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La société québécoise est rapidement devenue une société urbaine au vingtième siècle. Mais la ruralité caractérise toujours environ le quart de sa population et plus des trois quarts de son territoire habité, sans parler de la contribution décisive des ressources rurales – l’agriculture, les forêts, les mines, la pêche, la villégiature, et maintenant l’eau et les paysages – à la prospérité économique du Québec. L’histoire et la géographie (structure du peuplement, qualité des sols, localisation des activités, mobilité des populations, etc.) se sont toujours conjuguées pendant des décennies avec les transformations de l’économie pour engendrer une variété de régions rurales solidement différenciées. Cette variance rurale est même devenue telle que l’on peut soutenir l’hypothèse que la classique opposition entre ville et campagne est moins significative pour comprendre la ruralité québécoise que la différenciation interne à cette figure de la ruralité. Cette variance soulève des questions sur la pertinence des approches typologiques pour appréhender et rendre intelligibles les déterminants d’une telle diversification des espaces ruraux québécois.

La ruralité est, comme plusieurs autres notions des sciences sociales, une réalité difficile à définir et nous n’allons pas nous engager dans cette voie. Mais nous allons plutôt illustrer au travers de l’histoire de la pensée savante sur la ruralité québécoise comment la volonté de construire une définition opératoire de cet objet, et ses variantes, est continuellement présente. Conscient que la ruralité est le plus souvent mesurée par ce qui reste une fois l’urbanité circonscrite, comme le fait Statistique Canada, la ruralité est d’abord, comme le concept de territoire, une réalité socialement construite par la dynamique des acteurs sociaux. Cela dit, elle présente un certain nombre d’attributs, évoqués d’entrée de jeu, qui ne devraient pas faire douter de son existence, bien tangible, même s’il reste difficile de dire où elle commence et où elle finit.

Si la construction de typologies répond à un besoin de connaissance de la diversité de la réalité rurale en tant qu’exigence scientifique, ces entreprises ont en revanche été très souvent conduites en réponse aux demandes des pouvoirs publics voulant intervenir dans ces milieux. Par exemple, la construction d’une typologie est devenue nécessaire avec la première politique rurale québécoise, modulée selon le niveau de défavorisation de ces milieux. Mais dans une perspective plus strictement académique et scientifique, plusieurs exercices de nature typologique ont été mis de l’avant pour illustrer et caractériser cette variance rurale, à commencer par une esquisse de typologie rurale publiée par Gérald Fortin dans Recherches sociographiques en 1960.

En raison de la concentration et de la spécialisation agricole, de la restructuration de l’offre de services dans les petites villes, de l’accroissement de la mobilité individuelle pour le travail et la consommation, de l’érosion démographique de plusieurs régions ou encore de la diversification des usages en milieu rural, les changements accélérés affectant les milieux ruraux depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à aujourd’hui ont toujours entretenu un processus ininterrompu de recomposition territoriale, qui a régulièrement suscité l’élaboration de nouvelles typologies pour rendre compte de la diversité des milieux en question. L’examen de ces exercices typologiques montre que, malgré le raffinement des indicateurs utilisés pour décrire et expliquer les changements en cours, les grandes tendances expliquant le développement territorial au Québec sont demeurées relativement stables.

Si la compréhension des représentations de cette ruralité plurielle est au coeur du présent article, il est apparu nécessaire de faire précéder la revue des entreprises de caractérisation typologique d’une recension des travaux académiques illustrant combien le Québec rural homogène d’autrefois, ou du moins perçu comme tel, a donné lieu à une vigoureuse tradition monographique. En mettant l’accent sur l’observation et la caractérisation d’un type singulier de ruralité censé représenter une réalité d’ensemble plus large et plus généralisable, ces monographies, dont l’itinéraire est rappelé en première partie, ont alimenté les premières tentatives de synthèse que représentent les typologies rurales, et dont elles en apparaissent rétrospectivement comme les linéaments.

Avec l’évolution sociale et économique du dernier demi-siècle, les représentations du monde rural unitaire ont été rapidement remises en cause et l’approche typologique s’est alors proposé de rendre compte de la diversification croissante de ces milieux ; la richesse de démarche typologique avec ses classiques, si on peut dire, sera illustrée dans la seconde partie. Nous explorerons ensuite une nouvelle avenue de caractérisation de la diversité rurale québécoise en introduisant une perspective sociologique constructiviste dans une démarche d’analyse des systèmes ruraux étudiés en prenant en compte la théorie de la structuration sociale de Giddens. Il s’agit alors de mettre au jour les procédures par lesquelles les acteurs sociaux compétents construisent des représentations différenciées de la ruralité, autrement dit de rendre intelligibles les mécanismes de construction sociale de la ruralité à un moment historique donné. Le présent article réunit donc un certain nombre de matériaux pour une sociologie de la ruralité et des représentations de la ruralité québécoise, de même que ses perspectives méthodologiques allant de la monographie aux typologies puis aux analyses des représentations de la ruralité.

Une ruralité homogène et sa représentation : les approches monographiques

Pendant longtemps, la représentation sociale dominante de la ruralité québécoise mettait en valeur son homogénéité plutôt que ses différences. Dès le milieu du XIXe siècle, on retrouve dans les témoignages des observateurs l’idée d’une société québécoise définie comme une société globalement rurale[1] et où les petites communautés ne se distinguent guère les unes des autres. L’image souvent utilisée était celle de la mosaïque de paroisses, où dominait l’activité agricole et qui connaissaient des trajectoires de développement comparables. Pourtant d’autres observateurs proposaient une vision dichotomique de notre paysage rural avec d’un côté la ruralité propre aux basses terres de la vallée laurentienne, le domaine des habitants, et de l’autre, le domaine des colons en train de défricher les nouveaux territoires et où vont se déployer plusieurs centaines de petites collectivités rurales dépendantes de la forêt. La différenciation rurale en deux types sociaux, l’agriculteur ou l’habitant et le colon, est certes au coeur de notre histoire rurale, comme en témoigne admirablement bien Louis Hémon dans le roman Maria Chapdelaine. Ces vastes territoires deviendront de nos jours les régions périphériques avec leur cortège de défis de développement dont plusieurs ne sont pas encore surmontés.

La figure emblématique de l’habitant, Charles-Henri-Philippe Gauldrée-Boilleau (1862), ce consul français à New York disciple de Frédéric Le Play et de sa méthode de la monographie familiale, la retrouve à Saint-Irénée de Charlevoix durant les années 1860 avec la famille Gauthier. Une vingtaine d’années plus tard, les travaux de Léon Gérin, père fondateur de la science sociale québécoise, proposeront une typologie de nos espaces ruraux qui consacrera l’importance du clivage entre la ruralité des territoires anciennement peuplés, essentiellement celle sur les seigneuries riveraines du Saint-Laurent, et celle de nouvelles zones de colonisation des plateaux appalachiens et laurentidiens. Dans son étude sur L’habitant de Saint-Justin, il généralise, avec sa description de la famille Casaubon, une image idéalisée de l’agriculteur attaché à sa terre et dont l’horizon ne dépasse pas les limites de sa paroisse (Gérin, 1898). Il apportera des nuances à cette représentation lorsqu’il entreprendra quelques années plus tard une étude sur Saint-Dominique, près de Saint-Hyacinthe, et reconnaîtra lui-même la figure du colon dans une autre étude menée à Clifton dans les Cantons-de-l’Est dans les années 1890. Léon Gérin (1938) sera ainsi amené à écrire un classique, Le type économique et social des Canadiens, qui illustre ces grands types sociaux qui se donnent à voir dans les campagnes québécoises plus différenciées qu’elles apparaissaient au premier regard[2]. Pourtant, selon Gérald Fortin :

La plus célèbre des monographies de Gérin est sans doute celle de la famille Casaubon, de Saint-Justin. L’image que présente Gérin de cet habitant casanier est devenue classique. Pratiquant une agriculture essentiellement vivrière et mixte, le cultivateur de Saint-Justin ne peut survivre que grâce à l’étroite solidarité de sa famille. Chacun de ses membres ayant un rôle précis dans l’oeuvre commune, la famille vit en étroite dépendance de la nature. Elle s’appuie sur la nature plus qu’elle ne cherche à la transformer. C’est la famille qui demeure la cellule sociale de base de l’habitant de Saint-Justin ; vient ensuite le rang. Le village et la paroisse sont des centres d’intégration moins importants pour l’individu. (La notion d’habitant casanier( correspondait presque parfaitement au type d’habitant défini par l’idéologie ruraliste du temps et on a alors eu tendance à donner trop d’importance à cette étude et à oublier les résultats de trois autres monographies contemporaines de celle de Saint-Justin.

Fortin, 1962, p. 110

La représentation dominante de la ruralité jusqu’à la fin du XXe siècle consistait à considérer la réalité agricole et la réalité rurale comme du pareil au même. Une telle association entre deux réalités allait se retrouver dans le travail pionnier et fondateur du champ des études rurales contemporaines au Québec de Gérald Fortin. Ce trait a aussi été influencé par les travaux anthropologiques de l’École de Chicago avec Saint-Denis. A French Canadian Parish, publié par Horace Miner (1985a), un étudiant de Robert Redfield, en 1939[3]. Sa monographie, non pas d’une famille mais d’une communauté, vise à fonder la pertinence du concept de folk society pour décrire certaines collectivités rurales du Québec de l’entre-deux-guerres. Ce faisant, même s’il n’a pas cherché à la situer typologiquement, cette étude renforce la représentation passéiste, traditionnelle et fortement agricole de la ruralité québécoise. Ici, on ne voit plus poindre la différenciation rurale que Léon Gérin avait pourtant comprise plusieurs décennies plus tôt. Ce n’était pas non plus l’intention de Miner et on ne pourrait donc lui en faire reproche.

Dans sa préface du livre de Colette Moreux, Guy Rocher (1969) a bien montré que chacune de ces monographies correspond à une étape dans l’évolution de la société québécoise sur un siècle.

Léon Gérin a décrit les différents types de familles rurales de la fin du XIXe siècle, au moment où sévissait ce qui fut peut-être la plus longue et la plus dure crise économique du Québec, entraînant la migration d’une partie de la population des campagnes vers les villes, les États-Unis, l’Ouest canadien et vers les nouvelles frontières du Québec (Laurentides, Abitibi, Lac-Saint-Jean) qu’on croyait plus fertiles qu’elles ne l’étaient. De son côté, Horace Miner dépeint la vie campagnarde simple, doucement bucolique et repliée sur elle-même des vieilles communautés rurales du début du siècle, stabilisées et un peu pétrifiées dans des modes traditionnels et archaïques de vie sociale et de culture. Quant à Everett Hughes, il a su montrer le choc que produisirent l’urbanisation et l’industrialisation dans le milieu rural et la difficulté qu’il y eut à absorber les innovations qu’apportaient des « étrangers » par la langue, la mentalité, la religion, le niveau et le mode de vie. Enfin, Norbert Lacoste dresse la carte écologique et morphologique du géant métropolitain qu’est maintenant devenu Montréal.

Rocher, 1969, p. 11

La tradition monographique peut sembler encore éloignée des approches typologiques mais elle n’est pas en contradiction avec elle, son projet scientifique étant plutôt de bien décrire et comprendre un type de ruralité donnée dont on sait par ailleurs qu’il n’épuise pas tous les cas de figures. Le choix de la localité étudiée dans ce cadre s’inscrit plutôt dans une démarche d’exemplarité. Ce qui importe, c’est que le cas étudié soit exemplaire d’un type de ruralité donnée. C’est dans cet esprit que les premiers sociologues québécois, comme Gérald Fortin, Philippe Garigue et même Marcel Rioux, vont poursuivre sur cette lancée à partir des années 1950 en réalisant des monographies qui deviendront célèbres.

Marcel Rioux réalise deux monographies anthropologiques classiques : une sur la communauté de l’Île-Verte installée sur une petite île en face du village de L’Isle-Verte dans le Bas-Saint-Laurent (1957), et l’autre sur une communauté de pêcheurs en Gaspésie publiée sous un nom fictif de Belle-Anse (1965). Les habitants de l’Île-Verte, même si la publication ne leur était pas destinée, y eurent accès et ils n’ont guère apprécié ses propos sur le taux élevé d’inceste dans la petite communauté ; il est alors devenu persona non grata dans cet endroit. Marcel Rioux se plaisait d’ailleurs à rappeler que ce titre témoignait probablement de la qualité de son travail anthropologique.

En réalisant une monographie de Sainte-Julienne, une petite collectivité rurale de la Beauce, Gérald Fortin (1961) observe les premiers pas d’un processus de modernisation en marche dans cette économie locale rurale. Il n’en conclut pas moins que le système social et les valeurs sont plus proches d’une folk society que d’une communauté locale modernisée. Les agriculteurs sont en train de se professionnaliser en abandonnant le travail saisonnier en forêt et le changement des techniques d’exploitation forestière en fait un travail qui se pratique dorénavant l’été. Il devient alors incompatible avec le travail agricole qui se fait au même moment et ne laisse aux agriculteurs que la saison hivernale pour aller travailler dans les chantiers forestiers. Philippe Garigue retourne à Saint-Justin pour comprendre le mode de vie des familles rurales et les mécanismes de transmission des biens familiaux. Il arrive à la conclusion que les pratiques sociales et culturelles sont bien différentes de celles observées par Léon Gérin un demi-siècle auparavant.

Une chose est certaine : à partir des années soixante, les sociologues suivront l’interprétation de Gérald Fortin selon laquelle, avec la modernisation du Québec engagée dans l’immédiat après-guerre, la différenciation rurale – urbaine s’est grandement estompée. Il en veut pour preuve la grande enquête sur les comportements économiques des familles salariées qu’il réalise avec Marc-Adélard Tremblay au début des années soixante (Tremblay et Fortin, 1964). Nous pensons plutôt que Fortin (1971), influencé par le paradigme évolutionniste postulant le passage du traditionnel au moderne, observait la fin d’un certain type de mentalité rurale et non pas la fin de la ruralité en tant que telle. La ruralité aurait toujours sa place dans les sociétés contemporaines, fortement urbanisées, même si cette présence demande à être mieux comprise et explicitée[4].

À partir des années soixante, pendant la Révolution tranquille québécoise, les monographies de communautés rurales ont été plus rares (Tremblay, Charest et Breton, 1969) mais elles constituaient toujours une approche privilégiée pour étudier le changement social dans les petites communautés isolées de la part des anthropologues intéressés par la culture matérielle comme les pratiques culturelles (Tremblay et Gold, 1973) et les valeurs et moins par la restructuration socioéconomique en cours dans ces milieux. La première génération d’anthropologues formée dans nos universités, notamment à l’Université Laval, réalisera plusieurs monographies de communautés caractérisées le plus souvent par leur isolement, comme celles de la Basse-Côte-Nord[5]. De son côté, l’histoire sera très active avec le lancement de travaux majeurs visant la compréhension des modèles de peuplement dans la vallée du Saint-Laurent comme dans les nouvelles régions ouvertes au-delà du corridor laurentien[6]. Ces études nous auront permis de donner une nouvelle image du Québec rural comme un ensemble de milieux sociaux avec une population innovante, ouverte au monde et surtout très mobile, donc plutôt loin de certains modèles de sociétés agraires que l’on retrouve en Europe.

Si l’approche monographique caractérise le développement historique de la sociologie québécoise, et plus largement des sciences sociales, ou leur « essor » pour reprendre le mot de Jean-Charles Falardeau, la connaissance de l’évolution de ruralité est redevable à plusieurs travaux reposant sur des perspectives méthodologiques diverses. Signalons ici ceux des historiens comme Jean Hamelin et Yves Roby (1971), Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert (1979 et 1986), Normand Séguin (1977 et 1980), des géographes comme Raoul Blanchard (1960), ou des géographes historiens comme Serge Courville (1995, 1997a et 1997b), ou d’un historien sociologue comme Gérard Bouchard. Le présent exercice de synthèse historique se veut un complément aux travaux pionniers dont nous sommes redevables à Fernand Harvey (1993), Serge Courville (1985 et 2000), Gérard Bouchard (1990), Myriam Simard (2002). La revue Recherches sociographiques témoigne aussi d’une certaine vitalité des études rurales contemporaines, le travail d’indexation accessible par Internet et réalisé par Simon Langlois identifiant plusieurs articles appartenant à ce champ d’études. Et nous pouvons ajouter notre propre contribution à une telle entreprise (Jean, 1997).

L’approche monographique a été pratiquement abandonnée sous l’effet d’une critique de sa propre légitimité dans un monde scientifique préférant des données d’enquêtes quantifiables et se prêtant à des généralisations statistiquement fondées. Sa pratique nécessitait beaucoup de patience dans la collecte des données et une grande capacité de travailler dans un contexte de recherche non maîtrisée. Réaliser une bonne monographie locale apparaît pour plusieurs chercheurs comme une entreprise valable mais que l’on n’a pas les moyens (surtout en temps) de se payer. Il apparaissait alors plus approprié de construire des typologies illustrant la variance des milieux ruraux, la procédure de construction des typologies ne suscitant pas autant de questionnement de la part de la science sociale bien pensante.

Une ruralité diversifiée et sa représentation : les approches typologiques

L’approche typologique, devenue plus usuelle avec les indicateurs de Statistique Canada, a succédé à l’approche monographique au cours des années soixante sous une double influence. C’est alors la mesure de la diversité, et non plus de l’homogénéité, qui va intéresser la science sociale. Le clivage entre les régions de colonisation pauvres et les collectivités rurales aisées de la vallée laurentienne est une des différenciations les plus reconnues. Plusieurs travaux historiques ont montré les limites de l’approche monographique qui avait tendance à idéaliser un type social dont on peut se demander s’il a réellement existé comme cette image de l’habitant « casanier » popularisée par Léon Gérin. L’historiographie a montré que la mobilité des individus et des familles a été très grande partout sur le territoire québécois et elle n’était donc pas l’apanage des seules zones de colonisation récente. Il est significatif de constater que Gérald Fortin, après avoir pratiqué l’approche monographique, a introduit très rapidement une approche typologique dans ses études de la ruralité québécoise avec une recherche visant l’établissement d’une « classification socio-économique des paroisses agricoles de la province de Québec » (Fortin, 1960, p. 207). Cette typologie en trois classes (paroisses prospères, paroisses moyennes et paroisses pauvres) et la carte qui l’accompagne sont fort impressionnantes à plus d’un titre. Une telle définition de la marginalité rurale permettait de recenser environ quatre-vingt-cinq municipalités rurales marginales dans le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie au début des années soixante. Cette carte est établie selon une appréciation intuitive basée sur des informations transmises par les curés de ces localités. Elle illustre une différenciation rurale en trois grands types qui garde toute son actualité près d’un demi-siècle après sa publication. Durant cette période, différentes interventions publiques ont voulu corriger les disparités régionales. L’actualité de cette typologie donne à penser que les disparités de développement territorial sont quasiment structurelles et fort difficiles à faire disparaître[7].

L’autre facteur explicatif de l’intérêt pour les typologies rurales, c’est l’émergence d’une demande sociale pour ce regard sur la réalité rurale. Cette demande tire aussi son origine de l’élargissement de la régulation étatique sur le territoire. Avec les années soixante, l’État veut intervenir davantage dans l’aménagement du territoire et le développement régional. Il a alors besoin de nouvelles connaissances sur ces réalités territoriales. Les politiciens constatent que la prospérité économique nationale ne se répercute pas sur plusieurs territoires dits périphériques. Le contexte sociopolitique sera alors prêt pour lancer les grandes initiatives étatiques de soutien au développement régional comme l’expérience du BAEQ dans l’Est du Québec.

Des typologies pour décrire la variance rurale

Un exercice pionnier et exemplaire de classification des municipalités de l’Est du Québec selon leur niveau de prospérité et leur niveau d’urbanité verra le jour avec l’application du Plan de développement du BAEQ. Ce travail inaugure une longue tradition d’élaboration de typologies rurales en fonction de la logique interventionniste de l’État et dont la dernière en date est la typologie des collectivités rurales et des MRC du Québec selon un indice de « défavorisation » permettant de moduler les aides publiques dans le cadre de la récente Politique nationale de la ruralité. Car il est légitime pour un État de cibler son intervention pour viser seulement les individus comme les secteurs économiques ou les territoires qui en ont réellement besoin lorsqu’il veut corriger les distorsions générées par le libre jeu des forces économiques.

Le travail de Lawrence Desrosiers (1970) pour le ministère des Affaires municipales est présenté comme un exercice visant à hiérarchiser les municipalités selon leur pouvoir d’attraction. Mais il s’agit bien d’une typologie de toutes les localités allant des centres urbains aux petites paroisses marginales à partir d’un indice composé de plusieurs indicateurs socioéconomiques et prenant en compte la présence des services. L’intérêt de cette procédure est de mettre sur un même continuum, et en mesurant la distance qui les sépare, toutes les localités allant de celles qui apparaissent les plus dynamiques à celles qui semblent les plus marginales. Mais il s’agit d’une marginalité relative qui ne dispense pas d’une analyse plus approfondie des facteurs et des conditions qui génèrent la marginalité et le sous-développement. On comprendra plus tard que les « petites collectivités » sont une réalité majeure du monde rural québécois[8] et qu’une petite collectivité peut offrir un cadre de vie permettant un épanouissement personnel et social.

Après des travaux pionniers de Gérald Fortin et Lawrence Desrosiers, l’approche typologique s’inscrira dans le cadre des études en développement régional, un nouveau savoir encore en construction et qui entend répondre aux demandes sociales de compréhension de l’évolution des territoires ruraux mais selon un autre paradigme scientifique. Dans ce cadre, on ne parle plus de ruralité mais bien de territoires en attente de développement. Il se fait vite un consensus que le Québec est polarisé en trois grandes régions : la région métropolitaine, les régions intermédiaires et les régions périphériques. Le processus de métropolisation de l’économie aura pour conséquence d’élargir la couronne délimitant la zone d’influence métropolitaine comme l’illustrent les travaux de l’INRS-Urbanisation sous l’égide de Mario Polèse et Richard Shearmur (2002). Sous-jacente à cette vision typologique, il y a cette conviction que la diffusion du développement passe par les centres urbains dynamiques. Mais cela suppose une connexion entre ces deux types de territoires, ce que les travaux du GRIDEQ sous l’égide de Serge Côté et Robert Lavertu (1992) ont montré. Selon cette analyse, l’économie de la région métropolitaine et ses secteurs dynamiques, comme la pharmacie et l’aéronautique, ne profite pas aux régions périphériques et vice-versa, l’exploitation forestière par exemple générant peu de retombées dans l’économie montréalaise. Une telle conclusion milite en faveur de politiques publiques ciblées visant les régions les plus en difficulté.

Il faudra attendre les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix pour voir un retour des études rurales sur la scène québécoise avec les travaux de Clermont Dugas, de Bernard Vachon et de Bruno Jean. Dans un livre publié en 1985, nous proposons une typologie des espaces ruraux de la vaste région de l’Est du Québec en parlant alors des différents « modes d’occupation du sol » où il est question de la zone de basses terres du littoral, de la zone agro-forestière et de la zone agro-maritime (Jean, 1985). Probablement influencé par les sciences du développement régional, j’ai proposé dans un livre paru en 1997 une typologie des territoires ruraux du Québec en trois grands types qui reprend une typologie régionale relativement bien admise dans les milieux universitaires : 1) la ruralité péri-urbaine (subissant les effets des villes) ; 2) la ruralité intermédiaire (zones à géométrie variable selon les recompositions des autres territoires ruraux) ; 3) la ruralité périphérique (subissant les effets de l’éloignement des centres urbains). Le critère morphologique ou géographique de proximité à la ville a été retenu par le gouvernement du Québec (2001) dans l’énoncé de sa première politique rurale[9]. Trois types de ruralités sont ainsi identifiés : les milieux ruraux dans l’environnement immédiat des centres urbains, ceux à une distance respectable de la ville et ceux à bonne distance d’une agglomération urbaine ou d’un centre de services.

Une telle typologie n’est pas très éloignée de la nôtre proposée en 1997 ni de celle qui est devenue la position officielle du gouvernement fédéral. Trois types principaux de ruralité sont proposés pour rendre compte de la réalité rurale à l’échelle canadienne : 1) La ruralité métro-adjacente, 2) La ruralité au coeur du rural et 3) La ruralité éloignée et nordique. Ces typologies, toutes tripolaires, ne sont pas très éloignées l’une de l’autre car elles se caractérisent par une approche que l’on pourrait qualifier de morphologique ou plus simplement de géographique, comme si la distance était un facteur constitutif de la ruralité, attribut rural bien admis en géographie.

On peut aussi se poser la question de savoir jusqu’à quel point les travaux des chercheurs français ont pu inspirer ceux des chercheurs québécois et canadiens. En France, plusieurs travaux majeurs ont été consacrés à l’établissement d’une typologie pertinente des territoires ruraux ; ils ont souvent fait la distinction entre la ruralité péri-urbaine et le « rural profond » (Blanc, 1997 ; Mathieu, 1999, 2004 ; Bontron, 1992 et 1977). Les grands travaux de prospective territoriale commandés par la DATAR (Perrier-Cornet, 2002a et 2002b) ont permis d’établir une nouvelle typologie des territoires ruraux que l’on pourrait qualifier de fonctionnelle. Une triple dynamique d’occupation de l’espace rural révèle une nouvelle dynamique des rapports urbains-ruraux en fait. On identifie maintenant la « campagne ressource » qui désigne cette partie, en diminution, de l’espace rural consacrée aux usages productifs majoritairement agricoles. Mais émerge actuellement une « campagne cadre de vie » avec des usages résidentiels et récréatifs et un troisième type de ruralité, la « campagne nature » ou appelée aussi la « campagne paysage ». Les chercheurs de la Chaire Paysage en Environnement de l’Université de Montréal réunis autour de Gérald Domon pensent que la « campagne québécoise n’échappe pas à ce processus » (Roy, Paquette et Domon, 2005) qui veut que l’attrait du rural repose maintenant sur son étendue et ses espaces naturels plutôt que son potentiel agricole. Il est vrai que le Haut-Saint-François et plus globalement les Cantons-de-l’Est, territoire d’observation des changements ruraux de cette équipe de recherche, se rapprochent de ces usages avec ce qu’ils appellent une ruralité post-agricole (Paquette, 2003).

Selon Bill Reimer, la littérature scientifique permet d’identifier cinq facteurs qui seraient déterminants de la trajectoire de développement d’une communauté rurale : 1) la localisation « métro-adjacente » ou non ; 2) le niveau d’exposition de l’économie locale à la globalisation ; 3) la nature de base économique avec des marchés stables ou fluctuants ; 4) le niveau de développement des capacités des populations rurales mesurées par la formation ; 5) le niveau de prospérité économique mesuré par le pourcentage de la population disposant de revenus élevés. Le croisement de ces variables rendues dichotomiques crée une grille de trente-deux types de communautés illustrant la diversité rurale. Cette grille a permis de créer un échantillon de trente-deux communautés rurales (dont six au Québec) constituant un Observatoire rural postulé représentatif de la diversité socioéconomique de la ruralité canadienne. Cet exercice fait face à une difficulté classique dans la construction des typologies, soit la nécessité d’identifier des variables qui ne sont pas contaminées l’une par l’autre, qui sont donc indépendantes. Dans les cinq variables retenues ici, on peut penser que certaines varient dans le même sens que d’autres et qu’elles sont alors concomitantes ; par exemple, on connaît le lien entre l’éducation ou la localisation et les revenus. Avec seulement trois des cinq variables mesurées ici, on peut dessiner une carte du rural dynamique ou en déclin pratiquement identique à celle établie à partir des cinq variables initiales. Mais un des intérêts majeurs d’une telle typologie, c’est qu’elle permet des études empiriques des facteurs qui semblent expliquer le dynamisme ou le déclin des communautés rurales.

Des typologies pour mesurer et expliquer la variance rurale

Le défi scientifique actuel en études rurales concerne la construction d’une nouvelle typologie des territoires capable de rendre compte du processus historique récent de diversification sociospatiale de la ruralité. Il existe peu de synthèses d’envergure sur ce phénomène de recomposition de la ruralité pouvant rendre intelligibles les nouvelles réalités rurales. Les chercheurs, les acteurs du développement rural et le grand public doivent se contenter trop souvent d’un discours truffé de lieux communs sur la ruralité ; par exemple, la persistance de la confusion entre les termes « rural » et « agricole », la méconnaissance des communautés forestières non perçues comme rurales alors que la ruralité forestière est pourtant le lot de la plus grande partie du Québec rural. La préoccupation à l’égard de la persistance et des transformations de la ruralité réclame la construction d’une représentation renouvelée des réalités rurales qui réponde autant à une exigence théorique qu’à une demande sociale, celle exprimée par les ruraux eux-mêmes.

La variance observable dans la ruralité, devenue plurielle de nos jours, peut être appréhendée par des analyses statistiques basées sur l’occurrence, dans un territoire donné, de tel ou tel attribut relié à la ruralité. De là, l’intérêt d’une démarche rigoureuse basée sur la mesure de certains attributs généralement associés au monde rural. Dans une étude éditée sur le site Internet de l’Atlas électronique du Bas-Saint-Laurent, Stève Dionne propose une typologie qui croise les activités économiques dominantes sur un territoire avec des réalités géographiques sachant que dans le Québec rural, la géographie et l’économie ne sont pas des réalités indépendantes. Il en résulte sept types de ruralités spécifiques au Québec : la ruralité péri-urbaine (MRC de Mirabel) ; la ruralité agricole centrale (MRC Les Maskoutains) ; la ruralité agricole intermédiaire et agro-forestière (MRC de Bellechasse) ; la ruralité de récréotourisme et de villégiature (MRC de Memphrémagog) ; la ruralité forestière de forêt privée (MRC Antoine-Labelle) ; la ruralité forestière de forêt publique (MRC Maria-Chapdelaine) ; la ruralité côtière périphérique ou d’isolats (Minganie).

Un des avantages notables de la démarche typologique proposée ici, c’est la possibilité de changer d’échelle et de passer d’une caractérisation de la ruralité à l’échelle des MRC à une caractérisation à l’échelle « fine »[10] des localités ; on constate alors qu’une même MRC peut présenter, sur un territoire somme toute restreint, une variance étonnante des cas de figures de la ruralité québécoise. Un autre avantage d’une telle typologie est qu’elle n’est pas trop teintée d’un déterminisme géographique ou spatial élémentaire même si elle prend en compte le rôle que joue l’exploitation des ressources d’un territoire donné. Ces modes d’exploitation des ressources ne sont pas sans effets déterminants sur les modèles de développement rural mis en oeuvre sur ces territoires et sur les stratégies de développement portées par les acteurs territoriaux comme on le verra dans la troisième partie de cet article.

La mesure de la défavorisation rurale

Les spécialistes du ministère des Régions, devant définir le territoire d’application de la politique rurale dont on prévoyait qu’elle offrirait des aides publiques en fonction du niveau de dévitalisation des milieux ruraux, ont été invités à construire un indice de « défavorisation » permettant de classer les quelque mille municipalités rurales du Québec sur une telle échelle de leur niveau de développement. La programmation statistique et les données géo-référencées leur ont permis de construire plusieurs indices et de dessiner leurs représentations cartographiques. Ils sont arrivés à la conclusion que seulement sept variables socioéconomiques, courantes, largement utilisées et disponibles dans le recensement, étaient suffisantes pour mesurer l’état de développement des communautés rurales, que ce soit à l’échelle des municipalités locales ou des municipalités régionales de comté (MRC). Ces variables sont : l’évolution de la population entre 1996 et 2001 (en %), la proportion des personnes âgées de 20 ans et plus n’ayant pas atteint une neuvième année de scolarisation, le taux d’emploi, le taux de chômage, la proportion des transferts gouvernementaux dans la composition du revenu des ménages, la proportion de personnes vivant dans des ménages à faible revenu et le revenu moyen des ménages.

La politique rurale québécoise a également consacré une nouvelle typologie de la ruralité québécoise, en trois classes, et mesurée à l’échelle des MRC : les cinquante-quatre MRC à caractère rural, les ving-six MRC avec une agglomération de recensement, les onze MRC comprises partiellement ou entièrement dans les communautés métropolitaines de Montréal et de Québec. La Chaire de recherche du Canada en développement rural a revu ce travail avec le géographe Majella Simard (2002)[11]. Son analyse, visant la caractérisation spatiale du phénomène de la dévitalisation rurale, reprend et actualise les principaux paramètres des études du ministère des Régions et identifie 218 municipalités rurales en restructuration, soit environ 20 % des municipalités rurales du Québec. La typologie regroupe 394 municipalités considérées « stables », 397 municipalités « dynamiques » et 89 « très dynamiques ».

Dans sa thèse de doctorat en développement régional, Augustin Épenda s’est intéressé à ces diverses approches typologiques visant à caractériser la variance observable dans l’état de développement des milieux ruraux. Ces démarches sont généralement mises en oeuvre pour identifier avec le plus de précision possible les milieux défavorisés pour lesquels des politiques ou des interventions publiques sont élaborées. Un aspect original de son travail concerne une tentative d’appliquer, à l’échelle des municipalités rurales, l’indice de développement humain des Nations-Unies. On aurait pu s’attendre à ce qu’un tel indice donne une représentation différente de la dévitalisation rurale au Québec. Mais il a plutôt constaté que la liste des municipalités qui se retrouvaient dans la catégorie « défavorisée » étaient pratiquement semblables à celle générée par d’autres typologies construites par agglomération de variables relatives à la dévitalisation des milieux, que ce soit l’Indice global de développement des communautés rurales du ministère des Régions et l’Indice de défavorisation des collectivités de Robert Pampalon, un chercheur du ministère de la Santé et des Services sociaux et dont le travail a servi pour les chercheurs du ministère des Régions.

La mise en perspective de ces trois démarches différentes permet de tirer une conclusion, fort encourageante d’une certaine manière, en ce qui concerne la capacité de ces démarches à rendre compte de la réalité. Les trois typologies ont été établies en prenant en compte plusieurs variables généralement associées à la défavorisation. Mais le pourcentage de communautés rurales québécoises faisant l’expérience de difficultés majeures de développement oscille toujours autour de 20 % ; aucune variance significative ne se manifeste selon ces différentes mesures du nombre et de la proportion de collectivités territoriales en déstructuration au Québec.

Si ces typologies ordonnent les communautés selon leur niveau de développement, les collectivités qui sont réellement en difficulté devraient se retrouver dans la catégorie appropriée. Autrement dit, une collectivité donnée est-elle reconnue en dévitalisation ? Elle devrait alors se retrouver dans cette catégorie selon l’outil de mesure. Sinon, cela voudrait dire que les indicateurs ne sont pas pertinents et que l’instrument ne mesure pas ce que l’on veut. Si on retrouve une telle similitude entre ces trois typologies, il faut en conclure qu’un petit nombre de variables (comme l’évolution démographique, le taux d’emploi et un indice de faible revenu) permettent de classer les municipalités selon leur niveau de développement. De plus, les simulations réalisées par le ministère des Régions ont permis de constater qu’avec cinq des huit variables retenues, la carte des zones rurales défavorisées ne change pratiquement pas. L’approche typologique illustre donc que si la réalité de la dévitalisation rurale est bel et bien existante, la construction d’un instrument de caractérisation et de mesure de cette réalité devient une tâche relativement aisée car on peut accepter une marge d’erreur dans le nombre et le choix des variables pour construire un indice de dévitalisation rurale permettant aussi d’identifier des types de ruralité. Après avoir illustré les approches monographique et typologique, nous allons maintenant tourner notre regard vers une approche de caractérisation de la ruralité qui procède à partir non pas de données objectives mais des représentations des acteurs sociaux qui construisent les diverses figures de la ruralité contemporaine.

La pluralité des modes de construction sociale de la ruralité

L’existence de la ruralité à notre époque, celle de la postmodernité ou plus exactement de la modernité avancée[12], est remise en cause. La ruralité serait, pour les uns, une survivance appelée à disparaître. Cette thèse de la fin du rural prétend qu’on assistera à l’urbanisation des compagnes ; elles deviendront alors des territoires caractérisés par une urbanité rurale. Pour d’autres, la période contemporaine ne signifie pas la fin de la ruralité mais la fin d’une certaine ruralité et de nouveaux outils théoriques et méthodologiques sont nécessaires pour saisir et comprendre ce qu’est devenue la ruralité dans la modernité avancée.

Il existerait une pluralité des modes de construction sociale de la ruralité contemporaine, et de ses modes d’expression, contrairement à la ruralité d’autrefois qui se caractérisait par son homogénéité et que l’approche monographique pouvait alors décrire. D’une certaine manière, l’approche monographique correspondait à une époque où la représentation dominante de la ruralité la considérait comme un monde relativement homogène. L’intérêt pour la construction des typologies exprimant la variance rurale s’est manifesté à un autre moment historique où la ruralité a été vue dans sa différenciation. Mais la ruralité est une réalité construite par les acteurs sociaux, les scientifiques comme les autres. Dans leur cas, cette construction repose sur l’usage d’attributs qui leur semblent objectifs ou sur la prise en considération des représentations des acteurs, autrement dit sur la dimension symbolique. Pour plusieurs chercheurs, la démarche idéale consiste à prendre en considération à la fois les données objectives disponibles et les représentations de l’objet étudié tout comme le mode de construction sociale de cet objet en réalité du monde social.

Dans une étude récente[13], nous avons fait l’hypothèse qu’il était possible de rendre intelligible la pluralité rurale observable au Québec en recourant au concept de « système rural »[14] et de « structuration sociale ». Nous employons ici la notion de système rural de manière heuristique. Un système rural est un territoire rural qui n’est pas donné d’avance mais qui est identifié par les chercheurs comme ayant à la fois une unicité, une cohérence, surtout dans la manière particulière dont l’économie est enchâssée dans le social. Un système rural est organisé selon un modèle d’action renvoyant à des acteurs sociaux qui le construisent dans leur pratique tout en étant eux-mêmes construits par ce territoire de référence et d’appartenance. Les types de ruralités (ou de systèmes ruraux) observables seraient plus différents entre eux que la ruralité et l’urbanité prises globalement. Autrement dit, pour comprendre la ruralité contemporaine, la variation intra-rurale serait plus importante que la vieille et classique différenciation rurale-urbaine. En s’inspirant des perspectives théoriques offertes par la théorie de la structuration sociale de Giddens, on peut faire l’hypothèse que si la ruralité existe dans la modernité avancée, elle doit se révéler par un long travail de décryptage des règles et des ressources (et notamment les règles implicites) dont se servent les acteurs pour structurer leur monde et lui donner une référence identitaire rurale, pour construire socialement la ruralité.

Pour réaliser cette étude anthropologique de la ruralité, nous avons isolé les discours des acteurs de développement de trois territoires ruraux québécois sous trois dimensions : leur diagnostic du territoire, leurs représentations de l’identité rurale, et les stratégies de développement[15] identifiées comme pertinentes pour assurer le développement territorial. Sous la dimension du diagnostic territorial, il s’agissait de considérer si les acteurs locaux avaient une représentation congruente avec celles qui circulent, soit celles qui émergent des statistiques officielles ou celles produites par des institutions régionales comme les MRC dans le cadre des schémas d’aménagement. La MRC Les Basques, un des trois territoires à l’étude, présente une ruralité qui peut être considérée comme une ruralité agricole. Cela se confirme dans les profils statistiques, dans le discours de la MRC sur elle-même, mais aussi dans une série d’entretiens que nous avons tenus avec les élus et les agents de développement de ce territoire. Le second territoire, typique d’une ruralité forestière, c’est celui de la MRC Maria-Chapdelaine (au Lac-Saint-Jean) où les acteurs de développement se reconnaissent volontiers dans cette image forestière. Notre troisième territoire à l’étude, celui de la MRC de Charlevoix-Est, a été retenu comme un cas exemplaire de la ruralité touristique ou récréotouristique.

Le second thème de l’identité rurale du territoire n’était pas facile à commenter par les personnes interrogées, soit d’un côté des élus impliqués dans des instances représentatives, et de l’autre, des professionnels du développement occupant différents postes dans des organismes de développement oeuvrant sur le territoire de ces MRC. Par exemple, une élue de la MRC Les Basques déclarait que la ville de Trois-Pistoles est « une ville rurale » à l’instar de tout son milieu ambiant. Pendant ce temps, un élu de la MRC de Charlevoix-Est nous a affirmé sans hésiter que ce territoire est plutôt urbain. Près de 70 % de la population de cette MRC habite dans la vallée de la rivière Malbaie, dans une zone urbanisée allant de Clermont à la ville de La Malbaie. Pourtant, pour la plupart des Québécois, les paysages de Charlevoix sont de belles images d’Épinal de la ruralité québécoise.

De manière inattendue, ce sont dans les propos relatifs aux stratégies de développement territorial que les éléments de structuration (règles tacites et ressources) de ces différentes réalités rurales se sont manifestés. L’analyse des entretiens permet de constater comment les stratégies de développement pensées pour ces territoires ruraux se présentent de manière assez différenciée selon les trois systèmes ruraux étudiés ici et comment –  c’est là tout l’intérêt de cette approche – ces stratégies révèlent les représentations sous-jacentes de la ruralité et leur donnent tout leur sens. Dans la MRC Les Basques qui a connu des difficultés de taille avec la fermeture d’une grande usine laitière régionale, le développement local avec l’entrepreneuriat des PME soutenues par leurs communautés est clairement le modèle de développement territorial privilégié. En dix ans, par la création de nouvelles petites entreprises, les emplois perdus ont été récupérés. Mais on sait que ces petites entreprises ne vont jamais, elles, fermer tout d’un coup et qu’elles constituent donc un meilleur tissu économique sur ce territoire. La représentation sous-jacente de la ruralité de ce modèle de développement met l’accent sur la vitalité des communautés comme milieux d’une grande qualité de vie, sur la pertinence de l’approche du développement économique local misant sur l’entrepreneurship et l’employabilité de main-d’oeuvre rurale sans négliger une dimension environnementale avec les entreprises culturelles qui émergent actuellement à Trois-Pistoles.

À l’opposé, dans le modèle de développement territorial typique de la ruralité forestière avec la MRC Maria-Chapdelaine, si on croit aux vertus du développement local, on se demande s’il ne s’agit pas d’une solution palliative peu efficiente. À Dolbeau, chef-lieu de cette MRC, et dans son aire d’influence, les travailleurs reçoivent de hauts salaires versés par une grande entreprise forestière. Il en découle une ruralité caractérisée par une mentalité ouvrière, mais la mentalité de la couche ouvrière la mieux payée. La représentation rurale sous-jacente à ce modèle de développement territorial qui mise toujours sur la grande entreprise exploitant les ressources naturelles considère la ruralité comme un réservoir de ressources naturelles avec un souci à peine naissant pour la pérennité et la gestion rationnelle des ressources. Sur ce territoire rural dominerait une représentation utilitariste de la ruralité où elle est vue comme une ressource à exploiter.

La MRC de Charlevoix-Est, typique d’une ruralité récréotouristique, nous a surpris à plus d’un titre. C’est le seul des trois territoires où des différences se manifestent entre l’identité territoriale telle qu’elle se manifeste dans les statistiques socioéconomiques et celle affichée dans la littérature mercéenne et dans les entretiens auprès des acteurs de développement. En fait, tout tient à l’interrogation de plusieurs acteurs sur la stratégie de développement touristique en regard du bilan économique que l’on peut se donner de ce territoire. Au moment de nos premiers entretiens, à l’automne 1998, les points de vue sur la situation réelle étaient fort disparates. Tout allait bien pour le tourisme, le Casino et ses investissements, quelques nouvelles PME. Par contre, on parlait des centaines d’emplois perdus à la grosse usine papetière de la Donohue de Clermont, de la précarité et des mauvaises conditions de travail et de rémunération dans l’industrie touristique, tout cela engendrant une paupérisation grandissante, situation qu’on prenait bien soin de cacher derrière la belle carte postale. Quant au modèle de développement territorial de référence et des stratégies, il n’y avait pas de consensus, certains acteurs étant toujours convaincus de la pertinence de la stratégie récréotouristique, d’autres la remettant en cause. L’image sous-jacente de la ruralité est donc peu consensuelle ; d’un côté, c’est la ruralité comme espace de récréation à consommer par les clientèles urbaines, de l’autre, on s’accroche à l’idée d’une possible régénération du tissu socioéconomique des milieux par une plus grande diversification de la base économique. Pour ce faire, on va en appeler aux ressorts de vitalité sociale que recèlent les petites collectivités, la base même de la ruralité.

Lors d’une seconde série d’entretiens deux ans plus tard, certains acteurs locaux de développement, se posant comme des « acteurs compétents » au sens même de la théorie de la structuration sociale de Giddens, nous ont fait entrevoir le mode de régulation sociale, et de gouvernance pourrions-nous aussi dire, qui structure le modèle de développement de ce territoire. Il s’agit, non pas de la PME comme dans le territoire de la MRC Les Basques, ou de la grande entreprise comme le cas de la MRC Maria-Chapdelaine, mais bien de l’État, c’est-à-dire d’un État qui fait des investissements majeurs dans des équipements touristiques tel le Casino ou la mise en valeur de sites naturels comme le parc des Grands Jardins ou le mont Grand Fond. Dans ce territoire, l’avenir passe donc par les interventions de l’État dans la mise en valeur des attraits naturels à des fins touristiques.

Par ailleurs, le travail sociologique consiste à étudier comment les différents groupes sociaux définissent ou construisent les diverses réalités sociales. Une réalité sociale comme la ruralité n’existe pas en dehors des processus discursifs de construction sociale de cet objet en réalité signifiante. La ruralité est donc une construction sociale et il s’agit alors de comprendre comment cette réalité est produite socialement. C’est au cours du processus de recherche que nous avons découvert que nos trois terrains de recherche, intuitivement retenus comme exemples de systèmes ruraux différenciés, correspondaient à trois types de ruralités (agricole, forestière et récréotouristique) qui se donnaient des références rurales pratiquement identiques à trois représentations idéal-typiques, au sens wébérien, de la ruralité contemporaine.

Dans la MRC Les Basques, on retrouve un discours agri-ruraliste mettant l’accent sur la dimension sociale de la ruralité. Il s’agit d’un discours rural axé sur la dimension sociale de la ruralité, sur la qualité de la vie, sur la vitalité des communautés rurales et sur l’efficience des stratégies de développement local misant sur les capacités de l’entrepreneuriat pour assurer le développement territorial. Dans le territoire rural forestier de la MRC Maria-Chapdelaine, le discours utilitariste appuyant sur la dimension économique est largement présent. Il s’agit d’un discours rural axé sur une vision de la ruralité comme réservoir de ressources primaires à exploiter pour créer de la richesse, des emplois avec l’effet structurant des grandes entreprises dans le développement économique. Dans la MRC de Charlevoix-Est, le discours hédoniste valorisant la dimension culturelle de la ruralité est très répandu. Ce discours rural est axé sur la dimension paysagère de la ruralité et il incorpore des éléments d’une vision urbaine esthétique de la campagne. Le paysage est vu comme une « aménité » rurale qui peut être la base d’un modèle de développement territorial rural. Mais ce modèle suppose des investissements majeurs qui ne pourront venir que de l’État. Une telle typologie est aussi proposée par un sociologue hollandais (Frouws, 1998) pour décrire les différents discours ruraux dans ce pays et il est étonnant de les retrouver dans le contexte québécois. Il faudrait ici supposer que ces trois représentations de la ruralité renvoient à de plus grandes conceptions du rapport au monde réel des sociétés occidentales qui transcendent les cultures locales.

Nos enquêtes renforcent l’hypothèse d’un lien causal entre l’identité rurale d’un territoire donné, le type de rapport au territoire qui s’est forgé au cours de l’histoire longue, le mode de régulation sociale et finalement, le modèle de développement territorial et le type de gouvernance qu’on peut identifier sur ce territoire. Dans la MRC Les Basques dans le Bas-Saint-Laurent, nous avons affaire à une longue tradition de petits propriétaires fonciers qui se sont forgé une identité locale forte (« le patrimoine vivant, c’est nous » disait la mairesse d’un petit village). Ces ruraux se sentent une capacité d’agir sur le monde, et sur leur monde, et cela n’est pas sans liens avec le mode de propriété qui domine dans ce territoire, soit la petite propriété foncière typique d’une économie agricole proche du modèle paysan. Et pour ces ruraux, le développement territorial passe par l’entrepreneuriat et les PME et par la mise en oeuvre de stratégies de développement local. Une expérience récente relatée plus haut, celle de la fermeture soudaine d’une grande usine laitière coopérative, a servi de catalyseur à la mise en valeur d’une nouvelle forme de gouvernance locale basée sur la promotion de l’entrepreneuriat et des stratégies de développement endogène, de développement par le bas, de développement communautaire, de développement local en somme. Et les acteurs de développement de ce territoire partagent l’impression que ce modèle de développement territorial a fait ses preuves.

Dans la MRC Maria-Chapdelaine au nord du Lac-Saint-Jean, nous sommes dans le royaume de la grande propriété foncière étatique sur de vastes espaces couverts de forêts. Ces ressources forestières sont mises en valeur par de grandes entreprises privées, souvent détenues par du capital étranger. La culture rurale est celle des communautés dépendantes de la forêt qui entraînent un sentiment de dépossession du monde, de dépendance face aux sociétés multinationales. C’est aussi une forme de culture ouvrière car ces ruraux sont des salariés, mais aussi des travailleurs plutôt bien payés pour leur labeur en forêt ou en usine. La grande usine de transformation de la matière ligneuse en papier est d’ailleurs un acteur local majeur dans la dynamique de la gouvernance locale. Selon les élites locales, le développement territorial passe par la grande entreprise et les investissements majeurs qu’elle seule peut réaliser dans ce territoire rural forestier. Dans nos entrevues, les répondants confondent souvent l’histoire de ce territoire avec celle de la grande entreprise qui y est implantée. Mais pour les acteurs de ce territoire, typique d’un système rural forestier, le développement local est « une solution de pauvres pour les régions rurales pauvres » comme le disait un intervenant, et le développement passe nécessairement par la capacité d’action de la grande entreprise forestière qui domine d’ailleurs l’économie locale.

Finalement, dans la MRC de Charlevoix-Est, nous sommes face à une économie rurale dominée par le tourisme. Un vieille tradition de tourisme de villégiature a pris forme sur ce territoire au siècle dernier et a facilité le déploiement d’une culture dépendante et dominée de l’extérieur. L’idée d’un développement territorial réellement approprié par les acteurs locaux apparaît impossible. Au mieux, ces acteurs pensent une stratégie de développement territorial basé sur des attraits touristiques naturels majeurs mais ils en appellent à l’État pour mettre en oeuvre ce modèle de développement rural. Encore une fois, le rapport à la propriété semble expliquer la gouvernance locale actuelle ; historiquement, avec une très petite propriété foncière sur des terres de piètre qualité agronomique mais d’une grande beauté paysagère, les habitants ont développé une culture de pauvreté et de dépendance, tant vis-à-vis de la grande entreprise présente dans l’exploitation forestière que des riches familles de la haute bourgeoisie canadienne anglophone fréquentant ce territoire pour ses paysages. Avec l’élargissement de cette villégiature, les Charlevoisiens sont devenus des serviteurs dans les belles résidences où les membres de ces familles aisées venaient humer l’air pur et rafraîchissant de la région durant la saison estivale.

Si la ruralité est une construction sociale, il faut se questionner sur la place des ruraux dans le processus de cette construction. Les populations rurales, qui ne sont d’ailleurs pas homogènes, n’exercent que peu de contrôle sur l’opinion publique. Elles ne s’expriment guère ; elles n’exercent pas beaucoup leur droit de parole. Participant faiblement au processus de construction sociale de la ruralité, une notion ayant un sens pour la communauté plus vaste, elles se trouvent à vivre quotidiennement une réalité qui est globalement définie par d’autres. Ce qui entraîne souvent de la dissonance ; par exemple, au moment où on valorise la dimension paysagère de la ruralité, comment les ruraux peuvent-ils apprécier une telle dimension d’un environnement qui n’arrive plus, pour plusieurs d’entre eux, à les faire vivre ? Ou encore, au moment où on découvre la valeur environnementale de la ruralité, pour les ruraux, voilà un trait de la civilisation rurale qui est intrinsèque à leur culture car c’est le respect de cet environnement qui a assuré leur survie depuis des siècles.

Mais cette faible appropriation des ruraux d’une capacité de dire leur monde, de le nommer, de le décrire, d’en signifier les enjeux de développement ne semble pas s’améliorer dans la conjoncture actuelle où la ruralité intéresse tout à coup les populations urbaines. Ces dernières demandent maintenant aux ruraux des comptes sur leur manière de protéger l’environnement tout en produisant une alimentation saine. Tout se passe comme si la ruralité devenait soudainement une affaire trop sérieuse pour la laisser aux seuls mains des ruraux. Par ailleurs, que la ruralité devienne une matière de discussion et de choix collectifs pourrait être une chance à saisir pour les ruraux. Ils peuvent alors faire valoir leur droit à participer pleinement aux débats, une participation citoyenne qui ne devrait pas leur être déniée. Pendant ce temps, de nouvelles formes d’occupation des territoires ruraux se mettent en place mais nous sommes mal outillés pour rendre compte de cette mutation silencieuse dans nos campagnes.

Notre ambition était de construire une sociologie historique des études rurales québécoises, une entreprise qui dépasse largement le cadre du présent article. Aussi, nous avons plutôt rassemblé quelques matériaux pour entreprendre ce nécessaire travail qui nous amène au coeur des débats sociologiques contemporains. En effet, il s’agit de comprendre, dans un même mouvement de pensée, ce qui détermine la spécificité d’un fait social donné, la ruralité, et sa diversité ou sa variance. Nous avons aussi été amené à montrer comment le choix d’une méthode sociologique n’est pas totalement indépendant des représentations sociales dominantes. Au moment où la société québécoise se représentait les milieux ruraux comme une réalité relativement homogène, alors qu’il y avait pourtant une différenciation assez forte entre la ruralité de la vallée laurentienne et celles de nouveaux territoires de colonisation qui deviendront les régions périphériques d’aujourd’hui, c’est la production des monographies de familles ou de villages ruraux qui a occupé une science sociale québécoise naissante. Mais dès que l’idée d’une diversité rurale est devenue évidente, et que des interventions publiques visant les milieux les plus défavorisés ont été planifiées, la construction de typologies capables de rendre compte de cette variance rurale est devenue une préoccupation des milieux scientifiques. Les processus de construction sociale de la ruralité contemporaine sont actuellement remis en question par des travaux qui tentent de prendre justement en compte une perspective constructiviste qui, avec Giddens, montre les dynamiques de structuration sociale de plusieurs objets qui se présentent souvent comme réalités objectives.

La sociologie québécoise qui est d’ailleurs née sous le signe d’une sociologie rurale a adopté, dès ses premiers travaux, la démarche monographique jusqu’au moment où on l’a décriée parce qu’incapable de proposer des analyses explicatives et généralisantes. Pourtant, rétrospectivement, on constate que ces grandes monographies ont offert des analyses fines de la réalité sociale vécue et une bonne compréhension du fonctionnement de cette société rurale même si les auteurs ont toujours tendance à idéaliser les situations et à confondre leurs visions personnelles avec l’étude objective de la réalité. Si les approches typologiques apparaissent plus rigoureuses, elles ne sont pas pour autant insensibles à certains choix méthodologiques arbitraires.

Avec le raffinement des outils méthodologiques servant à mesurer la variance rurale, on constate que peu importe la liste des variables retenues, dès lors qu’elles ont un lien vraisemblable avec le processus de dévitalisation rurale, on retrouve effectivement une proportion d’environ 20 % des collectivités rurales s’inscrivant dans une dynamique de « défavorisation ». Mais les communautés rurales québécoises vivant une dynamique de dévitalisation ne sont pas également réparties sur le territoire québécois. Elles sont très nettement sur-représentées dans les régions dites périphériques comme la Gaspésie, le Bas-Saint-Laurent et l’Abitibi-Témiscamingue.

Nos études de cas sur trois territoires mercéens exemplaires de trois modèles de développement rural et de représentation de la ruralité, et même de gouvernance, permettent d’aller au-delà des intentions initiales de recherche, soit la caractérisation de la variance de la ruralité québécoise. Car nous avons découvert que nous sommes en face de trois modèles de développement territorial qui impliquent des modes de régulation sociale spécifique et autant de modes de gouvernance locale, entendue ici comme mode de prise de décision politique. Ces trois modèles caractérisent bien l’histoire rurale du Québec. De nombreux territoires ruraux, surtout dans les régions périphériques, doivent leur ouverture au peuplement et leur développement subséquent à la grande entreprise, notamment dans le secteur forestier. Dans la vallée laurentienne, c’est la petite entreprise avec des agriculteurs propriétaires de leurs terres qui a été le modèle d’occupation du sol privilégié et qui a généré une culture rurale valorisant l’entrepreneuriat tant individuel que collectif. Finalement, sur certains territoires, c’est l’implication directe et décisive de l’État qui a assuré l’installation ou la pérennité des établissements humains. La connaissance des réalités rurales et territoriales tout comme une meilleure compréhension des dynamiques de développement territorial nous semblent alors bien servies par la mise en perspective que permet la démarche typologique. Mais il faut espérer un retour de la grande tradition monographique, seule capable de rendre compte de la complexité dans une démarche analytique où les données de l’environnement biophysique et humain se croiseront avec le discours compétent des acteurs sociaux maintenant réputés capables d’exprimer et de comprendre leurs mondes, les mondes ruraux.