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Par leur mobilité et leur sédentarité, les activités humaines transforment les territoires. De nouvelles adhérences territoriales prennent forme constamment et des lieux s’affirment grâce aux effets de polarisation. Des milieux s’étirent, se densifient en zones spécifiques. Sous l’intensité de la fréquentation et des établissements limitrophes, des voies de transport deviennent des corridors de développement et des sous-ensembles apparaissent distinctement sur la base du vécu quotidien de la population, des travailleurs, des entreprises. En somme, la dynamique spatiale, induite des forces économique, sociale, culturelle, politique et administrative, différencie les divers territoires. Différenciations multiples desquelles sont tirées les classiques catégories rurales, urbaines, périphériques, nordiques, métropolitaines. Sous cette dynamique, des tendances spatiales lourdes s’affirment clairement telles que la diffusion des innovations (Hägerstrand, 1973), la contre-urbanisation (Berry, 1976), les « renversements spatiaux » (Aydalot, 1986), l’étalement urbain en faible densité (Pumain, 1992), l’appropriation territoriale (Friedmann, 1992).

Saisir la mouvance des territoires ne représente pas une tâche facile, même si l’exercice possède une grande pertinence scientifique et sociale (Guigou et Perdrizet, 2002). Cette saisie s’avère fonction de l’échelle d’observation du sujet ainsi que des instruments disponibles pour mesurer des facteurs difficilement isolables dans leur contribution aux forces spatiales souvent antagonistes telles que la gravité qui favorise la concentration ainsi que l’accessibilité à certaines ressources rares qui incite souvent à la dispersion. L’équilibre de longue période génère une certaine inertie spatiale illustrée par certains phénomènes particuliers (Tellier et Vertefeuille, 1995). Existe à cet égard la métropolisation, visualisée justement par Claval (2003), tel un compromis entre les tendances à la dispersion et celles poussant à la concentration. Métropoles dont les formes diverses s’inscrivent comme des îles d’un archipel mondial (Veltz, 1996), des Global City-Regions (Scott, 2002) ou autres libellés pour désigner le modèle classique concerné depuis l’Antiquité par un centre urbain et son aire de rayonnement immédiat dit « hinterland » (Bairoch, 1999). D’autres formes territoriales encore mal saisies semblent émerger actuellement, notamment dans les périphéries (Scott, 1997 ; Benko et Lipietz, 1992 et 2002 ; Storper, 1997).

Le Québec se révèle justement une périphérie nord-américaine. En effet, cet espace n’est pas la Pennsylvanie, ni le Colorado, ni la Bavière, ni la Provence. Sur son continent de localisation, il s’agit d’un espace relativement en marge des grands marchés mégapolitains qui, de surcroît, se « périphéralise » de plus en plus. En effet, en Amérique du Nord, l’inertie spatiale est bien associée à un lent déplacement de la population et des activités à partir des régions nord-est vers les régions sud-ouest (Tellier, 1996 et 2003 ; Pack, 2002). Selon de nombreux observateurs, les zones centrales truffées de pôles émergents tels que Denver, Houston, Phoenix s’affirment progressivement vers un nouvel équilibre sur ce continent. Il s’agit du phénomène connu de « gravité spatiale » déjà stabilisé au centre de la vieille Europe, avec la dorsale Londres–Turin souvent appelée la « banane bleue » qui représente en fait une mégalopole européenne. Cette forte affirmation actuelle des régions centrales dans la dynamique spatiale nord-américaine génère à l’évidence des effets de drainage à degrés divers dans les périphéries continentales (Rappaport, 2003). Des ruptures s’expriment assez clairement à cet effet. Elles conditionnent notamment de nombreux repositionnements récents de lieux et de milieux et aussi certains renversements spatiaux tels que celui de Montréal au profit de Toronto depuis les années 1950 et aussi ceux du Mexique qui profitent à Ciudad Juarez, Tijuana, Monterrey. En réalité, l’espace nord-américain encore jeune sous l’angle de l’occupation territoriale paraît relativement dynamique et mouvant.

Mis à part ces forces reliées à la gravité spatiale qui modifient les conditions nord-américaines globales en accentuant notamment le caractère périphérique du Québec sur son propre continent, trois autres forces spatiales s’avèrent importantes actuellement selon notre lecture. D’abord, l’explosion récente des échanges nord-sud, accompagnée de la stagnation des échanges est-ouest qui, depuis la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), rendent les territoires québécois limitrophes de la frontière américaine beaucoup plus attrayants d’entreprises qu’auparavant. Stimulée par la nécessaire capitalisation dans les technologies et par la concurrence de plus en plus vive, la croissante intégration sectorielle des activités économiques qui affecte désormais tous les secteurs génère aussi de nouvelles logiques de localisation des méga-unités érigées, des sièges sociaux ainsi que des succursales déconcentrées des grandes chaînes. Ces nouvelles logiques de localisation des unités de production, de gestion et de distribution se trouvent elles-mêmes influencées par une autre force spatiale contemporaine, soit la croissante mobilité des travailleurs, des consommateurs et des marchandises grâce à des réseaux de transport plus fluides et des véhicules plus fiables qui réduisent le fardeau de la distance.

Plus marginalement, d’autres forces secondaires jouent en outre sur l’espace québécois en modifiant les tendances dans l’usage du sol. Signalons notamment l’attractivité des bassins nordiques de ressources naturelles, le nomadisme mondial croissant des investissements, la forte démographie des collectivités autochtones sises en des lieux et milieux généralement périphériques, les nouvelles exigences des consommateurs, la gestion des opérations à distance grâce aux nouvelles technologies de l’information, l’appropriation territoriale de certains leviers de développement, la demande sociale de la qualité de vie. Face à ces forces génératrices de nouveaux équilibres spatiaux, notre principale question de recherche adressée dans ce texte concerne spécifiquement les nouvelles formes territoriales émergentes dans le contexte contemporain du Québec. Au préalable de notre analyse, nous jetterons de la lumière sur cette question en traitant, en synthèse, les principales composantes théoriques du corpus offert par les disciplines scientifiques qui s’intéressent à l’espace. Des hypothèses secondaires seront posées dans le cadre d’une hypothèse principale concernant l’existence d’une importante dynamique spatiale contemporaine qui confronte considérablement les interprétations du passé. Pour la vérifier, notre démonstration s’appuiera sur des compilations statistiques, assistées aussi par les résultats d’une enquête bien ciblée. L’exercice permettra non seulement d’illustrer les nouvelles formes territoriales qui émergent à travers les plus anciennes, mais aussi de définir une esquisse des grandes composantes d’un modèle général concernant la mouvance des territoires au Québec.

Les modèles d’analyse

Bénéficiant d’apports multidisciplinaires, l’analyse spatiale représente un champ scientifique très riche de nombreux concepts, de divers modèles, de plusieurs théories et même de différents paradigmes (Ponsard, 1955-1988). La montée en importance de la science régionale au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (Isard, 2003) a certes contribué considérablement à ce champ scientifique appliqué aux phénomènes urbains, ruraux, régionaux, métropolitains, locaux, tant et si bien que nos manuels académiques offrent désormais, sur la réalité spatiale, une excellente lumière constamment alimentée par de nouveaux apports scientifiques (Aurayet al., 1994 ; Fujitaet al., 2001 ; Tellier, 2005).

Deux axes nous permettent de classifier les modèles offerts par la littérature, en fonction des principales composantes (tableau 1). Le premier permet de positionner les deux concepts génériques principaux, soit les points (lieux) et les aires (milieux). L’autre axe assied les deux principales perspectives classiques d’analyse utilisées en sciences sociales qui servent aussi la modélisation spatiale, soit en ciblant les projecteurs sur la position des sujets ou sur les relations entre ceux-ci. Voyons en synthèse cette substance conceptuelle

La perspective positionnelle

Les établissements humains forment des points à travers l’espace. On considère généralement quatre types d’impulsions qui soutiennent l’émergence et la croissance de ces points, à degrés divers selon les sites. Il s’agit de la centralité qui maximise les échanges, la rupture de la continuité spatiale, la présence d’un bassin de ressources à exploiter ainsi que la volonté du Prince de créer une cité de toutes pièces. Le modèle de la « cité » existe depuis très longtemps dans la pratique de l’aménagement des territoires. Dans sa fameuse République, Platon a offert son modèle idéal bien formalisé, qui a d’ailleurs inspiré beaucoup de philosophes et de réformateurs jusqu’à Ebenezer Howard (1898) dont la Cité-jardin a lancé le mouvement moderniste du city planning.

Tableau 1

Les principaux modèles en analyse spatiale

Points – Lieux

• Cités

• Auréoles de Von Thunen

• Économies d’agglomération

• Avant-postes de Vance

• Pôles, métropoles, mégalopoles

• Duopole de Hötelling

• Triangle de Weber

• Places centrales de Christaller

• Modèle gravitaire

• Réseaux urbains

Perspective positionnelle

Perspective relationnelle

• Bassins

• Régions

• Communautés

• Districts de Marshall

• Systèmes de production

• Alvéoles de Lösch

• Approches centre-périphérie

• Couronnes

• Axes / corridors / arcs

• Archipel de Veltz

Aires – Milieux

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L’analyse de l’espace ponctiforme a généré plusieurs autres conceptualisations et modélisations fort pertinentes, notamment pour saisir et comprendre les formes et les contenus des lieux. Du côté de la forme urbaine, le modèle auréolaire de Park et Burgess (1925), selon la conception classique de Von Thunen (schéma 1), demeure, à travers les adaptations reçues, une puissante illustration de l’organisation de l’espace. Selon cette approche, la rente foncière et l’utilisation du sol évoluent principalement en fonction de la distance du centre (Alonzo, 1964). Sous l’angle des contenus, nul doute que l’explication des « économies d’agglomération » est un champ énigmatique très fertile en analyse urbaine. À cet effet, la théorie de la polarisation représente un éclairage fort intéressant sur les doubles forces, centripètes et centrifuges, qui agissent à partir des centres urbains vers les zones de rayonnement (Boudeville, 1962). Au Québec, l’analyse des lieux possède une longue tradition, notamment en sciences politiques (Baccigalupo, 1984) et en démographie (Dugas, 1981), mais aussi en aménagement (Bérubé, 1993), en sociologie (Fortin, 1971), en économie (Bailly et Polèse, 1975) et en politique publique (Parizeau, 1986). Il est intéressant de constater la profusion de travaux effectués pertinemment sur la progressive réforme municipale et, a contrario, la rareté de ceux-ci à propos des divers pôles de croissance disposés dans l’espace. Les intérêts de recherche semblent se diversifier récemment, notamment à l’égard bien sûr de la métropole Montréal, mais aussi de la transformation des lieux et milieux ruraux (Jean, 1997). Notre première hypothèse secondaire concerne le repositionnement actuel des pôles urbains intermédiaires vis-à-vis de la hiérarchie générale établie jadis.

Schéma 1

Le modèle auréolaire classique

Le modèle auréolaire classique

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Du côté des aires qui se forment et se structurent par les activités humaines, la perspective positionnelle offre aussi plusieurs modèles. Car l’espace est aussi airoforme. De nature géographique, le bassin représente certes le type d’aires le plus classique. Aujourd’hui, le concept de « bassin d’emplois » sert l’application de la politique publique concernée par la régulation du marché local du travail. Si les travaux du géographe Vidal de la Blache et du biologiste Patrick Geddes s’avèrent fondateurs du concept de région, ce sont les chercheurs américains qui, dans les années 1920, lui ont offert des composantes théoriques plurielles fondamentales (Odum, 1934). En 1938, Lösch formula son modèle de « région économique idéale » qui permit à ce concept « région » de devenir un champ théorique très prolifique en Europe et ailleurs, notamment sous l’angle de la méthode (Isard, 1956). Concept polysémique s’il en est un, la région a marqué la réforme territoriale des États modernes dans la deuxième partie du XXe siècle en servant l’institutionnalisation d’une échelle intermédiaire d’interventions publiques entre la nation et les localités traditionnelles (Brochu et Proulx, 1995).

En plongeant ses racines dans la nuit des temps, la communauté représente un concept très ancien largement expérimenté partout sur la planète. Au milieu du XIXe siècle, sa formalisation théorique a reçu ses lettres de noblesse grâce à d’importants efforts scientifiques qui ont offert notamment le modèle des « Phalanstères » de Charles Fourier. La théorie de l’organisation et du développement communautaire offre désormais de nombreux modèles et de nombreuses applications à des échelles variées (Effrat, 1974). Selon une approche totalement différente, Alfred Marshall orienta son analyse des aires sur le concept de district afin d’expliquer, dans la tradition des travaux plus anciens de Saint-Simon, la dimension territoriale de l’organisation industrielle. Longtemps négligée, la conceptualisation du district industriel est revenue en force depuis plus de deux décennies et offre maintenant une contribution très importante à l’analyse spatiale en ajustant les projecteurs sur les « systèmes locaux de production » (Courlet, 2002).

Même si le ministère de l’Agriculture a produit des monographies de ses aires d’intervention dès la fin du XIXe siècle, l’analyse systématique des aires au Québec remonte réellement aux travaux d’Esdras Minville et de Raoul Blanchard dans la première moitié du XXe siècle. Malheureusement, toute la tradition historique de coopération communautaire à l’échelle locale (paroisses, cantons, collectivités autochtones) a fait l’objet de trop peu d’études. À partir des années 1960, les régions administratives nouvellement découpées furent de mieux en mieux décrites grâce aux travaux pionniers de l’OPDQ relayés par la suite par différents groupes de chercheurs universitaires. Le découpage des MRC au tournant des années 1980 a aussi stimulé tout un mouvement de recherche autour de ces nouvelles aires d’aménagement, de gestion et de promotion du développement. Plus récemment, les scientifiques québécois se sont penchés sur les aires de nature industrielle, ouvrant ainsi un champ nouveau d’application conceptuelle (Proulx, 1994 ; Doloreux, 2004). Ainsi, notre deuxième hypothèse secondaire avance que de nouvelles zones économiques spécialisées se dessinent actuellement sur l’espace Québec.

La perspective relationnelle

Selon une perspective d’analyse des relations entre divers points dans l’espace, de nombreux efforts ont porté sur les modèles gravitaires dont la très connue Loi de Reilly (1929) qui fixe le point d’équilibre entre les zones d’attractivité commerciale de deux villes. Hötelling (1929) a offert un modèle de duopole spatial qui possède des vertus pédagogiques fort intéressantes pour illustrer les règles concernant l’établissement des commerces. À la même époque, Weber (1929) a proposé un puissant modèle triangulaire qui explique le rôle de la distance dans les choix de localisation des producteurs à travers l’espace. Ce modèle repose sur l’identification d’optima de localisation des producteurs qui désirent minimiser leurs coûts de transport des intrants issus de divers points. Bien qu’elle inclue désormais d’autres facteurs (McCann et Sheppard, 2003), la théorie classique de la localisation fut induite de ces deux modèles initiaux (Isard, 1956). Très opérationnelle, elle permet non seulement de comprendre comment se répartissent les activités économiques et les points de peuplement dans l’espace, mais aussi de cibler des choix rationnels pour l’aménagement des territoires. De cette perspective relationnelle fut aussi tirée plusieurs modèles de diffusion spatiale, selon deux grands principes, soit la radialité et la hiérarchie (Villeneuve, 1994).

Un autre principe moteur de l’organisation générale des lieux en systèmes territoriaux réside dans la hiérarchie des fonctions urbaines mise en évidence par la théorie des places centrales de Christaller (1933). L’attractivité des fonctions urbaines, dites forces centripètes, fait graviter les flux économiques des petits centres vers les plus grands, en passant par des centres intermédiaires (schéma 2). Ce modèle explicatif s’avère fondamental en analyse spatiale. Il a généré de nombreuses hypothèses et a permis de lancer plusieurs programmes de recherche. Soulignons notamment que cette théorie fut à la base, dans les années 1970, de tout un pan d’étude sur les systèmes urbains (Berry, 1964 ; Bourne, 1975). Le polycentrisme des territoires construits en systèmes devient non seulement confirmé, mais l’articulation globale de cette forme spatiale dans un esprit de fluidité s’avère de plus tout à fait souhaitable pour son efficacité.

Devant les limites explicatives du modèle de Christaller hors des espaces homogènes, isotropes et densément peuplés, le modèle mercantile de Vance (1970) se révèle très pertinent. Il est basé sur le phénomène d’occupation de l’espace périphérique à partir de la création d’avant-postes. Selon cette conception connue depuis les comptoirs phéniciens de l’Antiquité (Camagni, 1992), l’accès aux intrants périphériques ainsi que la distribution de biens déterminent d’abord des formes linéaires de pénétration territoriale autour d’axes en créant d’autres avant-postes plus avancés. L’occupation progressive des Amériques valide largement ce modèle général.

Schéma 2

L’organisation hiérarchique de l’espace selon Christaller

L’organisation hiérarchique de l’espace selon Christaller

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Devant les limites explicatives du modèle de Christaller hors des espaces homogènes, isotropes et densément peuplés, le modèle mercantile de Vance (1970) se révèle très pertinent. Il est basé sur le phénomène d’occupation de l’espace périphérique à partir de la création d’avant-postes. Selon cette conception connue depuis les comptoirs phéniciens de l’Antiquité (Camagni, 1992), l’accès aux intrants périphériques ainsi que la distribution de biens déterminent d’abord des formes linéairesde pénétration territoriale autour d’axes en créant d’autres avant-postes plus avancés. L’occupation progressive des Amériques valide largement ce modèle général.

Très actuelle à l’ère des technologies de l’information et de la communication, l’approche par les réseaux de villes pousse l’analyse spatiale au-delà des relations hiérarchiques et des relations marchandes pour inclure les flux de personnes, de monnaies, de données, d’ordres. Le postulat à la base de cet effort actuel de théorisation affirme qu’une ville peut cumuler des facteurs et prospérer grâce à l’apport substantiel de relations horizontales tissées avec d’autres villes souvent éloignées, sans nécessairement passer par leurs centres inférieurs ou supérieurs immédiats. Beaucoup de questions demeurent ouvertes à propos des effets dynamiques de ces réseaux certes influents mais difficilement saisissables et mesurables dans leurs propriétés (Derycke, 1999).

Au Québec, les études de nature « relationnelle » dans la tradition wébérienne furent largement confinées à la solution de problèmes précis de localisation. Le modèle de Vance demeure peu connu et très peu utilisé pour comprendre l’organisation du vaste espace périphérique à partir d’avant-postes tels que Maniwaki, Dolbeau, Amqui, Sept-Îles et autre Matagami. Un certain nombre d’efforts intéressants furent portés sur les systèmes urbains au cours de la décennie 1970 sans qu’un véritable ensemble québécois ne soit solidement articulé dans sa globalité. Furent par contre généralement établis deux sous-systèmes autour des deux principales villes, tandis que Fréchette et Vézina (1986) en identifièrent plutôt trois en incluant un sous-système à partir de Saguenay. Finalement, l’approche « réseaux urbains » est peu utilisée aussi, malgré certains efforts ponctuels fort valables de saisie et de modélisation, sans suite marquante. Notre hypothèse dans ce contexte concerne la pertinence toujours actuelle du modèle de Vance pour saisir le contexte du Québec périphérique.

La perspective relationnelle fut aussi appliquée pour saisir et comprendre l’articulation entre les diverses aires qui se découpent à travers l’espace. Le modèle alvéolaire qui tire son origine des travaux de Lösch (1938) illustre une organisation de l’espace comme un ensemble des zones de rayonnement, chacune autour de leur propre centre urbain plus ou moins indépendant. Chaque alvéole ou « région économique idéale » gravite autour de son principal marché pour y déverser la production de l’hinterland et pour accéder aux biens et services nécessaires à sa population, ses travailleurs, ses entreprises. L’espace global devient un pavage hexagonal régulier de plusieurs alvéoles juxtaposées. Puisque la ville centrale devient la principale source de cumul de richesse sur ce type de territoires, ce modèle qui illustre bien les relations économiques asymétriques déboucha, au fil de la réflexion, sur l’approche centre-périphérie de laquelle découle elle-même la formulation de la théorie de la dépendance (Frank, 1967) entre périphéries drainées et centres plus ou moins alimentés.

Le concept de corridor est aussi pertinent pour illustrer le type de territoires linéaires qui se forment par la diffusion du développement selon des axes spécifiques reliés aux cours d’eau, aux principales voies de transport, à la présence de deux ou trois centres urbains fortement interreliés, etc. Pas toujours linéaires, se forment aussi des axes qui épousent la forme d’arcs (Guesnier, 1998). Finalement, dans son analyse globale de la dynamique spatiale contemporaine, Veltz (1996-2002) utilise l’expression « archipel » ou « peau de léopard » pour illustrer les aires d’activités humaines séparées, interreliées à l’échelle planétaire ou à l’échelle d’un pays.

Au Québec, l’analyse empirique des relations entre les aires se trouve plutôt limitée, alors que notre quatrième hypothèse avance la présence de nombreuses aires pertinentes autres que les découpages territoriaux officiels. Le modèle alvéolaire ne fut que peu vérifié systématiquement, même si le découpage des régions administratives effectué en 1968 a largement respecté, à l’époque, les zones de rayonnement des principaux pôles urbains. Les scientifiques ont amplement appliqué certains outils d’analyse territoriale comparative fort utiles dans la tradition de Hirsch (1967), en focalisant cependant trop peu sur les mouvements intérieurs et les imbrications d’ensemble des nombreux petits territoires disparates qui composent l’espace Québec (Jean et Proulx, 2001 ; Proulx, 2002). Utilisée depuis deux décennies, la nomenclature tridimensionnelle de régions métropolitaines, centrales et périphériques, aussi pertinente soit-elle, demeure une modélisation peu instructive finalement, parce que très évasive. En réalité, le Québec ne possède pas de modèle général capable de saisir et d’illustrer d’une manière satisfaisante la dynamique entre les diverses aires qui marque son vaste espace nordique en Amérique. Un tel modèle serait particulièrement utile pour soutenir la rationalisation de la politique publique appliquée partout sur l’espace québécois.

Les méthodes d’observation

Malgré les limites des données disponibles, tous les modèles théoriques présentés ci-dessus en synthèse furent vérifiés d’une manière exploratoire dans leur capacité d’application sur le vaste espace Québec. Certains ont alors suscité plus de pertinence scientifique que d’autres pour illustrer la dynamique spatiale contemporaine. Aussi, nos quatre hypothèses formulées ont permis de cibler les modèles particulièrement utiles pour générer de la connaissance nouvelle.

Les principaux modèles offerts par la littérature classique et plus récente en analyse spatiale offrent plusieurs méthodes éprouvées pour saisir les tendances et mouvements dans la localisation des activités humaines (Isard, 1956). De puissants outils d’analyse existent comme le shift-and-share, les TEI (tableaux d’échanges interindustriels), l’élaboration systématique de monographies, l’établissement de ratios sur de longues périodes, la compilation de données statistiques sur des phénomènes spécifiques tels que les migrations alternantes quotidiennes ainsi que l’utilisation de divers types d’enquêtes. Ces méthodes fort intéressantes sont souvent limitées dans leur application par le temps, les ressources et la disponibilité des données de base. À titre d’exemple au Québec, nous ne disposons pas à ce jour de données territorialisées à propos de la production, ce qui nous oblige à interpréter les données sur l’emploi, les investissements et le revenu avec beaucoup de nuances et de retenues (Polèse et Shearmur, 2005). Dans le cadre de notre étude sur la dynamique spatiale au Québec, nous avons utilisé des sources diverses de données, y compris Statistique Canada, pour saisir des phénomènes apparents. À cet effet, une enquête fut effectuée pour tenter de mesurer l’aire de rayonnement contemporain de plusieurs centres urbains. Nous présentons dans ce texte les grandes composantes, tendances et leçons que notre lecture spatiale permet d’induire.

Sempiternelle dispersion

La dispersion au Québec fut traditionnellement alimentée par la création d’avant-postes d’occupation territoriale souvent localisés en amont des rivières, très loin des deux métropoles, Québec et Montréal. Historiquement très efficace pour le commerce des fourrures, ce modèle spécifique d’organisation spatiale fortement influencée par l’accessibilité aux bassins de ressources s’est confirmé au fil du temps afin de répondre à la demande (bois, fromage, cuivre, fer…) du marché continental et mondial. Plusieurs lieux et milieux ont alors bénéficié d’un démarrage industriel avec l’arrivée d’une usine (papetière, minerai, poissons, aluminerie…) en formant ainsi des poches industrielles sur l’espace québécois. Les diverses trajectoires non linéaires de ces territoires périphériques révèlent de grands cycles structurels (bonds en avant, stagnations, reculs, rebondissements) associés aux conditions universelles de la dynamique économique (Proulx, 2003). Peu de ces poches périphériques ont atteint la phase de la maturité économique associée à la diversification, si ce n’est le Saguenay et la Basse-Mauricie selon un degré relativement limité.

Avantagés par leur localisation stratégique, certains de ces « avant-postes », tels que Trois-Rivières, Saguenay, Maniwaki, Saint-Félicien, Lebel-sur-Quévillon, Sept-Îles et Matane, sont devenus de véritables relais pour l’exploration et l’exploitation de vastes zones périphériques. La carte 1 illustre bien ces lieux ainsi que les axes de pénétration périphérique qui les alimentent. En outre, un semis de centaines d’autres établissements positionnés sur leur propre bassin de ressources sont demeurés des lieux et des milieux de petite taille (moins de 5 000 habitants), dispersés de manière discontinue sur une très vaste superficie. Les relations économiques tissées directement à partir des lieux et milieux périphériques vers les marchés extérieurs représentent généralement la source principale de prospérité économique (Côté, 1996).

Carte 1

Les principaux avant-postes d’occupation périphérique

Les principaux avant-postes d’occupation périphérique

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Malgré la constante urbanisation qui a complètement inversé la répartition urbaine-rurale de la population québécoise depuis deux siècles, la dispersion des activités demeure un phénomène progressif en périphérie. Cette tendance s’appuie sur la logique économique reliée à la demande de ressources naturelles, en particulier dans le Moyen-Nord truffé d’aéroports et traversé par un réseau routier de plus en plus important. Les nouveaux établissements, tels que Radisson et Caniapiscau, sont cependant peu nombreux. En réalité, il y a de moins en moins de lieux nouvellement fixés à proximité des gisements et des bassins de ressources. Et la majorité des lieux et milieux déjà établis en périphérie sont en déclin ou en stagnation dans leur activité économique principale qui permet leur classification (tableau 2). D’abord, parce que l’extraction des ressources naturelles au Québec s’effectue de plus en plus à distance, grâce à la mobilité des travailleurs à partir de points centraux de localisation optimale tels que Lebel-sur-Quévillon, Sept-Îles, Dolbeau, Grand-Mère et même Montréal. Ensuite, certaines ressources naturelles voient leurs réserves épuisées (poissons de fond, cuivre), alors que d’autres bassins assistent à l’effondrement de la demande (amiante, fer). Finalement, le diktat technologique soustrait le nombre de travailleurs même lorsque la production se trouve à la hausse comme dans la forêt, les crustacés, la volaille.

Tableau 2

Évolution de l’emploi (1991-2001) par petits lieux et milieux au Québec

Catégories

Explosion

%

Croissance

%

Stagnation

%

Déclin

%

277 agricoles

6

27

43

24

211 forestiers et forestiers mixtes

3

19

42

36

54 maritimes et maritimes mixtes

--

17

22

57

138 miniers et miniers mixtes

3

25

38

32

177 touristiques et mixtes

9

25

36

31

59 autochtones et nordiques*

37

25

5

9

184 vocations inconnues

8

29

36

23

* Données incomplètes.

Source : Statistique Canada ; compilation CRDT, UQAC.

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Malgré la dévitalisation d’un grand nombre de petits lieux et milieux périphériques au Québec, plusieurs autres exercent néanmoins des effets de rétention de l’exode (Dugas, 2001), grâce notamment à leur position privilégiée et à leurs activités internes qui leur permettent de jouer leur rôle de polarisation rurale de services privés et publics. De 1986 à 2001, la croissance de l’emploi fut très forte dans de nombreuses petites agglomérations telles que Lac-Mégantic (32 %), Carleton (30 %), Waterloo (47 %), Windsor (53 %) et plusieurs autres lieux du corridor des Laurentides et de la frange urbaine de Montréal et Québec. Ce qui ne nous permet pas d’oublier le déclin de nombreuses autres, au cours de la même période, telles que Chandler (- 18 %), Mont-Joli (- 29 %), Melbourne (- 15 %) et Maniwaki (- 33 %).

Inégale polarisation

À partir d’un héritage québécois de grande dispersion historique des établissements humains, la concentration de la population et des activités au fil de l’industrialisation a alimenté une organisation originale de l’espace (Parenteau, 1964). Au cours des années 1970, l’application de la stratégie des pôles de croissance a inspiré de nombreuses interventions publiques qui ont renforcé considérablement l’armature urbaine initiale. Les pôles primaires désignés par le gouvernement, tels que Rimouski, Saguenay, Rouyn, Trois-Rivières, Sherbrooke, Gatineau, Québec et Montréal, ont bénéficié certes de ces efforts publics. Alors que des pôles secondaires comme Sept-Îles, Alma, Rivière-du-Loup, Shawinigan, Val-d’Or ne furent pas en reste. La concentration des agences publiques qui se multipliaient à l’époque à la faveur de la déconcentration gouvernementale, l’attraction d’investissements privés et l’amélioration des réseaux routiers en forme d’étoiles ou de pattes d’oie furent les principales mesures appliquées pour favoriser la polarisation dans des villes ciblées. S’avère en conséquence bien visible aujourd’hui une armature urbaine éclatée dans ses pôles distants, relâchée dans la densité des relations entre ses lieux de différentes tailles et doublement polarisée par les métropoles Montréal et Québec. Au fil du temps, la hiérarchie urbaine de jadis (MIC, 1966) fut confrontée par certains repositionnements de villes, sans subir cependant de véritables renversements spatiaux. Basé sur la croissance 1986-2001 de l’emploi total en pourcentage du nombre initial d’emplois, le tableau 3 illustre bien ce phénomène.

Si le rôle de capitale administrative régionale se révèle important notamment pour certains avant-postes tels que Rouyn, Saguenay et Rimouski, plusieurs pôles doivent en grande partie leur croissance à la présence active du secteur privé. D’abord, au cours des dernières décennies, certains lieux jadis mono-industriels comme Sept-Îles et Rivière-du-Loup se sont diversifiés favorablement, alors que d’autres pôles qui étaient déjà diversifiés, tels que Saint-Georges, Carleton, Victoriaville, Waterloo, se sont davantage épanouis en ce sens. Même si les activités de production ont désormais tendance à se localiser dans la frange urbaine de ces lieux, leurs effets sur la polarisation sont considérables. Aussi, le vigoureux secteur tertiaire a profité davantage aux pôles plus importants avec la multiplication des centres commerciaux, des magasins de boulevards, des édifices pour services spécialisés et, plus récemment, des géants de la distribution. En réalité, les petites et moyennes agglomérations du Québec sont devenues, à degrés divers, de véritables « centres de consommation » (Proulx, 2003b).

Tableau 3

Repositionnement spatial des pôles désignés en 1966 sous l’angle de la polarisation de l’emploi total 1986-2001

Polarisation forte

Polarisation moyenne

Polarisation faible

Primaire

%

Secondaire

%

Primaire

%

Secondaire

%

Primaire

%

Secondaire

%

Gatineau

31

St-Jérôme

43

Québec

16

Alma

14

Montréal

2,9

Thetford

3,4

 

St-Jean

31

Sherbrooke

19

Rimouski

12

Saguenay

7,5

Shawinigan

– 4

 

Granby

35

Trois-Rivières

12

Valleyfield

12

 

Baie-Comeau

– 5

 

St-Georges

104

 

Joliette

16

 

Sept-Îes

3

 

Drummondville

61

 

St-Hyacinthe

11

 

Huntington

--

 

Victoriaville

105

 

Sorel

14

 

 

 

 

 

Rouyn

17

 

 

 

 

 

Rivière-du-Loup

22

 

 

Source : Statistique Canada ; compilation CRDT, UQAC.

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Sous-systèmes urbains multiformes

L’éclatement historique de l’armature urbaine au Québec fait apparaître à notre analyse des sous-systèmes bien distincts qui épousent des formes diverses. Plusieurs pôles de la vallée du Saint-Laurent, entre autres Drummondville et Victoriaville, représentent bien, avec leur hinterland, des régions économiques idéales selon le modèle de Lösch (carte 3). Les villes de Gatineau et de Sherbrooke s’inscrivent tels des pôles principaux de leur région respective, le premier rayonnant sur une vaste zone sans véritable système urbain alors que le deuxième s’avère le point central d’un système bien représentatif du modèle de Christaller (schéma 2). Le territoire linéaire de la Côte-Nord illustre, quant à lui, un ensemble de petits centres relativement distants, truffés de quelques pôles plus importants. La Gaspésie offre un chapelet de petits lieux et milieux dans lequel la polarisation s’affirme en certains points favorisés par l’accès à un bassin de ressources plus imposant. Du côté de l’Abitibi-Témiscamingue, l’occupation polarisée de l’espace fait apparaître une quadricentrie relativement originale au Québec (carte 2)

Carte 2

Quadricentrie abitibienne

Quadricentrie abitibienne

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La région du Saguenay–Lac-Saint-Jean illustre l’image d’une sucette d’enfant dont le large bâton est représenté par le corridor industriel Alma–Saguenay, forme saguenéenne de corridor qui est aussi illustrée ailleurs au Québec dans les vallées de la Mauricie et de la Chaudière (Proulx, 2002). En outre, les axes des Laurentides entre Saint-Jérôme et le Mont-Tremblant ainsi que du Nouveau-Brunswick à partir de Rivière-du-Loup s’inscrivent aussi tels des corridors de développement (carte 1).

Flexibilité et diversité des aires

Notre observation permet d’avancer que trois types d’aires bien distinctes existent sur l’immense espace Québec. Il s’agit des aires naturelles, institutionnalisées et floues. Les aires naturelles sont représentées par les 44 phénomènes géographiques de base (vallées, massifs, îles, plateaux), les 33 bassins versants de l’eau, les six grandes zones de végétation à partir des Bois-Francs jusqu’à la toundra nordique, les cinq zones minières, les huit zones actuelles ou potentielles de production hydroélectrique (La Grande, Basse-Côte-Nord, Grande Baleine), les zones de production agricole de plus en plus finement ciselées, une vaste zone de pêche dans le golfe du Saint-Laurent, des zones à fort potentiel éolien ainsi qu’une vingtaine de zones propices à la villégiature. Ces découpages de la nature influencent certes à la base les quadrillages spatiaux effectués par le domaine public.

Existent aussi des « aires institutionnalisées » telles que les municipalités, les territoires MRC (Municipalité régionale de comté) et les régions administratives, bien emboîtées par échelles distinctes afin d’asseoir les multiples organisations publiques qui oeuvrent désormais dans la gestion publique de services. Notons aussi la présence des comtés électoraux fédéraux et provinciaux. À ces découpages du secteur public qui possèdent un degré de décentralisation financière et décisionnelle, il faut ajouter les réserves, les pourvoiries, les parcs, les ZEC (Zones d’exploitation contrôlée), les TNO (Territoires non organisés), et autres ZAT (Zones d’autonomie temporaire) qui sont aussi bel et bien utilisés par les gestionnaires publics. Ces aires institutionnalisées s’adaptent et se modulent au fil du temps selon l’évolution des activités et de la population. Les aires officialisées par le régime municipal initial de 1855 se sont d’abord largement multipliées en nombre avant de se consolider depuis quelques décennies, notamment par des fusions et regroupements municipaux. En outre, les dix régions administratives initiales de 1968 se sont aussi modulées pour en former dix-sept aujourd’hui, alors que le nombre de MRC fut réduit quelque peu récemment. Malgré cet effort d’adaptation des aires officielles dans un esprit d’homogénéisation, force est de constater la géométrie encore très variable des multiples territoires[1] qui servent la gestion publique dans l’éducation, l’emploi, la santé, la culture, l’environnement, le développement, etc.

Cela nous amène aux aires floues. Sur l’espace Québec, celles-ci sont reliées à la dynamique des fonctions urbaines qui, selon des critères spécifiques et évolutifs, dessinent par adaptation divers territoires de desserte pour la santé, les services aux entreprises, la collecte de ressources, l’enseignement universitaire, etc. En ce qui concerne spécifiquement la fonction résidentielle, la tendance généralisée à la dispersion de la population[2] autour des centres urbains génère diverses aires bien particulières, notamment les banlieues classiques à densité variable, les places de services spécialisés, les zones techno-industrielles, les milieux de villégiature, les complexes récréotouristiques, les méga-carrefours de consommation, les villes « satellites » plus ou moins éloignées des agglomérations principales et aussi plusieurs types de friches rurales. De nombreuses petites collectivités rurales s’avèrent en réalité déchirées par des pressions à l’urbanisation puisqu’une bonne partie de la croissance rurale du Québec (tableau 2) est de fait une croissance urbaine. Tant et si bien que les nouvelles relations urbaines-rurales ainsi imposées deviennent fort difficiles à réguler convenablement par les instruments de planification territoriale en usage (Binet, 2004). Les experts trouvent même difficile la saisie appropriée des mouvements et de leurs effets environnementaux, sociaux et administratifs. De fait, les nouvelles aires « floues », de plus en plus finement différenciées au sein de l’urbanisation diffuse, rendent insatisfaisante l’analyse selon le modèle auréolaire classique, même si sa logique par couronnes successives semble encore valable (Bruneau, 2000). Saguenay représente un cas d’espèce à cet égard puisqu’il illustre la plus faible densité urbaine du Québec en formant une vaste zone polycentrique remplie de forêts et de terres agricoles, découpées par de nombreuses rivières dont le Saguenay, truffée de centres historiques en dévitalisation et traversée par un système routier fluide qui distancie de plus en plus les lieux de travail, les lieux de résidence, les lieux de consommation et aussi les lieux de loisirs.

Duales alvéoles

Afin de déterminer les aires de rayonnement des principaux centres urbains du Québec (plus de 10 000 habitants), notre enquête effectuée en 2001 auprès de 16 agglomérations représentatives des 32 en présence permet d’illustrer convenablement les diverses alvéoles dessinées sur l’espace par les fonctions urbaines que nous avons investiguées. La carte 3 illustre d’abord la répartition spatiale des agglomérations échantillonnées. Même en considérant les 16 autres agglomérations absentes de notre enquête, la discontinuité du système urbain apparaît assez clairement. Relativement dense et régulière dans le sud-est du Québec, la « peau de léopard québécoise » se relâche en périphérie, laissant ainsi des zones inoccupées entre les différentes alvéoles dessinées en couronnes par les diverses zones de rayonnement. Sont clairement illustrés des sous-systèmes urbains à peu près conformes à notre description de la section précédente.

En réalité, deux patrons différents d’alvéoles « löschiens » sont parfaitement illustrés au Québec. En périphérie, les zones de rayonnement sont relativement vasteset difformes. La présence de bassins de ressources naturelles semble déterminante dans le tracé de ces rayonnements. Peu peuplées, ces alvéoles périphériques correspondent assez bien en général aux limites des régions administratives, même si le rayonnement effectif de Rouyn et de Saguenay s’étend largement vers le nord, alors que les pôles de Baie-Comeau et Sept-Îles se partagent une très vaste région pour plusieurs services publics, notamment l’emploi[3]. À l’évidence cartographique, les pôles localisés en périphérie du Québec répondent étroitement au modèle mercantile de Vance basé sur la présence des « avant-postes d’occupation territoriale » qui permettent de lancer des axes de pénétration périphérique définis par une succession de petits lieux gravitant autour d’une voie de transport.

Carte 3

Les alvéoles de l’espace Québec

Les alvéoles de l’espace Québec

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Du côté des pôles localisés au centre du Québec (sud-est), les alvéoles bien distinctes sont relativement compactes, uniformes, contiguës et polarisées en leur centre. Malgré l’absence de données pour certaines agglomérations non échantillonnées (carte 4), le modèle classique de la « région économique idéale » de Lösch s’avère beaucoup mieux illustré, même si quelques chevauchements dans les zones périurbaines s’entrecroisent cependant. Les centres urbains de ce sud-est voient leur rayonnement et leur influence faiblir de manière importante au-delà de la couronne située à une distance d’environ 25 kilomètres. Ainsi, les zones de rayonnement de ces pôles correspondent généralement aux frontières des territoires MRC et les zones périurbaines d’attraction de travailleurs sont généralement étendues, illustrant en conséquence une importante mobilité quotidienne ou hebdomadaire de la main-d’oeuvre.

Carte 4

Le « croissant manufacturier » au Québec

Le « croissant manufacturier » au Québec

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Nouvelles concentrations d’activités

Les villes de Québec, Montréal et Trois-Rivières représentent les principaux centres historiques de production industrielle. Dans le contexte contemporain, le redéploiement actuel de la production industrielle modifie le paysage (Polèse et Shearmur, 2002). Trois tendances de fond se dessinent clairement selon notre analyse.

Tableau 4

Quatre types de zones économiques émergentes

Primaire

Secondaire

Agricoles de plus en plus ciselées

Forestières : boréales

Minières : amiante, fer, cuivre…

Maritimes : crevettes, pétoncles…

Hydroélectriques

Éoliennes

Tourbe, bleuets, pommes….

Croissant manufacturier

Technopole agroal. St-Hyacinthe

Technoparcs Gatineau, Laval…

Vallée de l’aluminium

Corridor de la Beauce

District de Maskinongé

Technopole Vallée Mauricie

Tertiaire

Quaternaire

Pôles de compétitivité : Sherbrooke, Saguenay, Rouyn…

Rues principales tradition

Boulevards d’accès central

Boulevards périurbains

Méga-carrefours périurbains

Cité du multimédia

Cité de l’optique-photonique Corridor des Laurentides

Phytogénétique de la Côte-Nord

Complexes spécialisés

Cité de l’énergie

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En premier lieu, nous assistons à un déplacement croissant de la production industrielle hors des grandes agglomérations urbaines telles que Montréal et Québec. Il s’agit là d’un phénomène général en Amérique (Coffey, 1998) soutenu par un dominant transport routier qui libère les entreprises de l’obligation de se localiser près des gares et ports. Aussi, le mouvement contemporain d’intégration sectorielle des activités économiques accentue l’exode manufacturier hors des régions périphériques dont la demande intérieure devient insuffisante pour les nouvelles unités de production de taille beaucoup plus imposante. Finalement, nous avons noté aussi la spécialisation économique de plus en plus prononcée de nombreuses zones, dans certaines productions spécifiques.

Il est pertinent de souligner, à cet effet de spécialisation économique, que l’espace Québec ne contient pas de véritable « district industriel » (Tremblay, 1994) tel qu’on en retrouve en Italie, aux États-Unis et ailleurs (Courlet, 2002 ; Markussen, 2000), si ce n’est le district dit de la fourrure à Montréal et celui du meuble dans Maskinongé (Bourque, 2001). Cependant, plusieurs zones spécialisées marquent de plus en plus clairement l’espace en définissant de nouveaux territoires pertinents sous l’angle de l’innovation et de l’économie. Ils s’ajoutent aux corridors précités tels que la Beauce et les Laurentides. Certaines de ces zones possèdent un statut officiel pour l’intervention publique (zone désignée) comme les cités, les technoparcs, la Vallée de l’aluminium. D’autres ne sont que très peu visibles dans leur spécialisation économique, comme les méga-carrefours, les boulevards périurbains, les complexes récréotouristiques. Par contre, des zones spécialisées dans l’éolien, le manufacturier, la tourbe sont détectables à partir d’une observation attentive de la localisation des activités économiques. Le tableau 4 permet de classifier ces zones économiques émergentes selon les quatre grands secteurs d’activités, soit primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire. En regard de cette spécialisation économique, par ailleurs, l’analyse des ratios de localisation des entreprises manufacturières permet d’identifier et d’illustrer une vaste zone sise sur l’axe des Appalaches dans le sud-est du Québec (carte 4). La formation actuelle de ce « croissant manufacturier » en émergence s’explique par divers facteurs de nature endogène, notamment l’entrepreneuriat, la qualité du bassin de main-d’oeuvre, le cumul de savoir-faire. En outre, la position géographique associée à la proximité de la frontière américaine lui offre un avantage non négligeable pour ses entreprises.

Nous venons d’illustrer plusieurs des nouvelles formes territoriales qui se dessinent progressivement à travers la dynamique spatiale contemporaine du Québec. La saisie de certaines d’entre elles permet de montrer des tendances pertinentes à l’analyse. À cet effet, nos quatre hypothèses proposées dans le cadre d’une hypothèse générale de recherche furent vérifiées dans le contexte actuel : des pôles se repositionnent, de nouvelles zones économiques spécialisées émergent, la périphérie répond toujours à un modèle spécifique d’organisation de l’espace et à travers les découpages officiels de l’État, de nouvelles aires s’avèrent pertinentes pour la politique publique. En réalité, toutes les composantes spatiales mises en exergue dans ce texte représentent la base d’une esquisse pour la modélisation globale pouvant illustrer et expliquer l’agencement dynamique des territoires au Québec.

À la dualité urbaine-rurale traditionnellement reconnue dans le passé par les analystes spatiaux, nous constatons, d’une manière générale, deux autres faces d’un même espace, soit la zone centrale de la vallée du Saint-Laurent et la vaste zone périphérique. Ces deux dimensions spatiales d’un même Québec répondent par ailleurs à autant de modèles théoriques distincts qui lui offrent une capacité de description, d’explication et même de prévision dans ses formes et ses contenus, notamment diverses agglomérations urbaines en mouvements inégaux. À cet effet, notre analyse a aussi dévoilé la présence de quatre grandes catégories de zones économiques spécialisées qui émergent et se positionnent à travers la mouvance spatiale actuelle du Québec.

Toutes ces nouvelles formes contemporaines dessinées progressivement par les activités socioéconomiques offrent inévitablement de nouvelles cibles territoriales à la politique publique concernée par le transport, l’emploi, l’innovation, l’utilisation du sol, le développement local. Ces cibles sont nombreuses a priori, notamment des corridors à raffermir, des pôles à renforcer vers l’excellence, des régions urbaines à harmoniser, des sous-systèmes urbains à consolider, des zones spécifiques à soutenir dans leur capacité d’innovation, des complexes spécialisés à bonifier. Au-delà du nombre et de la variété de ces cibles pertinentes pour les gains d’efficacité dans l’allocation des ressources publiques, les formes émergentes sur l’espace Québec contemporain interrogent de front la politique territoriale des gouvernements supérieurs. Car celle-ci s’avère largement ancrée sur les aires administratives formelles (municipalités, comtés, MRC, agglomérations, régions) découpées jadis en fonction de facteurs et de forces qui s’inscrivent différemment aujourd’hui. Trois questions se posent alors pertinemment : comment mieux identifier ces cibles territoriales ? Comment mieux les respecter à travers les aires formelles utilisées par la politique publique ? Et comment concevoir, à l’échelle du Québec, un modèle global des divers territoires qui définissent cet espace ? La question qui se pose alors concerne le respect des nouvelles formes territoriales.