, voire Gilles Vigneault, Pauline Julien ou Beau Dommage, sans oublier deux grands projets, décrits avec verve car il s’agit de « deux mélancolies », celle de l’idée du Québec et celle du Montréal hétéroclite. Montréal interdite est aussi prophétique puisqu’il annonce de grands enjeux qui, encore aujourd’hui, structurent le débat sur le rôle de la ville dans la société et le système politique québécois. Certes, la multiethnicité montréalaise revêt aujourd’hui des aspects que Médam n’avait pas entrevus alors et qui appellent à de nouveaux enjeux. Dans un autre ordre d’idées, Montréal recouvre aujourd’hui des territoires qui hier encore paraissaient périphériques et qu’on hésite dorénavant à qualifier de banlieues tant elles paraissent diversifiées et complexes. Médam ne les a pas explorés.