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Qu’on m’excuse de partir ici d’une évidence, ou en tout cas d’une idée que je crois telle et que je ne vois guère contestée dans la théorie récente et moins récente en la matière : la narrativité, c’est-à-dire la capacité de raconter une histoire, ne se limite pas à un seul moyen de communication (le langage verbal, pour parler vite, ou le texte, écrit ou parlé, qui en serait une exemplification) ; elle doit au contraire être envisagée comme une faculté signifiante de l’homme qui peut s’étendre à plusieurs médias. Cette évidence ne dit nullement que le « même » récit raconté dans divers médias (par exemple un scénario transposé à l’écran ou traduit par novellisation) ne soit pas affecté par la diversité communicationnelle ou médiologique de ses avatars – mais cela aussi me paraît de nos jours une vérité largement partagée (Gaudreault et Marion, 2004). Cette évidence dit seulement que, du point de vue théorique, tout média est ou peut devenir narratif. En pratique, toutefois, il en va bien autrement. Si, du point de vue de la narrativité, tous les médias sont en principe égaux, quelques-uns sont ou semblent pourtant plus égaux que d’autres, soit que certains se prêtent mieux au récit en général, soit que d’autres s’avèrent plus aptes à raconter tel ou tel type de récit.

C’est dans cette perspective que je voudrais m’intéresser ici à la question de la narration en photographie. Non seulement parce que ce média est resté, à tort selon moi, un des parents pauvres de la narratologie[1], mais aussi et surtout parce que la photographie est considérée comme un média au potentiel narratif « essentiellement » faible et qui, pour cela même – parce que la photographie raconte peu et mal –, mérite d’être tenu en marge de l’investigation narratologique[2].

Pour instruire le procès de la photographie

Quelle est la situation actuelle de la photographie dans les approches narratologiques ? En dépit d’un intérêt certain pour ses aspects narratifs, il existe encore un grand nombre d’idées reçues sur la photographie, qui tendent à minimiser la possibilité comme la pertinence même de son usage narratif. Il convient cependant de faire une distinction entre deux niveaux, selon que l’on aborde la photographie comme une image fixe, sans plus, ou selon que l’on s’efforce de penser, à l’intérieur de la catégorie des images fixes, le cas singulier des images photographiques.

D’un côté, en effet, l’image photographique pâtit de la faiblesse narrative de l’image fixe en général, qu’on croit bien apte à « montrer », mais moins apte à « narrer ». « Une image vaut mille mots », dit le proverbe, et la supériorité du visuel sur le verbal dans le domaine du « showing » n’est guère mise en doute. Inversement, toutefois, un mot vaut aussi mille images quand il s’agit d’articuler un énoncé dans le domaine du « telling ». Nous pourrions dire que les faiblesses de l’image fixe, au niveau de l’articulation tant temporelle (d’abord ceci, puis cela) que causale (ceci explique cela, cela provient de ceci), font partie d’une sorte de doxa sur l’image fixe[3]. Autant les images fixes décrivent plus adéquatement (plus complètement, plus rapidement, plus objectivement) qu’un texte, autant un texte parvient à raconter une histoire mieux qu’une image fixe. Comme le dit Christian Metz : « Une photographie isolée ne peut rien raconter » (1968 : 53).

De l’autre côté, l’image photographique passe, au sein de la catégorie des images fixes, pour moins appropriée à la narration que d’autres types, pour des raisons que la recherche sur la spécificité médiatique et l’histoire culturelle de la photographie se sont plu à répéter sans arrêt. À ce propos, trois types d’arguments, qui la plupart du temps se combinent, sont fréquemment cités.

Dans la mesure où la photographie se conçoit sur le mode de l’instantané (c’est le « modèle Cartier-Bresson » qui domine toujours l’immense majorité des réflexions sur le médium photographique[4]), c’est-à-dire de l’arrêt du temps, la technique photographique même s’avérerait inéluctablement, presque par nature, rebelle à la capture de l’écoulement ou du passage du temps, sans lequel il est impossible de produire un récit. La photographie instantanéiste surenchérit en quelque sorte sur la difficulté de l’image fixe à représenter le temps et, partant, à instituer un récit : ce qu’elle semble rechercher, c’est le sens, plus prestigieux que le récit toujours un peu suspect d’anecdotisme. Certes, comme la peinture, le médium photographique a les moyens de construire un « instant décisif », c’est-à-dire, si l’on suit la terminologie traditionnelle de l’esthétique picturale, un instant qui suggère également un avant et un après. Techniquement, la photographie est parfaitement capable de capter de tels instants décisifs. Idéologiquement, les choses sont plus compliquées, puisque la représentation de tels instants est souvent lue comme l’effet d’une mise en scène de la part du photographe, dont on exige conventionnellement qu’il s’abstienne de toute intervention dans le réel.

Le deuxième argument renforce le premier, en ce qu’il souligne l’inaptitude foncière du médium photographique à capter non seulement la dimension temporelle nécessaire au récit, mais aussi et surtout les aspects psychologiques, également nécessaires au récit. Un récit, en effet, ne se borne jamais au seul écoulement temporel, ni à la seule représentation d’un événement quelconque. Encore et surtout faut-il que cet écoulement temporel, d’une part, et que cet événement, d’autre part, suscitent chez le spectateur un intérêt certain – et qu’autour d’eux se « cristallise » un récit. Or, comme la sélection signifiante d’une tranche de vie dépend fortement de ce qui se présente concrètement devant l’objectif, la marge de manoeuvre et d’intervention limitée du photographe explique que le médium échoue régulièrement à saisir ce qui permet au récit de prendre son envol. Comme le note Pierre Sorlin, qui oppose l’image analogique de la photo à l’image synthétique, peinte ou gravée, en analysant un dessin datant de 1895 et représentant le massacre des Arméniens par les Turcs :

Même si elle était souvent exécutée avec talent, l’image synthétique visait moins à rendre exactement les contours d’un objet ou les détails d’une scène qu’à en offrir une représentation cohérente. Pour être juste, l’image devait viser non le fait brut mais l’idée. […] S’il avait été possible de photographier le massacre des Arméniens, ce que les Turcs n’auraient évidemment pas permis, les clichés, pris à la hâte, dans l’agitation et les cris, auraient été confus. Le dessin est clair, il montre à la fois différents types de meurtres, un incendie et, conséquence de toutes ces exactions, des cadavres et une tête coupée. Le document nous semble hautement fantaisiste mais, pour les contemporains, il avait valeur de preuve puisqu’il résumait tout ce dont on accusait les Turcs.

1997 : 5

Faute de pouvoir focaliser l’attention sur ce qui compte (et, partant, de pouvoir faire l’impasse sur ce qui risque de détourner l’attention), puis faute de pouvoir dramatiser l’élément mis en exergue, la photographie serait comme statutairement disqualifiée par rapport à des techniques de représentation plus anciennes, pour ne pas dire plus primitives.

En dépit de sa plus grande précision et de sa plus grande objectivité, la photographie a longtemps été exclue d’une des applications où son introduction semblait devoir se faire de manière automatique : la presse. Comme l’ont bien montré, indépendamment l’un de l’autre, Pierre Sorlin (1997) et Martha A. Sandweiss (1991, 2002), la « traduction » des photographies de presse sous forme de gravures était due moins à des contraintes techniques[5] qu’à des écueils d’ordre psychologique, à savoir la difficulté de faire reconnaître par le public la valeur narrative de la nouvelle technologie.

Troisièmement, son cas s’aggrave encore du fait que, contrairement à d’autres images fixes, le médium photographique bloquerait, ici encore de manière quasi statutaire, le passage à la fiction, que l’on sait être un puissant moteur ou générateur de narrativité[6]. Cette incompatibilité générale entre photographie et fiction a été analysée en détail par Roger Odin (1987). Définissant, dans la perspective sémio-pragmatique qui est la sienne, la fiction non comme une propriété absolue mais comme un effet qui relève d’une série de conditions à remplir, Odin propose une comparaison particulièrement éclairante entre l’effet de fiction au cinéma et l’effet de fiction en photographie. Il fait observer que la photographie, « mesurée à l’aune des critères que nous venons de proposer, [...] apparaît comme tout à fait impropre à produire l’effet fiction » (1987 : 47). De manière sans doute un peu surprenante, mais qui dit bien la volonté de l’auteur de mettre à distance les capacités narratives du médium photographique, il note en effet :

[L]a photographie est bien incapable de créer l’« illusion de réalité ». Certes, la photographie représente la réalité, mais comme elle n’est pas dotée du mouvement, elle ne nous donne nullement l’impression de nous trouver face à cette réalité. Avec la photographie, la représentation ne dépasse pas le stade du geste référentiel.

Ibid.

Ainsi, il n’y a pas en photographie, comme c’est le cas au cinéma, d’« illusion de réalité » (c’est la deuxième des six conditions émises par Odin).

Une conclusion provisoire s’impose : si l’image fixe est perçue comme « naturellement » moins narrative que certains autres médias, l’image photographique est, quant à elle, vue comme encore plus défectueuse, et ce pour des raisons qui semblent tenir à sa spécificité même : en effet, à la photographie, manquent ou se dérobent d’abord le temps, puis la construction d’un sens, enfin la fiction.

La photographie « remédiée »

L’appréciation des facultés narratives d’un média ne peut jamais être déterminée de manière absolue. Tout média fonctionne au sein d’une « écologie » médiologique où l’interaction, rivalités et influences confondues, est la règle, non l’exception. Cette approche comparée est du reste une des constantes des études photographiques, même si les médias de référence, auxquels la photographie se voit opposée ou assimilée, ont varié au cours des temps. Au xixe siècle, c’est surtout avec d’autres classes d’images fixes (la peinture et la gravure) que la photographie a été mise en rapport. Depuis l’invention du cinéma, l’attention s’est déplacée vers la comparaison entre images fixes et images mobiles (la base du rapprochement étant la nature mécanique autant qu’indicielle de ces images : cinéma et photographie proposent avant tout des empreintes du réel, soi-disant obtenues sans l’intervention directe de la main de l’homme).

Pour l’analyse narrative de la photographie, cette dimension comparée est capitale pour deux raisons. D’une part, elle a une fonction révélatrice : c’est à la lumière d’autres médias que la photographie affiche ses limites. D’autre part, elle joue un rôle transformateur : c’est au contact d’autres médias que le statut et les formes de la photographie comme instrument narratif se modifient. En effet, le constat des atouts et des faiblesses d’un média n’est jamais définitif. Selon Jay David Bolter et Richard Grusin, auteurs d’une étude influente sur ces problèmes (1999), la logique interne et externe de l’évolution des médias en est une de remédiation[7] – soit qu’on substitue au média « ancien » un média « nouveau » jugé plus performant, soit qu’on fasse subir à l’« ancien » une série de métamorphoses qui le rendent plus proche du « nouveau » qu’il cherche à émuler. Au premier cas de figure, Bolter et Grusin réservent le terme de remédiation proprement dite ; dans le second cas, ils parlent de « repurposing » (c’est-à-dire une forme de remédiation indirecte).

S’agissant de la photographie narrative, l’un et l’autre de ces phénomènes sont bien connus. Le médium photographique s’est trouvé remédié directement par l’image filmique, que l’on a tout de suite trouvée plus souple, plus ample et surtout plus convaincante sur le plan narratif. Il a subi aussi une remédiation indirecte puisque l’impact du modèle cinématographique a déclenché un retour spectaculaire du temps et du récit dans la photographie du xxe siècle[8]. Un retour théorique, avec une attention accrue pour ce qui, dans la photographie, atteste du passage du temps, que ce soit sur le plan du processus d’enregistrement, de l’image représentée ou de la perception spectatorielle. Un retour pratique également, avec la redécouverte ou l’exploration de bien des procédés, techniques, pratiques et genres photographiques négligés ou rendus suspects par la grande quête de l’instantané (un des « grands récits » qui traversent et structurent l’histoire de la photographie).

Ces recherches sur les virtualités narratives de la photographie tentent sans exception de valoriser ses capacités narratives au-delà du topos classique de l’instant décisif, sur lequel s’étaient concentrées les idées précinématographiques sur le temps et le récit en photographie. Les expériences en question vont surtout dans cinq directions :

  • Le travail sur la séquence, qui cesse d’être vue comme un pis-aller ou comme un sous-genre journalistique.

  • Les nouveaux jeux avec l’allongement du temps d’exposition et/ou de développement.

  • L’intégration de matériaux photographiques à des installations multimédias, qui comportent souvent, avec l’idée d’écoulement temporel (voire tout simplement de durée), celle de parcours ou de trajectoire.

  • L’emploi – revalorisation, invention, déplacement – de genres « mixtes », qui combinent des séries d’images et des textes à caractère narratif, comme le roman-photo (genre honni s’il en est).

  • Enfin, la propension de plus en plus marquée, en tout cas dans la photographie postmoderne, pour l’élaboration de mondes fictionnels.

Il va évidemment sans dire que ces directions tendent à se combiner et à se renforcer mutuellement. La recherche photographique d’un Denis Roche, par exemple, si elle ne va pas jusqu’à la construction d’une illusion fictionnelle ou au dépassement des protocoles d’exposition traditionnels, joue sur la séquence, allonge le temps d’exposition et tresse, dans le support-livre, les mots et les images. D’autres photographes sont amenés par leurs recherches sur le temps à repenser totalement le médium photographique et surtout le type d’images et de lectures qu’il a toujours supposé. Maarten Vanvolsem, à partir d’une variation sur la technique du photofinish et l’histoire des panoramas, construit des photographies qui montrent des objets « impossibles », variant dans le temps comme dans l’espace et ne pouvant du reste se lire qu’à l’aide d’un déplacement du spectateur (dans le temps et dans l’espace).

Toutefois et en dépit de cet intérêt certain pour le temps, pour le récit et pour la fiction dans la photographie contemporaine, les préjugés à l’égard de cette discipline à vocation ou à ambition narratives persistent, comme si elle-même ne pouvait devenir un outil narratif que de manière périphérique ou secondaire. Ici, la conclusion n’est donc guère différente de celle qu’on avait déjà tirée de la simple comparaison avec d’autres types d’images fixes.

Les limites de la « remédiation »

Si beaucoup semble donc compromettre, voire condamner la photographie comme véhicule d’un programme narratif structuré, il arrive toutefois que la pratique même oblige à rouvrir le dossier. En effet, quelles que puissent être, sur le plan théorique, les objections avancées contre le pouvoir narratif des images photographiques, le contact même de certaines vues nous plonge, parfois très brutalement, dans un univers qui est bien celui du récit.

Figure 1

© Henri Cartier-Bresson, 1945. Sous réserve de l’approbation des ayants droit.

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À la grande exposition Cartier-Bresson, qui faisait le tour de l’Europe en 2004, on pouvait voir une image prise au moment de la libération des camps d’extermination nazis (1945)[9] ; la photo raconte manifestement un récit. Sa légende en précise aussi le « sujet » : lors de l’enregistrement des gardiens par un représentant de l’armée américaine, une prisonnière récemment libérée reconnaît tout à coup en la gardienne en uniforme la femme qui l’avait dénoncée au début de la guerre et qui avait donc été la cause première de son emprisonnement. Ce « sujet » est narratif, et il n’est pas difficile pour le spectateur d’imaginer un récit à partir de cette image. En cela, le cliché ne fait qu’extrapoler les possibilités narratives de plusieurs des photos de Cartier-Bresson, grand théoricien et praticien de l’« instant décisif » en photographie (de manière plus radicale, on pourrait même soutenir que l’éventuelle absence de toute légende ne changerait rien au potentiel narratif de la scène : on comprend intuitivement ce qui s’est déroulé devant l’objectif de Cartier-Bresson).

Toutefois, ce qui rend cette image si fascinante est le fait que, dans la même exposition mais dans une salle subséquente (à suivre le sens fléché de la visite), on pouvait voir un film documentaire, Le Retour (1945), tourné par Cartier-Bresson lui-même, qui incorporait exactement la même scène, mais cette fois « en entier »[10] : on voit comment la gardienne est amenée par des soldats devant le représentant en civil des forces alliées, puis comment une femme se détache du groupe qui les environne, enfin comment l’ex-prisonnière se met à insulter, puis à battre la gardienne, qui se défend, jusqu’à ce qu’interviennent de nouveau les soldats. Bref, ce que montre le film, c’est non seulement le moment décisif miraculeusement capté par la caméra du photographe, mais aussi ce qui le précède et ce qui le suit (avec une voix off tenant lieu de légende). Or, bizarrement, et pour autant qu’il me soit permis de généraliser mon expérience singulière (c’est-à-dire unique, non répétée, et bien entendu subjective[11]), aux yeux du spectateur, l’image photographique, même après plusieurs va-et-vient entre l’image projetée et l’image accrochée, paraissait nettement plus narrative que l’image cinématographique.

Cette « impression » de spectateur est loin d’être évidente. Outre qu’il serait dangereux de la postuler universelle (« une photo est plus narrative qu’un film »), elle ne fait en tout cas guère partie de la lecture habituelle de l’oeuvre cinématographique de Cartier-Bresson, où se voit souligné en revanche l’air de famille entre photo et cinéma. Ainsi, Serge Toubiana, l’un des commentateurs les plus perspicaces de cette image, dans le film aussi bien que photographique, reconnaît certes l’exceptionnel pouvoir narratif de cette scène, qu’il attribue à son caractère imprévu, mais ne distingue pour autant l’image fixe et l’image mobile :

Un interrogatoire de femmes : l’une tout habillée de noir reconnaît celle qui l’a dénoncée à la Gestapo ; c’est plus fort qu’elle, le coup part, en pleine figure. Il se trouve que Cartier-Bresson a également fait une photo de cette scène, à peu près à la même distance que le plan filmé, et selon le même cadre. La force de cette photo – devenue célèbre dans toute l’oeuvre de Cartier-Bresson – et de ce plan tient en grande partie au caractère imprévisible de la scène, qui se présente comme un accident du réel. Cinéma direct, images prises sur le vif, comme un uppercut ou un instantané. Le travail du photographe et celui du cinéaste se rejoignent, se fondent en un même et seul regard.

Toubiana, 2003 : 353

Néanmoins, dans certains cas, dont l’image commentée dans cette analyse fournit un bel exemple, une idée contraire peut se défendre, selon laquelle l’image photographique serait, du moins sur le plan de sa réception par le spectateur, supérieure en narrativité à l’image cinématographique équivalente. Pour ce faire, il ne suffit pas – faux prétexte et faux argument à mes yeux – d’alléguer les différences entre l’image filmique et son double photographique (dans l’analyse citée de Toubiana, c’est en effet l’approximation de « à peu près à la même distance » qu’il convient de réévaluer, le film cadrant tout de même de plus près les deux protagonistes). L’essentiel du raisonnement doit résolument se poser du côté du spectateur, même si les propriétés de l’image jouent elles aussi leur rôle. Autrement dit, il faut qu’une narratologie de l’image accepte de se faire – un peu ou beaucoup – cognitive, pour qu’une information moindre – car une photo montre moins qu’un film – puisse susciter une traduction plus forte en termes de récit[12].

Du seul point de vue technique, pareille observation ne laisse pas d’être intrigante. En effet, la photographie de Cartier-Bresson montre davantage – et mieux – le récit que l’auteur tient à communiquer que ne le fait son film. Que penser d’une expérience pratique qui contredit si fermement la doxa théorique ? Certes, il est toujours possible d’écarter d’un revers de main les enseignements d’un événement très particulier – voire trop particulier pour être répété ou partagé –, mais cette attitude, passablement problématique du reste (que vaudrait une théorie qui s’arrogerait le droit d’ignorer la pratique ?), risquerait aussi de passer à côté de la question fondamentale. Car ce que montrent les images de Cartier-Bresson, ce sont justement les limites de la remédiation ; et ce qu’elles font, c’est nous conduire à repenser la manière dont se pense le récit photographique dans un contexte de remédiation. Alors que l’image mobile du film est censée remédier aux faiblesses narratives de l’image fixe de la photographie, on constate ici qu’il n’en est rien ; au contraire, certaines formes réputées non remédiées peuvent avoir plus d’impact, narrativement parlant, que certaines formes soi-disant remédiées. Bref, au-delà du seul exemple cartier-bressonien, il importe maintenant de s’interroger sur les rapports entre narrativité, d’une part, et spécificité médiatique, d’autre part.

Remédier à la remédiation

La réponse la plus simple à la question posée par les images de Cartier-Bresson est la suivante : si en l’occurrence la photographie a un potentiel narratif plus grand que celui du film, c’est parce que l’image fixe de Cartier-Bresson est une illustration superlative du principe de l’instant décisif, alors que son film portant sur le même sujet est si plat qu’il n’offre aucune prise au désir narratif du spectateur. Ce raisonnement n’est pas faux (le cinéaste documentaire Cartier-Bresson n’a pas le génie du photographe Cartier-Bresson), mais il faut s’interdire d’en tirer quelque conclusion que ce soit pour les rapports entre médias. Que telle photo concrète soit plus narrative que tel film concret ne prouve en rien que l’image photographique soit, en général, narrativement supérieure à l’image cinématographique. Par ailleurs, et c’est un argument plus important, même en l’absence du recours à la stratégie du moment décisif, la photographie peut démontrer une ouverture réelle au récit, comme le prouvent non seulement le regain d’intérêt théorique pour les aspects de temps, de récit et de fiction, mais aussi la sagesse de l’homme, qui sait bien que « chaque image raconte une histoire ».

Pour comprendre le potentiel narratif de l’image fixe photographique, il ne suffit donc pas de souligner ses possibles relations avec l’esthétique de l’instant décisif (qu’il ne serait pas absurde de considérer comme un exemple on ne peut plus traditionnel de « repurposing », au sens de Bolter et Grusin). En revanche, ce qu’il y a lieu de mettre en valeur, c’est la fonction dévolue, dans l’impulsion narrative, aux « vides » (creux, lacunes, incertitudes) que présente l’assise de la lecture narrative. C’est dans la mesure où une image montrerait moins, dirait moins, expliquerait moins, que sa densité narrative s’accroîtrait (c’est incontestablement le cas de la photographie de Cartier-Bresson). Inversement, c’est dans la mesure où elle expliquerait, dirait ou montrerait davantage que son pouvoir narratif diminuerait (et force est de reconnaître que le court-métrage documentaire de Cartier-Bresson ne laisse que peu de place à l’imagination et, partant, à l’interprétation narrative du spectateur). Si l’on accepte cette hypothèse, les termes du débat s’en trouvent notablement modifiés. Il ne s’agit plus, comme le fait explicitement et implicitement la théorie de la remédiation, d’opposer tel média à tel autre, mais tel usage d’un média à tel autre.

Dans cette perspective, on comprend mieux aussi les échecs de bien des tentatives de remédiation, dont le roman-photo reste un exemple tristement célèbre (Baetens, 1994). Qu’on analyse le roman-photo comme un cas de remédiation directe (le remplacement du médium photographique par le médium photo-romanesque) ou comme un cas de remédiation indirecte (le « repurposing » de la photographie, qui incorpore l’aspect séquentiel du médium cinématographique), il est, sauf exception, reçu comme une forme narrative qui n’arrive pas à raconter, faute de laisser quelque chose à l’imagination du spectateur. Re-citons ici Roger Odin qui, après avoir conclu à l’incompatibilité foncière entre photographie et fictionnalisation, n’hésite pas à condamner sans appel la forme remédiée de la photographie narrative, à savoir la séquence (son jugement est d’autant plus cassant que l’exemple mentionné bénéficie d’une légitimité culturelle incontestée) :

Curieusement, les suites photographiques (par exemple, les célèbres «  séquences » de Duane Michals) ne favorisent guère la fictionnalisation. Bien au contraire, elles auraient plutôt tendance à la bloquer. C’est qu’elles en disent trop ; qu’elles sont trop contraignantes pour le désir. Imposant une histoire, elles empêchent d’y croire. […] De fait, on vibre d’autant mieux, face à une photographie, que l’on est libre de construire, à sa guise, sa fiction. Une photographie isolée est donc un bien meilleur opérateur de fictionnalisation qu’une suite photographique.

1987 : 50

Il convient de faire ici un pas supplémentaire. Si la discussion sur le potentiel narratif d’une image déborde la question de la différence entre médias, elle ne peut pas non plus être circonscrite à la question de la différence entre usages de médias. En effet, ce qui rend une image narrative, c’est moins ce qui s’y voit que la manière dont on la lit. Cette hypothèse, qui déplace l’analyse de l’objet à sa lecture, s’inscrit bien entendu dans le sillage du tournant « cognitif » de la narratologie (Herman, 2003). Ses implications sont au moins doubles.

La première concerne l’importance du désir de comprendre. Si l’aptitude d’une image au récit ne dépend pas (seulement) de l’action mise en image, mais de la manière dont un lecteur trouve intérêt à lire cette image comme un récit, on pourrait dire que le premier aspect touche à la représentation et le second, à la compréhension. Exprimé de manière plus générale : la première dimension peut être montrée (« showing ») ; la seconde doit être comprise (« understanding »). Or, il va sans dire qu’une image fixe n’engage pas moins de questions de compréhension que l’image mobile. La relation entre les « vides » ou les « blancs », dont l’importance a déjà été soulignée, et la lecture narrativisante devient plus nette : c’est parce qu’il manque des éléments à hauteur de la représentation visuelle que la perception de l’image, devenue plus active, tentera de venir à bout des problèmes de compréhension visuelle, le décodage narratif étant sans conteste une des voies les plus satisfaisantes d’un pareil traitement. Ici encore, l’image fixe, généralement moins saturée d’information que l’image mobile, est bien placée pour lancer ce déchiffrement de type narratif. Paradoxalement, l’image mobile serait de ce point de vue comme handicapée par son aptitude à représenter directement le temps, qui « décevrait » le spectateur toujours désireux de mystère et de questions.

La seconde implication est liée au fait que toute insistance sur la perception devrait tendre à valoriser les aspects historiques et contextuels de la lecture. À cet égard, on pourrait faire remarquer que les médias sont « anciens » ou « nouveaux » non seulement les uns par rapport aux autres, mais aussi par rapport à eux-mêmes[13]. Or, s’agissant de la photographie comme du cinéma, il semble que la nouveauté de ces médias fasse obstacle, du moins partiellement, à leur usage narratif (et surtout à leur usage fictionnel) : il a fallu du temps pour se détacher de la fascination exercée par la nouveauté révolutionnaire des techniques ; ce n’est que plus tard (et, dans le cas de la photographie, bien plus tard) que d’autres fonctions, en l’occurrence narratives et fictionnelles, sont venues se greffer sur les premiers emplois documentaires des images analogiques. Tout se passe, en effet, comme si l’articulation du neuf (l’innovation technique) et du vieux (le récit) ne s’effectuait pas sans encombre, comme s’il fallait d’abord que la technique se laisse domestiquer par le narratif, comme si, en d’autres termes, l’on découvrait la bonne manière de « motiver » la forme et d’en faire un outil de renforcement et de structuration du contenu. Hors toute visée généralisante, cette réticence du « neuf » à se laisser accaparer par les inévitables conventions du récit, qui empruntent souvent à des formes transmises de génération en génération et dûment assimilées par la mémoire, est peut-être un aspect sous-estimé dans l’approche cognitive du récit.

Une photographie vaut-elle mille films ? Cela dépend du type de photographie, du type de lecteur et du type de contexte. On peut seulement espérer que les réflexions avancées dans ces pages auront aidé à comprendre que la question même, malgré les apparences dictées par le sens commun, est tout sauf absurde ou ridicule.