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J’ai été présomptueux. Ça fait trois ans que je suis là-dessus. Je pensais tirer de la philosophie du cinéma et j’ai l’impression que c’est le cinéma qui m’a englouti. Alors ça va plus du tout. Là-dessus, par-dessus, une question abominable : est-ce que par hasard je ne hais pas le cinéma ?

Gilles Deleuze, cours du 15 janvier 1985

L’image de la pensée est une notion non seulement récurrente mais fondamentale dans l’oeuvre de Gilles Deleuze. Elle est incontournable pour comprendre sa définition de la philosophie, et c’est l’ambiguïté même de son statut (l’image de la pensée est nécessaire à la fondation de toute philosophie en étant dans le même temps essentiellement non philosophique) qui se trouve à la source de l’originalité de la pensée deleuzienne. Elle pose, par là même, le problème des rapports de la philosophie avec les autres disciplines que sont l’art et la science. Pour preuve, référons-nous aux cours sur le cinéma donnés par Deleuze à l’Université de Vincennes [1]. Après avoir consacré deux années à l’image-mouvement et à l’image-temps, il inaugure une nouvelle série de cours à la rentrée de 1984, sur le thème de l’image-pensée :

On a vu pendant un ou deux ans l’image-mouvement. On a vu l’année dernière l’image-temps. Qu’est-ce qu’il me restait ? Il me restait l’image-pensée. Donc on se rapproche de cette question qui me soucie : Qu’est-ce que la philosophie ? Mais c’est encore au niveau d’une rencontre pensée-cinéma.

Deleuze, 30 octobre 1984

Il apparaît très clairement que le cinéma est, pour Deleuze, bien davantage qu’un prisme à travers lequel il observerait la philosophie. Le cinéma lui offre les moyens de poser la question « Qu’est-ce la philosophie ? », à laquelle il tentera de répondre en 1991 avec Félix Guattari (Deleuze et Guattari 1991). Ce détour par le cinéma n’a rien d’anecdotique. Chez Deleuze, le cinéma est l’art qui, par excellence, lui permet de réexaminer les rapports entre matière, automatisme et pensée, et d’évaluer la spécificité de la philosophie.

Deleuze (30 octobre 1984) développe ainsi son cours à partir de la déclaration suivante : « […] je suppose que toute pensée présuppose une image de la pensée ». Cinéma, philosophie, image-pensée, image de la pensée, nous voici en présence de quatre termes qui établissent les liens étroits existant entre deux disciplines que Deleuze (30 octobre 1984) appréhende en tenant compte de leur inévitable rencontre : « S’il est vrai que la pensée présuppose une image de la pensée, n’y a-t-il pas et sous quelle forme, une rencontre entre l’image, une rencontre pas une identification, une rencontre entre l’image de la pensée et l’image cinématographique ? »

Avant d’en venir aux relations riches, mais problématiques, de la philosophie et du cinéma, il convient de définir précisément ce que recouvre l’expression « image de la pensée » et de montrer quelles évolutions théoriques Deleuze lui fait subir ; de Différence et répétition (1968) à Proust et les signes (1970), de L’image-mouvement (1983) et L’image-temps (1985) à Qu’est-ce que la philosophie ? (Deleuze et Guattari 1991), l’image de la pensée est sans cesse réévaluée, remise en chantier, en fonction de l’idée d’image elle-même. À nos yeux, l’interrogation fondamentale que semble sous-tendre la problématique de l’image de la pensée, voire l’ensemble de la philosophie deleuzienne, est la suivante : comment concevoir la genèse de la pensée comme un processus extérieur à la pensée (ou comment la pensée peut-elle procéder d’un « impensé » ?) et par là même, comment concevoir les liens qui unissent pensée et matière ?

L’image de la pensée dans l’oeuvre de Gilles Deleuze

Toute pensée présuppose une image d’elle-même

Pour Deleuze, définir l’image de la pensée constitue le corrélat indispensable à la définition de la pensée elle-même. Dans Différence et répétition, il s’attache déjà à montrer que l’on ne peut pas penser la pensée, la concevoir, la définir, sans admettre qu’elle appelle nécessairement une « image » d’elle-même, ou encore qu’elle suppose un préjugé subjectif qui la constitue comme telle. Deleuze s’assigne alors la tâche de découvrir, en deçà de tout système philosophique, ce qui fonde prétendument ce préjugé. L’image de la pensée est donc conçue à la manière d’un préjugé, ou, du moins, d’un prérequis qui ne se donne pas comme tel et qu’il conviendrait de mettre au jour. Dans Différence et répétition, elle désigne très clairement le présupposé classique selon lequel la pensée s’orienterait naturellement vers le vrai (et ses dérivés : le bien, le bon, le juste, le droit…) :

En ce sens, la pensée conceptuelle philosophique a pour présupposé implicite une Image de la pensée, préphilosophique et naturelle, empruntée à l’élément pur du sens commun. D’après cette image, la pensée est en affinité avec le vrai, possède formellement le vrai et veut matériellement le vrai. Et c’est sur cette image que chacun sait, est censé savoir ce que signifie penser.

Deleuze 1968, p. 172

Trois points, dans ce qui précède, méritent notre attention. Premièrement, l’image de la pensée, si elle apparaît comme le corrélat de la philosophie comprise en tant que pensée conceptuelle (ou pensée créatrice de concepts, comme Deleuze et Guattari le déclareront dans Qu’est-ce que la philosophie ?), n’en est pas moins elle-même non philosophique, ou pré-philosophique. Autrement dit, l’image de la pensée n’est pas un concept, mais une représentation forgée par le sens commun. C’est en ce sens que Deleuze lui donne le nom d’« image », dans une acception proche de celles de la représentation, du cliché, du préjugé, etc. Autant de termes que Deleuze ne cesse de combattre. Deuxièmement, cette image est forgée de telle manière qu’elle laisse croire que la pensée, et plus particulièrement la pensée dans son exercice philosophique, est « naturellement » orientée vers le vrai. Le but ultime de la pensée serait d’atteindre le vrai de la manière la plus directe qui soit. Troisièmement, c’est à partir de ce présupposé que la définition de la pensée est formulée : ce qui est donné comme objectif (la pensée veut le vrai) procède en fait d’un présupposé subjectif. Bref, nous nous trouvons en présence d’une véritable idéologie du droit naturel de la pensée, instaurée par les représentants de ce que Deleuze nomme la « philosophie classique » (grossièrement, de Platon à Descartes). « Cette image de la pensée, nous pouvons l’appeler image dogmatique ou orthodoxe, image morale » (Deleuze 1968, p. 172).

Une telle image de la pensée, conséquemment, assujettit la philosophie au modèle du Même. Qu’est-ce à dire, sinon que l’essence de chaque chose, de chaque être est par nature égale à elle-même et le demeure ? L’oussia platonicienne est ici très clairement visée. D’où une conception de la philosophie comme recherche de la chose en soi, de l’essence immuable. Cette recherche est doublée à un second niveau par la constitution du sujet pensant défini comme singularité intègre (moi = moi), à la fois réceptacle et producteur d’une pensée droite, et garant de l’unité du concept à travers l’opération de récognition du modèle de vérité :

Le « même » de l’Idée platonicienne comme modèle, garanti par le Bien, a fait place à l’identité du concept originaire, fondé sur le sujet pensant. Le sujet pensant donne au concept ses concomitants subjectifs, mémoire, recognition, conscience de soi. Mais, c’est la vision morale du monde qui se prolonge ainsi, et se représente, dans cette identité subjective affirmée comme sens commun (cogitatio natura universalis).

Deleuze 1968, p. 341

Deleuze appelle de ses voeux la destruction d’une telle image de la pensée. Il propose de se passer de ce détour par ce présupposé naturalisant pour définir la pensée. C’est tout le projet de Différence et répétition : réussir à fonder la pensée sur autre chose qu’une fiction de la vérité, voire montrer qu’il est possible de la concevoir indépendamment de toute image de la pensée.

Qu’est-ce qu’une pensée sans image ?

Pour mener à bien son projet, Deleuze oppose dès lors à l’image de la pensée ce qu’il nomme une « pensée sans image », pensée authentique qui se dégage de tout présupposé et qui affirme à la fois le règne du multiple (en opposition à la philosophie classique, qui revendiquait le primat du même) et des différences absolues (qui ne sont plus pensées par rapport à un modèle). C’est ce qu’il nomme, à cette époque, le règne des « simulacres ».

Le primat de l’identité, de quelque manière que celle-ci soit conçue, définit le monde de la représentation. Mais la pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique. Le monde moderne est celui des simulacres.

Deleuze 1969, p. 1

Deleuze s’engage alors dans une lutte contre l’image et toutes les formes de représentations subordonnées à la fiction du Même. Il explore les moyens théoriques qui lui permettraient d’affirmer les multiplicités et les différences sans recourir à une quelconque transcendance. La solution réside dans sa définition de l’Être conçu comme « Un-Tout » univoque qui rassemble les étants, formellement distincts mais ontologiquement un. L’Être doit dès lors être pensé en termes d’intensité et de « disparation » : « Les limitations, les oppositions sont des jeux de surface […] tandis que la profondeur vivante, la diagonale, est peuplée de différences sans négation. Sous la platitude du négatif, il y a le monde de la “disparation” » (Deleuze 1968, p. 342-343). L’Un-Tout est « différentiation », c’est-à-dire champ transcendantal constitué de singularités pré-individuelles et nomades appelées à s’actualiser dans des étants toujours en devenir et qui ne se réduisent jamais à des catégories. Quant à la pensée, elle doit se passer d’image et fonder son origine indépendamment de tout présupposé. C’est le fameux problème du « commencement en philosophie ». On ne commence véritablement à penser que lorsque tous les présupposés ont été éliminés.

Différence et répétition pose donc les jalons de ce qui sera repris de façon plus systématique dans Qu’est-ce que la philosophie ?, ouvrage dans lequel Deleuze et Guattari développent une véritable topologie de la pensée, mais aussi dans lequel l’image de la pensée acquiert une nouvelle légitimité. Qu’est-ce que la philosophie ? énonce le programme suivant : montrer que la philosophie n’a pas le privilège de la pensée, que la science et l’art « pensent » tout autant, mais chacun avec ses outils propres, sans qu’il y ait supériorité d’une discipline sur l’autre. Deleuze et Guattari insistent ensuite sur le fait que ces trois formes de la pensée ont besoin d’un plan propre sur lequel se fonder, s’asseoir : plan d’immanence en philosophie, plan de consistance en science, plan de composition en art. Chacun de ces plans est, à sa manière, une « coupe sur le chaos » et permet de donner consistance à ce qui ne serait autrement que vitesse et intensités inorganisées, sans consistance. Deleuze et Guattari (1991, p. 39-40) reviennent donc sur la nécessité pour la philosophie de concevoir une « image de la pensée », cette fois qualifiée de « plan d’immanence » : « Le plan d’immanence n’est pas un concept pensé ni pensable, mais l’image de la pensée [2], l’image qu’elle se donne de ce que signifie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée… » Reste alors à définir le statut de ce plan, ou image de la pensée, au regard du concept, véritable création philosophique. Le plan d’immanence n’est pas le concept, il lui préexiste en droit. Le concept est une création comprise comme « totalisation de composantes », bien qu’en même temps il soit toujours fragmentaire et renvoie irrémédiablement à d’autres concepts. Il n’empêche que le concept se définit par sa consistance et son autonomie : « il est autoréférentiel, il se pose lui-même et pose son objet, en même temps qu’il est créé. Le constructivisme unit le relatif et l’absolu » (Deleuze et Guattari 1991, p. 27). Quant au plan d’immanence, autre nom de l’image de la pensée, il est ce que la pensée peut revendiquer en droit, indépendamment de toute détermination concrète (état des connaissances historiques) ou de toute connaissance scientifique (fonctionnement du cerveau). Deleuze et Guattari font appel à l’image du « désert mouvant » que les concepts viendraient peupler pour figurer le plan d’immanence. La différence essentielle entre les concepts et le plan d’immanence consiste en ceci que les concepts sont les créations philosophiques par excellence, tandis que le plan d’immanence est pré-philosophique, ou non philosophique, bien que supposé par toute philosophie. La difficulté à laquelle tout philosophe est confronté est la création de concepts ayant une certaine consistance, sans pour autant « perdre l’infini dans lequel la pensée plonge » (Deleuze et Guattari 1991, p. 45) et qui caractérise le plan d’immanence. Jamais la tension entre philosophie et non-philosophie n’avait été décrite si clairement. Toute la subtilité de cette approche consiste à maintenir le plan d’immanence dans son état de mouvement et de vitesse absolus (coupe mobile sur le chaos) et à lui assigner des concepts suffisamment consistants, qui répondent à un problème déterminé par l’image de la pensée.

Deleuze et Guattari parviennent à préserver cette idée d’infini et de vitesse associée au plan d’immanence de deux manières. Premièrement, l’image de la pensée a perdu « l’allure » de cliché (compris au sens photographique d’arrêt sur image, qui fige le mouvement pour n’en garder qu’une image sans devenirs, sans forces) qu’elle avait dans Différence et répétition. Deuxièmement, et nous touchons là à un point fondamental pour comprendre l’importance que revêt le cinéma pour Deleuze, l’image de la pensée doit être comprise comme biface. D’une part, elle renvoie à l’exercice de la pensée, et, d’autre part, elle doit être considérée comme matière :

C’est en ce sens qu’on dit que penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. […] Le plan d’immanence a deux faces, comme Pensée et comme Nature, comme Physis et comme Noûs.

Deleuze et Guattari 1991, p. 41

La philosophie deleuzienne doit être comprise comme une ontologie (une étude de l’être, dont le rapport à la matière tient une place évidemment fondamentale) et comme l’étude des conditions rendant la pensée possible : « Plus important que la pensée, il y a ce qui “donne à penser” » (Deleuze 1970, p. 117). Or ce qui donne à penser est extérieur à la pensée. La pensée est donc conditionnée par de l’« impensé ».

L’Impensé dans la pensée — la philosophie et le non-philosophique

En cherchant son origine en elle-même, la pensée « rate » son véritable fondement. A contrario, en affirmant son extériorité fondamentale, la pensée admet qu’elle procède d’un « impensé » compris comme « Dehors » absolu. Nous venons de montrer que, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze réévalue et réhabilite l’image de la pensée : elle n’est plus « une » mais multiple, ce qui signifie qu’il y a autant d’images de la pensée qu’il y a de systèmes philosophiques. Chaque philosophe construit ses « concepts » et ses « problèmes » à partir d’une image de la pensée qui lui est propre :

Mais, s’il est vrai que le plan d’immanence est toujours unique, étant lui-même variation pure, nous aurons d’autant plus à expliquer pourquoi il y a des plans d’immanence variés, distincts, qui se succèdent ou rivalisent dans l’histoire, précisément d’après les mouvements infinis retenus, sélectionnés. Le plan n’est certainement pas le même chez les Grecs, au xviie siècle, aujourd’hui (et encore ces termes sont vagues et généraux) : ce n’est ni la même image de la pensée, ni la même matière de l’être.

Deleuze 1970, p. 41

Une typologie de la pensée est ainsi mise en place : elle s’applique à la philosophie, à la science et à l’art et s’actualise dans des « créations » (concepts, affects et percepts, fonctions) qui sont l’expression d’un « problème » s’inscrivant sur un plan (plan d’immanence en philosophie, plan de composition en art et plan de référence en science). Le plan d’immanence en philosophie est en quelque sorte une étape nécessaire (bien que cette étape ne doive pas être considérée comme première d’un point de vue chronologique) entre le chaos et la constitution de concepts qui viennent lui donner consistance. Le plan d’immanence est une « coupe sur la chaos », ou en encore un « crible » qui permet de conserver la vitesse infinie, le mouvement absolu qui le caractérise. Ainsi le plan d’immanence est-il, pour la pensée philosophique (définie comme créatrice de concepts), le lieu par excellence où côtoyer l’impensé (le chaos), également compris comme matière originaire. Le plan d’immanence n’est plus le chaos, mais n’est pas encore de la pensée, bien que fondamentalement il l’appelle et en soit la condition : « On dirait que LE plan d’immanence est à la fois ce qui doit être pensé, et ce qui ne peut pas être pensé. Ce serait lui le non-pensé dans la pensée » (Deleuze 1970, p. 59). Le plan d’immanence est donc « Un » au sens où il rassemble l’infini des forces qui s’expriment dans le chaos, il est Un car il est lui-même l’expression de cet infini, mais il est multiple au sens où il est l’expression d’autant d’images de la pensée qu’il y a de philosophes, chacun présupposant sa propre image de la pensée. C’est pourquoi le plan d’immanence est dit « feuilleté » : « Le plan est donc l’objet d’une spécification infinie, qui fait qu’il ne semble être l’Un-Tout que dans chaque cas spécifié par la sélection d’un mouvement. Cette difficulté concernant la nature ultime du plan d’immanence ne peut être résolue que progressivement » (Deleuze 1970, p. 41-42). Chaque philosophe est donc confronté à la double exigence de construire des problèmes qui lui soient propres et de créer des concepts en relation avec ces problèmes, mais également de s’inscrire dans un plan pré-philosophique, qui ne cesse de faire appel à la fois à l’impensé de la pensée et au non-philosophique de la philosophie :

De toute façon, la philosophie pose comme pré-philosophique, ou même comme non-philosophique, la puissance d’Un-Tout comme désert mouvant que les concepts viennent peupler. Pré-philosophique ne signifie rien qui pré-existe, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle-ci le présuppose. Le non-philosophique est peut-être plus au coeur de la philosophie que la philosophie même, et signifie que la philosophie ne peut pas se contenter d’être comprise seulement de manière philosophique ou conceptuelle, mais s’adresse aussi aux non-philosophes, dans son essence[3].

Deleuze 1970, p. 43

Image de la pensée et image cinématographique

S’il est raisonnable de considérer que L’image-mouvement et L’image-temps sont bien deux ouvrages sur le cinéma, il n’en demeure pas moins que le projet prend, à nos yeux, toute son ampleur au regard des réflexions proprement philosophiques de Gilles Deleuze. Il convient, pour s’en persuader, de rappeler le double mouvement qui anime Qu’est-ce que la philosophie ? Deleuze et Guattari y affirment dans le même temps l’autonomie des trois disciplines réflexives (philosophie, science et art), mais signalent également qu’on peut jeter des ponts entre ces disciplines, que certaines rencontres peuvent avoir lieu entre elles. D’un point de vue théorique, aucune discipline ne domine l’autre ; dans Cinéma 1 et 2 cependant, Deleuze se propose de tirer les « concepts du cinéma », et c’est bien en tant que philosophe qu’il aborde et étudie le septième art. Un autre aspect du projet de Deleuze apparaît de façon évidente, cette fois-ci dans ses cours : l’évolution des images de la pensée philosophique, d’une image classique de la pensée à une image moderne, est étroitement liée à la naissance et au développement du cinéma. Nous pouvons même affirmer que le cinéma offre à Deleuze l’occasion de proposer une définition de la matière, influencée par les écrits de Bergson et de Simondon. Bref, nous sommes d’accord pour dire, avec Raymond Bellour (1995, p. 32), que le cinéma offre à Deleuze l’occasion de « recommencer l’histoire du monde à partir de l’histoire du cinéma. Ainsi prennent corps ensemble et s’attirent l’un l’autre un désir d’histoire du cinéma, un désir d’histoire du monde et un désir d’histoire de la philosophie ». Cette histoire doit être comprise comme genèse du monde sensible.

La question de l’automate

« Voyez, mon point de départ est extrêmement simple, toute pensée présuppose une image de la pensée. Dès lors, quelle rencontre y a-t-il, s’il y en a une, entre l’image de la pensée et l’image cinématographique ? » (Deleuze, 30 octobre 1984). Deleuze donne très rapidement un élément de réponse à cette question :

Sans doute l’image cinématographique va se mettre en rapport avec une certaine image bien précise de la pensée qu’elle va elle-même induire. La question va être : est-ce que cette image de la pensée induite par l’image cinématographique recoupe des images de la pensée propres à la philosophie ? [4].

Deleuze, 30 octobre 1984

Le problème posé avec une grande clarté ici est le suivant : comment le cinéma peut-il être à l’origine de nouveaux présupposés philosophiques, attendu que toute pensée philosophique présuppose une image d’elle-même ? Deleuze propose une réponse en plusieurs temps. Tout d’abord, le cinéma a été perçu par ses pionniers comme une révolution de la pensée : Sergueï Eisenstein, Jean Epstein, Élie Faure et Abel Gance, entre autres, voyaient dans le cinéma une « nouvelle manière » de penser qui faisait abstraction du langage articulé. Par exemple, Epstein a été l’un des tout premiers à théoriser une pensée du cinéma, allant même jusqu’à affirmer qu’il existait une pensée cinématographique produite par la machine elle-même [5]. Deleuze insiste tout particulièrement sur ce caractère fondamental du cinéma : l’image se meut elle-même (c’est l’image-mouvement) et elle le fait de deux façons. Premièrement, en vertu de l’automatisme des procédés de filmage et de projection, deuxièmement, à cause du caractère automatique propre au contenu des images elles-mêmes (thématiques de la puissance du rêve, des zombies, des somnambules à l’oeuvre dans le cinéma expressionniste allemand, thématique des rapports entre les vivants et les automates dans l’école française…). Ainsi peut-il conclure que l’automatisme technique de l’image cinématographique renvoie à son corrélat, qui serait l’automatisme d’une pensée qui échappe à la conscience (« automatisme mental » développé en psychiatrie par Gaétan de Clairambault à l’époque de la naissance du cinéma, ou encore « subjectivité automatique » revendiquée par les surréalistes). « C’est parce que l’image cinématographique est une image automatique que loin de nous empêcher de penser, elle fait lever en nous le vieux rêve, le rêve archaïque mais seulement réalisé par le cinéma, le rêve d’un automate spirituel » (Deleuze, 30 octobre 1984). L’automatisme de l’image cinématographique permet à la philosophie de bouleverser son image de la pensée en présupposant que la pensée n’a plus pour origine le sujet, mais un Dehors absolu, manifesté au cinéma par le double caractère de son automatisme.

Deleuze établit ainsi une synergie extrêmement forte entre l’invention de l’image cinématographique, caractérisée par son automatisme, et la naissance, concomitante, d’une nouvelle image de la pensée en philosophie qui rejette le modèle du même, le sujet pensant, et qui revendique la force du Dehors et la nécessité de penser la philosophie en relation avec le non-philosophique. Le cinéma en est l’une des manifestations : c’est un art autonome (les cinéastes ne sont pas des philosophes, ils créent de tout autres objets), mais il a également cette capacité à générer une nouvelle image de la pensée philosophique. Plus profondément encore, la puissance du Dehors se manifeste au cinéma avec l’apparition d’une image-temps qui, au lieu d’enchaîner les images (selon le schème sensorimoteur), les « désenchaîne » et laisse place au règne des coupures irrationnelles. Le cinéma apparaît donc comme une sorte de modèle du fonctionnement de la pensée. Les coupures irrationnelles (faux raccords, fondus, etc., qui fonctionnent comme « ré-enchaînements ») seraient en quelque sorte l’expression, le symptôme d’une nouvelle image de la pensée. Elles rendraient littéralement sensible, perceptible, ce qui se joue en philosophie : les coupures irrationnelles, la force du Dehors, « c’est ça le thème fondamental à la fois de l’image cinématographique et de l’image de la pensée » (Deleuze, 27 novembre 1984).

Pour résumer succinctement les rapports entre image de la pensée et image cinématographique, nous pouvons dire que, selon Deleuze, deux grandes images de la pensée s’affrontent et se succèdent : l’une, soumise au modèle du Même et fondée sur le présupposé que la pensée veut le vrai, est une image où la pensée est capable d’enchaîner des propositions de façon logique ; l’autre, au contraire, revendique les puissances du faux, fonctionne par « ré-enchaînements » et affirme un Dehors absolu, qui serait ce qui force à penser. L’image cinématographique, par son automatisme, remet en cause l’ancienne image de la pensée. Cependant, et l’objection est de taille, en prenant pour objet d’étude le cinéma considéré à travers son histoire, Deleuze établit une coupure entre l’image-mouvement et l’image-temps, comme si l’histoire du cinéma reprenait à son compte l’histoire de la philosophie elle-même avec ce passage d’une image à l’autre. Le cinéma a donc un double statut : il permet à la pensée de se donner une nouvelle image d’elle-même, et ce, dès sa création, mais dans le même temps, tout un pan du cinéma (celui de l’image-mouvement, jusqu’à l’après-guerre) reprend à son compte l’ancienne image de la pensée.

C’est donc au-delà de cette histoire du cinéma, au-delà du passage de l’image-mouvement à l’image-temps, qu’il faut comprendre en quoi consiste la nature proprement nouvelle et décisive d’un point de vue philosophique de l’image cinématographique.

Pour une définition non analogique de l’image cinématographique : Image = Matière = Mouvement

Le cinéma donne l’occasion à Deleuze de formuler une définition de l’image indépendamment de toute référence à une quelconque mimèsis. L’image, et tout particulièrement l’image cinématographique, n’a rien à voir avec la reproduction du réel. À la lecture de L’image-mouvement, aucun doute ne subsiste quant à l’influence de Bergson sur la définition deleuzienne de l’image cinématographique. Deleuze se réfère explicitement au premier chapitre de Matière et mémoire (Bergson 1993), ce qui lui permet de récuser toute définition analogique de l’image et, en particulier, de l’image cinématographique. Il reprend à son compte la formule selon laquelle « Image = Matière = Mouvement ». L’image, au sens bergsonien du terme, doit être comprise comme un état de la matière, elle-même comprise comme mouvement. Ainsi, c’est le monde lui-même qui est image. L’image, en ce sens, n’est pas un double, une représentation (même mentale), mais l’état originaire de la matière, une mise en présence de forces. La pensée, quant à elle, est une « coupe mobile », un intervalle dans cet état, dans ce mouvement d’une absolue vitesse et composé de multiples forces.

Quand l’image fait elle-même le mouvement, pour moi il y a de grandes chances pour qu’elle ne soit plus analogique. Parce qu’elle a intériorisé l’objet qui est devenu une partie de l’image. L’objet n’est extérieur à l’image que dans la mesure où l’image est immobile. Si l’image fait le mouvement, l’objet devient partie de l’image elle-même. L’image n’aura plus d’autres rapports qu’avec l’objet en image. L’objet sera une partie d’image, en ce sens elle ne sera plus analogique.

Deleuze, 8 janvier 1985

En récusant toute définition de l’image cinématographique comme analogie, Deleuze fait du même coup un sort à l’image de la pensée fondée sur le Même. Il déclare ainsi que l’image cinématographique module l’objet au lieu de lui ressembler. À la suite de la peinture et de la littérature, l’art cinématographique se fait révélateur de forces et permet d’exprimer l’idée selon laquelle, dans chaque objet, dans chaque singularité, c’est l’Un-Tout qui s’exprime et s’actualise. L’image rend sensibles les forces, ou encore les actions et réactions qui animent la matière [6].

Le cinéma comme modulation de la matière

Le cinéma est capable, d’après Deleuze, de produire des images-pensées. Encore faut-il comprendre de quoi il s’agit. Admettons maintenant que le cinéma soit capable de modifier l’image philosophique de la pensée. Il convient alors de tenter de comprendre ce qu’un certain nombre de théoriciens et de philosophes désignent par « pensée du cinéma ». Deleuze, quant à lui, préfère le terme d’image-pensée. Il ne s’agit pas de dire que le cinéma représente, à l’aide du mouvement et du son, de la pensée. Il s’agit bien plutôt de montrer comment l’image cinématographique, en tant que modulation de la matière, peut générer, produire de la pensée. Dans un article consacré au concept de modulation, Anne Sauvagnargues revient sur l’influence fondamentale de Simondon dans l’oeuvre de Deleuze, influence relativement occultée par ce dernier, qui a préféré mettre en valeur l’apport de Bergson sur ses travaux. Anne Sauvagnargues démontre que la doctrine hylémorphique héritée d’Aristote est remise en question par Deleuze, cela dans la même perspective problématique que Simondon, pour qui il est nécessaire de penser une matière originaire, pré-individuelle. Celle-ci s’actualiserait au terme d’un processus de modulation compris comme in-formation de la matière à partir d’un moule variable et temporel [7].

La modulation permet de théoriser cette prise de forme réciproque, au lieu de penser l’objet comme constitué par la forme subjective. Il en découle selon Deleuze, une nouvelle définition du champ transcendantal, libéré de l’assujettissement à la forme-sujet, détaché de la conscience, posé au contraire comme « impersonnel et pré-individuel », parce qu’il se produit par rencontre, à l’interstice des hétérogenèses que sont la pensée et le sensible, dans leur différence même, comme résolution problématique de leur disparation qui produit une nouvelle dimension, le sens qui s’actualise comme un événement.

Sauvagnargues 2002, p. 83

La pensée naît véritablement dans sa confrontation avec cette matière originaire en cours de modulation (modulation devant ici être compris comme coupe temporelle de la matière). Allons plus loin et affirmons que la pensée peut même être comprise comme le processus même de modulation de la matière. C’est dans cette perspective que Deleuze cherche à élaborer une nouvelle sémiotique du cinéma qui prétend rejeter toute conception du septième art comme langage. Il prend pour modèle les travaux du linguiste Gustave Guillaume, qui propose une théorie du langage basée sur l’existence d’une matière pré-linguistique. Deleuze consacre son cours du 26 mars 1985 à expliciter la pensée de Guillaume à travers une présentation très didactique. L’auditeur peut alors prendre la mesure du modèle théorique élaboré par Deleuze pour définir la pensée et son rapport nécessaire avec l’Impensé. En déclarant que le cinéma ne relève pas de la linguistique, Deleuze (26 mars 1985) réaffirme le primat ontologique de la matière ; à moins d’adopter la définition de la linguistique formulée par Guillaume, qui pose comme condition du langage « une matière pré-linguistique ». La pensée va y opérer une coupe et ainsi obtenir une « image, un instantané » que Guillaume nomme « signifié défait » et qui « exprime la coupe que le mot opère sur [la matière pré-linguistique] » (Deleuze, 19 mars 1985). La pensée pose un « crible » sur la matière pré-linguistique pour en extraire des mots ayant chacun un sens arrêté. Le mot est donc un point de vue sur la matière pré-linguistique (désignée par Guillaume par l’expression « signifié de puissance »). Le signifié de puissance, matière pré-linguistique, est pur mouvement qui ne demande qu’à être actualisé en signifiés défaits plus ou moins généraux ou particularisés (on retrouve ici le processus de modulation de la matière). Il est troublant d’entendre Deleuze déclarer, comme si cette déclaration constituait un écho anticipé de sa définition de l’image de la pensée dans Qu’est-ce que la philosophie ? : « Guillaume dit bien que le signifié de puissance précède le langage, mais il ne dit pas qu’il le précède en fait, il le précède en droit et c’est le corrélat idéel du langage. » Avec Guillaume, on assiste à « la résurrection de la philosophie, qui arrive dans le dos de la linguistique ! » (Deleuze, 26 mars 1985).

Toute pensée, qu’elle soit d’ordre philosophique ou non, procède d’une image d’elle-même, une image de la pensée. Mettre en regard le cinéma, l’image cinématographique et l’image de la pensée nous a semblé fructueux car cela nous permettait de désigner le fondement de l’ontologie deleuzienne. Le cinéma a un statut tout particulier chez Deleuze : d’une part, il permet de révéler et de modifier l’image philosophique de la pensée en contribuant à créer de nouveaux présupposés (à partir de l’idée nouvelle d’un automatisme de la pensée, de la puissance du Dehors à travers des « ré-enchaînements » irrationnels de propositions ou d’images) ; d’autre part, le cinéma est l’expression par excellence des rapports entre matière et pensée. En effet, la pensée ne peut naître que d’une confrontation avec la matière, et la matière n’est elle-même concevable que dans un processus d’actualisation et de modulation (coupe mobile et temporelle) qui lui permet d’accéder à l’ordre du sensible. Si, comme nous avons tenté de le montrer, l’image cinématographique « rencontre » bien l’image de la pensée philosophique, le cinéma peut-il être considéré comme l’un des nouveaux moyens d’expression philosophiques appelés de ses voeux par Deleuze ? Seulement si l’on admet qu’ici aussi, la philosophie se manifeste dans le dos du cinéma.