Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Le recours à la psychopharmacologie pour traiter des adolescents en difficulté n’est pas un phénomène nouveau. En effet, les premiers médicaments psychotropes destinés à cette population sont apparus au cours des années 1930 (Wiener, 1985). Toutefois, depuis les trois dernières décennies, la hausse constante du taux de prescription de psychotropes aux adolescents a soulevé différents enjeux cliniques et sociaux (par exemple, l’obtention du consentement éclairé des jeunes) et suscité un intérêt croissant de la part des praticiens et des chercheurs du domaine de la santé et des sciences sociales (Gadow, 1997 ; Siméon, Wiggins et Williams, 1995 ; Vitiello et Jensen, 1997).

Au Québec, trois études de prévalence montrent qu’à Montréal et dans ses banlieues, de 20 à 36 % des mineurs hébergés en centres jeunesse reçoivent une médication psychotrope (Lafortune, Laurier et Gagnon, 2004). Trois fois sur quatre il s’agit de garçons, l’âge moyen de la clientèle touchée se situant à 13 ans et demi. Dans l’éventail des médicaments prescrits, trois types de molécules se démarquent nettement : les psychostimulants (37 % des ordonnances), les neuroleptiques atypiques, surtout le risperidone (28 %) et les antidépresseurs – ISRS, tricycliques ou autres – (18 %). Vient ensuite un agoniste alpha adrénergique (la clonidine) utilisée notamment pour contenir l’impulsivité (11 %). Alors que les antidépresseurs sont prescrits autant aux garçons qu’aux filles, les trois autres familles de médicaments sont données beaucoup plus souvent aux jeunes garçons. Fait important à noter, 44 % des jeunes font l’objet de multiples prescriptions, une réalité qui suggère que la « polypharmacothérapie » est très fréquente dans ces établissements.

Le recours à la psychopharmacologie, aussi populaire soit‑il à l’heure actuelle, pose les problèmes de l’inobservance du traitement – c’est-à-dire de la non-concordance entre le comportement du patient et les prescriptions du médecin – des rôles et attentes des intervenants psychosociaux par rapport aux médicaments et de la place symbolique que prennent ces médicaments dans la relation thérapeutique. Relativement à l’observance, les écrits qui portent sur des individus d’âge adulte suggèrent que de 30 à 50 % des patients ne prennent pas leurs médicaments tels que prescrits (Butler et coll., 1996 ; Conrad, 1985 ; Fenton et coll., 1997). Jusqu’à présent, peu d’études ont examiné le phénomène d’inobservance aux traitements psychopharmacologiques auprès de la clientèle juvénile. Toutefois, trois exceptions sont à souligner. Tout d’abord, Lloyd, Horan, Borgaro, Stokes, Pogge et coll. (1998) ont suivi une cohorte de 97 adolescents, durant une période de 14 mois, au terme de leur hospitalisation en psychiatrie. Ils conclurent que le taux global d’observance au traitement pharmacologique n’est que de 38 % pour cet échantillon. De leur côté, Williams, Hollis et Benoît (1998) ont apporté un premier éclairage sur les motifs d’une telle inobservance chez les jeunes. À partir d’un questionnaire administré à 214 adolescentes placées dans un établissement de détention, les auteurs ont évalué que près de la moitié des sujets étaient sceptiques à propos des bénéfices que pouvait leur procurer la pharmacothérapie. Le fait d’avoir déjà pris des médicaments psychotropes dans le passé donnait lieu à des perceptions plus positives de l’efficacité et résultait en une meilleure observance. Finalement, au terme d’une série de recherches axées sur des jeunes hospitalisés en psychiatrie, Bastiaens (1992a, 1992b, 1995) a également constaté que les attitudes des adolescents envers la médication jouaient un rôle déterminant sur leur coopération à long terme.

Un autre ensemble d’écrits traitent plutôt des perceptions des intervenants psychosociaux et de la transformation de leur rôle professionnel qui découle de la prise de médicaments psychotropes par des populations institutionnalisées. Selon Berg et Wallace (1987), les travailleurs sociaux peuvent jouer divers rôles à l’égard de la psychopharmacologie, deux des trois plus courants étant ceux « d’assistant du médecin » et de « consultant-collaborateur ». Le premier de ces rôles est assumé par les intervenants qui ne questionnent pratiquement pas les décisions du médecin. Quant au second, il est revêtu par les intervenants qui réussissent à établir une relation active, synergique, caractérisée par la confiance et la répartition des tâches. Ces deux rôles intègrent les fonctions du travail social à l’intérieur d’un modèle médical, les travailleurs sociaux s’engageant alors dans des activités telles qu’encourager l’observance de la posologie, porter attention aux effets secondaires des médicaments, et intervenir auprès des familles sur des sujets relatifs à la prise des psychotropes. Le troisième rôle identifié pour les travailleurs sociaux est celui « d’avocat du patient » et il consiste à s’assurer que les droits du patient ne sont pas violés ni abrogés dans le cadre du traitement.

Les attentes professionnelles des non-médecins envers la médication ont aussi été étudiées, et ce, en fonction des interactions qu’ils ont avec le patient. Biadi-Imhof (1998) constate notamment que la principale attente exprimée par les psychologues vis-à-vis les médicaments psychotropes consiste en la suppression la plus efficace possible des symptômes afin de permettre l’accès au psychisme du patient par des entretiens verbaux. De leur côté, les infirmières oeuvrant en milieu psychiatrique, qui vivent en proximité permanente avec les patients, espèrent le plus souvent rétablir, par le biais du médicament, la possibilité d’un contact avec le malade. Dans ce courant de recherche, aucun travail n’a spécifiquement porté sur le rôle et les attentes des éducateurs travaillant dans les centres de réadaptation pour jeunes. Ce rôle et ces attentes sont traditionnellement définis par la rééducation et la relation d’aide (Gendreau, 2001). Toutefois, les conclusions du Rapport Lacour (2004) laissent présager que des transformations sont à venir : « L’une des difficultés récurrentes du réseau touche particulièrement les centres jeunesse qui doivent assumer la réadaptation spécialisée de plusieurs centaines de jeunes éprouvant, outre des problèmes de comportement ou de maltraitance, de sérieux problèmes de santé mentale (...) » (p. 13).

Enfin, un troisième ensemble de travaux interroge la place du médicament psychotrope dans la relation thérapeutique, et ce, sous l’angle du savoir populaire relié à la santé et à la maladie. Selon Massé (1995), les croyances, les attitudes, les valeurs symboliques et les représentations qui forment le savoir populaire relié à la santé et à la maladie ne concernent pas seulement les symptômes et les maladies. Tant dans ses dimensions implicites que dans ses dimensions explicites, ce savoir attribue un sens à tous les objets, individus, comportements et institutions reliés de près ou de loin à la santé et à la maladie. Les médicaments psychotropes doivent donc être pris en compte en tant qu’éléments faisant partie intégrante du savoir populaire relié à la maladie.

Dans ce sens, une lecture sociologique des données de recherche de Bradley (2003) indique que le savoir populaire des patients risque d’exercer une influence sur le déroulement et l’issue du traitement. L’auteure affirme que le « triangle thérapeutique » formé par le médecin, l’intervenant psychosocial, et le patient favorise l’émergence de croyances, d’attitudes et de représentations centrées sur la médication. Sur la base de sa propre expérience clinique et de témoignages recueillis auprès des travailleurs sociaux, Bradley soutient que les représentations positives du patient peuvent favoriser une ouverture à l’égard de la psychopharmacologie. À titre d’exemple, la prise de médicaments pourrait valider l’explication que se donnent certains individus qui conçoivent leurs problèmes personnels comme le résultat d’un déséquilibre des neurotransmetteurs. Les comprimés viendraient alors signifier, pour ces individus, qu’ils disposent malgré tout d’un esprit sain. En offrant une explication biologique, la médication permettrait aussi de protéger le narcissisme de certains patients qui pourraient craindre que la détresse psychologique reflète des faiblesses de leur caractère. Les comprimés peuvent également devenir des représentations concrètes de la bienveillance manifestée par le médecin et une forme symbolique de prise en charge. Généralement bénéfiques au traitement, ces représentations positives risquent toutefois de poser problème si l’attachement du patient à sa médication devient tel qu’il nuit à de nécessaires modifications du dosage ou qu’il est utilisé en tant que substitut aux relations interpersonnelles.

À l’inverse, selon Bradley (2003), l’initiation d’un traitement psychopharmacologique peut être vécue comme une blessure narcissique si elle est considérée par l’individu comme une preuve d’échec ou de faiblesse. Les médicaments psychotropes peuvent même en venir à symboliser tous les aspects problématiques d’une personne. Ce phénomène risque d’inciter les patients à refuser la médication ou à en interrompre l’usage à la moindre amélioration notable, afin de ne pas être confrontés à leurs perceptions négatives sur une base quotidienne. Du point de vue de l’adolescent, la prise de médicaments psychotropes peut devenir un symbole de dépendance et donc représenter une menace au développement de l’autonomie. À cause des rituels de la prescription et de la prise des médicaments, les comprimés peuvent symboliser le contrôle par autrui et représenter l’intrusion non désirée du médecin prescripteur, de l’intervenant ou de la famille dans la vie du jeune. Des patients peuvent également tenter d’exercer un contrôle sur la relation interpersonnelle ou d’affirmer leur autonomie en refusant la prise des psychotropes, en ne les prenant pas tels que prescrits, ou en les utilisant pour faire des tentatives de suicide. Bref, dans cette perspective, la prise des médicaments renseigne sur les attitudes qu’ont plus globalement les patients quant aux relations interpersonnelles.

Compte tenu de la forte prévalence de la prescription de médicaments psychotropes auprès des mineurs hébergés en centres jeunesse dans la région montréalaise, de la faible observance du traitement susceptible d’être remarquée chez cette clientèle suivie en contexte d’autorité, de l’absence de connaissances quant aux rôles et aux attentes des éducateurs par rapport à cette pratique, et des savoirs populaires qui risquent d’influencer le déroulement et l’issue du traitement, une étude exploratoire a été conduite afin de recueillir les perceptions des éducateurs. Ces intervenants de première ligne accompagnent les jeunes au quotidien, ils entretiennent une relation privilégiée avec ceux-ci et leurs parents et ils ont, entre autres, la tâche de superviser la prise des psychotropes par les jeunes qui ont une prescription. Le présent article vise plus spécifiquement à combler l’absence de données concernant la manière dont la psychopharmacologie affecte les interventions psychosociales dans les centres jeunesse et transforme le rôle professionnel des éducateurs, plutôt formés à la rééducation et la relation d’aide. Des observations et des commentaires ont été recueillis à travers une série d’entretiens pour bien rendre compte de la façon dont les éducateurs analysent le phénomène d’observance chez les jeunes, gèrent ou soutiennent une modalité de traitement qui, traditionnellement, ne relevait pas de leur champ de pratiques.

2. Méthodologie

Dans le cadre de notre étude, 19 entretiens semi-directifs ont été complétés auprès d’éducateurs employés dans les établissements des centres jeunesse de Montréal (N=9) et de Laval (N=10) au cours d’une période de trois mois, en 2001. Ces éducateurs étaient assignés dans une ressource d’hébergement, soit en foyer de groupe, en milieu globalisant ou en milieu d’encadrement intensif. Ainsi, nous espérions diversifier les points de vue et les expériences recueillis, les caractéristiques de la clientèle et les interventions privilégiées pouvant varier grandement d’un type de ressources à l’autre. La préoccupation première était d’identifier des éducateurs responsables d’une unité de vie qui accueille des adolescents âgés de 12 à 17 ans.

La stratégie d’échantillonnage par cas multiples que nous avons privilégiée correspond à l’échantillonnage par homogénéisation. Selon ce type de stratégie, un principe de diversification interne des représentants du groupe professionnel interrogé est appliqué (Pirès, 1997). Au moment de sélectionner les participants, nous recherchions avant tout la diversification des points de vue et des pratiques, et non pas la représentativité statistique. Pour ce faire, nous avons utilisé deux techniques, soit le tri expertisé qui consiste à faire appel à un spécialiste nous permettant de rejoindre la population désirée et l’effet boule de neige qui implique de demander à une personne interrogée de nous en diriger une autre (Angers, 1992). Concrètement, cela signifie que des chefs de service ont d’abord identifié quelques éducateurs intéressés par la recherche, lesquels nous ont ensuite recommandés à leurs collègues. Nous n’avons essuyé aucun refus, une seule intervenante s’étant désistée par manque de temps. La collecte des données s’est poursuivie jusqu’à ce qu’il y ait saturation du matériel empirique, les derniers entretiens n’apportant plus d’informations suffisamment nouvelles pour justifier la suite de nos démarches.

La grande majorité des éducateurs rencontrés travaillait dans une unité d’encadrement intensif (N=14), avec (N=9) ou sans spécialisation en santé mentale (N=5). Des intervenants oeuvrant dans d’autres types de milieux ont aussi été rencontrés, soit trois en foyer de groupe et deux dans une unité régulière dite « globalisante ». Parmi les interviewés, 11 travaillaient avec les garçons et huit s’occupaient des filles. Tous devaient répondre aux critères d’avoir un minimum de deux années d’ancienneté au service des centres jeunesse et d’avoir eu la responsabilité du dossier d’au moins un adolescent sous médication psychotrope depuis l’embauche. Dans les faits, l’ensemble des interviewés avait côtoyé au moins cinq jeunes sous médication dans leur carrière, ce qui permet de justifier leur statut d’informateurs-clés.

L’âge des éducateurs variait de 27 à 46 ans, pour une moyenne de 37 ans. Leur niveau de scolarisation était assez élevé. En effet, deux détenaient une maîtrise, 13 un baccalauréat, trois un certificat universitaire et un possédait un diplôme d’études collégiales. Spécialisés en sciences humaines et sociales, ils ont étudié dans des domaines très divers, les plus courants étant la psycho-éducation (N=7), la criminologie (N=3) et la psychologie (N=2). Le nombre d’années d’ancienneté s’échelonnait de 3,5 à 24 ans, pour une moyenne de 14 ans. Les répondants travaillaient tous à temps plein, soit de 32 à 38,75 heures par semaine. Les horaires de la plupart d’entre eux alternaient entre les quarts de jour, de soir et de fins de semaine.

Les entretiens ont été enregistrés sur magnétophone et le verbatim a été retranscrit intégralement, avec l’accord des interviewés. D’une durée moyenne de 90 minutes, les entrevues ont été menées autour des questions suivantes : Quelles perceptions les éducateurs en centre de réadaptation ont-ils de la pharmacothérapie, de ses indications et de son efficacité ? Quelle place occupe la psychopharmacologie dans la pratique clinique de ces éducateurs ? Quels enjeux cliniques et éthiques le recours aux médicaments psychotropes soulève-t-il ?

Les entretiens ont été examinés suivant la méthode de la théorisation ancrée définie et développée par Glaser et Strauss (1967). Des analyses verticales et horizontales nous ont permis de comparer les thèmes ressortant de chacune, puis de l’ensemble des interviews, afin de dégager des éléments de compréhension. Toutes les entrevues ont été lues individuellement à plusieurs reprises, soigneusement annotées, et comparées entre elles pour faire ressortir tour à tour les similitudes et les contrastes dans le discours des éducateurs rencontrés. Le présent article rend compte d’une partie des résultats d’une recherche (Bouchard, 2002) qui renseignent plus largement sur la psychopharmacologie et la prise en charge des adolescents dans les centres jeunesse.

3. Résultats

3.1. Attentes des éducateurs par rapport à la prise de médicaments psychotropes

3.1.1. Rendre les adolescents plus disponibles sur les plans cognitif et émotionnel

Pour la majorité des éducateurs, la prise de médicaments psychotropes contribue à rendre les jeunes plus disponibles à l’action éducative ou thérapeutique. C’est un effet qu’ils constatent et c’est précisément à ce niveau que se situent leurs attentes professionnelles. Le résultat espéré n’est jamais curatif ni « magique ». Les intervenants souhaitent plutôt que les adolescents sous médication acquièrent une disponibilité sur les plans cognitif et émotionnel qui les aide à travailler leurs difficultés. Ils ne s’attendent pas à ce que la prise de psychotropes puisse à elle seule résoudre l’ensemble des problèmes rencontrés. Au niveau cognitif, les interviewés espèrent simplement que le traitement pharmacologique procure aux jeunes de meilleures capacités d’apprentissage ou réflexives. Par exemple, les adolescents sous médication pourraient être en mesure de se concentrer davantage afin d’intégrer certaines notions scolaires, des stratégies d’intervention, ou de rétablir un contact avec la réalité, essentiel à l’amorce d’une démarche de réadaptation. Au niveau émotionnel, les éducateurs s’attendent à ce que la prise de médicaments psychotropes aide les adolescents à considérer les situations problématiques ou très souffrantes avec plus de calme et de maîtrise de soi. Ils estiment que la prise de psychotropes favorise l’auto-critique ou l’auto-observation chez les jeunes. Il semble également que le traitement pharmacologique donne aux adolescents l’occasion de mieux fonctionner quotidiennement, sans crise ou pensée agressive, suicidaire ou comportement auto-mutilatoire. Dans cette optique, les interviewés espèrent que les jeunes apprécieront les instants de soulagement et qu’ils chercheront à réitérer l’expérience en observant le traitement et en suivant les conseils promulgués par les adultes qui les entourent.

3.1.2. Agir comme un soutien à l’action éducative

La plupart des éducateurs s’attendent non seulement à ce que la prise de médicaments psychotropes rende les adolescents plus disponibles, mais aussi à ce qu’elle agisse conjointement comme un soutien à l’action éducative ou thérapeutique. Le recours à la médication psychotrope est jugé complémentaire aux diverses formes d’intervention mises en place dans le milieu. Les intervenants espèrent qu’en apaisant les symptômes associés aux troubles mentaux, le traitement pharmacologique permettra aux jeunes de prendre part à des activités requérant une réflexion ou un travail sur eux-mêmes. Cette démarche réflexive paraît très difficile, voire impossible à entreprendre lorsque les adolescents sont en crise ou très souffrants. Les interviewés souhaitent que la prise de psychotropes crée une ouverture leur permettant d’examiner et de travailler les difficultés en cause. Les jeunes sous médication peuvent alors accéder à des privilèges parce qu’ils progressent dans leurs objectifs de réadaptation. Ainsi, dans les centres jeunesse, les adolescents qui présentent des manifestations importantes d’agressivité sont retirés dans leur chambre ou dans une unité spécialisée. Pour eux, « sortir » est un privilège qui n’est pas accordé souvent de telle sorte qu’ils ont peu accès à la vie de groupe. Si, une fois sous médication, ces adolescents parviennent à fonctionner suffisamment bien, les éducateurs regagneront confiance en eux et leur donneront l’occasion de sortir, d’entreprendre des activités de rééducation et de loisirs.

3.2. La prise de médicaments psychotropes par les jeunes et le rôle professionnel des éducateurs

3.2.1. Parfois, demande de médication

Une minorité d’adolescents placés en centre de réadaptation demandent eux-mêmes à recevoir une médication psychotrope. De manière générale, le motif de cette requête est associé à une prise de conscience des difficultés vécues. Plusieurs éducateurs perçoivent que les jeunes avec lesquels ils ont réussi à établir un lien de confiance ou une alliance thérapeutique sont aptes à avoir un meilleur regard sur eux-mêmes et leurs problèmes. Après quelques mois de séjour, la plupart des adolescents seraient en mesure de comprendre la nature de leurs problèmes et d’adhérer à l’idée que les intervenants veulent les aider. Dans ce cas, les jeunes qui deviennent suffisamment à l’aise pourraient faire part de leurs préoccupations en matière de santé mentale. Le plus souvent, ils chercheraient simplement à obtenir de l’information et des conseils quant aux moyens susceptibles de contrôler ou de résorber leurs difficultés. C’est à ce moment que l’éducateur proposerait une consultation médicale.

Toutefois, les éducateurs observent que certains jeunes entretiennent des attentes relevant de la pensée magique à l’égard du médicament psychotrope. L’image de la « pilule miracle » traduirait l’attente de ces adolescents qui cherchent un moyen de calmer leur souffrance émotive, et parfois même leurs difficultés de tous ordres. À titre d’exemple, un garçon de 13 ans ayant reçu une prescription de Buspirone (ou Buspar, un anxiolytique) pour diminuer l’anxiété liée au décès de sa mère semblait croire qu’un tel traitement parviendrait à résorber du même coup ses problèmes de langage. L’intervenante responsable dut lui expliquer que la prise d’anxiolytiques procurait un effet apaisant, mais qu’elle n’agissait en rien sur l’ensemble de ses troubles.

En outre, les adolescents en difficulté auraient souvent besoin d’une preuve tangible attestant que les adultes s’occupent d’eux. Ce phénomène, perçu plus fréquemment chez les jeunes pour lesquels les éducateurs attribuent un retard dans le développement cognitif et affectif, mérite une attention particulière. Comme l’indique le passage suivant, ces jeunes auraient tendance à faire davantage confiance au médecin qu’à l’éducateur, car la prescription de psychotropes est un acte beaucoup plus concret que les interventions verbales et la relation d’aide : « C’était rassurant pour elles la pilule. (…) Le pédopsychiatre était rassurant parce qu’il donnait un médicament. Nous, on ne donne rien en fait. On ne prescrit rien. (…) Ce n’est pas concret la relation d’aide. Tandis qu’un médicament, c’est très concret. Elles revenaient avec la prescription et elles avaient la pilule » (Amélie).

Les éducateurs attribuent à un effet d’imitation ou d’identification quelques-unes des demandes de médicaments formulées par les jeunes. Ainsi, les adolescents qui constatent chez leurs pairs les bienfaits du traitement pharmacologique et l’attention qu’ils en retirent des adultes pourraient désirer à leur tour une prescription de psychotropes afin d’obtenir les mêmes privilèges. Les filles placées en milieu institutionnel d’encadrement intensif semblent particulièrement portées à réagir de cette manière. Mais, filles ou garçons, ces jeunes qui « demandent par identification » sont décrits par les interviewés comme des individus qui présentent des déficits sur les plans intellectuel et du jugement social. Dans les ressources communautaires et moins sécuritaires, telles que les foyers de groupe, il semble que les adolescents soient beaucoup moins enclins à demander un psychotrope. Les éducateurs avancent donc l’hypothèse que l’effet d’imitation ou d’identification s’avère directement relié avec l’ampleur des difficultés et de la vulnérabilité vécues par la clientèle.

3.2.2. Le plus souvent, réticences et détournement d’usage à l’égard des psychotropes

Loin d’idéaliser le médicament psychotrope, la majorité des adolescents placés en centres jeunesse manifesteraient plutôt des réticences à l’égard de la psychopharmacologie, que ce soit sur une base ponctuelle ou à long terme. La majorité des éducateurs perçoivent que cette attitude se traduit de trois manières différentes.

Premièrement, le refus ou l’arrêt de médication est souvent interprété comme un moyen de manifester une opposition à l’autorité. Chez les adolescents qui vivent une période difficile, le fait d’arrêter la prise de psychotropes représenterait un outil permettant de manipuler les gens ou de signaler un découragement en regard de toutes les démarches thérapeutiques et de rééducation. De plus, certains jeunes auraient parfois envie de « vivre pleinement » une crise et ils refuseraient d’utiliser des moyens d’aide ou de soutien, alors associés à une anesthésie ou un engourdissement.

Deuxièmement, les effets secondaires désagréables et les changements relatifs à la médication peuvent susciter des réticences ou un refus de traitement de la part des jeunes. Plusieurs éducateurs remarquent que la somnolence est la principale difficulté dénoncée par les filles. En effet, ces adolescentes éprouveraient souvent le besoin de dormir après avoir pris leurs médicaments, disant ne pas avoir suffisamment d’énergie pour compléter leur journée d’école ou de travail. La diminution de l’agressivité et la perte de virilité sont des effets qui inquiéteraient surtout les garçons. Les intervenants soulignent, en outre, que certains adolescents appréhendent les changements de médication ou de posologie. Plus la dose ou la quantité de médicaments reçue est grande, plus ils tendent à se percevoir malades. Une telle croyance est interprétée comme un facteur amenant parfois les jeunes à interrompre le traitement pharmacologique.

Troisièmement, la peur du jugement des autres, voire de la folie, expliquerait la réticence de nombreux adolescents. Ces craintes ont été situées à plusieurs niveaux. D’abord, les jeunes peuvent redouter que la prise de psychotropes nuise à l’image qu’ils projettent vis-à-vis de leurs pairs. Recevoir un médicament les obligerait à reconnaître que, par rapport au reste du groupe, ils éprouvent plus de difficultés sur lesquelles ils doivent travailler. D’autres adolescents se montreraient réticents à l’égard de la psychopharmacologie par crainte de ressembler à un membre de leur famille atteint de troubles mentaux. Ces jeunes peuvent en arriver à la conclusion que le traitement pharmacologique n’a pas amélioré de façon significative la situation de leurs parents et exprimer la peur de devenir ou de « finir » comme eux. Enfin, les interviewés considèrent que la maladie mentale fait toujours peur dans la société occidentale, qu’on soit jeune ou adulte. Bon nombre d’adolescents craindraient ainsi d’être considérés comme des fous, dans la mesure où la prise de psychotropes risque à leurs yeux d’attirer l’attention et d’inciter les gens à s’interroger sur la nature de leurs difficultés.

Outre l’observation de ces réticences et appréhensions, quelques éducateurs perçoivent que certains adolescents placés font un usage inapproprié du traitement psychopharmacologique. Deux phénomènes sont dignes de mention. Le premier consiste en l’utilisation de psychotropes reçus sous ordonnance à des fins d’automédication ou encore comme une drogue. Une partie de la clientèle tendrait d’ailleurs à employer le même langage pour décrire les effets des psychotropes licites et illicites, ce qu’illustre bien le passage suivant : « Elles vont nous dire : Ah, il a changé mon médicament là, je me sens vraiment gelée. (…) Les filles utilisent les mêmes mots. Des fois, elles prennent des médicaments nouveaux : Aille là, je paniquais. J’étais trop high avec cette affaire-là. C’est un langage de drogue. Sinon, elles vont comparer l’effet. C’est comme un joint. T’as l’air d’avoir fumé. (…) Le médicament vient mettre un pansement sur leurs blessures, comme de la drogue peut le faire aussi » (Esther).

Le second phénomène s’observe lorsque des adolescents prennent les médicaments psychotropes d’autres jeunes, que ce soit à des fins d’utilisation personnelle ou de revente. L’usage inapproprié de Dalmane, de lithium, de Clonidine, de Ritalin (methylphénidate), de Rivotril (clonazepam) et de Serzone (nefazodone) a ainsi été relevé. Les adolescents sous médication seraient quelquefois sollicités pour donner leurs psychotropes, que ce soit à des jeunes qui désirent en explorer les effets ou à des consommateurs chroniques qui se retrouvent en manque de drogues illicites. Dans une situation de « régime sec », il serait plus facile de consommer et de se procurer sur place des médicaments prescrits sous ordonnance que des drogues illicites. Parfois, les adolescents sous médication et sollicités verraient certains avantages à céder leur médicament, notamment pour gagner l’acceptation de leurs pairs ou retirer des avantages matériels en échange.

3.2.3. La responsabilisation des jeunes

Compte tenu des expériences vécues dans le cadre de leur pratique, la majorité des éducateurs en centres jeunesse considèrent que responsabiliser les adolescents soumis à un traitement pharmacologique fait partie intégrante de leur rôle professionnel. Cette démarche peut être entreprise à trois niveaux.

En premier lieu, les éducateurs estiment que les jeunes doivent parvenir à développer une autonomie qui leur permet d’assumer eux-mêmes la prise de médicaments. Ainsi, les adolescents âgés de 15 à 17 ans ont la responsabilité de se présenter aux heures requises pour recevoir leurs comprimés. S’ils omettent de le faire, un système de sanctions positives ou négatives sera habituellement mis en place. Il convient de souligner ici que les comportements négligents de certains jeunes par rapport à la prescription sont attribués à un manque de maturité ou à un refus de prendre en charge leur santé.

En deuxième lieu, les éducateurs considèrent comme important d’informer les adolescents qui bénéficient de sorties provisoires d’un certain nombre de risques de mauvais usages. Dans ces circonstances, les intervenants remettent généralement la médication aux jeunes et en avisent les parents. Les interviewés souhaiteraient alors pouvoir donner de bons conseils aux uns et aux autres. Dans l’ensemble, ils jugent toutefois qu’ils ne possèdent pas assez de connaissances en matière de psychopharmacologie pour s’acquitter convenablement de cette tâche. Le passage suivant indique que plusieurs doivent se contenter d’avertissements généraux : « Ça fait partie de l’éducation associée. (…) Sauf qu’en tant qu’éducateurs, on n’est pas bien au courant des effets potentiellement intoxicants, non pas tous. Je veux dire qu’on vise large. Dans nos gros messages : T’as de la médication, tu ne prends pas d’alcool. (…) On ratisse large, mais on ne l’a pas cette formation continue, elle est manquante » (Mathieu).

En troisième lieu, tous les éducateurs concernés soutiennent qu’il leur revient de responsabiliser les adolescents les plus âgés, en prévision de leur départ du centre d’accueil. En effet, après 18 ans, la poursuite du traitement pharmacologique repose sur la bonne volonté et l’implication des jeunes. Les individus doivent être autonomes face à la prise de psychotropes et conscients de l’importance de recevoir des services psychiatriques en se présentant aux rencontres sur leur propre initiative. Sinon, aux yeux des éducateurs, l’arrêt du traitement pharmacologique pourrait provoquer une réapparition des troubles et générer certains problèmes sociaux, voire, dans certains cas, l’itinérance. Les interviewés sont demeurés peu précis quant aux moyens de prévenir ce type d’abandon du traitement. La solution privilégiée serait d’habituer progressivement les jeunes à gérer leur prise de médication et non pas de le faire à la toute fin du placement. Peu de place a été accordée, durant les entretiens, aux liens de collaboration à développer avec les ressources de santé mentale adulte.

3.3. Perceptions de l’implication parentale et du rôle professionnel à cet égard

3.3.1. Le plus souvent, pensée magique ou ouverture à la médication

Les éducateurs perçoivent que plusieurs parents entretiennent des attentes relevant de la pensée magique à l’égard de la psychopharmacologie. Les familles confrontées à l’épreuve de la maladie s’accrocheraient à l’idée que la prise de médicaments psychotropes amènera une guérison complète des troubles et qu’elle permettra au jeune de redevenir comme avant. Les intervenants croient essentiel de défaire ces attentes irréalistes, surtout lorsque les adolescents souffrent d’un trouble mental grave qui pourrait s’installer de manière chronique, tel que le trouble bipolaire ou la schizophrénie. Discuter de la situation avec les parents concernés est jugé comme une mesure nécessaire, permettant de clarifier les sentiments en jeu, de discuter des conséquences du trouble mental, et de relativiser l’apport du traitement pharmacologique.

En outre, beaucoup d’éducateurs remarquent que la prise de psychotropes par les adolescents placés contribue à déculpabiliser les familles touchées. Le médicament deviendrait une preuve tangible que les problèmes des jeunes ont une origine biologique et qu’ils ne reposent pas entièrement sur la « faute » des parents, ce qu’illustre le passage suivant : « Ça peut les soulager de dire : Bon, on voit que c’est chimique. C’est physique. (…) Ça les déculpabilise parce que des fois ils peuvent dire : Ah mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il a mon enfant ? Comment ça qu’il est comme ça ? (…) La médication déculpabilise les parents parce qu’on voit que le problème est biologique. Ce n’est pas de leur faute ou juste de leur faute » (Mélissa).

Selon la plus grande partie des éducateurs, la plupart des parents se montrent collaborateurs et ouverts en regard de la psychopharmacologie, une attitude attribuée quelquefois à la crainte d’un passage à l’acte chez le jeune. De façon générale, durant le placement, les intervenants sollicitent l’appui des familles dans le cadre des sorties provisoires dont bénéficient les adolescents. Il revient alors aux parents d’administrer la médication ou encore de superviser la prise de psychotropes. Tant au centre d’accueil qu’à la maison, certains jeunes peuvent refuser les médicaments. L’autorité et la vigilance parentales sont donc des attitudes requises. À ce sujet, les interviewés précisent, dans l’ensemble, que leur rôle ne consiste aucunement à prendre la place des parents. Ils souhaitent au contraire que ceux-ci s’impliquent et accompagnent les adolescents dans leurs démarches.

3.3.2. Parfois, réticences, négligence et détournement d’usage face aux psychotropes

Si la plupart des parents sont jugés ouverts à l’usage de la psychopharmacologie, une minorité d’entre eux se montrerait très réticente, voire négligente par rapport à une telle pratique. La majorité des éducateurs perçoivent que le Ritalin (ou méthylphénidate, un stimulant) est le médicament psychotrope qui suscite le plus d’opposition de la part des familles. Ainsi, beaucoup de parents refuseraient que leurs adolescents en reçoivent et ils contesteraient toute démarche ou proposition en ce sens. À cause de leur possible propension à créer une dépendance, physique ou psychologique, les somnifères représentent une autre classe de médicaments particulièrement sujette à la réprobation des parents. Ces derniers craindraient que les adolescents deviennent éventuellement incapables de gérer leurs difficultés de sommeil en l’absence de médication. Ils exprimeraient le point de vue selon lequel le somnifère constitue une béquille qui soulage temporairement les jeunes, mais qui ne peut à lui seul régler les problèmes vécus.

Ces parents manifestent leur désaccord à l’égard de tout traitement pharmacologique en s’adressant à l’éducateur responsable de leur enfant ou plus directement au médecin prescripteur. Il faut toutefois préciser que l’impact du refus parental est limité dans le cas des adolescents les plus vieux. Au Québec, dès l’âge de 14 ans, les adolescents héritent d’un plus grand pouvoir décisionnel que leurs parents au niveau des soins de santé. Ils peuvent alors eux-mêmes accepter ou refuser la médication et les diverses thérapies proposées par les médecins.

Sans être ouvertement en désaccord avec la psychopharmacologie, un dernier sous-groupe de parents ferait preuve de négligence à propos de l’administration des psychotropes. Cette attitude de laisser-aller ne se limiterait pas qu’au traitement pharmacologique. Ayant beaucoup de difficulté à gérer « leurs propres affaires », selon les interviewés, les adultes en cause s’avéreraient incapables de superviser adéquatement leurs enfants, et ce, dans plusieurs sphères de vie. Les éducateurs identifient divers motifs qui peuvent conduire à des situations de négligence par rapport au plan d’intervention. D’abord, des parents auraient tendance à minimiser la condition des adolescents sous médication et ne verraient pas l’importance ni l’utilité d’administrer les médicaments sur une base régulière. Ensuite, une partie des parents négligents tenteraient d’utiliser la psychopharmacologie pour servir leurs propres intérêts. S’opposant au placement, ils empêcheraient des adolescents de prendre leurs médicaments lors des sorties, afin de les déstabiliser et créer volontairement des problèmes aux éducateurs. Ce comportement pour le moins étonnant est interprété comme un acte de vengeance à l’égard des services sociaux. D’autres parents, non moins négligents, administreraient des quantités importantes de psychotropes à leurs jeunes dans l’espoir de gagner la paix. Le Ritalin (méthylphénidate) serait parfois donné en double et en triple dose par des adultes qui considèrent les adolescents encore trop agités. Enfin, pour certaines familles, la poursuite du traitement pharmacologique coûterait trop cher ou demanderait trop d’efforts. Les jeunes qui retournent dans leur milieu au terme d’une ordonnance de traitement peuvent donc voir leur médication et leur suivi psychiatrique brusquement arrêtés.

La nécessité d’introduire une médication psychotrope ou de poursuivre un traitement pharmacologique peut parfois faire l’objet d’une ordonnance du Tribunal de la jeunesse. Bien que très rare, cet événement peut avoir deux motifs distincts. Premièrement, une minorité d’éducateurs indiquent que les parents ont la possibilité de recourir aux tribunaux pour obliger un adolescent atteint de troubles mentaux à subir un traitement contre sa volonté. Deuxièmement, les éducateurs peuvent amorcer eux-mêmes une démarche devant le tribunal, lorsqu’ils sont confrontés à des parents qui refusent la psychopharmacologie ou qui font preuve d’une grande négligence à cet égard. Le passage suivant permet d’illustrer une situation de ce type : « Lorsqu’il faisait les sorties avec la mère, elle lui a dit : Tu ne les prends pas tes médicaments, mais tu ne le dis pas au centre. Avec tout ce qu’il prenait de médicaments, il a vécu un sevrage très drastique. (…) C’était dangereux physiquement pour lui. (…) Ben là, on l’avait l’élément pour aller au tribunal » (Johanne).

3.3.3. La responsabilisation des parents

Compte tenu de l’ensemble de ces perceptions, la majorité des éducateurs tentent, tout au long du placement, de responsabiliser les parents par rapport à l’usage de la psychopharmacologie. Ce travail consiste d’abord à expliquer l’importance et les effets positifs attendus de la médication pour les jeunes. De la même manière, les intervenants font valoir les avantages que la prise de psychotropes par l’enfant peut procurer aux parents. Le principal argument avancé est que l’atténuation des symptômes aura comme répercussion de rendre la vie familiale plus agréable lors des sorties ou du retour des adolescents dans leur milieu. Toutefois, les interviewés spécifient que leur rôle ne se limite pas à compléter une démarche d’information et de sensibilisation. Ils doivent s’assurer que les parents administrent bien la médication ou qu’ils supervisent réellement les jeunes chargés de prendre leurs comprimés. Malgré les efforts entrepris au préalable, l’oubli et le refus de la part des parents demeureraient toujours des problèmes très présents.

Trois formes d’intervention peuvent être mises de l’avant afin de responsabiliser les parents et d’éviter, autant que possible, le recours au Tribunal de la jeunesse afin de régler les litiges relatifs à la médication. La première consiste à intégrer l’administration des psychotropes à la phase de préparation de la sortie, qui survient habituellement avant le départ des jeunes. Ainsi, les éducateurs ont le loisir d’imposer aux adolescents des conditions particulières à respecter lors de leur séjour à la maison. Ils essaient aussi de trouver des moyens concrets, tels que des fiches à remplir par les parents, pour que les jeunes reçoivent un encadrement adéquat au cours de leurs congés. La deuxième forme d’intervention vise à responsabiliser les parents en exerçant un contrôle sur les sorties des adolescents. Les éducateurs peuvent organiser une rencontre exceptionnelle afin d’expliquer aux parents récalcitrants l’importance d’administrer la médication sur une base régulière et de leur rappeler que seul le médecin est habilité à déterminer ou à modifier la posologie. Si les difficultés persistent, il est annoncé que les congés du jeune seront annulés et que les parents devront venir le visiter au centre d’accueil. La troisième et dernière forme d’intervention, plus radicale, implique de confronter les parents récalcitrants en expulsant les adolescents des centres jeunesse. Cette mesure aurait été employée à quelques reprises auprès de jeunes placés sur une base volontaire en vertu de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS).

4. Discussion des résultats

Toutes ces perceptions recueillies auprès d’éducateurs travaillant en centres jeunesse dans la région montréalaise montrent bien comment la psychopharmacologie affecte les interventions psychosociales mises en oeuvre, ainsi que les rôles professionnels. Étant donné l’accroissement important du recours aux médicaments psychotropes depuis vingt ans, nous nous attendions à ce que les problèmes d’inobservance et la valeur symbolique du médicament transforment d’une certaine manière le rôle des éducateurs. Tel est le cas, effectivement. Désormais, dans les unités en institution et, plus particulièrement dans les unités d’encadrement intensif, la prise de médicaments psychotropes chez les adolescents s’inscrit couramment dans la démarche générale de rééducation et de relation d’aide. En témoignent les grandes attentes qu’entretiennent les éducateurs par rapport à la possibilité que les médicaments rendent les jeunes plus réceptifs, disponibles sur les plans cognitif et émotionnel et qu’ils permettent une meilleure action éducative. Le souci de responsabiliser les jeunes et leurs parents par rapport aux conduites d’observance paraît également constant dans les établissements des centres jeunesse.

Les éducateurs de notre étude se disent témoins de divers attitudes et comportements entourant la prise de médicaments psychotropes. Il s’avère assez rare que les adolescents demandent explicitement un médicament psychotrope, celui-ci étant généralement suggéré par les éducateurs. L’espoir mais aussi parfois l’idéalisation face aux bienfaits que peut procurer la médication sont les premières réactions attribuées aux jeunes. En d’autres termes, il est possible d’envisager que des représentations positives affectent l’évaluation personnelle des coûts et bénéfices associés à la prise de médication et gonflent les gains potentiels dans un premier temps. Certains adolescents seraient à la recherche d’une pilule miracle censée calmer leur souffrance émotive et les aider à résoudre leurs difficultés de tous ordres. De nombreux parents adopteraient, eux aussi, une attitude positive, parfois d’idéalisation à l’égard de la psychopharmacologie. Beaucoup d’éducateurs croient que la médication contribue également à soulager les parents par rapport au placement, en apportant une preuve tangible que les problèmes des jeunes ont une origine exclusivement biologique. Comme l’avait indiqué Parsons (1951), il semble que le « rôle de malade » soit parfois désiré et recherché.

Les éducateurs participant à l’étude remarquent que la psychopharmacologie peut, d’autres fois, s’avérer source de réticences et d’opposition. Les phénomènes d’inobservance apparaissent particulièrement fréquents dans les centres de réadaptation de la région montréalaise. Ainsi, le refus ou l’arrêt de médication est d’abord interprété comme un moyen de manifester une opposition à l’autorité. Cette valeur symbolique négative attachée à la médication suggère un désir des jeunes d’exercer un contrôle et d’affirmer leur autonomie par rapport aux éducateurs. Plusieurs adolescents placés craindraient ensuite les effets secondaires des médicaments. En plus des effets indésirables assez classiques, tels que la somnolence, quelques éducateurs mentionnent aussi la diminution de l’agressivité et la perte de virilité, deux éléments plutôt inusités qui témoignent bien des préoccupations singulières de ces adolescents. Il importe en outre de rappeler que des parents attribueraient aux médicaments une valeur assez ambiguë de « béquille » (difficile ici de conclure si la connotation est positive ou négative ?) qui apaise les adolescents de façon ponctuelle, mais qui ne suffit pas à résoudre leurs difficultés profondes. Les jeunes évoqueraient enfin la stigmatisation associée à la maladie mentale et, surtout, l’embarras de prendre des psychotropes devant autrui. Tout cet ascendant qu’exerce le groupe de pairs nous paraît être un élément original à prendre en considération en centre d’accueil. Nous y reviendrons plus loin dans le texte.

Les résultats de cette étude exploratoire apportent un certain nombre de connaissances nouvelles sur l’inobservance des traitements pharmacologiques et sur le rôle professionnel des non-médecins lorsqu’il y a prescription. Nous avons d’abord découvert que l’accumulation, la revente et le mélange des psychotropes avec des drogues illicites représentent des problèmes rarement évoqués dans les travaux antérieurs, mais auxquels doivent faire face certains éducateurs. Voilà que le contexte des centres de réadaptation vient élargir l’éventail des comportements d’inobservance. En effet, il n’est plus seulement question de se soustraire à la prescription médicale, mais bien de la détourner. Le comprimé n’est plus seulement laissé dans son récipient, il est caché, accumulé ou revendu.

Deuxièmement, au moment de décrire leurs interventions pour soutenir l’observance, les éducateurs tentent de responsabiliser les adolescents et leurs parents en leur demandant de gérer activement une partie de l’administration des médicaments. Ils les informent, les mettent en garde contre de possibles complications et imposent parfois des sanctions. Ils tentent enfin de préparer la sortie du jeune de l’établissement, une préoccupation qui est d’ailleurs tout à fait cohérente avec les résultats de Lloyd et coll. (1998) voulant que seuls 38 % des adolescents observent toujours le traitement psychopharmacologique un an après l’obtention du congé. Ce souci de soutenir, de gérer, voire de sanctionner la prise de médicaments indique que les éducateurs perçoivent que leur rôle est similaire à celui « d’aidant du médecin » ou de « consultant-collaborateur » dont parlaient Berg et Wallace (1987). En corollaire, il y a lieu de se demander dans quelle mesure les éducateurs se sentent suffisamment formés et qualifiés pour le faire. « Sauf qu’en tant qu’éducateurs, on n’est pas bien au courant (…) on vise large », nous a répondu l’un d’eux. En effet, il n’est pas évident que, dans l’esprit d’un éducateur en formation ou en début de carrière, « l’accompagnement de l’observance » puisse faire partie des plans d’intervention. Les éducateurs ont-ils reçu une formation minimale sur ces questions ? Ou est-ce qu’ils « se débrouillent » pour se renseigner sur une base individuelle ? Se contentent-ils d’appliquer les recommandations d’autrui ? Voilà quelques questions qui émergent à ce point-ci.

Troisièmement, les éducateurs de notre étude ont souligné l’importance des relations avec les pairs et avec les parents pour comprendre les attitudes et l’observance des jeunes. Ils attribuent à des effets d’imitation, d’identification ou d’entraînement à l’intérieur du groupe de pairs institutionnalisés certaines demandes de médicaments. D’autres fois, la prévalence des médicaments dans une unité vient normaliser cette pratique, rassurer les jeunes et protéger leur estime personnelle. La persévérance à suivre le traitement pharmacologique pourrait être motivée, elle aussi, par des phénomènes de groupe. Il arrive encore qu’une médication soit refusée par crainte de trop ressembler à un parent considéré en « mauvaise santé mentale ». Bref, pour comprendre les comportements d’observance en centre de réadaptation, hormis les relations entre le patient, le médecin et l’intervenant psychosocial, il faut aussi tenir compte des interactions avec le groupe de pairs et les parents.

Une limite importante de cette recherche tient au fait que les perceptions des adolescents sous médication eux-mêmes et de leurs parents n’ont pas été directement recueillies et qu’elles ne peuvent être comparées à celles des éducateurs. En d’autres termes, le degré auquel les perceptions des éducateurs correspondent à la « réalité » des jeunes et de leurs parents n’est pas connu. Cela dit, les résultats nous paraissent garder leur intérêt dans la mesure où les éducateurs, en tant qu’intervenants de première ligne, bénéficient d’une position privilégiée pour rendre compte des réactions de la clientèle face à la prise en charge. Par ailleurs, il faut se rappeler que l’efficacité de la rééducation et de la relation d’aide est modulée par des perceptions telles que celles exprimées par nos interviewés. La manière dont les éducateurs voient leur rôle professionnel et les attentes qu’ils entretiennent face à la prise de médicaments psychotropes orientent très certainement leurs interventions. En dernier lieu, mentionnons qu’il serait pertinent de répliquer l’étude pour évaluer s’il existe des particularités au niveau des perceptions et des pratiques chez les éducateurs en centres jeunesse des différentes régions administratives du Québec.