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L’Apocalypse de Jean est certainement, parmi les textes qui nous sont parvenus de la période de formation du christianisme, celui qui est à première vue le plus éloigné des réalités sociales concrètes. Paradoxalement, ce texte rempli de visions célestes et littéralement tissé d’allusions scripturaires, est peut-être l’un de ceux dont on a tiré le plus d’informations sur la réalité concrète et toute terrestre du milieu qui l’a produit. En effet, il est clair que ce texte cherche à définir la place que doivent occuper dans la cité ses destinataires, les chrétiens des églises d’Asie[1].

Parmi les passages de l’Apocalypse qui sont particulièrement éclairants à cet égard, il faut placer la description de la Jérusalem nouvelle des chapitres 21 et 22[2]. Le postulat qui inspire le présent article est que le langage eschatologique, ici comme ailleurs dans l’Apocalypse, recouvre un propos qui concerne directement la construction de l’identité chrétienne. Comme le dit si bien Pierre Prigent : « Que l’on parle de la Fin ou d’un monde nouveau, cela concerne toujours le concret de la conduite des chrétiens dans la vie de tous les jours[3] ».

Cette description de la Jérusalem céleste énumère à trois reprises les catégories de personnes ou les réalités qui en sont exclues. Or, un des critères d’exclusion de la Cité eschatologique, c’est-à-dire de la communauté idéale, est exprimé en 21,27 par le mot grec κοινόν. Le but de cet article est d’examiner le sens de ce terme dans ce contexte et d’élucider ce qu’il apporte de spécifique à la construction de l’identité chrétienne par le visionnaire de Patmos, ou, autrement dit, quelles pouvaient être, pour les chrétiens d’Asie mineure, les implications concrètes de l’emploi de ce terme comme critère d’exclusion de la Jérusalem nouvelle.

Dans ce but, je vais d’abord résumer brièvement la description de la Jérusalem céleste du chapitre 21, pour ensuite examiner les listes d’exclusions qui la ponctuent et le sens de l’emploi du terme κοινόν en 21,27 dans le contexte de la littérature juive et chrétienne contemporaine.

I. La nouvelle Jérusalem

Immédiatement suivie d’un bref épilogue, la description de la nouvelle Jérusalem est la conclusion du drame apocalyptique. Rome/Babylone est vaincue et le plan divin se réalise enfin. La Cité céleste est l’épouse de l’agneau (21,2.9-10). C’est une cité mesurée, elle est dotée de douze assises et de douze portes, au nombre des apôtres de l’Agneau (21,14). Elle est cubique, sa longueur égalant sa largeur et sa hauteur ; elle est parfaite (21,16).

La description de cette Cité sainte se subdivise en trois sections présentant des caractères communs et pourtant bien distinctes : 21,1-8 ; 21,9-27 et 22,1-5. Il s’agit de trois descriptions positives de la nouvelle Jérusalem entrecoupées de deux énumérations d’êtres ou de réalités qui en seront exclus, dont la liste sera reprise une dernière fois dans l’épilogue en 22,15.

La première section (21,1-8) a pour thème central la nouveauté. Elle est construite à l’aide de matériaux empruntés surtout à Isaïe : Is 65,17.18 ; 25,8 ; 65,19 ; 65,16 ; mais aussi au Lévitique (26,11 « J’établirai ma demeure au milieu de vous […] »). Elle décrit Jérusalem comme l’épouse céleste (cf. Éz 16,11-13) : c’est l’église eschatologique.

La seconde (21,9-27) décrit la gloire de la nouvelle Jérusalem, gloire due à la présence de Dieu en elle. Cette section est construite à l’aide de matériaux empruntés à Is 54,11-12 dans le cas des pierres précieuses et à Éz 48,30-35 pour la cité mesurée. Les pierres précieuses dont elle est construite ont suscité de nombreuses spéculations et ont attiré l’attention de nombre de commentateurs qui ont cherché à en percer le symbolisme de détail[4].

La troisième (22,1-5) représente cette nouvelle Jérusalem comme un paradis nouveau dont sort un fleuve (Ap 22,1, cf. Gn 2,10 ; Éz 47,1). Comme en Gn 2,9, l’arbre de la vie est planté en son milieu (22,2). L’abolition de la malédiction (κατάθεμα) et de la nuit (νύξ) (Ap 22,3-5) renvoie évidemment au récit de Genèse. La malédiction abolie est celle du sol (Gn 3,17), qui oblige Adam à manger son pain à la sueur de son visage jusqu’à ce que la mort le prenne. C’est donc la condition laborieuse et mortelle de l’humanité qui est abolie : désormais, les habitants de la Cité sainte se nourriront de l’arbre de la vie qui est en son milieu et qui produira du fruit douze fois par année. L’alternance du jour et de la nuit marquée par les luminaires est également abolie. Pour Jean de Patmos, Jérusalem céleste, paradis et nouvelle création sont une seule et même réalité. C’est un retour aux origines, l’entrée dans la Jérusalem céleste est un retour au Paradis dont Adam et Ève ont été chassés ; les eaux qui, chez Ézéchiel (47), coulent du Temple, jaillissent ici du Trône de Dieu et de l’Agneau. C’est le fleuve du premier Paradis, où se trouve également l’arbre de vie. Les élus ont accès directement à Dieu[5]. Sur la Cité sainte enfin resplendit la pure lumière du premier jour de la création. Ainsi, le dernier livre de la Bible des chrétiens rejoint le récit des origines.

Toute cette description est largement inspirée d’Ézéchiel 37-48, avec toutefois une différence capitale. En effet, dans la vision du prêtre prophète Ézéchiel, le Temple domine la cité rebâtie, dont un mur le sépare, définissant ainsi un espace sacré distinct du profane. En Ézéchiel 44,5, on trouve des directives pour distinguer ceux qui peuvent entrer dans le Temple ; en 44,7, Israël est condamné pour avoir laissé des étrangers pénétrer dans le sanctuaire. En 44,23, l’oracle stipule qu’« ils apprendront […] à distinguer le sacré du profane et […] [à] connaître la différence entre le pur et l’impur[6] ». Tout le chapitre 44 d’Ézéchiel, en fait, s’attache à bien distinguer l’espace sacré du profane, le Temple de la Cité.

Pour Jean, en revanche, il n’y a plus de Temple. En effet, c’est toute la cité qui est sainte et devient Temple. Alors que pour Ézéchiel, il y a encore place dans la cité pour le profane qui est exclu du Temple seul, la nouvelle Jérusalem est pour le visionnaire de Patmos un camp de sainteté[7]. Le symbolisme des pierres précieuses est clair à cet égard, la Jérusalem nouvelle est à la fois le temple et le Grand Prêtre lui-même ; leur énumération reprend en effet, grosso modo, celle des pierres qui ornent le pectoral du Grand Prêtre en Ex 28,17-20 et 39,10-12 (voir aussi Ez 28,13). Cela est parfaitement cohérent avec l’absence de Temple dans la cité : la cité tout entière est le Temple.

Ces trois sections sont entrecoupées, ont l’a vu, de deux énumérations d’êtres ou de réalités exclues de la cité eschatologique. En 21,8 sont exclus les lâches, les infidèles, les dépravés, les meurtriers, les impudiques, les magiciens, les idolâtres, les menteurs. En 21,27, la liste des exclusions est réduite à la souillure, à l’abomination et au mensonge, déjà présent dans la première énumération. La troisième enfin, mentionne les chiens et les magiciens, les prostitués, les meurtriers, les idolâtres et les menteurs (Ap 22,15).

Les exégètes qui se sont penchés sur ce chapitre ont accordé beaucoup plus d’attention à la description de la Cité céleste qu’à la définition de ceux qui en sont exclus. Pourtant, en définissant l’autre, l’exclu, celui ou ce qui n’entrera pas dans la Cité, ces listes construisent par la négative l’identité chrétienne ou, pour reprendre une expression qu’aurait endossée Jean, l’identité des disciples de l’Agneau. Voyons donc ces listes.

II. Les listes d’exclusion

La première de ces listes se trouve en 21,8 et comporte huit termes :

Quant aux lâches, aux infidèles, à ceux qui pratiquent l’abomination, aux meurtriers, aux impudiques, aux magiciens, aux idolâtres et à tous les menteurs, leur part se trouve dans l’étang embrasé de feu et de soufre : c’est la seconde mort[8].

La deuxième liste, en 21,27, ne comporte que trois termes :

Il n’y entrera nulle souillure, ni personne qui pratique abomination ni mensonge, mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’agneau[9].

Quant à la troisième liste, en 22,15, elle comporte six termes :

Dehors les chiens et les magiciens, les impudiques et les meurtriers, les idolâtres et quiconque aime ou pratique le mensonge[10].

Voyons la structure de ces listes, à laquelle Mark Philonenko a consacré un article éclairant[11]. D’abord, les trois énumérations se terminent par le mensonge ou la fausseté ; nous y reviendrons. Nous avons donc trois listes comportant respectivement sept, deux et cinq termes plus un terme les résumant.

La troisième liste d’exclusion, en 22,15 supprime les trois premières catégories, qui sont remplacées par un seul terme, les « chiens ». Toutefois, une mise en parallèle de ces deux listes montre bien qu’elles sont construites dans le même esprit. En effet, hormis cette différence, elles comprennent les mêmes éléments :

Tableau 1

Ap 21,8

Ap 22,15

lâches

 

infidèles

chiens

ceux qui pratiquent l’abomination

 

meurtriers

magiciens

impudiques

impudiques

magiciens

meurtriers

idolâtres

idolâtres

menteurs

menteurs

-> Voir la liste des tableaux

Quant à la deuxième liste, celle du milieu, elle ne comporte, outre la catégorie récapitulative des menteurs, que deux termes, ceux qui pratiquent l’abomination, déjà présent dans la première liste, et ce qui est κοινόν, traduit dans la TOB par le mot « souillure », mention singulière, qui n’apparaît qu’ici.

La première et la troisième liste jouent un rôle comparable ; ce sont deux formules de malédiction précédées d’une bénédiction en 21,7 (« Le vainqueur recevra cet héritage et je serai son Dieu et lui sera mon fils ») et 22,14 (« Heureux ceux qui lavent leurs robes afin d’avoir droit à l’arbre de vie et d’entrer par les portes dans la cité[12] »).

Voyons maintenant le détail de ces nomenclatures et la signification des termes employés.

En 21,8 sont exclus les lâches (δειλοῖς), les infidèles (ἀπίστοις), les abominables (ἐβδελυγμένοις[13]), c’est-à-dire ceux qui pratiquent l’abomination (βδέλυγμα), les meurtriers (φονεῦσιν), les prostitués ou impudiques (πόρνοις), les magiciens (φαρμάκοις), les idolâtres (εἰδωλολάτραις), les menteurs (ψευδέσιν), qui n’auront pas place dans la Cité sainte. À première vue, on pourrait croire que cette liste renvoie, du moins en partie, à l’ordre moral : interdiction du mensonge, du meurtre, de la prostitution. Il n’en est rien, abomination et prostitution sont en réalité, la chose est bien connue, des métaphores désignant l’idolâtre. Ces critères d’exclusion, y compris la lâcheté, qui figure en tête, le meurtre, qui est le salaire de l’idolâtrie et la magie qui en est le corollaire, se situent toujours dans le registre religieux et renvoient de nombreux échos aux reproches ou exhortations adressées aux églises dans les lettres des chapitres 2 et 3.

Le lâche en effet, c’est celui qui a peur, dont la foi est faible. En Mt 8,26, Jésus réprimande ses disciples effrayés par la tempête : « Pourquoi avez-vous peur, hommes de peu de foi[14] ? » (Voir aussi Mc 4,40). Ce manque de fermeté dans la foi rappelle la lettre adressée à l’église de Philadelphie, qui n’a que peu de force (Ap 3,8).

Les infidèles (ἄπιστοι), ce ne sont pas les païens, incroyants ou athées, mais les disciples de Jésus incapables de guérir un lunatique en raison de la déficience de leur foi (Mt 17,17) ou encore Thomas qui a besoin de toucher pour croire (Jn 20,17). L’exhortation à la fidélité ou à la foi est un leitmotiv de ces lettres : à l’église d’Éphèse (2,10.13) ; de Pergame (10,13bis) ; de Thyatire (2,19).

L’abomination (βδέλυγμα) est une désignation des idoles païennes (Mt 24,15 ; Mc 13,14) qui caractérise également Rome/Babylone, la grande prostituée écarlate (Ap 17,4-5) ; ceux qui la pratiquent sont donc ceux qui s’associent à Rome/Babylone.

Quant aux meurtriers, il faut sans doute comprendre leur mention dans le contexte de ces deux listes comme se référant à la morale naturelle, comme c’est le cas, par exemple, en Ex 20,13 où la mention du meurtre accompagne celle de l’adultère, du rapt et du faux témoignage.

Les prostitués ou impudiques, ce sont ceux qui honorent les divinités ; le thème de la prostitution d’Israël renvoie à la description de Babylone au chapitre 17. Les idolâtres se retrouvent parmi les fidèles de Pergame, de Thyatire et de Sardes ; ce sont ceux qui s’attachent aux enseignements des prophètes que l’auteur surnomme par dérision Balaam et Jézabel, et les nicolaïtes, qui mangent des viandes sacrifiées aux idoles, les idolothytes, et ainsi, se « prostituent » (2,14-15.20).

Pour nous en tenir au Nouveau Testament, la magie est mentionnée en Ga 5,20 avec l’idolâtrie, qu’elle accompagne également en Ap 9,21 (voir aussi Ap 18,23). La magie et l’impiété figurent avec l’infidélité depuis l’affrontement de Moïse et des magiciens du pharaon (Ex 7,11).

La mention de l’idolâtrie en conclusion de la première et de la troisième liste, juste avant le mensonge, est significative de l’importance de ce critère d’exclusion de la Cité sainte. Ce sont les deux seules occurrences du terme dans l’Apocalypse. Quiconque se compromet de quelque manière que ce soit avec le culte des divinités païennes sera exclu de la Cité sainte.

Quant à la catégorie des menteurs, elle les récapitule toutes[15] ; dans un texte comme l’Apocalypse, qui s’adresse à des chrétiens, les menteurs, ce sont ceux qui se disent chrétiens, mais en réalité se compromettent avec les cultes « païens », avec l’idolâtrie. Ce sont donc les faux chrétiens : les lâches, les infidèles, et tous ceux qui s’adonnent d’une manière ou d’une autre à l’idolâtrie. Ce critère d’exclusion renvoie à « ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas », rejetés par l’Église d’Éphèse (2,3). Bien que le terme ne soit pas explicitement utilisé à leur propos, on peut aussi croire que se rendent coupables de ce même mensonge aux yeux de l’auteur « ceux qui se prétendent juifs et ne le sont pas » à Smyrne (2,9) et à Philadelphie (3,9). Les menteurs, ce sont les juifs et les chrétiens qui sont compromis avec les cultes païens.

À ces catégories d’exclus, la troisième liste ajoute celle des chiens (κύνες). Comme le signale Philonenko, l’exclusion des chiens de la Cité sainte rappelle évidemment Mt 7,6 : « Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens […] », mais elle fait surtout écho à 4QMMT : « Il ne faut pas faire entrer les chiens dans le camp de sainteté, car ils mangent quelques os du sanc[tuaire] ayant encore de la chair sur eux[16] ». Il ne faut évidemment pas entendre ces « chiens » au sens littéral : il s’agit d’une métaphore renvoyant au registre de l’impureté rituelle. Le chien, animal impur auquel est jetée la viande qui n’a pas été abattue selon les règles, est opposé à la « sainteté » du peuple d’Israël en Ex 22,30. C’est également une désignation infamante des prostitués : le salaire du chien (ἄλλαγμα κυνός), c’est-à-dire d’un prostitué, ne doit pas être offert au Seigneur car il est pour lui une abomination (βδέλυγμα) (Dt 23,19 lxx). En choisissant d’ouvrir la troisième liste d’exclusion sur cette métaphore, le rédacteur inscrit donc l’impureté rituelle en tête des critères d’exclusion de la nouvelle Jérusalem, et, par conséquent, semble bien faire de la pureté rituelle un trait constitutif de l’identité chrétienne[17].

Examinons maintenant la deuxième liste d’exclusion (21,27), qui se trouve au centre de la description de la Cité sainte, et qui, de ce fait, doit être particulièrement importante. Elle reprend des deux autres listes l’abomination, qui est, on l’a vu, une désignation traditionnelle de l’idolâtrie et se termine sur le mensonge, comme les deux autres listes. Nous ne reviendrons pas sur ces deux termes. Elle y ajoute cependant un élément nouveau, exprimé par le terme grec κοινόν. Il y a lieu de croire que ce terme, qui n’intervient qu’une seule fois, en tête de cette liste insérée au coeur de la description de la Jérusalem nouvelle et qui est un hapax dans l’Apocalypse, revêt une grande importance pour le visionnaire de Patmos.

III. Le terme κοινόν[18]

Voyons donc quel est le sens du terme κοινόν, que la plupart des traductions rendent simplement par « souillure » (TOB) ou « impureté » (traduction en français courant) et qui est généralement ignoré par les commentateurs de l’Apocalypse[19]. Ce terme substantif tiré de l’adjectif κοινός est voisin de sens d’un autre terme grec beaucoup plus fréquent dans le Nouveau Testament et dans l’Apocalypse, l’adjectif ἄφθαρτος, impur.

Le sens premier de l’adjectif κοινός en grec est « commun » (le bien commun), « public » (les affaires publiques) ou « ordinaire », « vulgaire » (la langue vulgaire, la koinè), sans connotation péjorative. Il peut également prendre la même connotation péjorative qu’en français (avoir l’air commun, une fille publique, un homme vulgaire). Dans la langue des institutions sociales et politiques, le substantif κοινόν désigne souvent un corps constitué, politique ou autre, un conseil provincial, le κοινόν d’Asie, une confédération, une association professionnelle ou une guilde d’artisans[20].

Dans la Septante, le terme n’est pas très fréquent et signifie le plus souvent « commun » (voir par exemple Is 5,1 ; Pr 1,14 ; 21,9 ; Sg 7,3). L’adjectif κοινός désigne également, par glissement de sens, des réalités « communes », c’est-à-dire qui ne satisfont pas aux règles de pureté rituelle. Ainsi, 1 M 1,47 rapporte que le roi Antiochus IV ordonna de sacrifier des animaux « impurs » (κοινά), mais que plusieurs en Israël restèrent fermes et eurent la force de ne pas manger de choses impures (μὴ φαγεῖν κοινά, 1 M 1,62). Dans le contexte du judaïsme hellénistique, ce terme renvoie donc à l’interdiction de consommer certains aliments déclarés impurs, interdiction critiquée à maintes reprises dans le Nouveau Testament. Dans les Antiquités juives (13,4), rédigées vers 90-95 de notre ère par Flavius Josèphe, le κοινὸς βίος désigne la vie des juifs apostats, ceux qui mènent une vie profane, qui ne respectent pas les observances, les juifs qui se sont assimilés à la culture et aux usages gréco-romains[21].

Dans le Nouveau Testament, on trouve l’adjectif κοινός dans un sens positif à propos de la mise en commun des biens par la communauté de Jérusalem (Ac 2,44 ; 4,32). Autrement, partout ailleurs, lorsqu’il désigne des réalités qui ne sont pas conformes aux prescriptions juives relatives à la pureté rituelle, il a toujours un sens péjoratif : on le rencontre, par exemple, dans la bouche des Pharisiens qui reprochent à Jésus le fait que ses disciples prennent leur repas avec des « mains souillées » (κοιναῖς χερσίν, Mc 7,2.5). Jésus rabroue ses interlocuteurs et ajoute qu’il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre impur (κοινῶσαι, Mc 7,15). En Ac 10,14-15, Pierre déclare : « Je n’ai jamais rien mangé qui soit “souillé” ou “profane” (κοινόν) ou “impur” (ἀκάθαρτον) ». Et une voix céleste lui répond : « Ce que Dieu a purifié, ne le déclare pas souillé (σὺ μὴ κοίνου) ». Appliqué aux êtres humains enfin, le terme désigne le non-Juif (Ac 10,28) :

Comme vous le savez, c’est un crime pour un Juif que d’avoir des relations suivies ou même quelque contact avec un étranger. Mais à moi, Dieu vient de me faire comprendre qu’il ne fallait déclarer souillé (κοινόν) ou impur (ἀκάθαρτον) aucun homme.

Paul, précisément à propos des nourritures permises et interdites, a cette réflexion (Rm 14,14) :

Je le sais, j’en suis convaincu par le Seigneur Jésus : rien n’est souillé (κοινόν) en soi. Mais une chose est souillée (κοινόν) pour celui qui la considère comme telle.

Le seul texte du Nouveau Testament qui emploie positivement ce terme au sens d’impur ou de profane est l’Épître aux Hébreux (10,29) à propos de la profanation du sang de l’Alliance ; dans ce cas, le terme est synonyme de βέβηλος, qui signifie profane. On le voit, le champ sémantique de κοινός renvoie à l’opposition sacré/profane ou encore pur/impur, mais toujours dans le contexte de la pureté rituelle.

Déclarer que rien de κοινόν n’entrera dans la Jérusalem nouvelle a donc une signification très particulière. Il y a tout lieu de croire que le visionnaire de Patmos endosse ici la notion de pureté du judaïsme de son temps qui est critiquée partout ailleurs où elle apparaît chez Paul, chez Marc et dans les Actes. Parmi les écrits qui forment le Nouveau Testament, l’Apocalypse est donc le seul texte qui endosse la catégorie de pureté rituelle du judaïsme et en fait un trait de l’identité chrétienne. Cette originalité de l’Apocalypse au sein des écrits du Nouveau Testament n’est jamais relevée. Ainsi, Celia Deutsch[22] se contente de la réflexion suivante : « The word κοινόν which occurs in 21,27, occurs only here in Revelation. It is a word which denotes ritual impurity several times in Second Temple and early Christian usage » ; et elle ajoute : « The use of such a word is appropriate to the cultic nature of the New Jerusalem as Temple ». Elle mentionne que cette conception est fidèle à la vision de la restauration de Jérusalem d’Is 52,1 et d’Ez 44,9 qui en excluent les incirconcis et les souillés. Mais elle ne se pose nullement la question de savoir si cela reflète également la conception de l’identité chrétienne promue par l’auteur de l’Apocalypse ni la contradiction avec les autres écrits du Nouveau Testament.

En fait, il semble bien que ce soient les règles de pureté applicables à ceux qui entrent dans le Temple qui sont ici étendues à toute la cité, une extension qui se trouve déjà dans les textes de la mer Morte en 11 Q T 45-47. Cette proximité de l’Apocalypse avec les écrits qoumrâniens a été examinée et mise en lumière par la recherche du dernier demi-siècle. Peu de commentateurs toutefois ont prêté une réelle attention à l’emploi de ce terme. Ainsi, Adela Yarbro Collins[23] traduit bien le début du verset : « […] nothing common shall ever enter into it », et note : « The idea of a separation of the holy and the common or profane is still present in Revelation ». Elle n’en tire pourtant aucune conclusion concernant la conception que se fait son auteur de l’identité chrétienne.

L’emploi du terme κοινόν en Ap 21,27 comme critère d’exclusion de la Jérusalem nouvelle donne à croire que le visionnaire de Patmos considère la pureté rituelle telle que définie par le judaïsme de son temps comme un élément constitutif de l’identité chrétienne. Il semble donc avoir de celle-ci une conception analogue à celle des adversaires de Paul en Galatie, tenants du respect des observances juives (Ga 3,1-4 ; 4,10 ; 5,1-6). D’autre part, l’adhésion aux règles juives de pureté pourrait peut-être expliquer la fameuse expression « synagogue de Satan » appliquée à certains qui, à Smyrne (2,9) et à Philadelphie (3,9), se prétendent juifs et ne le sont pas, du moins aux yeux de Jean. Ce sont sans doute non pas des communautés juives dont les membres persécutaient les chrétiens, comme on l’a souvent proposé, mais des juifs que l’on qualifierait aujourd’hui de libéraux ou même séculiers, et qui étaient, aux yeux de l’auteur de l’Apocalypse, trop compromis avec les institutions et les cultes civiques et impériaux, c’est-à-dire avec Satan (Ap 12,9), situation bien attestée par les sources épigraphiques[24].

En outre, puisque dans le grec courant, le mot κοινόν renvoie à ce qui est commun, partagé, et désigne en particulier les guildes et associations de toutes sortes, dont on sait qu’elles jouaient un rôle considérable dans la vie de la Cité[25], dire que rien de κοινόν n’entrera dans la Jérusalem nouvelle renvoie au refus de l’auteur de l’Apocalypse de participer à la vie de la cité : « Sortez (de cette cité) ô mon peuple, de peur de participer à ses péchés […] » (Ap 18,4), c’est-à-dire refuser ce que les disciples de ceux qu’il appelle Balaam et Jézabel, et sans doute aussi les nicolaïtes, considéraient sans doute, pour employer une expression d’actualité, comme un accommodement raisonnable : participer à la vie civique sans renier pour autant sa foi. Les tenants d’une telle position sont pour lui des menteurs, des faux chrétiens.

En ce sens, le texte de l’Apocalypse fait écho ici, en utilisant un terme propre au judaïsme palestinien de la période hellénistique, au passage d’Is 52,1 lxx : « Éveille-toi, éveille-toi ô Sion, revêts ta puissance, ô Sion, et revêts ta gloire, Jérusalem, ville sainte, désormais l’incirconcis et l’impur (ἀκάθαρτος) n’entreront plus chez toi » (cf. aussi Es 35,8) ; et Ez 44,9 lxx : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : “Aucun étranger, incirconcis de coeur et incirconcis de chair, n’entrera dans mon sanctuaire, aucun étranger qui demeure au milieu des fils d’Israël” ».

En résumé et pour conclure, nous avons vu que les listes d’exclusion qui ponctuent la description de la nouvelle Jérusalem en Ap 21 et 22 reprennent les reproches et les exhortations exprimés dans les lettres adressées aux églises d’Asie aux chapitres 2 et 3 et se situent dans le registre proprement religieux, c’est-à-dire celui du refus de l’idolâtrie. Toutefois, l’exclusion des « chiens » et de tout ce qui est κοινόν permet de préciser la manière dont le visionnaire de Patmos construit l’identité chrétienne dans une perspective exclusiviste : le chrétien doit rester à l’écart de la cité et de ses institutions, et doit respecter les observances juives relatives à la pureté rituelle[26]. Cela est au demeurant parfaitement cohérent avec la description de la Jérusalem nouvelle, qui est dépourvue de Temple en son centre : la Cité tout entière devenant le temple, les règles de pureté qui s’appliquaient au Temple le sont maintenant à toute la Cité, c’est-à-dire à l’Église.

À cet égard, il ne sera pas inintéressant, avant de terminer, de comparer la position du visionnaire de Patmos sur cette question avec celle de l’auteur de l’Épître à Diognète qui, quelques décennies plus tard, dans sa construction de l’identité chrétienne face aux « autres » que sont les païens d’une part et surtout les juifs d’autre part, écrit que les chrétiens « dressent une table commune (κοινήν) qui n’est nullement commune (κοινήν[27]) ». Cette formule paradoxale, contenue dans le seul manuscrit qui nous soit parvenu de cette courte apologie, a paru dénuée de sens et a été corrigée par la plupart des éditeurs ou traducteurs, qui ont proposé de lire κοιτήν (littéralement, couche, lit) au lieu du second κοινήν, et qui traduisent à l’avenant[28]. Certes, la correction est économique, mais en bonne méthode, il conviendrait de rendre compte de la lectio difficilior. Or, dans le contexte du rejet du ritualisme et du particularisme juifs critiqués par l’auteur de l’Ad Diognetum, cette phrase, qui joue à la fois de l’antithèse et de l’ambiguïté de l’adjectif κοινός, doit être comprise comme un refus du particularisme juif, en particulier des obstacles mis à la commensalité, en affirmant que la table chrétienne est commune, c’est-à-dire ouverte à tous, sans pour autant être « impure » ou « profane[29] ». Cette interprétation est parfaitement cohérente avec le début du chapitre V de l’Ad Diognetum, qui précise que :

Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage ni par le vêtement. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier[30].

Pour revenir au texte de l’Apocalypse, on pourra objecter que l’emploi de l’adjectif κοινόν dans le contexte de la description de la Jérusalem céleste n’a qu’une valeur symbolique, associée à la pureté de ceux qui entreront dans la Cité sainte (7,14) et à leur caractère sacerdotal (20,6), impliquant seulement que les destinataires de Jean doivent se tenir à l’écart de toute compromission avec les cultes païens, et nullement l’adoption des règles juives de pureté rituelle. En ce sens, le terme κοινόν serait utilisé ici dans le sens d’« ordinaire », « commun » ou encore « profane », par opposition à ce qui est consacré, comme le fait beaucoup plus tard Irénée en Adversus Haereses IV, 18,5 (voir la note 21), ce qui serait cohérent avec l’idéologie sacerdotale qui sous-tend l’Apocalypse (1,6 « qui a fait de nous […] des prêtres » ; cf. aussi 5,10 et 20,5). Toutefois, on a vu que ce terme est le plus souvent utilisé, dans les sources juives et chrétiennes, en référence aux règles de pureté rituelle du judaïsme, un sens qui était certainement connu de l’auteur de l’Apocalypse et de ses destinataires. Si Jean avait simplement voulu exprimer la pureté dans un sens plus général, il aurait pu employer le terme ἀκάθαρτον, qui fait partie de son vocabulaire (voir 17,4 ; 18,2).

Le terme κοινόν ne pouvait pas ne pas faire référence, sinon pour l’auteur de l’Apocalypse, du moins pour certains de ses destinataires, aux règles de pureté du judaïsme. Dans le contexte de l’orientation sectaire de l’écrit, on peut croire que, faisant obstacle à la commensalité et, par conséquent, à l’intégration dans la Cité, le respect des observances juives relatives à la pureté rituelle pouvait être tenu par son auteur ou par certains de ses lecteurs de l’époque comme la meilleure protection contre la compromission avec une société vouée à Satan. En outre, on l’a vu, l’adhésion aux règles de pureté du judaïsme pourrait expliquer la dénonciation de « ceux qui se prétendent juifs et ne le sont pas » à Smyrne (2,9) et à Philadelphie (3,9), qui forment des synagogues de Satan. Le reproche qui leur serait adressé, comme à ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas, ne serait pas de persécuter les chrétiens, comme on le pense souvent, mais d’être infidèles à leur identité juive, en transgressant les règles de pureté rituelle qui sont précisément au coeur de la construction de l’identité juive.

L’acceptation des règles de pureté rituelle que suggère vraisemblablement l’emploi du terme κοινόν en Ap 21,27 ne contribue pas uniquement à mettre en lumière les sources juives de l’Apocalypse comme tant d’études récentes l’ont fait, surtout depuis la découverte des manuscrits de la mer Morte, mais elle situerait ce texte, sur la question précise de la pureté rituelle, en opposition à tous les autres textes du Nouveau Testament qui discutent la question. Ce ne sont pas seulement les sources littéraires ou doctrinales de l’Apocalypse qui sont ici en cause, mais une construction très particulière de l’identité chrétienne, dont l’un des traits essentiels serait le respect des observances juives relatives à la pureté. On aurait peut-être ici l’écho d’une posture judéo-chrétienne analogue à celle des opposants de Paul en Galatie quelques décennies plus tôt[31].