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Quelles ruralités ? Quelles représentations ?

Les territoires ruraux changent… sur le terrain comme dans les représentations. De ce constat découle la question fondamentale : comment les appréhender ? L’accélération du changement, entraînée par la technologie, la mobilité des biens et des services, le consumérisme, le néolibéralisme, etc., imposent une lecture renouvelée. Dans cette foulée, certains auteurs invitent à interpréter les territoires ruraux comme étant socialement construits (Jean, 2005 ; Perrier-Cornet, 2004). Comme le résume le géographe Di Méo, « le territoire témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité » (Di Méo, 1998, p. 38). Mais de quelle(s) ruralité(s) est-il question ? La présente note se décline en deux blocs, à savoir 1) la problématique de la ruralité contemporaine et le cadre d’analyse, 2) l’approche méthodologique adoptée. En conclusion, nous revenons sur les limites et l’intérêt d’une combinatoire conceptuelle et méthodologique pour l’étude des territoires et de la ruralité.

La première représentation de la ruralité est délimitée par le facteur population. En opposition avec la ville, les gouvernements la définissent par une faible densité de population[1]. Cette représentation quantitative apparaît évidemment insuffisante et statique et elle ne peut pas rendre compte de la diversité des trajectoires des milieux ruraux. En utilisant par exemple l’indicateur des mobilités des ruraux, les récentes recherches démontrent en effet que les mouvements de migration ne se dirigent pas que vers les quartiers centraux des grandes métropoles. De fortes croissances de population ont été notées aux limites des pôles urbains (qui peuvent être dans des zones rurales) ou encore vers des régions périphériques (Perrier-Cornet, 2004, p. 81), notamment avec le retour des baby-boomers vers leur région initiale.

La deuxième représentation repose sur les usages territoriaux dominants, tels l’agriculture, la forêt, le tourisme, le résidentiel (Gagnon, 2005), qui permettent de dégager une nouvelle typologie de la ruralité dite « multifonctionnelle » (Jean, 2005 ; Perrier-Cornet, 2004 ; Paquette et Domon, 1999 ; Vachon, 1991). Cette représentation est conditionnée d’une part par la nouvelle demande sociale pour habiter la « campagne »[2], par le réseau de transport adéquat entraînant une proximité « fonctionnelle »[3] des centres urbains et enfin, la présence d’aménités environnementales, comme l’accès à la « nature » et la qualité des paysages (SCHL, 2001, citée dans Fortin, 2005).

L’importance du phénomène de la migration résidentielle, à l’oeuvre depuis les années 1970, a incité la mise au point de nouveaux outils conceptuels. À cet égard, notons l’apport théorique significatif de Desmarais et Ritchot sur la redéfinition des catégories « rurale et urbaine » (2000, p. 15-28). Par exemple, la DATAR (2003) a remplacé la notion traditionnelle de « bassin d’emploi », axé sur l’activité économique liée à l’exploitation des ressources, par celle de « bassin de vie » pour désigner les régions rurales. En définitive, cette notion, qui propose de penser le milieu rural comme un cadre de vie et non uniquement comme un lieu de production, ouvre de nouvelles perspectives d’interventions et d’analyse[4] vers une ruralité complémentaire à la ville. Mais encore là, le rural est défini presque exclusivement par rapport à la ville et non sur la base de son endogénéité.

La troisième représentation fait du rural un réservoir de nature pour les citadins. L’image négative de la campagne, associée à la « difficile survie dans un environnement non maîtrisé ou inhospitalier », a été modifiée pour une autre survalorisante, associée à l’idée d’un « milieu sain, vivifiant, propice au développement personnel et social » (Jean, 2005, p. 244). La multiplication récente de controverses sociales au sujet de projets de développement et d’aménagement du territoire révèle que des citadins se mobilisent, depuis les grandes villes, en faveur de la protection d’espaces ruraux, que ce soit pour repenser l’exploitation industrielle de la forêt boréale ou encore pour sauver les rivières « sauvages » du Québec.

Cette brève discussion sur la ruralité montre qu’il n’y a pas une mais bien plusieurs ruralités. En outre, entre le rural et l’urbain, il y aurait un continuum (Fortin, 2005), les frontières, les différences s’estompant. Cette analyse souligne les interdépendances entre les territoires de même que celles entre les dimensions du développement pour mieux comprendre le processus de changement dans la dynamique du développement territorial, notamment dans les MRC québécoises, échelle d’observation pertinente puisqu’elle regroupe habituellement à la fois une ville et des municipalités rurales.

Un des facteurs explicatifs face à cette multitude de représentations concerne l’appréhension du monde y incluant la conception même du développement. Celle privilégiée par le paradigme du développement durable viable aborde le développement comme étant un processus multidimensionnel, temporalisé et territorialisé (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987, p. 51). Le développement durable, paradigme en construction (Brodagh, 2001 ; Waaub, 1991), tente d’associer, dans une même démarche transversale, les sphères de l’environnement, du social et de l’économique et, maintenant, du territoire et de sa gouvernance. Le paradigme de développement durable viable met l’accent sur l’humain, la qualité de vie, l’éthique, des valeurs d’équité et de justice sociale et ce, par une participation des populations locales à la maîtrise de leur territoire d’appartenance (Gagnon, 1994 et 2002 ; Laganieret al., 2002). À ce titre, il interpelle l’interdisciplinarité, l’intersectorialité ainsi que des approches d’analyse multiples et combinatoires. De même, le paradigme du développement territorial, aussi en construction, valorise l’approche intersectorielle, tant d’un point de vue heuristique que méthodologique (Lafontaine, 2005). Bien que le développement durable, propulsé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED, 1988), ait donné lieu à de nombreuses interprétations, sa popularité presque hégémonique permet tout de même de mettre en exergue les contradictions du développement et les choix qu’il sous-tend. Quoi qu’il en soit, les liens entre territoire, dégradation de l’environnement, pauvreté, justice sociale et pouvoir des acteurs se révèlent de plus en plus étroits. Ces prémisses étant reconnues, le défi demeure de transposer cette conception dans un cadre d’analyse opérationnel intégré, avec des méthodes de recherche complémentaires et des approches réflexives.

La présente note de recherche s’inscrit dans l’exploration de ces deux paradigmes, à travers une étude empirique qui visait à mieux saisir les facteurs agissant sur la dynamique de développement de territoires mercéens, notamment les rapports entre villes et campagnes, afin de dégager des contraintes et des facteurs de succès de ces territoires. Il s’agit d’explorer la conjugaison, voire la triangulation de trois méthodes d’analyse, soit spatiale, géostructurale et socio-environnementale.

La dynamique territoriale des MRC : lieu d’exploration de trois méthodes d’analyse

Dans ses réalités matérielles et symboliques, le territoire épouse des enjeux économiques, sociopolitiques et environnementaux. En ce sens, l’adoption d’une approche territoriale du développement sous-tend l’intégration de facteurs historiques, géographiques, culturels, sociaux, selon « une nouvelle pensée contemporaine ”systémique“, ”intégrée“ ou ”interdisciplinaire“ » (Lafontaine, 2005, p. 354). C’est pourquoi, à l’intérieur d’une équipe du Centre de recherche sur le développement territorial (CRDT) travaillant sur la recomposition des territoires, nous avons expérimenté une démarche intégrée (économique, sociale, environnementale, géographique, historique) et multiscalaire (du local au mondial en passant par le microrégional), à partir de trois méthodes d’analyse : la topodynamique, la géographie structurale et l’analyse socio-environnementale. L’analyse empirique plus fine de quatre territoires mercéens permet d’examiner les rapports entre le rural et l’urbain mais aussi la combinatoire entre les dimensions du développement et leur spatialité. Notre objectif principal de recherche[5] vise à mieux comprendre les dynamiques de développement territorial dans le contexte de restructuration mondiale et de réorganisation territoriale par le Québec, notamment avec les lois 170 et 34. La Loi sur les fusions municipales vient, de plein fouet, modifier les rapports de force entre l’urbain et le rural. Ce contexte fait ressortir l’importance de mieux comprendre les tendances qui se dessinent pour l’ensemble des MRC du bassin du Saint-Laurent, à la fois dans les 20 dernières années et dans les 30 prochaines. À cette fin, la méthode de la projection topodynamique a été retenue. De plus, la recherche examine plus finement la dynamique territoriale des MRC de Memphrémagog, Drummond, Papineau et Fjord-du-Saguenay. Elles ont été choisies parce qu’elles offrent la possibilité de faire des comparaisons à l’échelle du territoire québécois : elles ont des trajectoires différentes. Les MRC de Memphrémagog et Drummond étant considérées comme à « fort » développement alors que celles de Papineau et du Fjord-du-Saguenay sont considérées[6] comme à fort potentiel, mais à « faible » développement. D’autres raisons ont motivé notre choix. Notons que les MRC ont des positions géographiques et stratégiques différentes par rapport aux « facilités » d’échanges économiques avec les États-Unis, la MRC de Memphrémagog par exemple étant située le plus près des frontières, et qu’elles sont reconnues comme des destinations récréotouristiques en raison de leurs paysages naturels. En outre, elles ont connu une réorganisation territoriale avec la Loi sur les fusions municipales.

Questionnement initial

Le contexte de restructuration sociospatiale nous a amenés à nous questionner sur les facteurs influençant les différences entre les MRC dites à fort développement et celles à faible développement. Quels sont les déterminants et les facteurs influençant la dynamique territoriale des MRC ? De là, huit questions spécifiques de recherche ont été formulées :

  1. Au-delà des facteurs classiques d’attractivité, quelles sont les conditions d’une mise en valeur durable des territoires en regard des caractéristiques singulières des établissements humains ?

  2. Peut-on observer des liens entre le niveau de développement (fort / faible) des MRC et les caractéristiques de leur environnement social et biophysique ?

  3. Quelles sont les stratégies mises en oeuvre par les acteurs territoriaux pour mieux maîtriser les changements, à la fois exogènes et endogènes ? Quels sont les enseignements à tirer ?

  4. Quel a été l’impact de l’ALÉNA sur les MRC à fort / faible développement et sur les activités économiques liées à l’exploitation des ressources naturelles telles que l’agriculture et la forêt ?

  5. Quels sont les relations et les flux d’activités qui unissent les pôles urbains et leurs territoires ruraux d’appartenance ?

  6. Quelle est l’évolution de la structure industrielle des territoires ? Y a-t-il tendance à la marginalisation ou à l’intégration des MRC dans la zone de leur agglomération d’appartenance ?

  7. Quels sont les facteurs expliquant le fait que certains territoires ont tiré profit de la mutation et d’autres non ?

  8. Une étude prospective topodynamique, que nous venons de réaliser, montrait que le revenu relatif par habitant des régions des Grands Lacs et du Saint-Laurent, des Maritimes, des Prairies et du Centre-Est pourrait avoir tendance à diminuer d’ici 2060, comparé aux autres régions couvertes par l’ALÉNA (Tellier, 2002). Est-ce le cas des MRC considérées du Québec ?

Afin de répondre à ces questions, trois méthodes d’analyse ont été retenues : l’analyse topodynamique, l’analyse géostructurale et l’analyse socio-environnementale.

Des méthodes d’analyse croisées : topodynamique, géographie structurale et socio-environnement

Comparer la performance économique des territoires : l’analyse topodynamique et l’analyse shift and share

L’analyse topodynamique découle directement de la théorie économique spatiale et, plus particulièrement, de la théorie de la localisation (Tellier, 1989, 1992). Elle consiste à trouver les valeurs des paramètres caractéristiques d’un processus complexe de localisation qui permettent de reproduire, sur ordinateur, l’évolution observée d’une distribution spatiale de population ou de production. Une fois ces valeurs établies, il devient possible de simuler sur ordinateur l’évolution prévisible de la distribution spatiale observée au cours des années qui viennent. L’approche topodynamique permet de produire des projections de population et de production sur des périodes de temps relativement longues et ce, avec un haut niveau de cohérence.

Dans le cadre de l’étude, l’approche topodynamique est appliquée à l’ensemble du territoire du bassin du Saint-Laurent comprenant le Bas-Saint-Laurent, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, les régions de Québec et de Chaudière-Appalaches, la Mauricie et les Bois-Francs, l’Estrie, la région de Montréal et des Laurentides et la région d’Ottawa-Gatineau. Ce territoire couvre 1 171 subdivisions de recensement. Six séries de projections sont produites à l’horizon 2030 :

  1. une projection de population basée sur l’évolution observée entre 1981 et 1991 (soit avant l’ALÉNA) ;

  2. une projection de population basée sur l’évolution observée entre 1991 et 2001 (soit après l’ALÉNA) ;

  3. une projection de population basée sur l’évolution observée entre 1981 et 2001 (comprenant les périodes pré-ALÉNA et post-ALÉNA) ;

  4. une projection de production basée sur l’évolution observée entre 1981 et 1991 (soit avant l’ALÉNA) ;

  5. une projection de production basée sur l’évolution observée entre 1991 et 2001 (soit après l’ALÉNA) ;

  6. une projection de production basée sur l’évolution observée entre 1981 et 2001 (comprenant les périodes pré-ALÉNA et post-ALÉNA).

Chacune des projections couvre l’ensemble des 1 171 subdivisions de recensement. La production de chaque subdivision est estimée en répartissant le PIB du Québec entre les subdivisions québécoises au prorata des revenus d’emploi totaux des subdivisions.

La comparaison des projections obtenues à l’horizon 2030 permet de situer la performance des quatre MRC étudiées par rapport à celle de l’ensemble de la région du bassin du Saint-Laurent, en cernant quelque peu l’impact relatif qu’a pu avoir l’introduction de l’ALÉNA sur chacune d’elles. Ces projections ont aussi pour objet de susciter des réactions, des commentaires et des discussions chez les divers responsables des MRC étudiées lors d’une série d’entrevues collectives. Il convient de souligner que les projections topodynamiques obtenues pourront être analysées à la lumière des études topodynamiques réalisées antérieurement et qui concernent l’ensemble de l’Amérique du Nord (Tellier, 1993, 1995 et 1997), le bas bassin du Saint-Laurent (Tellier, 1998 et 1999), la grande région de Montréal (Tellier, 2002) et le monde entier (Tellier, 2002). Cet exercice est essentiel à la compréhension des dynamiques actuelles de développement territorial dans le vaste contexte de la mondialisation.

La méthode shift and share complète cette analyse en distinguant, dans la performance économique de chaque MRC, ce qui est attribuable :

  1. à la croissance générale de l’économie ;

  2. à la composition industrielle de chaque MRC étudiée ;

  3. aux conditions régionales propres à chaque MRC.

La mise en parallèle des projections topodynamiques et des résultats du shift and share cernera les points forts et les points faibles des quatre MRC étudiées, à l’aide de l’analyse géostructurale et socio-environnementale.

Saisir le fondement de la valorisation des territoires : l’analyse géostructurale

Nombre d’auteurs, de chercheurs et de commentateurs ont abordé le phénomène des dynamiques spatiales. Sous plusieurs aspects, ils définissent ce phénomène en fonction de rapports particuliers mais surtout « économiques », entre les acteurs et les milieux. Serait-il possible de qualifier autrement ce qui détermine les dynamiques spatiales, qui prennent aujourd’hui une place de premier plan dans la compréhension du développement et des potentialités d’une région ? Quel est le rôle de la spatialité et comment arrive-t-on à décrypter la « dynamique interne » d’un territoire ? Qu’est-ce qui est au fondement de la valorisation des territoires et qui a permis à des régions, comme celles de Charlevoix ou des Cantons-de-l’Est, d’atteindre une réelle notoriété à cet égard ? Ce qui est présenté ici constitue une nouvelle objectivité géographique concernant la valeur accordée à un territoire (Gagnon, 2003). Jumelée aux deux autres méthodes, nous proposons une analyse géostructurale pour tenter d’expliquer les déterminants profonds qui influencent la « dynamique interne » d’un milieu. La géographie structurale (Ritchot, 1991 ; Desmarais et Ritchot, 2000) permet de rendre compte de la genèse, du développement, de la transformation et de l’évolution d’un territoire, moyennant le recours à trois théories que Gaëtan Desmarais a unifiées dans sa Morphogenèse de Paris (1995). Ces trois théories s’inscrivent dans le champ général du structuralisme scientifique. L’une d’entre elles, la théorie de la forme urbaine élaborée à partir de 1975 par Gilles Ritchot, a donné lieu à un certain nombre de prémisses (Ritchot, 1985, p. 23-45), que Gaëtan Desmarais a ramenées à ces deux propositions : i) Les phénomènes d’établissements humains relèvent d’une « structure morphologique abstraite » qui contraint la spatialisation des formes architecturales ; ii) Les sens « anthropologique et politique » constituent la dynamique interne de la morphogenèse des établissements humains.

En plus d’avoir explicité les prémisses de la théorie de la forme urbaine, Gaëtan Desmarais les a recyclées en un parcours d’engendrement par niveau : le « parcours morphogénétique de l’établissement humain » (Desmarais, 1992, p. 251-273 et 1995, p. 49-95 ; Desmarais et Ritchot, 2000, p. 61-86). Ce parcours traverse des niveaux rapportés, dans le cas de la géographie structurale, à trois couches de spatialité. Le parcours morphogénétique selon Gaëtan Desmarais reconstitue un processus « émergentiel » d’engendrement, allant de la couche profonde de l’investissement de signification vers la couche de surface des manifestations sensibles des établissements humains. La méthodologie permet de comprendre « comment des faits d’essence non spatiale, relevant de différents ordres structurels (anthropologique, géopolitique et économique), acquièrent une certaine localisation dans l’espace géographique » (1995, p. 34). Les prémisses de la théorie de la forme urbaine (Ritchot, 1985), complétées par l’argument du parcours morphogénétique de l’établissement humain (Desmarais, 1995) en ce qui a trait au niveau de spatialité « anthropologique », appuieront l’analyse de la valorisation des territoires à l’étude.

Dans cette perspective, il s’agit de préciser les deux enjeux suivants. D’abord, 1) le rôle déterminant de la valorisation pionnière des territoires dans la structuration d’un espace. Il s’agit de montrer que des motivations anthropologiques et socioculturelles ont contribué à la mise en valeur de certains paysages, ainsi qu’à leurs valorisations et leur stabilité jusqu’à aujourd’hui. Pour ce faire, nous analysons les représentations anciennes (cartes postales, oeuvres romanesques et toiles de peintres), la toponymie et l’évolution de l’image du territoire véhiculée à partir des guides touristiques. Ensuite, 2) le profil de la perception actuelle des territoires est mis en relation avec le premier enjeu pour valider l’apport des déterminants anthropologiques. Il s’agit de montrer que la valorisation pionnière est à l’origine des perceptions actuelles du territoire. Pour ce faire, les demandes de protection, la valeur accordée aux territoires dans les schémas d’aménagement et les données sur le patrimoine sont analysées.

Le décryptage de cette dynamique interne, liée à l’investissement de signification anthropologique dans un espace, informe des aires ou des domaines qui permettent d’établir une différenciation qualitative des territoires. Ainsi, certains lieux sont valorisés, d’autres moins ou pas du tout. Ce processus détermine donc une catégorisation hétérogène de l’espace géographique considéré. Une fois le caractère des territoires bien dégagé, nous comprendrons comment s’effectue l’engendrement des potentialités territoriales. En fait, on pourra répondre à la question suivante : comment aller de la diversité des faits et des événements à un objet de connaissance qui, d’une part, prend en charge la description de cette diversité et, d’autre part, permet de remonter à la modélisation d’un territoire ?

Cette lecture géographique structurale jette un nouvel éclairage sur la question des processus complexes à l’origine de l’organisation territoriale qui mobilise tant les acteurs régionaux. Elle permettra d’établir de quelle façon les lieux ont été investis de valeurs anthropologiques, leur conférant une charge émotive profonde dans le cadre de la construction de leur identité. Une cartographie de la valorisation des territoires permettra en outre de considérer, sous un autre angle, des enjeux du développement et des potentialités, en faisant ressortir les concordances et les contradictions entre les occupations de surface existantes ou projetées et une structure de positions d’emblée « hétérogènes », une structure qui contraint diversement les occupations et leur rendement économique. Ces résultats seront enrichis par ceux découlant de la troisième méthode retenue dans la recherche, l’analyse socio-environnementale.

Documenter les enjeux du développement durable viable : l’analyse socio-environnementale

La documentation des enjeux du développement durable et viable (DDV), à l’échelle d’un territoire donné, est une des étapes de la planification territoriale de ce nouveau mode de développement. Pour déterminer quelles sont les priorités qu’une communauté rurale veut se donner pour atteindre des objectifs de DDV, celle-ci a besoin d’un document synthèse, vulgarisé et accessible, à savoir un état des lieux qui offre une sorte de diagnostic du territoire de vie et d’appartenance. Ce type de démarche et d’outil fait partie de l’analyse socio-environnementale stratégique. Elle vise plus particulièrement à établir des liens transversaux, entre le social (au sens large) et l’environnement, et des boucles rétroactives et cumulatives entre l’environnement, comme construit social, et les impacts des activités humaines sur la qualité de l’environnement. Ce dernier est un construit social au sens où la façon dont il est conçu (extérieur à l’humain ou partie intégrante de la biosphère, avec des ressources finies ou infinies, par exemple), et la valeur qui lui est accordée (économique, symbolique, esthétique, spirituelle, etc.) influent sur les modes de conservation, de consommation, de services et de production.

Cette méthode d’analyse s’inscrit dans le courant de recherche appliquée sur la planification territoriale et l’évaluation des incidences sociales et environnementales de l’aménagement et du développement (changement planifié). La pertinence de la méthode socio-environnementale s’appuie sur la mise en lien des conditions « objectives »[7] de vie d’un milieu donné, de l’état de l’environnement à l’échelle d’un territoire et des représentations d’acteurs par rapport à ce même territoire. Elle campe et ancre des concepts et outils, tels la gestion intégrée des ressources et des sites naturels[8], le contrôle des risques socio-environnementaux[9]. Cette méthode est aussi utilisée dans des pratiques, tant d’aménagement, de développement local et d’économie sociale que des secteurs de santé publique[10], de transport soutenable et de logement[11]. Villes et villages en Santé, Communautés viables et les Agendas 21 locaux, de même que les organismes de coopération internationale utilisent largement ce cadre d’analyse. Pas surprenant qu’elle soit devenue un champ de formation universitaire[12] en adéquation avec l’éducation environnementale[13].

L’analyse socio-environnementale adopte une vision multidimensionnelle du développement, une transversalité dans l’analyse des problématiques, une mobilisation des compétences et, de façon incontournable, une mobilisation des savoirs des populations concernées, voire affectées à l’aide de la recherche participative (recherche-action). Par exemple, pour chaque MRC retenue des enjeux transversaux de DDV, tels que l’équité et la cohésion sociale, la démographie, l’emploi local, la gouvernance, la mise en valeur de l’environnement, etc., ont été définis. De fait, il s’agit de faire un portrait longitudinal du capital environnemental, culturel, patrimonial, économique d’une collectivité à partir d’un certain nombre d’enjeux, de variables et d’indicateurs. La démarche méthodologique pose aussi la question des forces et des faiblesses du territoire en vue d’éclairer des avenues possibles de planification et d’action.

La vitalité des communautés rurales constitue un enjeu régional, national et même planétaire qui pose des questions politiques dépassant largement le contenu du présent article : quel équilibre entre le rural et l’urbain ? Quelle redistribution de la richesse ? Quelle protection pour ces territoires ? Quelles politiques d’occupation du territoire ? D’autant que plusieurs dizaines d’espaces québécois sont en situation de survie, quand ce n’est pas une région complète. Pour préserver la sociodiversité (villages, coutumes, cultures, communautés autochtones, modes de vie, etc.) de ces espaces menacés, tel un réservoir de biodiversité, une multitude d’acteurs tentent de relever des défis et à travers plusieurs actions. Solidarité rurale, les Centres locaux de développement (CLD) et les Sociétés d’aide au développement des collectivités (SADC), pour ne nommer que ceux-là, font partie de ce mouvement appuyant les initiatives de repositionnement territorial et, parfois même, de sauvetage de collectivités fragilisées. Ils travaillent aussi à sensibiliser les gouvernements, les gestionnaires privés et publics, voire les populations rurales elles-mêmes, à maîtriser les changements et les risques, à esquisser l’avenir, à relever les défis de l’occupation du territoire québécois[14] ! À ce titre, les scientifiques participent, par la diffusion de leurs connaissances et résultats de recherche, à la fabrication des représentations du rural et des collectivités fragilisées, soit en amont (conceptualisation de nouvelles réalités, prospective, projection), soit en aval (systématisation/formalisation des nouveaux phénomènes et pratiques en cours).

Les méthodes d’analyse et les terrains choisis ont permis, à ce jour, de créer des ponts entre des approches à caractère déterministe et rationaliste (topodynamique et géostructurale) ainsi que phénoménologique (socio-environnementale). Mais l’intégration n’est pas évidente pour les chercheurs et ne permet pas pour l’instant de répondre au poids des capacités des acteurs locaux par rapport au poids des déterminants économiques et mondiaux. Tout au plus, pouvons-nous décrypter quelques-uns des multiples visages de la ruralité québécoise, notamment dans la variance des réponses données par les acteurs face aux mêmes contraintes externes. L’approche du développement durable viable met en exergue l’enjeu territoire dans ses dimensions humaine et construite, faisant le pari qu’au-delà du cynisme sur le changement durable, c’est la fonction et l’éthique même du développement qui est en cause : remettre au centre du développement l’humain, à travers un projet collectif partagé et ancré dans un territoire apprenant.