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Le discours eugénique développé par Platon dans plusieurs de ses dialogues a suscité bien des polémiques interprétatives, depuis la pure et simple dénégation, au risque de la falsification, jusqu’à l’apologie, au risque de l’anachronisme. Au rang de la dénégation, Julia Annas n’hésite pas à écarter le problème d’un revers de manche. Commentant les mots du philosophe pour parler de la sélection dans le « troupeau » humain, elle note, avec dégoût :

Le Livre V contient un programme eugénique terre à terre (pour ne pas dire brutal) ; mais ce programme est très bizarre. […] Ce répugnant vocabulaire d’éleveur dénué de toute pertinence en ce qui concerne le fondement du système des classes. Le mieux est d’ignorer cet eugénisme confus, et de considérer le système des classes comme l’expression abstraite de l’idée selon laquelle la justice sociale exige que les gens sages aient un pouvoir absolu sur ceux qui sont moins doués[1].

Ignorer cet « eugénisme confus », c’est-à-dire rien moins que se désintéresser de tout un aspect politique de la pensée de Platon. Est-on prêt à ce sacrifice ?

Toute une tradition interprétative prendra appui sur une condamnation du discours eugénique platonicien, élément d’une politique totalitaire globale opposée à la « société ouverte » libérale, pensée notamment par Karl Popper. Dans le premier tome de La société ouverte et ses ennemis, Platon est passé au crible des valeurs démocratiques modernes par Popper. Reinhart Maurer souligne à propos cet intérêt plutôt déplacé de l’épistémologue anglo-saxon pour l’histoire de la philosophie politique grecque : « […] la position fondamentale de Platon est aristocratique, à l’inverse, la position moderne est, idéologiquement du moins, démocratique. Le conflit semble donc programmé[2]. » En effet, Popper semble régler ses comptes avec tous les totalitarismes du vingtième siècle à travers la figure symbolique de Platon, cet odieux forgeur de mythes et d’idéologie totalitaire : « Platon lui-même, écrit-il, insinue que le déclin eût pu être évité si les dirigeants de ce premier État avaient été des philosophes confirmés, rompus aux mathématiques et à la dialectique ainsi qu’aux mystères de l’eugénique, et, par conséquent, capables de préserver la pureté de la race des gardiens en évitant tout mélange entre les métaux nobles de leur sang et les métaux grossiers de celui des ouvriers[3]. » Kyriakos Demetriou montre[4] de quelle manière cette critique anti-platonicienne de l’après-guerre, développée par Karl Popper et d’autres penseurs libéraux, s’est basée moins sur le Platon des textes que sur le Platon politique récupéré par les idéologues des années 1930. Au rang de cette autre tendance, apologétique du système politique platonicien, et de son versant eugénique, il faut placer parmi une pléiade d’auteurs de la mouvance nazie[5], l’hygiéniste racial allemand Hans F.K. Günther, qui fait l’objet de la présente étude.

Hans F.K. Günther propose sa lecture étrange et inquiétante, partout anachronique, de l’eugénisme platonicien dans un texte publié en 1928, Platon als Hüter des Lebens[6]. Non pas tant parce que Günther s’intéresse aux processus eugéniques censés être présents dans ses textes politiques (essentiellement dans La République, Le Politique et Les Lois[7]), que parce qu’il applique à l’objet de sa recherche une grille de lecture idéologique contemporaine où un monde « libéral » en voie de décadence peut être sauvé par une stratégie de redressement de la « race ». Le défaut de l’analyse de Günther consiste à constamment regarder la Grèce ancienne à travers le prisme déformant de l’Allemagne des années 1930, assimilant le « peuple » athénien du corpus platonicien à ses propres contemporains confrontés au déclin de l’occident[8]. En d’autres termes, Günther ne replace jamais la pensée de Platon dans son époque, notamment en ce qui concerne la gestion autoritaire de la reproduction, il en fait de surcroît le fondement possible de l’eugénisme contemporain : « Celui dont l’intérêt s’est porté vers l’eugénique et les questions d’anthropologie, celui qui a sursauté à l’idée du spectacle qu’offriraient la plupart de nos concitoyens se promenant nus par les rues de nos cités, comprendra les conceptions platoniciennes en matière de sélection et d’éducation. Son postulat a sa raison d’être pour nous également » (p. 72). Günther présuppose donc l’universalité du message politique platonicien — et notamment de son aspect eugénique explicite, qui peut et doit trouver une application dans toutes les sociétés humaines menacées par le déclin, et particulièrement l’Allemagne. Günther, anthropologue et théoricien eugéniste, veut donner à sa « science », l’eugénisme contemporain (dont l’épisode nazi n’est qu’un des visages) un héritage classique, gage apparent de sérieux et d’humanisme — à défaut de scientificité réelle. En somme, Günther veut se situer, avec Galton et quelques autres grands théoriciens de la sélection eugéniste, dans une lignée prestigieuse commençant non plus seulement avec Darwin et ses interprétations possibles, mais également avec Platon et Schopenhauer contre Rousseau, le « sophiste » (p. 73) Rousseau, trop confiant en la capacité de l’homme à s’améliorer.

Günther va ainsi développer des considérations ambiguës mêlant à l’analyse du corpus platonicien des envolées lyriques conservatrices sur la gestion du « parc humain[9] », et le tout émaillé de références philosophiques et poétiques allemandes visant toujours à « germaniser » la problématique — et à faire de Platon un outil pour le redressement « génétique » du Reich.

Dans un premier temps (I), nous présenterons la vie et l’oeuvre de Hans Günther afin de situer cette lecture de l’eugénisme platonicien dans son contexte idéologique propre. Ensuite (II), nous analyserons le texte lui-même, se présentant comme une longue lecture suivie d’extraits du corpus platonicien : d’abord le diagnostic et les thérapies visant à sauver les sociétés déclinantes de leur inertie politique, ensuite les implications directement « allemandes » de ces considérations sur Platon. D’une manière générale nous tâcherons de démontrer en quoi la lecture et la compréhension de la rhétorique idéologique que Günther applique à l’eugénisme platonicien peuvent contribuer à « déminer » le terrain de cette thématique. Nous devons nous interroger sur les séquelles laissées par ces lectures « nazies » du platonisme sur notre rapport contemporain au texte.

I. Présentation de l’auteur et origine du texte : Günther, une voix légitime sur Platon ?

1. Vie et oeuvre : Hans F.K. Günther, l’anthropologue officiel du Troisième Reich ?

De par ses liens avec la « révolution conservatrice » et les thématiques qu’il développe à partir des années 1920, Günther apparaît comme l’une des composantes originelles de la pensée nazie, mais par ailleurs il s’inscrit dans une tradition qui est bien antérieure au nazisme, celle de l’eugénisme et de l’hygiène raciale. Paul Weindling dans son essai L’hygiène de la race dresse un tableau saisissant des relations de coexistence entre l’hygiène raciale et l’eugénisme médical entre 1870 et 1933, et nous permet de constater le niveau d’intrication extrême de ces différents mouvements à la veille d’une période bien sombre pour l’Allemagne et l’ensemble de l’Europe. Une chose est sûre, cependant, ces théoriciens de la race nés dans le sillage de Galton avaient tout pour plaire aux Nazis : « Une relation ambivalente se développa entre les Nazis et les hygiénistes raciaux. Certaines affinités reliaient les idées nazies à celles des hygiénistes raciaux, au niveau des notions de combat, de famille saine comme base de l’unité nationale, de peuplement rural et d’hostilité au marxisme et à la réforme radicale de la sexualité, mais des divergences se manifestaient sur la science et l’autorité professionnelle[10]. » Paul Weindling explique que les divergences de vue entre les défenseurs « scientifiques » de la race et les autorités médico-sanitaires du Reich s’enracinent dans une rupture épistémologique plus ancienne :

La « racialisation » de la science et de la médecine entre 1919 et 1924 donna naissance à deux types d’eugénistes : d’une part, les experts en eugénisme de l’État-providence de Weimar, qui se dédiaient à la construction d’un édifice moderne de civilisation fondé sur la science, et d’autre part, un groupe de nationalistes racistes, divisés entre eux en de multiples écoles et clochers, mais unis dans leur opposition à l’État de Weimar. […] Parmi les opposants à la démocratie, on trouvait des racistes nordiques et des idéologues de la vie paysanne et du peuplement des campagnes. Les prophètes Völkisch prônant la régénérescence de la race étaient des figures isolées, survivant grâce aux droits d’auteurs que leur versaient des éditeurs comme Lehmann. Le nordiciste Günther vécut en Suède jusqu’à ce que la crise économique le forçat à rentrer […]. La branche raciste de l’hygiène raciale s’éparpillait en d’innombrables factions et églises rivales[11].

Né en 1891 à Fribourg-en-Brisgau, Hans Friedrich Karl Günther a une formation de base en linguistique et en philologie germanique. Il a fait une partie de ses études en France, et durant le semestre d’été 1911 il a été l’élève de Durkheim à Paris. En 1914, alors que la Première Guerre mondiale éclate, Günther se porte volontaire mais il est réformé pour des raisons médicales. Il finira la guerre dans les services de la Croix Rouge. Il enseigne ensuite à Dresde et Fribourg et publie en 1920 son premier livre, Ritter, Tod und Teufel (Le chevalier, la mort et le diable). Poussé par son éditeur munichois Julius Friedrich Lehmann, Günther rédige en 1922 un vaste traité de raciologie, Rassenkunde des deutschen Volkes, dans lequel il tente de définir la race germanique, aryenne, par ses origines et son histoire, afin bien entendu d’en démontrer la supériorité. À partir de ce moment, Günther vit de ses revenus d’écrivain, n’enseigne plus et n’a pas de chaire universitaire. C’est à ce moment précis qu’il va écrire l’essai sur Platon qui nous intéresse. Après avoir épousé une jeune musicologue norvégienne, devenu une sommité des études raciales, il rejoint Uppsala pour travailler au sein de l’Institut d’État Suédois de biologie raciale. En 1929, à court d’argent il reprend un poste de professeur à temps partiel pour subvenir aux besoins de sa famille.

C’est dans cette période que les tenants du national-socialisme allemand vont commencer à s’intéresser sérieusement à lui. Wilhelm Frick, ministre national-socialiste de l’intérieur et de l’éducation populaire (on appréciera au passage la symbolique de ce double maroquin) du Land de Thuringe, avec l’aide d’un chef de parti local bientôt rallié au NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, Parti national-socialiste des travailleurs allemands) hitlérien, va déployer toute son énergie pour donner à Günther une chaire à l’Université d’Iéna. L’opération n’est pas évidente car le théoricien racial n’a qu’une qualification en philologie, et ne pourrait théoriquement pas enseigner l’anthropologie, la raciologie ou l’hygiène raciale. En 1930, une chaire d’anthropologie sociale est créée pour lui, et il prononce son discours inaugural en présence d’Adolf Hitler. En 1932, il adhère personnellement au NSDAP, un an avant l’accession de Hitler au pouvoir. Pendant cinq ans, son enseignement va porter, à Iéna puis Berlin, sur la raciologie, l’anthropo-sociologie, l’anthropométrie et le choix du conjoint eugénique. En 1935, il remporte le Prix de science de la NSDAP, puis en 1941, la Médaille Goethe d’Art et de Science, la plus haute distinction culturelle du parti nazi. Cependant durant toute la triste aventure du Troisième Reich, Günther va tenter de rester relativement en retrait du pouvoir. En 1944, les autorités nazies censurent même un manuscrit qui lui tenait particulièrement à coeur : Les enfants illégitimes vus sous l’angle des notions d’hérédité, dans lequel il défendait ardemment la monogamie comme moyen de redresser une race mise en danger par la modernité, la technique et l’urbanisation croissante. Eugéniste authentique, Günther prend aussi ses distances par rapport à la politique familiale du Reich qui tend à un natalisme quantitatif. En effet, les autorités ne sélectionnaient pas de manière positive[12] les familles à aider en fonction de leur patrimoine héréditaire, mais distribuaient les allocations familiales de façon égalitaire. Sur la question eugénique, Günther semble donc faire partie du dernier carré de ceux qui trouvaient Hitler trop timoré, malgré les Lebensborn (source de vie), cette institution fondée en 1935 par Himmler et visant à organiser un eugénisme positif par la production contrôlée d’enfants aryens.

Lorsque les Américains libèrent Weimar, en 1945, Günther et sa femme sont réquisitionnés pour travailler au déblaiement du camp de Buchenwald. Puis le raciologue retourne à Fribourg et se fait arrêter par les autorités françaises. Il reste durant trois ans dans un camp d’internement, duquel il est finalement libéré sur décision de la « chambre de dénazification » qui ne retient aucune charge contre lui, et note qu’il n’a jamais ouvertement défendu les idées antisémites. Dans les années 1950, il semble redevenir fréquentable sur le plan international. En 1952, il publie Le mariage, ses formes, son origine[13]. Dans cet ouvrage, Günther revient sur sa volonté de voir se développer au sein de la société un eugénisme positif visant à favoriser la reproduction des individus les plus remarquables, au détriment non seulement des êtres anormaux mais aussi des êtres ordinaires :

Ces conditions favorables à la sélection furent renversées […] lorsque non seulement tout individu majeur, sans qu’on s’inquiétât s’il était apte ou non à fonder et à entretenir une famille, reçut le droit d’en fonder une, que non seulement l’Assistance publique aide des hommes au patrimoine héréditaire de plus en plus médiocre à fonder une famille et à élever de nombreux enfants, mais qu’en même temps dans les classes supérieures […], on en vint à limiter le nombre d’enfants[14].

En 1953, il devient membre correspondant de l’American Society of Human Genetics[15] et renoue avec le réseau scientifique international des défenseurs de l’eugénisme. Entre 1956 et 1957, il va publier des « Histoires biologiques » des peuples grec et romain, dans lesquelles il s’intéresse à leur lien avec les peuples aryens nordiques et plus généralement avec les races indo-européennes. Travail qui se poursuit dans son livre Religiosité indo-européenne dans les années 1960. Avant de mourir, en 1968, Günther publie un livre de mémoires sur sa période national-socialiste : Mon témoignage sur Adolf Hitler.

2. Platon als Hüter des Lebens : un rouage d’une théorie raciale proto-nazie ?

Le texte de Platon als Hüter des Lebens provient de deux conférences prononcées par l’anthropologue fribourgeois à Guteborn et Munich en 1928, suite au succès considérable de Rassenkunde des deutschen Volkes. Le texte de Günther a connu un certain succès et a bénéficié, du vivant de l’auteur, de trois éditions successives en Allemagne, avant, pendant et après le nazisme : en 1928, 1935 et 1966[16]. Comme Günther le précise dans l’avant-propos de la première édition de Platon als Hüter des Lebens : « [dans ce livre,] mon propos n’était pas tant de commenter la pensée de Platon au sujet de l’hérédité et de la sélection dans leur rapport avec l’éducation et l’État que de mettre en exergue la supériorité de cet esprit qui, sans négliger l’importance des aptitudes héréditaires en vue de l’éducation et du bien de l’État, en eut une connaissance totale et y consacra une étude sérieuse » (p. 16). Ainsi Günther, avec prudence, ne se présente pas en spécialiste de la pensée platonicienne mais, comme il le souligne lui-même, cherche à mettre en « exergue » l’eugénisme de Platon dans le contexte de sa propre vision contemporaine et raciale du monde.

Dans l’avant-propos de la troisième édition de son texte, publié en 1966, Günther présente sa conférence sur Platon comme un argument en faveur de l’eugénisme, et même, comme un moyen de sauver cette idéologie du naufrage de la Deuxième Guerre mondiale :

La troisième édition (augmentée) de mon exposé sur l’« eugéniste » Platon me fournit l’occasion de sauver de l’oubli l’eugénique (eugenics) — comme Francis Galton, fondateur de cette science, la nomma en 1883 —, de sauver l’eugénique, sa pensée fondamentale et ses recherches qui rencontrèrent plus de considération en Amérique du Nord qu’en Angleterre. L’Allemagne des années 1933 à 1945 a connu, dans la foulée de l’Amérique du Nord, une législation pleinement justifiée en matière d’hérédité (loi en faveur de la lutte contre les maladies héréditaires), mais aussi toutes sortes de déformations absurdes de la pensée galtonienne — et, par conséquent platonicienne (p. 9).

Ici la légitimation du projet raciste nazi est tout aussi troublante que l’amalgame grossier entre le platonisme et l’hygiénisme de Galton, presque incompréhensible en dehors de son contexte épistémique : le xixe siècle de Nietzsche et de Darwin.

Il est certain que Günther prend bien garde lors de la réédition de son texte de ne pas faire descendre directement l’eugénisme nazi de la Callipolis, de faire descendre l’idéal aryen de l’idéal fondateur du philosophe-roi platonicien ; cependant il fait toujours la liaison directe entre l’hygiénisme allemand des années trente et l’eugénisme de Platon, et il n’y voit qu’une déformation, une sorte de simple dégénérescence du texte classique (cf. p. 10). Écrit bien avant l’accession au pouvoir de Hitler, il est évident que ce court texte sur Platon ne s’inscrivait pas initialement dans une perspective nazie, mais Günther l’y inscrit lui-même rétrospectivement vingt ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, trouvant sans doute une forme de cohérence entre ses préoccupations scientifiques personnelles et l’histoire récente de son pays. Dans son avant-propos des années 1960, Günther explique abondamment en quoi cette étude sur Platon est un moyen de parler à nouveau d’eugénisme en Allemagne, sans pour autant être taxé de « néo-nazi » (p. 10). Il n’hésite pas, dans cette perspective, à vanter les mérites de la loi allemande de 1933 en faveur de la lutte contre les maladies héréditaires, qui autorisait une forme de stérilisation thérapeutique de certains individus. Le projet de Günther est clair : il cherche à démontrer clairement que l’eugénisme est une pensée et une pratique bien antérieure au nazisme (puisqu’il va en rechercher les prémices chez Platon), mais aussi une discipline de « santé publique » qui a une actualité légitime après 1945. Günther défend toujours un programme ouvertement eugénique visant à développer positivement la reproduction des familles considérées comme meilleures sans considération de classe sociale, mais aussi à encourager une immigration sélective (cf. p. 13). Face aux progrès de la médecine, qui permet de soigner un maximum d’individus qui étaient auparavant condamnés, Günther dénonce un risque d’anti-sélection (cf. p. 14) ; en conséquence de quoi il prône la stérilisation des individus que l’on considère comme guéris d’une maladie héréditaire, mais qui sont encore en mesure de transmettre leurs gènes aux générations futures.

Indifférent au contexte hellénique du corpus platonicien, Günther cherche à en tirer une substantifique moelle eugénique : « Nous négligerons ce qui […] ne s’applique pas ou peu à l’actualité, soit que Platon entame des sujets propres à son temps ou à l’hellénisme, soit qu’il parle trop peu […] de situations de caractère général touchant la vie individuelle et politique, et s’éloigne trop, de ce fait, de la réalité de son époque et de la nôtre » (p. 21).

Comme nous l’avons esquissé au début de cette étude, Platon a fait l’objet d’un certain nombre de lectures abusives sous le nazisme, essentiellement sous l’influence du poète Stefan George, qui voyait en Platon le fondateur « héroïque » d’un Reich aristocratique. Dans cette perspective, Hans Leisegang considérait Platon comme étant typiquement un « fondateur d’une nouvelle civilisation, un Führer et un éducateur[17] », et reconnaissait d’ailleurs l’intérêt de la pensée de Platon pour permettre aux théoriciens nationaux-socialistes et racistes de clarifier leurs propres théories[18]. Quelques années après la publication du petit livre de Günther sur l’eugénisme de Platon, Joachim Bannes dressait un parallèle direct entre la Callipolis et le projet politique hitlérien dans un livre de propagande exalté : Hitlers Kampf und Platons Staat[19].

Cette exaltation de la vision platonicienne « héroïque » de la construction d’une cité idéale dirigée par une aristocratie de philosophes-rois, s’accompagne aussi chez ces intellectuels gravitant dans l’orbite hitlérienne, d’un intérêt esthétique pour l’ordre dorique — idéal de simplicité renvoyant selon l’architecte Vitruve à l’homme, alors que l’ordre ionique renvoie à la femme ; mais aussi pour le peuple dorien assimilé à Sparte, idéal de simplicité et de force — fondement prétendument classique d’un aryanisme germanique soucieux de la qualité de sa « race[20] » et fondé sur une éducation patriotique et militaire.

Ainsi nous saisissons que le livre de Günther sur l’eugénisme de Platon n’est en rien le produit contingent de la recherche (para)-universitaire des années 1930. Tout au contraire il est profondément ancré idéologiquement : nous avons montré que Hans Günther s’inscrivait d’abord dans le champ des « raciologues », anthropologues raciaux et autres défenseurs eugénistes de la qualité et de l’hygiène de la race, mais qu’il s’inscrivait également dans un second courant intellectuel, visant à récupérer la pensée politique de Platon dans une perspective « national-socialiste » et antidémocratique, sans aucune gêne face aux inévitables anachronismes.

3. Deux mots sur la diffusion de Günther en France

Hans F.K. Günther « appartient » maintenant à la droite extrême, nationaliste, fasciste ou raciste : l’essayiste est passé dans l’héritage nazi, et il fait partie de la bibliothèque idéale du petit néo-nazi[21]. L’oeuvre de Günther est à présent éditée à Puiseaux dans le Loiret, par les éditions Pardès, spécialisées dans l’astrologie, les symboles héraldiques, les arts martiaux, les armes allemandes, l’occultisme, la mythologie scandinave et germanique. Les traducteurs de Hans Günther sont également d’une ambiguïté troublante : en Italie c’est Julius Evola lui-même, le penseur païen du néo-paganisme ; en langue française on retrouve deux figures de l’extrême droite belge : Robert Steuckers et Elfrida Popelier[22], liés au Front National Belge.

Nous constatons que si la pensée de Günther faisait manifestement le lit idéologique du nazisme au début des années 1930, ses défenseurs contemporains n’ont cessé d’accentuer le trait « racial » des écrits du « savant » allemand, et estiment sans aucune réserve que les textes de Günther ont un intérêt scientifique pour la compréhension des races et de l’homme. À la vérité, l’oeuvre de Günther est une mine documentaire passionnante pour comprendre une part de l’idéologie du national-socialisme et de l’hygiénisme racial des années trente en Allemagne, mais certainement pas pour avancer dans notre connaissance de Platon ou des « races humaines », concept largement discrédité sur le plan scientifique, notamment depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale[23].

C’est ainsi en tant que symptôme que nous devons nous pencher sur le texte de Günther concernant l’eugénisme de Platon ; symptôme révélateur d’un double mal : de la récupération anachronique de la cité idéale platonicienne par une idéologie contemporaine, et aussi d’une manière plus générale de la facilité inquiétante avec laquelle nous projetons toujours dans le texte classique toutes nos préoccupations et angoisses contemporaines — dont cette éternelle frayeur irrationnelle du déclin qui obsédait Günther.

II. Le Platon eugéniste et germanique de Hans F.K. Günther

L’orientation générale du texte est donnée dès l’identification du dédicataire, le professeur Dr Paul Schultze-Naumburg (1869-1949), artiste défendant l’architecture « organique », affilié au national-socialisme dont on apprend dans le cours du texte (cf. p. 61) qu’il a écrit un ouvrage au titre évocateur, Kunst und Rasse (Art et Race) dénonçant un art miné par la mollesse et laisser-aller, qui ne contribuerait pas correctement à l’édification de l’homme. On verra plus loin que Hans F.K. Günther n’hésitera pas à assimiler la condamnation platonicienne de l’art du Livre X de la République avec des imprécations réactionnaires contre ce que le régime nazi appellera un art dégénéré.

En reprenant la pagination de l’édition française chez Pardès nous pouvons proposer un découpage, certes arbitraire (l’auteur n’a pas rédigé de table des matières), mais utile afin de progresser dans la lecture de ce texte :

  • p. 19-30 : présentation du contexte du discours de Platon sur la sélection eugénique, biographie du philosophe et opposition entre la figure de Socrate et celle des Sophistes.

  • p. 30-55 : analyse de la constitution dans la pensée de Platon d’une élite d’hommes idéaux, conformément aux exigences de la notion d’aretê (l’excellence et la vertu) via les outils de l’eugénisme.

  • p. 55-72 : analyse du rapport entre Platon et la culture comme Bildung, comme « éducation esthétique » de l’homme prônée par Schiller.

  • p. 72-81 : analyse de l’actualité de l’eugénisme de Platon pour l’Allemagne des années 1920 et son possible redressement politique et racial.

  • p. 82-83 : conclusion.

1. Contexte et vie : Platon, un philosophe nordique blond ?

Selon Günther, ce qui caractérise Platon en premier lieu, c’est son attachement à la race nordique. « Ses parents descendaient tous deux de la haute noblesse attique, une couche sociale qui avait le mieux conservé, jusqu’à l’époque tardive d’Athènes, le sang nordique des anciens Hellènes. […] Dans son psychisme comme dans ses oeuvres, Platon se révèle essentiellement nordique » (p. 19). Günther caractérise cette essence nordique supposée de Platon, comme un équilibre du corps et de l’esprit : « Il était doué d’excellentes qualités du corps et de l’âme, célèbre par son adresse dans les exercices physiques et, plus tard, vénéré pour les créations de son esprit : un homme accompli » (p. 19). Une âme nordique bien faite dans un corps nordique, et même germanique, bien fait. Ce serait feindre d’ignorer les lignes d’opposition entre les cultures méditerranéennes et germano-scandinaves dont Nietzsche a abondamment parlé, notamment à propos de la musique[24], et que Giorgio Colli a résumées magnifiquement en ces termes : « Brume et soleil — Il existe en Occident un mysticisme méditerranéen et un mysticisme nordique. Profondément différents comme expériences viscérales, ils apparaissent parfois antithétiques, comme on peut le déduire de leurs traces expressives, si l’on considère les cas individuels, cognitifs[25] ». Mais Günther fait en sorte de diluer cet esprit méditerranéen, décor inévitable de l’hellénisme et des oeuvres de Platon, dans un décor beaucoup plus neutre ; en construisant une généalogie « indo-européenne » au philosophe, il l’éloigne d’Athènes, et en fait un ennemi inévitable de la cité. Günther ne voit pas seulement en Platon un philosophe, mais un politicien acharné, jusqu’à la figure de l’homme d’action : « Peu de grands penseurs lui ressemblent, peu auxquels s’adresse, comme à Platon, cette phrase de Goethe : “Là où intervient l’homme de valeur, il établit la loi”. Toute la pensée de Platon est préparation à l’action réfléchie, tempérée, efficace, l’action de celui qui accepte ses responsabilités » (p. 22). L’essayiste allemand insiste sur l’intérêt de Platon pour l’aretê, l’excellence et la vertu, qui doivent se retrouver au niveau de l’homme et de sa cité : « La question que se pose Platon au sujet de l’homme de bien, de l’homme méritant, fait surgir tout aussitôt celle de la valeur équivalente de l’État — et inversement » (p. 22). Günther fait de Platon la figure politique parfaitement caricaturale de l’aristocrate opposé à la démocratie athénienne, une cité qui aurait vécu une période de décadence politique et « raciale » après la fin de la guerre du Péloponnèse : « Au temps de Platon, les blonds devaient bien être réduits à une infime minorité. Le recul de la qualité nordique et la dégénérescence avaient fait leur oeuvre parmi les Hellènes. L’époque de Platon était une époque tardive. Athènes avait vu au cours de la guerre monter les masses sans entrave au pouvoir » (p. 23). L’auteur commence à installer le décor de sa conception idéologique de la Grèce en général et de Platon en particulier : un monde dominé par une lutte des classes, aux histoires « raciales » différentes, entre une masse agressive et une élite en danger, menacée notamment par les théories des Sophistes qui « dissolvaient les traditions » (p. 24). N’hésitant pas à caricaturer sans discernement l’ironie philosophique de Socrate dans les dialogues du premier Platon en un « mépris » (p. 24-25), Günther fait de Platon un homme politique ayant eu pour seule ambition de redresser la situation des hommes de son temps, livrés sans défense aux abus des Sophistes, rhéteurs et autres orateurs malintentionnés. « Sans cesse [les États] oscillaient de la domination des financiers à celle du bas peuple et des tyrans et se détruisaient en luttes de partis. […] Platon ne pouvait attendre aucune amélioration de cette situation de la part des masses, dont les aptitudes naturelles, dès lors héréditaires, étaient d’un piètre niveau » (p. 25). Citant abondamment le programme établi par Platon dans sa Lettre VII, et renvoyant à ses tentatives politiques auprès du tyran Denys de Syracuse, Günther insiste sur le désir de Platon de placer le pouvoir sous la coupe des philosophes, maîtres de sagesse et aristocrates (cf. p. 28-29). Pour l’essayiste allemand l’Athènes du temps de Platon, celle qui a condamné à mort Socrate, est « malade » (p. 27) physiquement et psychiquement et nécessite une thérapie, voire une cure radicale. Cette cure, et nous ne quittons jamais vraiment le vocabulaire de l’hygiène raciale, en passera par l’éducation et l’eugénisme. Günther insiste sur l’importance, pour Platon, de la formation des « chefs » dans sa cité idéale, de gardiens sélectionnés selon leurs aptitudes propres, et éduqués en vue de gérer la vie de la masse. N’hésitant pas à mélanger Platon, Rousseau et la Révolution Française dans une envolée lyrique inquiétante, Günther insiste sur la vision hiérarchique de l’humanité de l’auteur de la République :

Les Sophistes, eux, avaient répandu l’idée que la valeur pouvait s’apprendre et était transmissible. Platon y voit une question de nature, une question de disposition et d’éducation. Il se rattache ainsi à l’idée de l’inégalité des hommes, une thèse qu’en 1789 — date qui marque le retour des orateurs publics, des multitudes et de l’homme de la masse —, le sophiste Rousseau effacera une fois de plus. Les États et les populations « négligés » ne peuvent être sauvés que grâce aux capacités naturelles héritées. C’est là l’eugénique de Platon (p. 29).

Le décor idéologique est pour le moins très clairement planté.

2. Platon à la recherche d’une élite eugénique

Nous n’entrerons pas ici en détail dans l’analyse du texte platonicien par Günther — qui est linéaire et assez peu inventive, mais nous soulignerons çà et là les orientations idéologiques que l’essayiste allemand cherche à donner au texte classique. Analysant les liens subtils existant chez Platon entre éducation et hérédité[26], Günther met un trait d’union entre le philosophe athénien et trois auteurs qui vont baliser sa propre vision raciale du monde : Gobineau (1816-1882), défenseur d’une race germanique pure dans son Essai sur l’inégalité des races humaines ; Mendel (1822-1884), biologiste autrichien ayant travaillé sur l’hybridation végétale et la génétique ; et Galton (1822-1911), naturaliste anglais créateur de l’eugénisme (cf. p. 30). Selon Günther, Platon se pose en précurseur de l’eugénisme contemporain. Or, en aucun cas Platon et Galton ne partagent le même objectif — qui est pour le premier de construire une cité idéale selon des critères philosophiques alors que le second vise davantage un hygiénisme racial dans une perspective scientifique. D’ailleurs, Günther semble ignorer l’indifférence relative des écrits de Galton pour les thèses défendues par Platon[27] ; cependant, il n’hésite pas à relier la Grèce antique à l’Allemagne des années 1920 en passant par la naissance de l’eugenics à la fin du xixe siècle dans les pays anglo-saxons, contre toute exigence de scientificité.

Mais Günther, après avoir brièvement présenté le mythe des trois classes de l’État (or, airain et fer) dans la République[28], adosse Platon à une théorie sociologique proche du « darwinisme social » qui lui est parfaitement étrangère, et anachronique, voulant que les moins bons éléments de la société, se trouvant en général dans les classes sociales les plus basses, soient « refoulés » (p. 32). Mais dans la lecture de l’essayiste allemand, ce qui importe avant tout pour Platon dans la définition de l’homme, c’est son hérédité, son patrimoine génétique — par lequel il peut se distinguer au sein de la société, indépendamment de son rang social déterminé notamment par la richesse ou la renommée. L’aristocrate est donc, selon l’étymologie grecque eu-genês, bien né, ce que Günther étend à « né de bon sang » ; et le projet politique platonicien en est réduit à la volonté de créer une aristocratie sur des bases « raciales » pures et sélectionnées (cf. p. 33). Poursuivant sa volonté de faire de Platon un précurseur des idéologies modernes, Günther rattache la volonté du philosophe grec de hiérarchiser les fonctions au sein de la Callipolis[29] aux théories du généticien Otto Hammon. Dans la même veine il n’hésite pas à réduire les commentaires de Platon sur le « naturel philosophe[30] », à « l’affaire d’un groupe d’élites ! » (p. 36) — on ne s’étonnera pas, bien entendu de l’enthousiasme marqué par le point d’exclamation.

Dans l’esprit de Günther, la Grèce a été le théâtre d’un conflit entre la philosophie défendue par la race nordique portée par les individus les plus « nobles » et l’esprit sophistique venue de l’extérieur de l’Attique : « Seuls les hommes nés d’un sang pur philosopheront d’eux-mêmes ! Platon aurait-il eu conscience de ce que nous enseigne l’anthropologie ? Avec la venue des Sophistes, des hommes du Proche-Orient se rendaient maîtres de l’esprit hellénique, alors que le patrimoine spirituel nordique qui jadis dominait l’hellénisme était à l’agonie » (p. 37). On reste interdit devant la capacité de Günther à pratiquer le révisionnisme historique avec tant de souplesse et si peu de gêne ; premièrement, sa vision de la sophistique est réductrice : des hommes comme Protagoras, Gorgias et Hippias n’étaient ni les ennemis de la raison, ni ceux de la cité, ni ceux d’une hypothétique « race nordique » déclinante. Ils donnaient des leçons contre rétribution et on sait la place déterminante qu’ils tiennent dans le corpus platonicien. Autant dire qu’ils n’ont pas joué un rôle de second plan dans le développement de la pensée rationnelle et philosophique dans la Grèce classique, même si effectivement Platon a opposé partout dialectique philosophique à rhétorique[31]. Ensuite, lorsque Günther accuse la prise de pouvoir intellectuel d’hommes issus du Proche-Orient en Grèce, ce serait ignorer la réalité des échanges qui se sont noués autour d’Athènes à l’époque classique ; si les Sophistes étaient itinérants (et donc toujours étranger à la cité dans laquelle ils arrivaient), leur champ d’action recouvrait les cités de l’Hellade et rien n’indique que dans le sillage de leur enseignement se soient engouffrés des hommes du « Proche-Orient » aux intentions « anti-nordiques » manifestes. Si les performances pédagogiques sophistiques, leur « logologie[32] » selon le mot de Novalis, ont mis quelque chose en danger, ce n’est pas le « patrimoine culturel nordique », mais la philosophie qui en était encore au berceau. Il n’en demeure pas moins que ce fut aussi sur la base d’une constante réfutation des principes relativistes des Sophistes que le Socrate de Platon contribua à affirmer sa dialectique philosophique.

Ainsi le discours de Günther glisse dans le racisme le plus débridé, faisant de Platon une sorte d’initié transmettant des messages aux générations futures sur les dangers des mélanges raciaux : « Son oeuvre contient maintes allusions que seul comprendra celui qui a l’expérience des effets causés par la présence de différentes races dans un même peuple et sait que seuls les hommes de même nature peuvent pénétrer au plus profond des choses. […] C’est ainsi que toute l’oeuvre de Platon est pénétrée de l’idée de l’inégalité naturelle » (p. 38). Toute l’ambiguïté de Günther consiste à reconnaître d’un côté que cette inégalité repose chez Platon sur l’excellence et la vertu (l’aretê) de chaque individu, mais aussi d’imposer sa vision raciale du problème, en assimilant ces individus vertueux à l’aristocratie nordique « héréditaire » dont Platon serait le représentant et le champion.

L’essayiste marque finalement l’importance prépondérante, à ses yeux, de la gestion eugénique de la population sur toutes autres disciplines, dont la politique et l’éducation — et prend à nouveau Platon à témoin avant de commenter les passages les plus explicitement eugéniques de la République[33] :

Et, de nos jours, dans notre Occident, on considère à peu près tout comme plus important qu’une bonne hérédité : la science, la forme du gouvernement, l’éducation et la formation, les partis, les représentations du peuple, les congrès, les « points de vue » de tous genres, les différentes méthodes d’éducation et d’enseignement. Et partout sévit la « procréation incontrôlée » qui, aux yeux de Platon, était le pire de tous les maux pour la cité (p. 39).

Günther, défendant le discours eugénique platonicien comme une thérapie cruelle mais nécessaire au problème de la décadence politique et raciale, entend d’immédiates résonances avec la modernité : « Pareilles exigences […] se retrouvent chez Schopenhauer » (p. 41). Et de citer le philosophe allemand, bouclant l’aller-retour entre Athènes et Berlin : « Si l’on pouvait châtrer tous les scélérats, jeter dans un cloître toutes les sottes, donner aux hommes de noble caractère tout un harem, et fournir à toutes les filles de bon sens et d’esprit des hommes, et des hommes tout à fait hommes, on verrait naître bientôt une génération qui nous rendrait, et au-delà, le siècle de Périclès » (p. 41).

L’essayiste allemand poursuit une lecture croisée du discours eugénique présent dans la République et les Lois, sans vraiment parvenir à distinguer entre ces deux oeuvres, sans percevoir le fossé historique et philosophique qui sépare ces deux Platon, l’un préoccupé de fonder une cité idéale sur la base de ce que l’on appellera plus tard une utopie, l’autre plus pragmatique et réaliste. L’un des écueils de cette conception continuiste du corpus platonicien réside dans la tentation de valider certains aspects esquissés dans la République ou Le Politique par des textes extraits des Lois qui n’évoluent pas dans la même logique philosophique. Günther passe également à côté de plusieurs aspects de la pensée platonicienne et de la culture grecque, dont l’importance du religieux, et de sa liturgie propre : il juge notamment (cf. p. 42) que les fêtes traditionnelles liées aux mariages sont une simple stratégie politique de Platon[34], sans voir l’ancrage culturel profond de ces pratiques.

Au lieu de s’attacher aux difficultés propres à la question, il préfère toujours ramener l’eugénisme de Platon à des enjeux contemporains, et embrigade Nietzsche dans son combat ; cependant il sait aussi marquer son désaccord avec le texte classique lorsque celui-ci ne va pas dans son sens :

Platon suppose dès lors que la descendance de deux sujets doués de certaines qualités spirituelles opposées serait une moyenne équilibrée[35]. La génétique actuelle ne peut lui donner raison. […] Toute eugénique combattra l’esprit sophiste, l’individualisme contre lequel Platon se dresse, quand il déclare que le plaisir de l’individu n’est pas le but du mariage, mais une progéniture de nature exemplaire. C’est la procréation sublimée que Nietzsche, dans son mépris de la procréation sans plus, a indiquée comme la caractéristique du mariage noble (p. 44).

Sa vision raciale s’étend à chaque détail du texte et il conçoit vraiment l’univers du philosophe comme une lutte des races : « Platon ne veut dans sa cité, aucun mélange d’hommes libres et d’esclaves. Rappelons-nous qu’en Grèce les Hellènes libres descendaient des lignées nordiques, les serfs, par contre, étaient les descendants des populations autochtones soumises, non nordiques » (p. 46[36]). Les hiérarchies humaines chez Platon ne sont en aucun cas fondées sur les origines « raciales » (nous dirions plus volontiers ethniques de nos jours), mais plutôt sur les qualités propres aux individus, leur vertu, et leur sagesse. D’autre part la catégorisation sociale est claire chez Platon[37] : il y a trois types d’individus qui peuvent être amenés à avoir entre eux des échanges sexuels et faire des enfants : les hommes libres, les esclaves et les affranchis ; il n’évoque en aucun cas l’origine ethnique de ces différentes catégories, ni non plus le statut « sexuel » des barbares dans la cité des Lois.

Mais Günther estime que l’eugénisme de Platon ne repose pas seulement sur une volonté politique ou philosophique d’atteindre un certain équilibre vertueux dans l’homme et la cité, mais aussi sur un « vitalisme », une passion pour la vie et sa défense contre l’écart anormal, la maladie, la monstruosité : « Pas de soins exagérés pour les malades, encore moins pour les tarés ; Platon ne craint pas de manifester ici une certaine dureté. Jusqu’à la fin de sa vie, il se déclare, avec une sérénité lucide et l’ardeur d’un jeune homme, partisan d’une vie indestructiblement saine » (p. 47). Günther, sur la base de l’analyse de passages de la République[38] sortis de leur contexte historique et philosophique, juge que Platon condamne sans appel la médecine de son temps dans sa volonté de maintenir dans une vie artificielle des individus appelés par la nature à la sélection naturelle (cf. p. 48-49). Platon est en réalité plus subtil, et critique certains médecins qui s’acharnent à guérir leurs patients sans tenir compte de leur fonction dans la société, alors que selon lui seule la pratique de cette activité, ce métier, peut ramener l’individu à la santé — car il est en quelque sorte programmé pour pratiquer cette activité dans la société, et rend la société malade en ne la pratiquant plus.

Günther a également une vision peu nuancée de la notion de sélection chez Platon ; il fait des théories du philosophe une sorte de bréviaire de la tyrannie qui serait fondée non plus sur un projet philosophique positif et constructif, mais sur une seule logique ségrégationniste : « […] tout dorlotement des êtres inférieurs […] toute suppression et tout contournement d’épreuves compétitives tendant au progrès de l’homme et de l’environnement du peuple sont blâmables. Toutes ces épreuves, Platon les souhaite à son peuple parce qu’elles permettent de séparer le Bien du Mal » (p. 49).

Dans cette logique, Günther souligne l’importance chez Platon de la peine de mort comme méthode eugénique de sélection des « inférieurs et des criminels » (p. 49), qu’il estime dépassée par le principe de la stérilisation. Cependant, il note la portée symbolique de cette sélection par le vide, préservant les gènes des générations futures contre les anomalies de certains individus (physiologiques, psychologiques mais aussi comportementales), et préservant la société de leur présence et leur action (cf. p. 50). Mais Günther va aussi s’intéresser à la pédagogie platonicienne, qu’il voit comme une éducation au Bon par le Beau. Défenseur d’une Bildung visant à construire un homme libre et noble, Günther, tout en faisant référence hardiment aux Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller (cf. p. 55), en arrive rapidement à l’apologie déplacée du culte du corps (cf. p. 56). Puisque le « Beau » est l’un des piliers de la construction de Callipolis, cité idéale, l’art devra être sous contrôle étroit de l’État (cf. p. 56-69).

3. L’eugénisme de Platon : un programme à suivre outre-Rhin ?

Au fil des pages, l’essayiste allemand dissémine dans son analyse souvent rudimentaire de Platon des éléments discrets qui portent à croire que le but de son commentaire ne vise pas uniquement à nous faire mieux connaître le corpus du philosophe athénien, mais aussi à cautionner par la culture classique à la fois l’eugénisme « scientifique », tel qu’il s’est développé à la fin du xixe siècle sous l’impulsion de Galton, et une certaine pensée proto-nazie des années 1930, intransigeante, intolérante et raciste. La conclusion de l’ouvrage est tout à fait explicite : « Examinons, pour conclure, ce que signifient pour le temps présent les considérations que nous venons d’exposer » (p. 72).

Günther projette son rejet de la modernité sur le texte de Platon, qui a — en quelque sorte — pour fonction d’en cautionner toute la violence par sa propre critique de l’Athènes démocratique de l’époque classique. Günther dresse un parallèle souvent explicite entre cette Athènes des Sophistes et de la guerre du Péloponnèse et la République de Weimar. Platon a donc un diagnostic correct et désabusé de la modernité, mais évidemment, il en est aussi le sauveur, l’homme providentiel (cf. p. 72). Selon Günther l’un des aspects les plus marquants de la pensée platonicienne fut d’avoir accordé plus d’importance aux stratégies eugéniques qu’à l’éducation :

Platon a préconisé des doctrines qui tombent constamment dans l’oubli et le mépris. La conception sophiste revient sans cesse nous affirmer que la valeur peut être enseignée et acquise. Elle dérobe ainsi à la connaissance l’idée platonicienne selon laquelle le Bien repose sur les dispositions naturelles, sur l’inné. La pensée sophiste obscurcit de nouveau l’Occident depuis Rousseau et les doctrines de la Révolution française (p. 73).

Plus loin, on parle même du « sophiste Rousseau » (p. 74) pour dénoncer l’optimisme du philosophe des Lumières à l’égard de l’éducation, considérée comme un moyen d’améliorer les hommes. Günther reproche surtout à cette idéologie « optimiste » et arriérée sa naïveté face aux approches génétiques : « On croit encore, toujours et de nouveau — malgré Galton et Mendel — à une sorte d’hérédité des acquis physiques et mentaux » (p. 74). D’où l’intérêt pour Günther de mettre son étude sur Platon au service d’une pédagogie qu’il veut « fondée sur la biologie », sur une reconnaissance de l’inégalité naturelle entre les classes sociales et sur la sélection (cf. p. 77).

Un peu d’amertume vient aussi se glisser dans le propos de Günther, qui ne comprend manifestement pas pourquoi l’Allemagne des années 1920 ne reconnaît pas encore les vertus des théories eugénistes alors qu’elles sont connues depuis l’Antiquité grecque : « Les efforts tendant à l’eugénique sont considérés avec mépris parce que ses partisans parlent de sélection, de reproduction, de choix conjugal et du nombre d’enfants. Ceux qui marquent le plus de mépris sont précisément ceux dont la vie n’exprime qu’un nu matérialisme […] » (p. 77-78). Ainsi l’eugénisme se retrouve du côté de l’idéalisme contre le matérialisme : un idéalisme fondé sur la mise en place d’une sélection artificielle respectueuse d’une norme idéale, en opposition à une sélection naturelle-matérielle qui ne va jamais assez loin et peut être contrariée.

Günther, distinguant son approche de celle des professionnels de la philosophie, estime que ces derniers n’ont pas fait leur travail et n’ont pas su voir dans le texte de Platon les lignes de force d’une authentique théorie eugénique : « Les professeurs de philosophie ont rarement estimé la pensée de Platon touchant l’hérédité et la sélection […]. Plus de deux milles ans après Platon, ils couvent l’illusion que l’humanité est perfectible par la seule éducation » (p. 80). Ainsi non seulement ils n’ont pas su voir la réalité d’un eugénisme platonicien — c’est une « maladie professionnelle » des enseignants dit-il, mais ceux qui l’ont vu ont préféré le taire pour s’intéresser plutôt à l’éducation — alors qu’en réalité les deux aspects du problème sont étroitement liés, comme il le reconnaît tout de même en prenant appui sur M. Andreae, traducteur allemand de Platon dans les années 1920. En conclusion, Günther synthétise sa vision de Platon : une éducation attentive doit être dispensée à l’élite pour sculpter son corps et son âme conformément aux modèles idéaux et héroïques de l’histoire ainsi qu’aux règles de la nature. « Pareille éducation conduit derechef à la distinction entre le caractère noble et le vulgaire ; elle bâtit toute une morale (culture) de la sélection et de l’accroissement d’un héritage de haute valeur » (p. 82).

En conclusion nous pouvons noter que le Platon als Hüter des Lebens de Hans Günther est symptomatique à plusieurs niveaux. Il marque l’arraisonnement de Platon par un discours proto-nazi radical et raciste, mais il montre aussi le piège que tend tout texte classique à la modernité : celui de l’anachronisme et de la projection fantasmatique. Finalement, la compréhension et la déconstruction des mécanismes abusifs de ce discours nous permettent d’aborder sans complexe cette thématique eugénique au coeur du corpus platonicien, débarrassé des ombres historiques du Reich.