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La gestion forestière au Québec comme au Canada a été dominée jusqu’à récemment par un « modèle industriel » (Beckley, 1998) orienté quasi exclusivement vers la récolte massive de matière ligneuse et marqué par une prise de décision centralisée dans les mains des compagnies forestières et des experts de l’État. De l’avis de plusieurs commentateurs, ce modèle est en crise, laissant une certaine place à des nouvelles formes de valorisation du patrimoine forestier ainsi qu’à de nouveaux acteurs appelés à participer à la prise de décision. Plusieurs travaux récents réalisés par des chercheurs du champ de la foresterie ont permis d’analyser ces transformations du point de vue de la diversification des usages au-delà de la matière ligneuse (récréotourisme, biodiversité, etc.) et de l’intégration des considérations environnementales dans les modes de gestion (Grondinet al., 2003 ; Salazar et Alper, 1996 ;Glon, 1999). Cependant, la plupart des recherches ont assez peu analysé les dimensions sociopolitiques des transformations du modèle de gouvernance. Pourtant, les changements récents apportés à la gouvernance des forêts publiques touchent aussi le rôle des divers acteurs à l’échelle locale (Lecomte, Martineau-Delisle et Nadeau, 2005) et soulèvent ainsi des questions importantes du point de vue du développement régional.

Nous faisons appel au concept de développement territorial pour mieux éclairer les transformations de la gouvernance des forêts publiques. La notion de territoire a été introduite dans la réflexion sur le développement dans le cadre d’une critique des courants « fonctionnels » qui ont dominé le développement autant régional qu’international. Les travaux pionniers de John Friedman et Clyde Weaver (1979) ont montré comment la planification régionale dominante est fonctionnelle parce qu’elle pense le développement des régions sans égard aux dynamiques locales. Penser le développement territorial pour Friedman et Weaver, et pour bien d’autres qui vont les suivre, c’est penser un développement dont l’impulsion provient de l’intérieur et qui s’explique par la spécificité des territoires locaux. La compréhension du territoire que l’on peut situer au coeur de l’émergence du développement local (Jean, 1989; Chiasson, 2000) a été reprise par plusieurs approches (milieux innovateurs, districts industriels, etc.) qui voient les dynamiques territoriales (la culture locale, le savoir-faire, les synergies entre les acteurs, l’identité, etc.) comme une condition sine qua non de réussite des régions dans la nouvelle économie. Pour plusieurs, cette montée des territoires s’inscrit également dans un nouveau paradigme de développementdurable qui propose de dépasser la distinction séculaire entre environnement naturel et intérêts humains (Klein et Waaub, 1996 ;Gagnon, 1994).

La notion de territoire est aussi mobilisée par une autre tradition de recherche qui cherche plutôt à mieux comprendre l’évolution des politiques publiques et de l’action publique. De ce point de vue qui n’est pas sans lien avec le développement régional, le territoire n’est pas tant une réponse à un développement régional fonctionnel mais bien à des politiques publiques sectorielles élaborées à l’échelle de l’État-nation. Pour les auteurs de cette tradition (Douillet, 2005 ;Biarez, 1998), le déplacement de l’action publique issue de sa territorialisation permet la création de ce que Daniel Béhar (2000) qualifie de « nouveaux territoires de l’action publique ». Ces nouveaux territoires se veulent des lieux où les acteurs locaux cherchent à mettre en place une certaine horizontalité et à se doter d’une certaine marge de manoeuvre face aux silos institutionnels des États centraux.

Ces deux approches ont leurs différences. D’un côté, la territorialité renvoie à un ensemble de ressources tant matérielles qu’immatérielles (capital social, identité, synergies, culture entrepreneuriale, environnement naturel local, etc.) que les acteurs locaux peuvent mobiliser (ou pas) en vue du développement (Maillat, 1992). D’un autre, le territoire représente des nouveaux cadres spatiaux qui s’imposent à l’action publique et qui se rajoutent de façon plus ou moins cohérente aux territoires institutionnels nationaux (Saez, Leresche et Bassand, 1998 ;Bhérer, Collin, Kerrouche et Palard, 2005). Elles sont tout de même assez complémentaires (sur le plan heuristique du moins) en ce sens qu’elles insistent toutes deux sur la centralité des dynamiques entre les acteurs localisés dans la compréhension du social.

Ces deux traditions de réflexion sur le territoire se croisent et se rejoignent dans la pensée de plusieurs auteurs préoccupés à la fois de questions de développement local et de recomposition du politique. C’est le cas des travaux d’Anne-Cécile Douillet (2005) et ceux de Bruno Jean (2000) sur les politiques rurales en France et au Québec, et de Claude Jacquier (2005) sur le développement urbain. Ces trois auteurs voient un glissement dans les politiques de développement d’une logique sectorielle vers une logique territoriale. À l’instar de ces chercheurs, nous ferons appel à ces deux traditions pour éclairer l’évolution actuelle du secteur forestier. Dans quelle mesure le territoire devient-il pertinent pour la compréhension de la gouvernance des forêts publiques ? Dans quelle mesure la forêt participe-t-elle d’un mode de développement plus territorial ? Pour répondre à ces questions, nous adoptons deux types d’analyse complémentaires : celui des politiques publiques et de leur évolution dans le temps et celui de la pratique locale et régionale en matière de forêts. Dans cette dernière perspective, nous présenterons les premiers résultats d’une recherche portant sur la gouvernance locale des forêts dans les régions de l’Abitibi-Témiscamingue et l’Outaouais. Ces résultats permettront non seulement de voir l’ancrage grandissant de la gestion forestière dans les territoires locaux mais également les limites de cette territorialisation.

L’évolution des politiques forestières d’après-guerre

L’évolution des politiques forestières canadiennes et québécoises a déjà été décrite par plusieurs auteurs (Blais, 2005 ; Boucher et Dupuis, 2005 ;Chiasson, 2004; Blais, 1992). Généralement, on s’entend pour dégager trois grandes périodes[1]. La première est marquée par le laisser-faire où l’État se contente pratiquement de réclamer des droits de coupe de la part des industriels. Cette situation s’étendrait du XIXe siècle jusqu’à la première moitié du XXe. Elle laisserait progressivement place à une seconde marquée par la gestion bureaucratique et scientifique des approvisionnements où l’État et les compagnies forestières sont les acteurs centraux. La deuxième période, essentiellement de l’après-guerre, signifie l’occultation du territoire au profit de logiques sectorielles et fonctionnelles tandis que la troisième période marque un certain retour de la logique territoriale. Plus difficile à caractériser faute de recul historique, celle-ci est marquée par une crise[2] du modèle étatique dominant et la recherche de nouveaux « partenaires » dans la gestion des forêts publiques[3].

Le territoire occulté

Cette étude touche essentiellement la gestion des forêts publiques qui représentent tout de même une très large majorité du couvert forestier québécois. Comme le fait remarquer Thomas Beckley (2005), le mode de gestion des forêts publiques doit être distingué de celui des forêts privées qui est moins monolithique. Le modèle industriel qu’esquisse Beckley est celui qui a largement dominé la seconde période. Du point de vue d’une analyse territoriale, ce modèle semble bien s’inscrire dans un développement « déterritorialisé » au sens où l’entend Nicole May, c’est-à-dire un développement s’appuyant essentiellement sur des ressources exogènes et où les industries sont assez peu raccrochées à des espaces locaux particuliers et donc dépendant peu des ressources territoriales endogènes. Le régime forestier de la période d’après-guerre garantit aux compagnies, dont le siège social est souvent à l’extérieur de la région, un accès quasi exclusif à la ressource forestière pour la récolte et la première transformation (sciage et pâtes et papiers) du bois (GRIP, 2005 ; Chiasson, Boucher et Martin, 2005). La récolte et la transformation du bois s’appuient sur une force de travail locale qui est pour l’ensemble relativement peu spécialisée (Mercure, 1996) et sur des productions à faible valeur ajoutée. Bref, il s’agit d’une industrie forestière qui s’inscrit en bonne partie dans une économie fordiste qui selon la description qu’en fait Charles Sabel (1994, p. 102 et suiv.), disjoint de plus en plus la production des entités régionales.

D’autre part, d’un point de vue emprunté à l’analyse des politiques publiques, on peut aussi constater comment la logique territoriale est écartée. À l’instar d’Anne-Cécile Douillet (2005), nous considérons que la territorialisation des politiques publiques et de l’action publique renvoie à au moins deux choses : « les problèmes publics tendent à être définis et pris en charge de façon plus localisée » et l’introduction d’une « transversalité » et donc d’une action collective plus poussée s’appuyant sur des interactions entre des acteurs provenant de secteurs différents. Dans le modèle industriel d’après-guerre, les politiques forestières sont sectorielles tout d’abord parce que le pouvoir de décision et de gestion est centralisé auprès de grands acteurs qui sont structurés à l’échelle québécoise. L’État produit des normes qui s’appliquent sur l’ensemble du couvert forestier sans égards à la diversité régionale des forêts (diversité des essences mais également diversité des potentiels forestiers). Les grands acteurs sociaux appelés à intervenir dans la gestion forestière trouvaient eux aussi une cohérence à l’échelle nationale. C’est le cas pour les professionnels (l’Ordre des ingénieurs forestiers par exemple) qui se sont dotés de structures de représentation à l’échelle québécoise. Traditionnellement, cette organisation laissait aux communautés territoriales un rôle de soutien (fournir de la main-d’oeuvre) et ne concède aux territoires et aux institutions territoriales que très peu de poids dans la gestion des forêts.

On peut ajouter dans une même veine que les pratiques forestières s’appuient également sur un seul type de savoir ou un seul référentiel pour reprendre le langage des politiques publiques. Ce savoir dominé par l’expertise scientifique et dirigé vers l’exploitation intensive de la matière ligneuse tend à exclure d’autres points de vue, en particulier celui des communautés autochtones mais aussi celui de bien d’autres groupes d’intérêts. Les politiques d’après-guerre sont de nature sectorielle dans un second sens. Elles pouvaient prétendre à une certaine autonomie par rapport à d’autres secteurs, celui du développement régional par exemple. Même si les forêts publiques représentent un enjeu capital pour le développement des régions québécoises, le secteur forestier a longtemps évolué à partir d’un langage et des préoccupations qui lui sont propres et sans se préoccuper outre mesure des questions de développement des régions.

Le retour de la territorialité

La troisième période est marquée par la crise du modèle industriel, non seulement parce que les approvisionnements en bois de qualité deviennent de plus en plus difficiles mais surtout à cause d’une perte de confiance de la population dans les institutions chargées de la gestion des forêts. Cela se traduit par des (traduction) « demandes de démocratisation de la gestion des forêts » (Beckley, 1998, p. 736) de la part d’acteurs auparavant exclus parce que ne provenant pas du couple industrie-État. Les réponses apportées à cette crise depuis les années 1980 ont ouvert certaines brèches dans le modèle industriel. Après avoir longtemps donné aux propriétaires d’usines de transformation un accès monopolistique aux ressources ligneuses, les législations récentes ont commencé à permettre l’émission de baux forestiers à d’autres acteurs qui trouvent un ancrage plus local : des petits entrepreneurs locaux mais également des municipalités ou des MRC. Dans cette mouvance, il semble tout particulièrement pertinent de souligner l’expérience des « terres publiques intramunicipales (TPI) ». À compter de 1995, le gouvernement va décentraliser aux MRC la gestion des terres publiques (agricoles et forestières) situées à l’intérieur des limites municipales (Carrier, 1995).

Ce projet de décentralisation est significatif pour une lecture territoriale de plusieurs façons. En décentralisant les forêts intramunicipales, le gouvernement tente de faire des dernières un outil de développement régional dans les mains des acteurs publics locaux. Le gouvernement permet de définir les usages de la forêt locale, et l’encourage par des fonds aux MRC. Cet usage peut aller bien au-delà de la traditionnelle première transformation de la matière ligneuse (Désy, 1995). On peut inscrire cette expérience dans la lignée du développement territorial dans la mesure où ce sont les acteurs publics locaux qui ont le soin de définir la voie de développement à suivre et la meilleure façon de mettre en valeur la forêt locale avec les diverses ressources qu’elle peut offrir.

Dans son étude sur les politiques rurales en France, Anne-Cécile Douillet fait appel au concept de politiques procédurales pour apporter certaines précisions sur la spécificité des politiques de développement territorial. « Elles proposent des scènes d’action pour structurer des échanges sur le thème du développement local plus qu’elles ne définissent un contenu : ce sont des politiques procédurales » (Douillet, 2005, p. 79). L’expérience des TPI fait voler en éclats les anciens cadres sectoriels des politiques forestières. Comme les politiques de développement territorial analysées par Douillet, les politiques forestières deviennent plus procédurales, laissant plus de marge de manoeuvre aux acteurs territoriaux et contestant ainsi la distinction sectorielle entre forêts et développement régional.

À compter de 2001, le gouvernement a mis de l’avant la nécessité pour les bénéficiaires de permis d’exploitation forestière[4] de mettre en place, lors de sa planification, des mécanismes permettant la conciliation avec les autres usagers et intérêts forestiers (propriétaires de pourvoiries et autres promoteurs récréotouristiques en forêt, municipalités, associations de chasse et pêche; acériculteurs, etc.). Cela a permis la mise sur pied de tables de gestion intégrée des ressources (GIR) dans plusieurs régions du Québec, qui laissent poindre une certaine transversalité puisqu’il inaugure le principe voulant que la prise en compte d’une diversité d’intérêt soit pertinente pour assurer une gestion saine de la forêt. Nous reviendrons sur les GIR lors de notre présentation des dynamiques locales en Abitibi-Témiscamingue et en Outaouais.

Il faut prendre garde de ne pas exagérer l’importance de la dimension territoriale dans les politiques forestières. Les innovations introduites dans le régime forestier depuis quelques décennies accordent assurément un ancrage territorial nouveau mais ces innovations doivent également être vues comme des brèches dans un modèle de gouvernance qui reste à plusieurs égards fortement sectoriel et industriel. Le poids des grands acteurs sectoriels (l’État et les grandes entreprises) et du cadre national n’a pas disparu pour autant de sorte que les éléments territoriaux introduits récemment doivent cohabiter avec un modèle dont le penchant industriel est encore solide. Lecomte, Martineau-Delisle et Nadeau (2005) font remarquer que, dans le contexte québécois et contrairement à d’autres provinces, ce sont les industriels qui sont chargés d’animer les processus de conciliation avec les autres intérêts forestiers. La tendance au Québec, comme ailleurs, semble tout de même diriger la politique forestière vers une plus grande place pour les acteurs du territoire. Comme le fait valoir Boisseaux (2005), les dynamiques territoriales et sectorielles ne s’opposent pas nécessairement et peuvent très bien cohabiter dans une même politique publique tout en s’alimentant l’une l’autre. Pour bien voir comment les dynamiques sectorielles et territoriales s’articulent, il semble important de déplacer maintenant la lunette vers le local. C’est ce que nous ferons dans la prochaine section.

La territorialité dans les pratiques locales

Nous présentons dans cette deuxième section les premiers résultats d’une recherche menée dans deux régions québécoises, l’Outaouais et l’Abitibi-Témiscamingue, sur les initiatives de gouvernance locale[5]. Ces deux régions ont été fortement marquées par l’industrie forestière. L’Outaouais sera parmi les premières régions au Canada à se doter d’une foresterie industrielle. Malgré une intégration poussée du coeur urbain de l’Outaouais à l’agglomération d’Ottawa et à l’économie tertiaire (Gilbert, 2001), la périphérie rurale de la région[6] reste très dépendante des activités forestières et est reconnue comme une « région-ressource » par le gouvernement québécois. L’Abitibi-Témiscamingue (AT) a aussi une histoire marquée par l’industrie forestière qui continue d’y jouer un rôle de premier plan. L’AT est plus éloignée du coeur métropolitain et compose avec une économie moins diversifiée que celle de l’Outaouais dans son ensemble. Tout comme l’Outaouais rural, elle doit faire face à certains défis sociaux associés à la périphérie québécoise : forte migration des jeunes, faible attractivité, desserte de services publics difficile, etc. L’objectif premier de ce projet[7] n’était pas d’interroger la dimension territoriale des pratiques forestières locales mais des dimensions intéressantes, du point de vue de la territorialité, se sont tout de même manifestées. Bien que notre étude porte sur six projets, nous en présentons deux par souci de concision.

Les deux projets sont en fait des Tables GIR de deux régions du Québec : une première en Outaouais et une seconde en AT (Rouyn-Noranda). La première opère à l’ouest de l’Outaouais (MRC de Pontiac) sur des territoires qui sont mis sous CAAF tandis que la seconde a pris forme sur un territoire de la MRC de Rouyn-Noranda (AT) qui englobe des terres publiques intramunicipales et des terres soumises au régime des CAAF (Chiasson, 2005). Les éléments d’analyse que nous présentons ici s’appuient sur les entrevues semi-dirigées réalisées auprès d’intervenants publics, privés et associatifs de chacun de ces projets ainsi que de recherches documentaires afin de mieux refaire le portrait de ces initiatives. Les 9 personnes rencontrées pour la Table GIR de l’Outaouais tout comme les 11 personnes pour la Table GIR à Rouyn-Noranda sont des représentants des divers secteurs qui ont été appelés à y siéger : autant des représentants d’organismes publics et parapublics (bureaux régionaux du ministère des Ressources naturelles ainsi que celui de la Faune et des parcs du Québec, MRC et CLD), du privé (les bénéficiaires de CAAF, les propriétaires de pourvoiries) et des associations « socio-forestières »[8] (Zone d’exploitation contrôlée, associations autochtones, clubs de chasse et pêche, associations de lacs). Cela permet de voir la grande diversité des intérêts mis à contribution dans la construction des Tables GIR en Outaouais tout comme en AT.

Les Tables GIR

La naissance des Tables GIR peut être attribuée à une volonté du gouvernement québécois de faire plus de place aux divers intérêts forestiers dans la gestion des forêts publiques. La récolte intensive de la matière ligneuse dans les zones sous CAAF occasionne souvent des perturbations importantes (dépérissement des paysages, dégradation des cours d’eau et des habitats fauniques, etc.) pour d’autres utilisateurs de la forêt (pourvoiries, associations de chasse et pêche, entrepreneurs touristiques, etc.) et des conflits. Ces derniers ont longtemps considéré, non sans raison, que les politiques forestières laissaient très peu de place à leurs préoccupations. Cependant, plusieurs provinces canadiennes et plusieurs pays ont progressivement encouragé la mise en place de mécanismes permettant à ces autres utilisateurs de faire valoir leur point de vue et leurs intérêts. Dans le cas québécois, les changements apportés en 2001 à la Loi sur les Forêts (Québec) ont rendu nécessaire l’intégration des différentes parties prenantes dans les exercices de planification des opérations forestières locales des compagnies. C’est de cette obligation que découle la mise sur pied de plusieurs Tables GIR, principalement sur des territoires de CAAF. Le mandat de ces GIR est d’une part de permettre aux organismes ayant divers intérêts forestiers locaux de participer à l’élaboration des plans d’aménagement mais également de développer une gestion plus consensuelle des forêts locales.

La Table GIR de la région de l’Outaouais nous a particulièrement intéressés, parce qu’elle travaille sur deux « aires communes »[9], soit la 71-21 et la 71-04, toutes deux situées sur le territoire de la MRC de Pontiac. Puisque les parties prenantes de ces deux aires communes étaient essentiellement les mêmes, les intervenants ont décidé de créer une seule Table GIR regroupant les deux aires. En AT, nous nous sommes interrogés sur la GIR de la MRC de Rouyn-Noranda. Cette dernière est assez exceptionnelle puisqu’elle porte sur l’ensemble du territoire forestier public de la MRC plutôt qu’uniquement sur des territoires sous CAAF. Elle inclut ainsi autant les TPI gérés par la nouvelle Ville de Rouyn-Noranda[10] que des territoires sous régime de CAAF. C’est ainsi la Ville de Rouyn-Noranda, plutôt que les bénéficiaires de CAAF, qui s’est chargée de la planification forestière et de l’animation de la Table GIR.

Table GIR et développement du territoire local

Le développement territorial renvoie tout d’abord à une logique de développement s’appuyant sur des ressources endogènes. L’objectif initial des deux GIR étudiés n’était pas nécessairement de promouvoir de nouveaux usages de la forêt qui pourraient servir de leviers de développement. La volonté manifeste, autant de la Loi que des promoteurs des Tables GIR locales, était de mieux reconnaître des usages émergents ou déjà en place et de mieux les réconcilier avec la pratique des compagnies forestières. Cependant, comme nous l’a fait remarquer un répondant à Rouyn-Noranda (entrevue A2), une meilleure coordination entre les divers usagers pourrait très bien s’avérer une étape nécessaire éventuellement pensée en fonction de stratégies de développement mieux arrimées s’appuyant sur la ressource forestière locale.

Les propos de ce répondant suggèrent que les Tables GIR ont un rôle à jouer dans la création ou le renforcement des synergies entre les acteurs qui gravitent autour de la forêt. Cette synergie entre les acteurs oeuvre dans des espaces de proximité est vue à maintes reprises par différents auteurs comme une condition et une ressource territoriale importante pour assurer un développement autant économique que social des régions. La création de synergies n’allait cependant pas de soi dans les deux Tables GIR observées, tant les intérêts et les représentations des acteurs étaient difficilement conciliables. Dans le cas de Rouyn-Noranda tout comme en Outaouais, les débuts ont été marqués par des méfiances fortes notamment entre les industriels et les représentants des autres champs d’action. De l’avis de plusieurs répondants (entrevues O4 et A1), ces méfiances ont fait en sorte que les Tables ont opéré selon une logique plutôt dominée par la confrontation entre les autres acteurs qui acheminent des demandes aux industriels et ceux qui se replient sur les normes du régime forestier et sur un langage et un savoir technique souvent nébuleux pour les autres acteurs. Progressivement, et au prix d’efforts importants pour dépasser les méfiances de part et d’autre, une meilleure compréhension a commencé à prendre place. Une répondante en Outaouais avance à ce sujet : « le travail d’échange est très important et ce travail en est devenu un de collaboration. Cet échange a mené à une écoute positive des deux côtés : socio-forestiers et industriel […] On est rendu à l’étape où la majorité des gens se comprennent. Le langage est rendu commun » (entrevue O4).

Les synergies et les compréhensions communes qui se créent autour des Tables GIR restent cependant relativement fragiles. Tant en Abitibi-Témiscamingue qu’en Outaouais, la venue de nouveaux représentants à la Table (notamment en raison du roulement de personnel dans les organismes déjà présents) signifie souvent de nouvelles objections et de nouvelles méfiances, même une fois qu’un consensus se soit forgé. Cela soulève d’une part la question du rapport de rétroaction entre la Table GIR et les organismes représentés et, d’autre part, le défi constant que représente la conciliation des intérêts forestiers divers.

Si les Tables GIR ont permis d’amorcer une synergie entre les acteurs, elles ont surtout conduit à une certaine appropriation de la forêt par les acteurs territoriaux. La gestion des forêts publiques s’est appuyée, depuis la période d’après-guerre, sur un savoir spécialisé que les intervenants territoriaux maîtrisent peu parce que la gestion leur a largement échappé par le passé. L’inclusion de ces acteurs dans les Tables GIR fait en sorte qu’ils sont confrontés à mieux comprendre la gestion forestière dans toute sa complexité et à mieux se l’approprier. Bien entendu, cette appropriation est possible et plus facile dans la mesure où les experts (tant ceux de l’État que de l’industrie) tiennent un langage accessible aux autres acteurs qui sont moins empreints de technicité. Si plusieurs répondants socio-forestiers se sont plaints du caractère inaccessible des discussions à la GIR, du moins au début, cette relation semble s’être améliorée par la suite. « Les industriels ont maintenant le réflexe de vulgariser au fur et à mesure. C’est beaucoup plus efficace car les industriels et les socio-forestiers se comprennent. Ils ont aussi la capacité de prévoir les points qui peuvent déranger les socio-forestiers » (entrevue O4).

L’expérience GIR permet également à certains acteurs territoriaux de mieux se positionner dans la gestion forestière. La Ville de Rouyn-Noranda n’avait jamais eu à s’occuper de questions forestières et ne disposait d’aucune expertise professionnelle allant en ce sens. Le rôle central de la municipalité dans la mise sur pied et l’animation de la Table a permis d’en faire un interlocuteur important sur les questions forestières locales au même titre que les « experts » de l’État et des compagnies. Cela en plus de renforcer sa capacité d’assurer une gestion éclairée de ses lots intramunicipaux.

GIR et territorialisation des politiques publiques

Nous retenons deux dimensions puisées notamment chez Douillet (2005) pour mieux circonscrire la territorialisation des politiques forestières : l’émergence d’une transversalité et celle d’un « bien public local ». Pour ce qui est de la transversalité, les Tables GIR représentent un effort certain d’instituer des forums où les divers intérêts et perspectives sur la forêt peuvent se croiser et se rencontrer. Déjà, le nom gestion intégréedes ressources suggère la recherche d’une meilleure reconnaissance du caractère multifonctionnel du patrimoine forestier. De façon formelle, c’est-à-dire dans l’esprit de la Loi, les Tables GIR se veulent un mécanisme permettant une planification forestière où les préoccupations des diverses parties prenantes sont prises en compte. Dans quelle mesure celles que nous avons observées en Outaouais et à Rouyn-Noranda ont-elles permis de dépasser la vision sectorielle de la forêt pour offrir une meilleure intégration transversale des points de vue sur la forêt ?

La Loi des Forêts ne fixait pas clairement ceux qui pouvaient ou devaient participer aux exercices de planification forestière des aires communes, ce qui permettait aux promoteurs locaux des GIR de définir qui serait invité ou non à participer aux travaux. À Rouyn-Noranda comme dans le Pontiac, l’invitation de participer a été lancée au départ[11] à tous les organismes perçus comme ayant un intérêt par rapport à la forêt, soit les groupes de préservation de la forêt, les associations de chasseurs et de trappeurs, les communautés autochtones, les propriétaires de pourvoiries, les clubs de plein air ou les promoteurs de pistes cyclables en forêt. Cette large représentation a diminué puisque certains groupes se sont rapidement retirés – c’est le cas à Rouyn-Noranda d’une association vouée à la préservation de la forêt qui s’est plus ou moins retirée de l’initiative parce qu’elle percevait une incompatibilité de ses objectifs avec ceux de la Table GIR – alors que d’autres ont joué un rôle plus effacé, soit à cause d’un manque de ressources ou parce que n’y voyant pas nécessairement un intérêt immédiat. Malgré une représentation quelque peu fluctuante, les deux Tables observées ont réussi à maintenir une représentation de plusieurs intérêts forestiers et à les intégrer dans une vision assez large de la forêt et de sa mise en valeur. Les travaux réalisés à Rouyn-Noranda sont particulièrement intéressants à cet égard puisqu’ils ont arrêté une série de six priorités – « approvisionnement forestier », « qualité de l’environnement », « mise en valeur de la faune et de ses habitats », « voirie forestière », « récréotourisme et patrimoine culturel » et « communication, consultation et concertation » (Cartier et Lafortune, 2005) – qui devront guider les opérations forestières dans les années à venir. Ces priorités semblent être le produit d’un certain consensus, ou au moins d’un modus vivendi entre des parties prenantes porteurs de visions et d’intérêts initialement très différents. Cela suggère que les acteurs réunis autour de la Table ont réussi à faire converger des préoccupations fort différentes dans un référentiel plus transversal. Il faut bien le dire, ce ne sont pas tous les acteurs qui se retrouvent dans ce modus vivendi. Comme nous l’a fait remarquer un répondant, la préoccupation pour la promotion de la biodiversité est en partie écartée. Cela n’enlève rien au fait que les travaux des GIR vont dans le sens de la création de nouvelles visions plus larges cherchant à dépasser la préoccupation sectorielle pour l’approvisionnement en matière ligneuse. Cela n’exclut pas que la création d’un consensus soit aussi marquée par des rapports de force inégalitaires entre acteurs.

Une seconde question, celle d’un « bien public local », est au coeur de la territorialité telle que pensée par les chercheurs en politiques publiques. Alain Faure dira de façon très évocatrice : « la rhétorique du bien commun n’est pas l’apanage du seul discours républicain sur l’intérêt général (pour le cas français), du modèle européen (pour le développement social urbain et les terroirs) ou d’un idéal fédéral (pour le cas montréalais). Les territoires s’inventent aussi des grands récits qui bousculent, sur des registres étonnamment variés, les visées classiques des missions de service public » (Faure, 2005, p. 16). Dans quelle mesure peut-on parler pour nos deux Tables GIR d’un grand récit collectif ? Cela voudrait dire que le poids des politiques forestières québécoises se ferait moins sentir à l’échelle des territoires et que les acteurs à cette échelle seraient habilités à définir eux-mêmes les problèmes à prioriser et les solutions à y apporter. Nous avons vu dans la section précédente que les GIR ont permis à des acteurs de secteurs d’intérêts fort différents de converger et de participer à la définition d’une nouvelle vision moins sectorielle qui doit orienter la gestion de la forêt locale. La question territoriale amène à nous interroger sur le poids des politiques centrales définies à Québec.

En termes forestiers, après avoir longtemps laissé carte blanche aux compagnies forestières en leur accordant des concessions à très long terme, l’État québécois s’est, à compter du milieu du XXe siècle, fait plus présent en instaurant progressivement un appareil réglementaire venant encadrer les pratiques et les volumes de coupe des compagnies ainsi que les responsabilités en matière d’aménagement. Comment les normes définies par le ministère des Ressources naturelles (MRN) pour l’ensemble du Québec interviennent-elles dans les processus de planification locale mis en branle par les Tables GIR ? Cette question s’est avérée très importante dans les deux GIR étudiés. Dans les deux cas, des répondants ont fait valoir que les normes ont été une embûche importante pour le travail collectif et l’atteinte de consensus locaux novateurs. En Outaouais, la question des normes a été posée notamment au chapitre de la protection des bandes riveraines. Le régime forestier prévoit que des bénéficiaires de CAAF doivent laisser des bandes forestières de 20 mètres le long des cours d’eau. Dans le cas des Rivières Coulonge et Noire qui sont importantes pour le récréotourisme et pour les activités de loisir locales, ces bandes apparaissent nettement insuffisantes du point de vue de plusieurs utilisateurs socio-forestiers qui demandaient des bandes de 70 mètres. Les bénéficiaires de CAAF qui étaient plutôt réticents à accroître les bandes ont eu tendance à s’accrocher à la norme en faisant valoir qu’un élargissement trop grand des bandes riveraines signifierait, pour eux, une diminution significative de la possibilité de coupe. Devant l’impossibilité d’obtenir un consensus, le MRN local tranchera finalement pour des bandes riveraines supérieures à la norme, mais nettement moins importantes que celles demandées par certains organismes préoccupés par la protection de la forêt.

Les normes et règlements définis par le gouvernement du Québec s’avèrent bien présents dans le travail des GIR et ils se montrent parfois contraignants. On pourrait cependant citer plusieurs cas où le travail dans le cadre des Tables GIR a permis de développer un consensus entre les parties prenantes, incluant les bénéficiaires de CAAF, qui va au-delà des normes ou encore, de se doter de lignes directrices locales pour des valeurs forestières comme le paysage qui est peu encadré par la Loi. Un représentant d’un ministère, qui a joué un rôle clé dans la GIR de Rouyn-Noranda, soutiendra ainsi que : « [l]’entente GIR va au-delà de ce qui existe en termes de normes forestières, même si ce n’est pas parfait à tous les niveaux » (entrevue A2 ).

Ce texte s’est penché sur les politiques forestières québécoises en prenant appui sur le concept de développement territorial. Nous voulions voir dans quelle mesure les changements apportés au régime forestier québécois depuis quelques décennies allaient dans le sens du développement territorial. Pour mieux apprécier cela, nous avons fait appel à deux traditions d’étude du territoire : celle du développement régional et celle de l’analyse des politiques publiques. Prises ensemble, elles nous ont permis de montrer d’une part l’oubli des territoires par le régime forestier d’après-guerre et les brèches plus récentes qui ont permis de redonner une certaine place aux territoires. Nos analyses sur deux Tables GIR nous amènent à dire que les politiques forestières ne sont pas pleinement des politiques procédurales dans le sens où l’entend Douillet. En reprenant ses mots déjà cités plus haut, la Loi de 2001 « propose des scènes d’actions pour structurer les échanges » à l’échelle des territoires. Les Tables GIR sont ces scènes d’action. Cependant, l’omniprésence des normes dans le travail des GIR montre que, contrairement aux politiques de développement territorial qu’étudie Douillet, la politique forestière québécoise ne se contente pas d’être procédurale. Elle est aussi porteuse d’un « contenu », c’est-à-dire d’une définition de la forêt publique, que son appareil réglementaire continue de mettre en application. Le poids des normes forestières sectorielles, s’il contraint le travail des acteurs locaux, n’empêche pas nécessairement que des consensus allant au-delà des normes se forgent entre les acteurs locaux. Ces consensus sont à la fois travaillés par la logique sectorielle (l’appareil réglementaire devient un plancher en deçà duquel les GIR ne peuvent descendre) mais également par des dynamiques territoriales. Les GIR offrent ainsi une certaine place à l’expression des dynamiques territoriales particulières, autant la spécificité des dynamiques entre les acteurs locaux que les représentations territoriales de la forêt. Nous rejoignons les conclusions de plusieurs chercheurs s’intéressant à la dimension territoriale des politiques publiques ou aux « place-based public policies » qui montrent que la reconnaissance publique des territoires se fait en parallèle avec le maintien de politiques nationales sectorielles.