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Depuis une quinzaine d’années, l’implantation des grandes infrastructures en milieu naturel et l’obstruction des vues en milieu urbain, de même que les débats autour de la dégradation rapide de l’environnement et de la laideur de nos villes semblent avoir éveillé la fibre paysagère québécoise. Le rapport du Québec au paysage « cristallise[rait-il] les débats sur le mal-être de la société envers son territoire », comme l’affirme la direction de Paysages en perspective ?

L’enjeu de société qu’est devenu le paysage commande un regard lucide qui, au-delà des conflits médiatisés et des réflexes primaires de protection des lieux valorisés, examine comment se constituent les paysages du Québec. C’est la mission que s’est donnée la Chaire sur le paysage et l’environnement de l’Université de Montréal depuis sa fondation en 1996. Son riche programme de développement et d’animation de recherche – qui comprend aussi bien des travaux mis en route par les chercheurs que des études menées en partenariat avec ses bailleurs de fonds, dont Hydro-Québec, le ministère des Transports et Astral Médias, ou encore des intervenants aux prises avec diverses formes de contestation des impacts de leurs pratiques sur le paysage – a donné lieu jusqu’ici à de nombreux rapports de recherche, articles, chapitres de livres et recueils de textes. Deuxième ouvrage de la collection Paysages des Presses de l’Université de Montréal, Paysages en perspective est toutefois le premier recueil entièrement consacré aux travaux des membres de la Chaire.

L’ouvrage propose « une lecture des principaux enjeux du paysage au Québec », une lecture bien ancrée dans des recherches appliquées, qui renvoie à une conceptualisation inédite, rigoureuse et féconde du paysage telle qu’elle a émergé progressivement à travers tout le travail accompli. Ce cadre conceptuel, présenté par les trois directeurs de l’ouvrage dans le premier chapitre, puise à la fois dans les grands courants de pensée sur le paysage et dans les savoirs acquis à travers les représentations élaborées par la pratique artistique, les interprétations issues de la recherche en sciences humaines et les pratiques propres aux disciplines de l’aménagement. L’enjeu paysage y est défini comme « la préoccupation d’un ou plusieurs groupes d’intervenants pour les dimensions qualitatives du territoire », ce qui implique que les qualités initiales d’un lieu dans sa matérialité soient « relevées suivant une lecture plurielle » et traduites « en valeurs pour un groupe social donné dans un espace-temps donné » (p. 7). Il implique un engagement d’où émane une demande sociale à l’égard de l’aménagement du territoire. Proche de l’entendement de la géographie culturelle, la notion de paysage est dès lors comprise comme un rapport dialectique entre formes matérielles du territoire et expérience des personnes ou des collectivités. L’originalité de cette conception réside dans l’accent mis sur les dimensions multiples et sans cesse renouvelées du processus de qualification affective, sociale et culturelle du territoire et dans la mobilisation qu’elle entraîne, une mobilisation qui porte en elle une intentionnalité, et donc des projets.

Poullaouec-Gonidec et Paquette élaborent cette perspective conceptuelle dans un modèle opératoire pour l’étude des paysages urbains, qui pourrait également être utilisé en territoire rural. Ils formalisent alors plus précisément les notions de formes paysagères, de thèmes ou dimensions du regard et d’intentions de reconnaître, de révéler, de protéger, de gérer, d’aménager ou de fabriquer des fragments de territoire. Ils associent également chacune à un moment de l’engagement envers le paysage, soit la qualification des paysages tangibles et intangibles, la mobilisation des regards d’experts et de citoyens et, finalement, l’intervention, qui peut faire l’objet de bilans rétrospectifs ou de projets prospectifs. L’état des lieux du paysage au Québec que propose le livre passe par huit études informées de manière souple par ce cadre conceptuel. Elles sont regroupées sous trois grandes « familles » qui reflètent bien les débats récents. Paysages en territoires ressources réunit des textes sur les paysages de l’agriculture, de l’exploitation forestière, des rivières, ainsi que sur le statut de paysages humanisés. Tous parlent d’un territoire traditionnellement valorisé pour son rendement productif devenu maintenant objet d’une valorisation paysagère. Paysages et infrastructure porte sur des paysages qui naissent sans intention, en creux de l’implantation d’infrastructures n’obéissant qu’à leur propre logique au mépris, ou dans l’ignorance, du milieu dans lequel elles sont implantées : il est ici question des entrées routières de villes, des pylônes des lignes de transport d’électricité et de l’affichage publicitaire. Enfin, L’urbain en paysages présente une étude qui applique le modèle opératoire dont il a été question plus haut à l’étude des « caractères constitutifs de l’identité et de la spécificité des figures paysagères montréalaises », en particulier celles qui prévalent dans les quartiers centraux et à la périphérie.

Bien que chacune des contributions fasse un traitement particulier de son sujet, il se dégage de l’ensemble une problématisation cohérente du paysage qui embrasse les processus de transformation de la matérialité des lieux, la construction, tant individuelle que collective, des expériences et des représentations du paysage, les confrontations entre pratiques et entre représentations, les logiques d’acteurs, ainsi que les cadres administratifs et réglementaires qui régulent les interventions. Paysages en perspective dépeint un Québec qui a traditionnellement vu son territoire comme une ressource et qui réagit depuis quelques années à la dégradation qu’a entraînée une intensification de son exploitation productive et fonctionnelle. Aujourd’hui, le territoire est mis en paysage parce qu’il est valorisé, à titre de bien collectif, en tant que milieu de vie, de terrain de découvertes et de lieu d’expériences. Les diverses contributions démontrent que les conflits qui ne manquent pas de surgir entre l’exploitation des lieux et les nouvelles demandes ne sont résolus ni par l’adoption de mesures d’atténuation des impacts négatifs des interventions, ni par l’adoption cumulative de normes de toutes sortes, qui ont trop souvent tendance à se fonder dans une conception purement visuelle du paysage. Il s’agit bien plus de penser et d’opérer une requalification du territoire, ce qui commande un travail réfléchi et continu sur ses caractéristiques matérielles et les représentations qu’on s’en fait ainsi qu’une ouverture à une multiplicité de voies et de projets.

Paysages en perspective donne la mesure de la maturité intellectuelle et de la cohérence que les travaux de la Chaire sur les paysages et l’environnement ont acquise avec le temps. C’est à ce jour l’ouvrage québécois le plus poussé et le mieux intégré dans le traitement multidimensionnel des rapports contemporains de la société québécoise à ses paysages. Il constitue donc un heureux complément aux travaux, davantage rétrospectifs, de description et d’interprétation des paysages québécois urbains et régionaux des Luc Noppen, Lucie Morrisette et Serge Courville, pour ne nommer que ceux-là. La Chaire sur les paysages et l’environnement montre qu’il est possible de faire avancer les connaissances tout en faisant de la recherche très appliquée en partenariat avec des institutions ou organismes intéressés, sans pour autant tomber dans des approches normatives ou moralisatrices. Le lien entre recherche et action qu’elle privilégie vise plutôt un soutien à la reconnaissance de la valeur des paysages, l’induction d’un questionnement sur les modes de valorisation dont ils font l’objet et l’accompagnement de projets collectifs de paysage. Rappelons que le premier ouvrage de la collection Paysages, Les temps du paysage (2003), publié par la même équipe suite à un colloque international tenu en 1999, accordait une place importante à la dimension création du projet. Il faut souhaiter que, dans un prochain livre, la Chaire illustre la très belle notion de projets qui fait l’originalité de son cadre conceptuel par des recherches qui auront « accompagné » des projets paysagers et du coup, qu’elle approfondisse deux dimensions du projet qui ne sont pas abordées dans le présent ouvrage, soit sa dimension politique et sa dimension de création.