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Introduction

En France, le droit à l’instruction des filles date de 1880 et la coéducation avec les garçons s’est mise en place pendant les années 1960. Des lois successives ont permis de tendre à une meilleure égalité homme/femme. Pourtant, la réalité quotidienne témoigne de nombreuses différences, à la fois au niveau des performances scolaires et au niveau de l’orientation en fonction du genre des élèves. Par exemple[1], chaque année la Direction de l’Évaluation et de la Prospective – une direction du ministère de l’Éducation – réalise une évaluation des acquis en mathématiques et en français des élèves entrant en sixième[2]. En 2002, les filles obtiennent une note moyenne en mathématiques inférieure de 3 % à celle des garçons. En français, leur note est supérieure de 5 % à celle des garçons. Quant à l’obtention du baccalauréat[3], selon les statistiques publiées par le ministère de l’Éducation nationale en France en 2005, force est de constater que les filles représentent 64 % de l’effectif de la filière économique et sociale, 83 % de la filière littéraire, 96 % de la filière sciences médico-sociales et seulement 45 % de la filière scientifique et 8 % de la filière sciences et technologies industrielles. Comment expliquer de telles différences ? L’explication est-elle d’ordre biologique ou psychologique ? Dans cet article, en premier lieu, nous présenterons un rapide état de la littérature afin de poser la problématique, le contexte théorique composé des principales recherches sur lesquelles prennent appui nos hypothèses. Puis, en second lieu, la formulation de l’hypothèse précédera la méthode mise en place. Et enfin, la discussion générale suivra l’analyse des résultats.

État de la littérature

Les travaux de Löwy et Rouch (2003) sur la genèse et le développement de la notion de genre, révèlent que l’émergence, la stabilisation et les mutations de la distinction entre sexe et genre sont inséparables de l’évolution des connaissances et des pratiques dans de nombreux domaines tels que l’anthropologie, la psychologie, la biologie ou la médecine. Par un double mouvement, le savoir des experts reflète des idées en vigueur dans la société en même temps qu’il façonne la manière de penser la différence des sexes. L’histoire de la distinction des notions de « sexe » et de « genre » illustre ce mouvement. Aujourd’hui, il appert que tout ce qui est « naturel » est construit par la culture. Dès lors, la différence des sexes se définit comme un phénomène biosocial, liant le biologique et le socioculturel.

De manière complémentaire, certaines recherches en psychologie sociale (Lorenzi-Cioldi, 1988) permettent de penser que l’identité de genre et la connaissance des stéréotypes de genre précèdent la production de comportements stéréotypiques chez les enfants. En outre, les travaux de Witt (1888), Kergoat (1982, 1998, 2005) ou plus récemment ceux de Mosconi (2004) révèlent que les rapports sociaux de sexe impriment leur marque sur l’ensemble des pratiques éducatives. Quant aux recherches menées par Guimond et Roussel (2001) et celles conduites par Désert, Croizet et Leyens (2002), elles montrent que les stéréotypes de genre semblent bien influencer l’évaluation que les élèves se font d’eux-mêmes, de leurs notes scolaires et de leurs performances scolaires.

En somme, bon nombre d’études s’accordent pour penser que le genre est bien un concept construit au fil du temps qui traduit la nature différenciée des représentations sociales du masculin et du féminin. Cette notion se situe à un double niveau : social et individuel. En effet, le fondement des différences observées sur les personnes semble se situer au niveau social puisqu’il relève d’un processus de socialisation. Quant aux effets de ce processus, ils s’observent au niveau individuel et interindividuel. Ainsi, la façon dont les représentations sociales du masculin et du féminin affectent la construction de l’identité est un secteur de recherche très foisonnant en éducation. Ces différences de performances et d’orientation questionnent aussi bien les décideurs que les chercheurs. D’où la question mise en débat aux niveaux scientifique (Duru-Bellat, 2004) et social : les contextes d’apprentissage assurent-ils des conditions équitables pour les filles et les garçons ?

La notion d’équité renvoie à une notion de justice dans la manière de traiter chaque individu. En effet, les règles de l’équité montrent que les interactions sociales sont pour une grande part déterminées par des principes juridiques : les échanges se font suivant des droits reconnus à l’individu. L’usage de ces droits est régi par un système de codes dont la fonction est précisément d’assurer l’équité dans une société donnée. L’équité est donc un moyen compensatoire des inégalités constatées. Or, d’après les recherches menées par Leventhal (1980), toute structure d’échanges met en jeu des ressources diversement réparties et des règles relatives aux normes d’un groupe. Toute interaction définit ainsi une dynamique en tension qui révèle la nature contradictoire des éléments qui la déterminent. Les règles de l’équité ont été étudiées dans différents contextes, affectif ou évaluatif, par exemple. Par ailleurs, ces questions d’égalité et d’équité entre les hommes et les femmes ont été étudiées dans le monde du travail (Kergoat, 1982). Dans la présente recherche, la notion d’équité désigne le souci de caractériser un contexte d’apprentissage selon les principes de justice qui tiennent compte des éventuelles disparités entre les élèves.

Dans cet article, l’examen d’un contexte précis d’apprentissage est choisi : la coopération à distance. Parmi les théories relatives à l’apprentissage collaboratif susceptibles d’éclairer la recherche et les pratiques de coopération à distance, on distingue les théories de la motivation sociale et les théories de la cohésion sociale (O’Donnell et O’Kelly, 1994). Dans la perspective des théories de la motivation sociale (Vallerand et Thill, 1993), l’apprentissage collaboratif dépend essentiellement des buts et récompenses donnés aux élèves. En somme, ces théories admettent que l’interdépendance positive entre les membres d’un groupe augmente la motivation de chaque élève à réussir ensemble. La construction d’une interdépendance passe par la mise en place de buts communs. Pour créer cette interdépendance, l’enseignant peut se référer à des méthodes qui ont fait la preuve de leur efficacité dans des classes traditionnelles (par exemple, le dispositif Jigsaw-teaching ; pour une synthèse en français, voir Toczek, 2004), même si certaines propriétés de ces méthodes les rendent difficilement applicables à des activités en ligne (laps de temps courts, orientées vers les exercices scolaires plutôt que vers l’échange et la confrontation d’idées, etc.).

D’une manière générale, que l’individu soit motivé pour donner une bonne image de lui ou préserver une estime de soi élevée, ou encore pour contrôler son environnement, il est sous l’influence de plusieurs motivations sociales. Au sein d’un groupe, par exemple, on sait que la cohésion – c’est-à-dire l’ensemble des forces qui contribuent au maintien d’un lien d’ensemble entre les membres du groupe – a des conséquences sur le sentiment de sécurité et d’estime mutuelle de ses membres. De plus, tous les groupes auxquels appartiennent les individus sont des lieux d’intégration dans la mesure où ils offrent à toute personne la possibilité d’acquérir une singularité, de se construire une identité sociale. Ainsi, selon Tajfel et Fraser (1978), l’identité sociale d’un individu correspond à la connaissance qu’il a de son appartenance à certains groupes sociaux et aux situations émotionnelle et évaluative qui résultent de cette appartenance.

De manière plus précise, dans la perspective des théories de la cohésion sociale, la qualité des apprentissages dépend surtout de l’identification au groupe et de la combinaison des contributions de chacun des membres pour élaborer une production commune. De ce point de vue, c’est l’identification des apprenants à un groupe qui est à l’origine de leur motivation à apprendre. Cependant, avec les nouvelles formes de travail à distance, une question se pose : comment se construit un sentiment d’appartenance en l’absence de coprésence, et à quelle théorie peut-on se référer pour rendre cette construction effective ?

De ce point de vue, les travaux réalisés dans le cadre de la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner, 1986) et de l’autocatégorisation (Turner, Hogg, Oakes, Reicher, et Wetherell, 1987) suggèrent qu’il est possible de créer un sentiment d’appartenance entre des personnes qui communiquent à distance, notamment en rendant saillantes les appartenances catégorielles des individus.

Problématique

Dans la perspective de ces recherches en psychologie sociale, la présente étude a pour objectif de mieux comprendre comment l’identification sociale dans un groupe virtuel peut être construite et comment cette identification peut affecter les processus et performances collectives. Comment amener les enfants à coopérer par Internet ? Est-il possible de créer un sentiment d’appartenance à un groupe en ligne ? Quels sont les effets sur les modes de coopération et sur les performances du groupe ? Plus précisément, l’objectif de cette recherche vise à apporter des éléments de réponse à ces questions en s’appuyant sur les travaux de la psychologie sociale. Sur la base de travaux actuels issus de la Théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner, 1986) et des effets de l’identification sur les motivations et performances (Worchel, Rothgerber, Day, Hart et Butemeyer, 1998), nous nous attendons à ce que la simple catégorisation des élèves dans un groupe et la comparaison à d’autres groupes devrait permettre : la création d’un sentiment d’appartenance à un groupe en ligne, une meilleure coopération et une amélioration des performances collectives.

Lors d’une étude précédente (Michinov, Michinov et Toczek, 2004), il a déjà été montré que les rapports sociaux établis dans les interactions de face-à-face peuvent subsister au sein des communautés virtuelles. Plus particulièrement, les résultats de cette recherche mettent en évidence qu’il est possible de créer, sous certaines conditions, un sentiment d’appartenance à un groupe de travail chez des élèves qui réalisent une tâche de manière synchrone et à distance. Toutefois, la question de l’équité de ce contexte en fonction du genre reste ouverte. En effet, à notre connaissance, la variable genre n’a jamais été étudiée lors d’une coopération à distance et la question de ses effets éventuels sur la socialisation du groupe et sur la qualité des performances collectives n’a jamais été questionnée. En d’autres termes, ces conditions de travail exercent-elles des effets similaires aux autres situations éducatives, c’est-à-dire reproduisant ou accentuant les différences ? Les processus de groupe sont-ils les mêmes au sein des groupes composés majoritairement de filles versus de garçons ? Peut-on créer de manière équitable un sentiment d’appartenance à distance dans ces groupes de travail ? Leurs performances collectives sont-elles équivalentes ? Cet ensemble de questions constitue la genèse de cette recherche.

Contexte théorique

Un examen de la littérature scientifique incite à penser que l’équité d’un tel contexte de travail peut être défendue. En effet, puisque la simple catégorisation des élèves dans un groupe et la comparaison à d’autres groupes devraient permettre la création d’un sentiment d’appartenance à un groupe en ligne, l’augmentation de la saillance de cette nouvelle appartenance devrait augmenter l’identification de chaque individu à ce groupe. La saillance de cette nouvelle appartenance devrait également diminuer les différenciations entre soi et l’endogroupe, tout en exacerbant les différenciations entre les groupes ; c’est ce que Turner et ses collaborateurs (1987) nomment la « dépersonnalisation ». Pour ces chercheurs, les facteurs qui augmentent la saillance de la catégorisation endogroupe/exogroupe tendent ainsi à augmenter l’identification (similitude, équivalence, interchangeabilité) entre soi et les autres membres du groupe (et les différenciations envers les autres membres d’un groupe) et, de ce fait, dépersonnalisent le soi sur les dimensions stéréotypiques qui qualifient le groupe d’appartenance. En quelque sorte, il semble que la dépersonnalisation renvoie au processus « d’autostéréotypie » au moyen duquel les individus en viennent à se considérer avant tout comme des exemplaires interchangeables d’une catégorie plutôt que comme des individus uniques et distincts d’autrui (Turner et al., 1987).

Ainsi, selon la théorie de l’autocatégorisation (Turner et al., 1987), dès lors que l’appartenance groupale est rendue saillante par une distinction du groupe d’appartenance en comparaison à un exogroupe, les individus agiraient et penseraient en tant que membres de leur groupe et non plus en tant que personne.

Par ailleurs, Lorenzi-Cioldi (1988) propose une définition relativement étendue de la notion de groupe afin de rompre avec la conception monolithique proposée par la théorie de l’autocatégorisation et distingue deux types de groupes qu’il nomme « groupe collection » et « groupe agrégat ». Ces deux acceptions sont associées à des places opposées mais interdépendantes dans une structure sociale. Ce chercheur pose le principe selon lequel, dans nos sociétés, la norme dominante est plutôt celle d’un individu autonome, responsable et autosuffisant par rapport aux groupes d’appartenance : le groupe dominant serait ainsi plutôt une collection d’individualités ayant chacune leur propre spécificité, tandis que le groupe dominé serait davantage un agrégat d’individualités relativement indifférenciées les unes des autres. Dès lors, au niveau des expressions de leurs identités, les membres du groupe dominant adhéreraient davantage à des qualités personnelles apparemment extra-catégorielles et à des propriétés idiosyncrasiques, alors que les membres du groupe dominé forgeraient leur identité autour des propriétés collectives qui définissent directement le groupe d’appartenance dans son ensemble (Lorenzi-Cioldi, 1988).

De manière complémentaire, de nombreuses différences de comportements entre hommes et femmes sont analysées comme le produit de la division sexuelle des tâches et des professions qui tend à se reproduire par des pratiques traditionnelles et culturelles, elles-mêmes assujetties à des différences de statuts et de pouvoir (Eagly, 1987 ; Lorenzi-Cioldi, 1988). Cette différence des sexes, fondée dès 1955 à partir des travaux de Parsons et Bales, s’appuie sur la distinction de deux orientations. La première orientation nommée instrumentale correspond à des rôles où prédominent l’autonomie de la personne, l’indépendance, et la compétition. Il s’agit de l’orientation masculine. À l’opposé, la seconde orientation renvoie au désir des liens sociaux, à la communication, à l’expression de sentiments personnels et à la cohésion du groupe. Cette orientation qualifiée d’expressive est associée au sexe féminin. En outre, d’après Lorenzi-Cioldi (1988), cette définition masculine est proche d’une expression de l’identité des groupes dominants : l’identité sociale personnelle. À l’inverse, la féminité, qui reste prioritairement dans un réseau de relations sociales, correspond davantage à la définition des groupes dominés.

Dès lors, cette étude vérifie l’idée selon laquelle le fait de rendre saillante l’appartenance groupale en comparaison à un exogroupe devrait conduire les individus à agir et penser en tant que membres de leur groupe de travail et non plus en tant que personne, fille ou garçon. En d’autres termes, il s’agit d’opérationnaliser un contexte d’apprentissage équitable pour tous les élèves, quel que soit leur sexe et, par extension, quelle que soit leur identité personnelle de genre. L’équité relève donc ici du traitement offert par le contexte d’apprentissage. C’est pourquoi cette situation a été choisie : ses caractéristiques (anonymat visuel, identitaire et sexuel) ne sont susceptibles d’actualiser aucun stéréotype de genre. De plus, comme développé dans la première partie de cet article, il importe ici d’opérationnaliser à la fois un contexte favorisant un sentiment d’appartenance groupale de travail et l’actualisation de performances scolaires de manière équitable. Dès lors, la situation de coopération à distance comportant toutes ces caractéristiques, il semble raisonnable de poser l’hypothèse qu’elle pourrait représenter un contexte de travail équitable pour les filles et pour les garçons. Un tel contexte d’apprentissage devrait être en mesure d’offrir des conditions de justice pour tous les élèves ; ce contexte pourrait être en mesure de gommer, momentanément bien entendu, certaines des influences de la socialisation. Plus particulièrement, ce contexte pourrait atténuer le rôle des stéréotypes liés à l’identité de genre et aux positions sociales lors de l’activité mise en jeu dans cette situation.

Hypothèse

Plus exactement, dans un contexte de coopération à distance anonyme du point de vue du genre, nous attendons que la simple catégorisation des élèves dans un groupe et la comparaison à d’autres groupes permette la création d’un sentiment d’appartenance à un groupe en ligne, une meilleure coopération et une amélioration des performances collectives et ce, quelle que soit la composition des groupes (majoritairement féminine/masculine).

Après avoir présenté notre hypothèse, il convient de s’intéresser à l’ensemble des éléments qui composent la méthode.

Méthode

Dans cette section, seront présentés successivement les caractéristiques des participants, les différentes phases de l’expérience – la phase d’entraînement, les inductions expérimentales et la phase de collaboration –, la tâche, la mesure des performances, l’analyse de contenu de la conversation écrite et le codage des productions scolaires collectives.

Participants

Une étude expérimentale multi sites est conduite dans trois écoles élémentaires différentes appartenant à une ville moyenne (300 000 habitants) en France. Les élèves-participants, au nombre de 72, incluent 36 filles et 36 garçons âgés de 10 et 11 ans qui sont inscrits en classe de CM2[4]. Cette population expérimentale est monoethnique puisque l’ensemble des élèves est d’origine française. De plus, les trois écoles se situant au centre-ville, l’origine sociale des élèves est plutôt favorisée (classes moyennes pour un tiers des élèves et classes supérieures pour les deux tiers de cette population). Cette étude ayant été intégrée dans un projet pédagogique plus vaste, la participation à celle-ci a concerné trois classes entières. En conséquence, tous les élèves de ces classes ont participé à cette étude et ont été affectés au hasard dans les triades constituées.

Une semaine avant l’étude, les élèves remplissent un questionnaire permettant d’évaluer la familiarité d’utilisation de l’ordinateur et des outils internet.

Pour cette recherche, la coopération a lieu à distance entre les élèves des différentes écoles. Chaque élève est mis en relation avec les élèves des deux autres écoles. Au total, 24 triades sont formées.

Procédure

L’expérience est organisée en deux phases durant une session de deux heures. La première phase a pour objectif d’entraîner les élèves à l’utilisation des outils de communication et la seconde est la phase principale de collaboration à distance.

La phase d’entraînement

Durant cette phase d’une durée de 30 minutes, les élèves apprennent à utiliser les principaux outils de Microsoft NetMeeting™, un système de conversation par clavardage, et un tableau blanc partagé. Plus précisément, ils découvrent d’abord l’espace de conversation synchrone en bas de leur écran, avec lequel ils ont la possibilité de communiquer en temps réel avec les autres en écrivant un message dans la boîte et en cliquant sur la fonction « envoi »[5]. Dans cet espace de conversation, les envois peuvent être identifiés chacun par un nom ou un pseudonyme. Ainsi, à chaque fois qu’une personne participe à la conversation en envoyant un message, son identification – son pseudonyme[6] – et son message apparaissent dans un espace de dialogue partagé et peut être lu par les deux autres élèves. Cette conversation peut être sauvegardée afin d’être analysée ultérieurement. Puis les élèves apprennent comment utiliser les principales fonctions du tableau blanc partagé en haut de leur écran. Cet outil est une fenêtre dans laquelle des dessins peuvent être créés durant la conversation et chaque élève peut écrire, dessiner, peindre, effacer n’importe quel élément créé par lui ou un autre élève de son groupe. Comme pour la conversation écrite, le tableau blanc peut être sauvegardé afin d’être analysé après l’expérience.

Les inductions expérimentales

Après la phase d’entraînement, les inductions expérimentales sont introduites. La moitié des groupes est assignée par un expérimentateur dans chaque école à une condition saillance de l’identité groupale et l’autre moitié est assignée à la condition saillance de l’identité non groupale. L’assignation à ces conditions est réalisée par tirage au sort.

Dans la condition saillance de l’identité groupale, un nom de groupe sans signification (un non-mot) est inscrit sur une étiquette et posé par l’expérimentateur sur chacun des trois ordinateurs interconnectés pour le même groupe en ligne, et ce, pour chaque machine de l’ensemble des douze triades de cette condition. Ainsi, douze noms de groupe sont affectés (par exemple, Jalos, Milas, Pulas, etc.). Dans cette condition, l’expérimentateur annonce verbalement la présence de différents groupes et compare explicitement les noms de groupe différent en focalisant l’attention des élèves sur le nom de leur propre groupe. Il dit par exemple :

Vous, avec les deux autres élèves des autres écoles, vous allez vous appeler le groupe des Jalos, et vous (en s’adressant à un autre élève), vous êtes le groupe des Pulas. Comme vous pouvez le voir, chaque groupe de trois élèves a un nom de groupe différent et original. 

Cette instruction est reproduite à trois reprises afin de rendre saillant le contexte de comparaison inter-groupes. En conséquence, dans chaque école, les élèves découvraient leur nom de groupe en s’installant devant leur ordinateur. Afin de renforcer leur appartenance groupale, chaque élève doit signer tous les messages écrits à l’aide de ce pseudonyme de groupe dans l’espace de dialogue. C’est grâce à l’adresse IP[7] de chaque ordinateur, qui apparaît uniquement lors de l’analyse des conversations, que l’identification de chacun des participants est possible. Les élèves restent anonymes et il leur est demandé de ne jamais révéler leur identité personnelle.

Dans la condition saillance de l’identité non groupale, chaque élève reçoit un nom sans signification (par exemple, Bapu, Amea, Loka, etc.). Ce pseudonyme est inscrit sur une étiquette et posé par l’expérimentateur sur les ordinateurs. Comme dans la première condition, l’expérimentateur annonce verbalement la présence des différents élèves et compare explicitement les pseudonymes différents en attirant l’attention des élèves sur le caractère individuel du pseudonyme. Il dit par exemple :

Toi, ton pseudonyme est Bapu, et toi (s’adressant à un autre élève), ton pseudonyme est Loka. Comme vous pouvez le voir, chaque élève de cette école et des deux autres écoles ont un pseudonyme individuel pour communiquer et collabore à distance. 

Cette instruction est donnée à trois reprises afin de rendre saillant le contexte de comparaison interpersonnel. Dès lors, dans chaque école, les élèves découvrent leur nom au début de la phase d’entraînement et chacun d’eux découvre le pseudonyme des deux autres membres de son groupe dès les premiers échanges. De manière identique à la première condition, chaque message doit être signé par ce pseudonyme individuel et aucune indication sur la véritable identité des élèves ne doit être signalée durant ce travail.

La phase de collaboration

Durant cette phase d’une durée de 90 minutes, l’expérimentateur explique aux élèves qu’ils vont collaborer avec d’autres élèves dans le but de concevoir un « objet du futur qui n’existe pas » et il leur est demandé de rédiger sa notice de fabrication. Cette tâche scolaire demande au groupe de collaborer et de coordonner le travail de chacun pour arriver à une seule production collective. Les élèves doivent prendre une décision pour inventer un objet (choix de l’objet), son nom, puis coordonner chaque contribution individuelle pour effectuer une production collective (c’est-à-dire des instructions écrites pour la notice de fabrication de l’objet et son dessin ou schéma sur le tableau blanc). Cette activité collaborative (texte injonctif) et la production collective (dessin) prend place dans l’espace de dialogue et sur le tableau blanc respectivement. Pour améliorer la compréhension de la tâche, avant de commencer, les élèves doivent lire individuellement, à titre d’exemple, la notice de fabrication d’un « stylo autocorrecteur d’orthographe ».

La tâche

Dans ce dispositif expérimental, la mesure des performances scolaires repose sur une tâche de production écrite maîtrisée par les élèves de ce niveau scolaire. Il s’agit de l’écriture d’un texte injonctif et plus particulièrement de l’écriture d’une notice de fabrication. Dans les programmes français, ce type d’exercice fait l’objet d’un apprentissage qui précède le niveau d’enseignement considéré. En conséquence, tous les aspects de la tâche sont connus des élèves, aucun de ces éléments ne demandent d’opérations inédites. Dès lors, cette tâche permet de repérer la mise en oeuvre d’un certain nombre de performances, telles que la bonne utilisation des modalités injonctives (présent ou impératif), une cohérence générale dans la production, l’utilisation d’un vocabulaire approprié, une bonne orthographe et le respect de la consigne.

Méthodologie d’analyse des données

Les processus de groupe et la mesure des performances

Deux processus de groupe sont examinés : l’identification groupale et les conversations écrites (patterns d’interaction à partir des communications relatives à la tâche de Jehn et Shah, 1997). Les performances des groupes sont mesurées à partir des productions collectives.

En somme, l’analyse de l’ensemble des données est réalisée selon trois indicateurs : (1) une analyse de contenu de la conversation écrite ; (2) un questionnaire proposé après la tâche fournissant des informations sur les participants ; (3) les scores de réussite à l’exercice scolaire proposé, score évalué par des experts (enseignants).

Analyse de contenu de la conversation écrite

La conversation écrite par les élèves est analysée selon deux perspectives. Dans un premier temps, les pronoms marquant la première personne du pluriel (« nous », « notre », « on », « nos ») sont comptés et utilisés comme une mesure d’appartenance groupale (Rafaeli et Sudweeks, 1997 ; Sherblom, 1990). Dans un second temps, une analyse de contenu par catégorie est développée en adaptant l’analyse par catégories élaborée par Jehn et Shah (1997) ; ainsi, de nouvelles catégories sont ajoutées pour s’adapter aux données. Trois personnes codent en aveugle l’ensemble des conversations écrites en segmentant le contenu des messages en unités. Une unité est définie comme une séquence de quelques mots exprimant une seule signification (Weldon, Jehn et Pradhan, 1991). Dès lors, chaque unité est affectée dans une catégorie parmi quatre : régulation liée à la tâche, identification au groupe, encouragements et hostilité verbale. La régulation liée à la tâche regroupe les éléments envoyés aux autres membres du groupe (Stasser, 1992), relevant notamment du partage d’information, de la planification, de la supervision ou de la coopération (Jehn et Shah, 1997). Les encouragements comprennent les commentaires positifs concernant les habiletés du groupe ou le travail de l’un des membres. En revanche, l’hostilité verbale regroupe les conflits interpersonnels (Lea, 1992) ainsi que toutes les marques d’hostilités relatives notamment à la colère. Les trois évaluateurs parviennent à un bon taux de fiabilité (Cohen’s Kappa, κ = 0,75).

Le questionnaire post-expérimental

Ce questionnaire est composé de mesures complémentaires directes collectées à partir d’une version adaptée de l’échelle d’identification groupale de Bouas-Henry, Arrow et Carini (1999), échelle pour enfants en contexte scolaire. Trois composantes de l’identité groupale sont évaluées sur une échelle en sept points (1 = pas du tout à 7 = tout à fait) : affective, cognitive et comportementale.

L’identification affective est mesurée avec quatre items (Alpha Cronbach = 0,76).

« Je préférerais être dans un groupe différent » ; « Je pense que je ressemble aux autres élèves de ce groupe » ; « J’aime interagir avec les membres de ce groupe » ; « Je suis heureux d’être un membre de ce groupe. »

L’identification cognitive comprend deux items (Alpha Cronbach = 0,78).

« Pendant l’exercice, j’avais l’impression d’appartenir à un groupe » ; « Je me voyais comme tout à fait similaire aux membres du groupe. »

L’identification comportementale est évaluée à partir de trois items (Alpha Cronbach = 0,85).

« Dans ce groupe, je pense que les membres sont liés » ; « Tous les membres ont besoin de contribuer individuellement pour favoriser l’obtention du but du groupe » ; « Ce groupe accomplit des choses qu’aucun groupe ne pourrait accomplir. »

Codage des productions scolaires collectives

Chaque production collective finale sur le tableau blanc est sauvegardée et évaluée par trois experts-enseignants. Ils exercent le rôle de juges indépendants et aveugles des conditions expérimentales (Alpha Cronbach = 0,76). Les dimensions, évaluées sur une échelle en sept points (1 = Très mauvais ; 7 = très bon), sont les suivantes : (1) respect de la consigne ; (2) propreté ; (3) achèvement du travail ; (4) orthographe correcte ; (5) modalités injonctives ; et (6) cohérence de la production.

Principaux résultats

Dans cette étude, les élèves travaillent et interagissent en groupe ; l’unité d’analyse pertinente est donc le groupe lui-même (Hoyle, Georgesen et Webster, 2001 ; Kenny et La Voie, 1985 ; Kenny, Mannetti, Pierro, Livi et Kashi, 2002). Dès lors, pour les indicateurs autres que les performances collectives, les réponses individuelles des membres des différents groupes ont été agrégées. Pour les analyses qui suivent, la moyenne des groupes a été retenue comme indice.

Pour des raisons techniques (déconnexion du réseau, erreur de sauvegarde de fichier), les données de 6 des 24 groupes ont été perdues. En conséquence, les analyses sont effectuées sur 18 groupes en ligne dont 9 sont composés majoritairement de filles et 9 sont composés majoritairement de garçons. L’ensemble des triades majoritairement féminines est composé de cinq triades de trois filles et de quatre triades de deux filles et un garçon. L’ensemble des triades majoritairement masculines suit le même schéma.

L’analyse des réponses basées sur le questionnaire préexpérimental ne révèle aucune différence entre les élèves, entre les filles et les garçons et entre les écoles participant à cette expérience. La plupart des élèves ont un ordinateur à leur domicile (82,3 %) et l’utilisent personnellement (75,5 %) ; 37 % ont une connexion Internet et 16 % une adresse couriel.

Afin de présenter les principaux résultats significatifs, nous avons choisi d’exposer dans un premier temps les effets obtenus au niveau des processus de groupe, repérés au sein de la conversation textuelle et à partir de l’analyse du questionnaire post-expérimental. Ainsi, nous nous intéresserons aux régulations liées à la tâche, à l’identification au groupe, aux encouragements, aux marques d’hostilité et au degré de satisfaction des membres du groupe. Puis, dans un second temps, nous exposerons les effets relevés au niveau des performances collectives.

Pour chacun de nos indicateurs, nous réaliserons une série d’analyses de régression. Nous examinerons les effets de nos deux variables principales de manière indépendante : l’effet de l’induction expérimentale – saillance de l’identité groupale ou non – et l’effet de la composition des groupes – majoritairement féminine/masculine. Puis, nous étudierons le poids de chacune de ces variables considérées ensemble en utilisant une analyse de régression multiple.

Effets au niveau des processus de groupe

Les analyses au niveau du groupe nous permettent de déterminer l’impact de la manipulation de la saillance de l’identité groupale sur les processus de groupe (c’est-à-dire l’identification groupale et l’analyse des interactions).

L’identification groupale

Comme décrit dans la section méthode, cet indicateur est évalué à partir de deux mesures complémentaires. La première correspond au nombre de pronoms à la première personne du pluriel et le second comprend les mesures collectées à partir de l’échelle de Bouas-Henry et son équipe (1999).

Comme prédit dans la première partie de notre hypothèse, une première analyse de régression simple met en évidence un effet de la saillance de l’identité groupale dans le sens attendu (t = - 2,132, p<0,05, η² = 0,22). Le nombre de pronoms à la première personne du pluriel est plus élevé dans la condition saillance de l’identité groupale que dans la condition saillance de l’identité non groupale.

En revanche, de manière inattendue, cette identification est plus importante, lors des conversations textuelles, pour les groupes dont la composition est majoritairement féminine (t = 2,29, p< 0,03, η² = 0,25).

Toutefois, en examinant le poids respectif de ces deux variables au sein de la conversation textuelle, l’analyse de régression multiple permet de noter le rôle légèrement plus important de la composition des groupes (t = 2,032, p< 0,06, η² = 0,39) par rapport à l’effet de la saillance de l’identité groupale (t = 1,868, p< 0,08, η² = 0,39. Il est important de noter que ces deux effets sont réduits, puisqu’ils deviennent tendanciels lorsque l’on cherche à prédire la production des pronoms personnels pluriels par ces deux sources de variations.

Concernant l’analyse de l’échelle de Bouas-Henry, seul l’indicateur relatif à l’identification groupale révèle un effet significatif (t = 3,294, p< o,005, η² = 0,42). Manifestement, à l’issue de cette coopération à distance, les filles des groupes dont la composition est majoritairement féminine s’identifient davantage à leur groupe de genre que ne le font les garçons appartenant aux groupes dont la composition est majoritairement masculine.

Quant aux régulations sur la tâche, nous observons un effet principal de l’induction expérimentale : la saillance de l’identité groupale augmente significativement les régulations sur la tâche lors des productions (t = -2,09, p<0,05, η² = 0,21), et ce, en accord avec notre hypothèse.

En revanche, comme précédemment, nous notons une différence en fonction de la composition des groupes (t = 2,270, p< 0,03, η² = 0,24) : les groupes dont la composition est majoritairement féminine coopèrent plus que ceux dont la composition est majoritairement masculine. Ce fait n’était pas prédit par notre hypothèse de travail.

Toutefois, l’analyse de régression multiple diminue la taille des effets pris isolément. Cette analyse permet de noter le rôle légèrement plus important de la composition des groupes (t = 2,007, p<0,06, η² = 0,38) par rapport à l’effet de la saillance de l’identité groupale (t = 1,822, p< 0,08, η² = 0,38). Ces effets deviennent tendanciels.

Les encouragements

Conformément à notre hypothèse, les élèves ayant travaillé dans la condition saillance de l’identité groupale s’encouragent davantage au sein de leur groupe que les élèves ayant travaillé dans la condition identité non groupale (t = -2,225, p< 0,41, η² = 0,23).

Contrairement aux précédents indicateurs, cette différence est observée quelle que soit la composition des groupes en fonction du genre.

L’hostilité verbale

Indépendamment des conditions de saillance de l’identité groupale ou non, aucune différence significative n’est observée quant à l’expression d’incivilités.

En revanche, une différence apparaît selon la composition des groupes. En effet, les groupes composés majoritairement de garçons expriment davantage d’hostilité verbale envers les propres productions ou envers les membres de leur groupe (t = -2,293, p< 0,36, η² = 0,25).

Effets au niveau des performances

L’ensemble des analyses effectuées à partir des performances collectives, sur la totalité des critères considérés, ne révèle aucun effet des manipulations expérimentales. Une analyse de régression a été réalisée pour chacun des six critères caractérisant la réussite à la tâche scolaire. Les tests ont été réalisés de manière indépendante pour chacun d’eux.

Discussion

Cette étude avait pour objectif l’examen de comportements d’élèves filles et garçons lors d’un contexte de coopération à distance. Dans un contexte de coopération à distance anonyme du point de vue du genre, l’hypothèse testée était que la simple catégorisation des élèves dans un groupe et la comparaison à d’autres groupes devrait permettre la création d’un sentiment d’appartenance à un groupe en ligne, une meilleure coopération et une amélioration des performances collectives et ce, quelle que soit la composition des groupes (majoritairement féminine/masculine).

La première partie de notre hypothèse semble trouver ici quelques éléments de confirmation tout à fait intéressants, du point de vue de la mesure indirecte du sentiment d’appartenance groupale (la proportion du nombre de pronoms personnels à la première personne du pluriel dans la conversation textuelle) et de celui de l’indicateur comportemental de coopération (les régulations liées à la tâche). Ainsi, comme prédit, les élèves s’identifient plus fortement dans leur groupe en ligne lorsque l’identité groupale est rendue saillante : ils sont plus interdépendants et coopèrent davantage. Ces résultats confortent notre première étude (Michinov, Michinov et Toczek, 2004) et viennent contredire les modèles traditionnels issus de la dynamique de groupe suggérant que la coprésence ou la proximité physique sont nécessaires pour créer une interdépendance parmi les membres d’un groupe et construire une identification groupale (Levine et Moreland, 1990 ; Lewin, 1948).

En outre, de tels résultats suggèrent qu’il n’est pas nécessaire d’introduire la dimension vidéo – visioconférence – permettant une communication avec son et images pour simuler au mieux une présence réelle. Bien que les communications médiatisées par ordinateur produisent des informations moins riches qu’une communication en face-à-face, l’échange textuel semble suffisant pour créer un sentiment d’appartenance entre les membres d’un groupe en ligne. Cette recherche élargit l’impact des théories de l’identité sociale et de l’autocatégorisation (Tajfel, 1978 ; Turner, 1975, 1982), suggérant qu’il est possible, en un temps très court, de créer un sentiment d’appartenance entre les membres d’un groupe virtuel sur Internet. La simple catégorisation des élèves dans un groupe en ligne et la comparaison avec d’autres groupes augmentent l’identification groupale et conduisent les élèves à se comporter davantage en membres de groupe de type agrégat, c’est-à-dire en un groupe homogène où les personnes se comportent de manière indifférenciée plutôt que comme un groupe de type collection qui lui, à l’inverse, associerait des individus en renforçant leur singularité au point d’occulter parfois toute référence à une appartenance commune (Lorenzi-Cioldi, 1988). Dès lors, ces résultats confortent les effets du modèle de la dépersonnalisation de l’identité sociale (Postmes, Spears et Lea, 1999 ; Spears et Lea, 1992, 1994).

Cette dépersonnalisation des membres du groupe se traduit par une augmentation des échanges coopératifs et une définition des élèves comme appartenant à un groupe (« Nous », « On », etc.) alors que dans la condition de saillance de l’identité non groupale les élèves se définissent et agissent plutôt en élèves singuliers (« Je », « Moi », etc.).

L’analyse statistique des encouragements produits lors des conversations textuelles offre un élément de confirmation pour l’hypothèse de départ. En effet, les élèves ayant travaillé dans la condition saillance de l’identité groupale s’encouragent plus lors de la réalisation de l’exercice scolaire alors que les élèves des autres groupes – identité non groupale – le font significativement moins. Ce résultat se retrouve quelle que soit la composition des groupes. On peut donc en conclure que ce contexte de travail offre des conditions équivalentes aux garçons et aux filles pour cet indicateur.

En revanche, pour l’identification groupale, la seconde partie de notre hypothèse, qui avance l’idée d’un contexte équitable pour les filles et les garçons, semble être infirmée pour ces premiers indicateurs. En effet, les différences comportementales selon le genre, largement développées dans la littérature, sont, en quelque sorte, à nouveau réaffirmées ici. L’identification groupale est plus importante pour les groupes dont la composition est majoritairement féminine, et ce pour deux indicateurs : l’identification évaluée lors des conversations textuelles – utilisation supérieure des pronoms à la première personne du pluriel – et à partir de l’échelle de Bouas-Henry et ses collaborateurs (1999). Ainsi, au sein des groupes de travail, les élèves se comportent conformément aux stéréotypes de genre : les groupes dont la composition est majoritairement féminine sont plus coopératifs, leurs membres régulent les interactions par rapport à la tâche à effectuer et s’identifient davantage à leur groupe de travail, alors que les membres des groupes dont la composition est majoritairement masculine se comportent de manière opposée et expriment même davantage d’incivilités lors des interactions, voire s’insultent parfois entre eux. En fait, selon ces dimensions liées au fonctionnement du groupe, tout se passe comme si la « dépersonnalisation » (Turner et al., 1987) des dimensions stéréotypiques liées au genre n’avait pas pu se mettre en place ici.

En outre, en dépit du caractère anonyme de la situation, peut-être les élèves ont-ils, sans transgresser la règle fixée, perçu le genre de leurs coéquipiers par les idées émises par les uns ou par les autres ? Aussi, les filles, par les goûts exprimés lors de la conception de l’objet du futur ou le choix de celui-ci, ont-elles intégré de manière plus ou moins implicite qu’elles travaillaient au sein d’un groupe composé majoritairement de filles. Or si tel est le cas, cela a peut-être contribué à augmenter l’identification à leur groupe de travail. Pour cette raison, nous pensons qu’il sera indispensable, dans les études ultérieures, de prévoir un contrôle de la perception du genre des membres des groupes.

Toutefois, les éléments de cette discussion doivent être modulés. En effet, les analyses de régression multiple permettent d’examiner le poids respectif de nos deux variables indépendantes sur les processus de groupe. Or l’effet de la composition des groupes baisse systématiquement en prenant en compte l’effet de la saillance de l’identité groupale, même si l’effet « genre » perdure en restant tendanciel.

En fait, l’analyse de régression laisse penser que l’effet de la composition des groupes – en fonction du genre – pourrait être atténué grâce à l’induction expérimentale de la saillance de l’identité groupale. En effet, pour chacune des mesures cumulant un effet des deux variables indépendantes, l’effet de la composition des groupes diminue de manière importante – il devient tendanciel – lors d’une analyse de type régression multiple.

Cette analyse complémentaire est intéressante, car elle ouvre de nouvelles hypothèses de travail. En effet, comment évoluerait cet effet de la composition des groupes lors d’une coopération qui perdurerait dans le temps ? Cette situation d’apprentissage deviendrait-elle équitable pour tous les élèves du point de vue des processus de groupe ?

Lors d’une session de travail inscrite dans la durée – des sessions de travail coopératif distribuées dans le temps, par exemple –, peut-être l’appartenance groupale serait-elle rendue plus saillante. Aussi, la théorie de l’autocatégorisation (Turner et al., 1987) trouverait-elle des éléments de confirmation dans cette situation. Dès lors, les élèves agiraient et penseraient en tant que membres de leur groupe de travail et non plus en tant que personne, et ce, quel que soit leur genre.

Effets au niveau des performances

L’ensemble des analyses statistiques ne révèle aucune différence en fonction des facteurs étudiés. Ces indicateurs de type scolaire ont tous résisté à l’induction expérimentale de la saillance de l’identité groupale. Pour quelles raisons ? En fait, ici, nous observons un élargissement de l’impact des théories de l’identité sociale et de l’autocatégorisation (Tajfel, 1978 ; Turner, 1975, 1982) puisque sur un laps de temps très court, il a été possible de créer un sentiment d’appartenance entre les membres d’un groupe virtuel. Mais comme aucun élargissement n’a été observé quant à l’impact sur les performances collectives, nous pouvons penser que le temps de travail en groupe est peut-être trop court pour avoir une incidence sur les performances scolaires. Ou alors, la tâche scolaire choisie (écriture d’un texte injonctif) est-elle trop simple pour les élèves ? Si tel était le cas, la réalisation collective de l’exercice n’a sans doute pas été suffisamment problématique et n’a pu mettre en évidence de différences entre les conditions étudiées. Pour l’heure, nous ne pouvons avancer que des hypothèses spéculatives qui mériteraient des recherches plus approfondies.

Toutefois, les résultats concernant les performances scolaires nous conduisent à penser que le contexte de coopération à distance pourrait bien être un contexte impartial du point de vue de l’actualisation de ces compétences scolaires aussi bien pour les groupes composés majoritairement de filles que pour des groupes composés majoritairement de garçons. Il apparaît ainsi que l’anonymat identitaire et visuel ait offert des conditions de fonctionnement totalement équitables aux élèves, quel que soit leur genre. Ce contexte d’apprentissage pourrait être en mesure d’occulter toutes les marques culturelles liées aux différences de comportements entre hommes et femmes qui tendent à se reproduire par des pratiques traditionnelles, éducatives et culturelles, elles-mêmes assujetties à des différences de statuts et de pouvoir (Eagly, 1987 ; Lorenzi-Cioldi, 1988). Ainsi, malgré les différences observées au niveau des processus de groupe, la réalisation de l’exercice scolaire est identique quelle que soit la composition des groupes.

Bien entendu, comme ce fut le cas précédemment, une prudente réserve s’impose, car cette étude ne contrôle pas l’ensemble des paramètres liés à la tâche et plus particulièrement, elle ne contrôle ni son niveau de difficulté ni sa nature. En effet, à l’issue de cette étude, la nature de la tâche n’ayant pas été étudiée d’un point de vue épistémologique, aucun élément ne permet de savoir si l’identification groupale aurait eu les mêmes effets sur la réalisation d’un exercice scientifique, par exemple. Aussi est-il prématuré de déduire de ces résultats une parfaite équité de ces contextes d’apprentissage. Ce travail est une première contribution sur ce thème. Il conviendrait de reproduire cette expérimentation sur un nombre de participants plus important, permettant des analyses statistiques plus approfondies, en variant également la nature et les niveaux de difficulté des tâches proposées aux élèves.

Conclusion

La présente étude avait pour objectif de mieux comprendre comment l’identification sociale dans un groupe virtuel pouvait être construite et comment cette identification pouvait affecter les processus et les performances collectives. D’un point de vue théorique, cette recherche contribue ainsi, modestement, à une meilleure compréhension de la construction de l’identification sociale dans un groupe en ligne aux niveaux des processus de groupe et des performances collectives. En élargissant les théories de l’identité sociale et de l’autocatégorisation, ce travail révèle l’importance des effets d’une identité groupale dans un contexte de coopération à distance. Ces effets sont différents du point de vue des processus de groupe et du point de vue des performances. En effet, notre but était principalement d’opérationnaliser un contexte d’apprentissage équitable pour tous les élèves, quel que soit leur genre. C’est pourquoi a été conçue et évaluée une situation dont les caractéristiques (anonymat visuel, identitaire et sexuel) ne sont susceptibles d’actualiser aucun stéréotype lié au genre. La situation de coopération à distance comportant toutes ces caractéristiques a été testée comme pouvant être un contexte de travail équitable pour les filles et pour les garçons. Même si cette étude comporte des limites au sujet de son cadre méthodologique, au niveau de la conception de la procédure, de la tâche et des contrôles réalisés, la portée de cette recherche semble réelle. Ce travail fournit de précieux éléments permettant de définir les caractéristiques des communications médiatisées par ordinateur et plus particulièrement les situations de coopération à distance avec échange textuel. Un tel contexte d’apprentissage semble notamment offrir des conditions d’actualisation de compétences scolaires équitables pour les élèves, quel que soit leur genre.

Bien entendu, cette étude ouvre plus de questions qu’elle n’en résout, elle suscite de nouvelles questions de recherche qu’il conviendra de développer si l’on souhaite définir plus précisément les caractéristiques des contextes d’apprentissage annihilant l’effet des stéréotypes de genre pour favoriser l’équité entre les tous les élèves.