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Au moment d’écrire ces lignes sur un ouvrage analysant l’évolution du travail forestier au Québec, le secteur forestier est ébranlé dans ses fondations. Il semble condamné à se redéfinir structurellement. Pourtant, il se trouve des observateurs contestant l’importance de la crise. Ils lui appliquent une analyse de longue durée rendue possible par l’âge du secteur qui s’est implanté dès le début du XIXe siècle. Encore une fois son assainissement s’impose, voilà tout. Celui-ci ne sera ni plus facile ni plus dévastateur que les autres vécus précédemment. Le livre de Legendre éclaire cette perspective. En traçant le portrait des transformations technologiques, socioéconomiques et organisationnelles du monde forestier de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1980, cet ouvrage donne en effet la pleine mesure des changements intégrés par les acteurs sociaux au coeur d’une activité méconnue parce qu’exercée dans un milieu idéalisé : la forêt.

Ce livre est une sorte de synthèse de tout un pan de la carrière professionnelle de l’auteur. Inspiré d’une série de textes rédigés entre 1964 et 2001, l’ouvrage montre comment, sous plusieurs facettes, les forêts québécoises relèvent d’un système de mise en valeur propre aux pays en développement. Les chapitres sur les entrepreneurs forestiers exposent bien les principes d’une politique de marchandage visant à faire porter les incertitudes inhérentes aux écosystèmes naturels par les acteurs les plus faibles de la chaîne de production. Pourtant, si la règle de l’exploitation de l’homme par l’homme est bien exprimée dans le cas forestier, Legendre expose aussi la fonction structurante assurée par ces entrepreneurs forestiers, les jobbers, dans leur milieu d’appartenance. Acteurs économiques importants et innovateurs dans leur communauté respective, les gros comme les petits entrepreneurs ont permis à un projet rural d’occupation du territoire de se maintenir en fournissant des revenus d’appoint vitaux. Toutefois, ceux-ci n’ont pas su se distancier de leur rôle de fournisseurs de matières premières afin d’amorcer une autre sorte de développement à partir de la forêt.

Plutôt que de reprocher leur manque d’initiative aux entrepreneurs dont les plus chanceux arriveront à jouer les notables locaux, Legendre présente les conditions motivant cette relative inertie. Il explique le système contractuel dans lequel s’inscrivent les activités forestières. La sous-traitance exclusive place les entrepreneurs dans une position de dépendance envers les compagnies forestières avec la bénédiction de l’État propriétaire de la ressource. Toutefois, la société traditionnelle n’en demande pas plus. L’« agriculturalisme » ambiant tire parti d’un développement forestier qui se fait complémentaire. La situation québécoise semble distincte par rapport à l’ensemble canadien. C’est du moins ce que donne à penser le chapitre sur la syndicalisation. En s’identifiant au monde agricole, le travailleur forestier a retardé la professionnalisation de son domaine d’activité. Il a donc raté des occasions d’émancipation. La doctrine de l’Église en faveur de la paix sociale et celle de l’État privilégiant un climat propice aux investisseurs étrangers n’arrangent rien. Le chapitre sur la grève de Rouyn en 1933 serait désopilant s’il ne décrivait pas la servilité des autorités envers une industrie déjà empêtrée dans une situation dominée par un seul marché, les États-Unis, qui est servi par un seul produit, le papier journal.

Pour l’habitant du pays forestier, il n’y a pas d’avenir en forêt, même si année après année, on monte au bois à chaque saison hivernale. Les quatre portraits types de travailleurs forestiers esquissés par Legendre sont colorés par le terme résignation. Dans le premier cas, on subit le présent plutôt que de le vivre. On n’a pas le choix d’aller dans le bois, ça fait partie de la condition de paysan. Dans le deuxième cas, on a compris que l’agriculture n’est pas rentable et pour vivre honnêtement, il y a la forêt. On vit au jour le jour le « traditionalisme du désespoir ». Il y a aussi le cas de celui qui se résigne à la vie de chantier comme une étape afin de passer à autre chose, en ville si possible, pour vivre son rêve d’ascension sociale. Enfin, il y a le profil de celui qui choisit le statut de travailleur foreur forestier. Le travail est difficile, mais garantit le minimum vital. Ce sont les enfants qui porteront les ambitions de dépassement, ailleurs qu’en forêt.

L’évolution de la mentalité des travailleurs forestiers constitue un moment fort du livre. La forêt devient un lieu de transition où la rupture avec le projet rural s’effectue dans une certaine détresse. Dans le processus, on développe peu d’attachement à la forêt. La brève histoire de la rémunération à la pièce en forêt, du travail à forfait, vient confirmer ce désolant portrait. Ce chapitre d’histoire économique demeure toutefois captivant avec sa moisson de faits nouveaux. Non, la rémunération forfaitaire n’a pas toujours été en vigueur dans le monde forestier. Il ouvre aussi sur l’organisation du travail dans le secteur forestier. Des travailleurs qui visent le pactole rapide, des entreprises en quête de productivité pour baisser les coûts, telles sont les ambitions en présence pour tirer des ressources forestières le plus de richesse possible en s’évitant d’imaginer une autre forme de développement. Le thème de la modernisation technologique en exploitation forestière est de la même eau. Il est fascinant de constater tant d’ingéniosité technologique et organisationnelle déployée pour brider les forces écologiques de la forêt avec la seule intention de maintenir au plus bas le coût de la matière première d’un gros secteur industriel qui commençait déjà à se faire vieux à l’orée de la décennie 1970.

La brique de Camille Legendre est donc utile pour comprendre d’où nous venons dans le secteur forestier québécois. C’est parfois longuet, souvent déprimant, mais toujours éclairant sur la fonction centrale de l’industrie des pâtes et papiers dans le développement du Québec. Nous en déduisons un devoir d’apprendre à vivre avec l’incertitude en matière d’activités forestières et de cultiver une socio-diversité quoique l’auteur ne s’aventure pas sur ce terrain. Il se contente de noter en avant-propos l’étrangeté, pour l’industrie forestière, du monde des communications, de la publicité et de la consommation auquel il est pourtant associé de près. Il y a sûrement là une piste à explorer. Quant à savoir si cette crise est « normale », cela dépend de la remise en question du rôle de l’industrie papetière. Il faudra lire ailleurs, Marchak et Meyer notamment, car la mouvance des vingt dernières années n’est pas du tout abordée.