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Dans la mémoire collective haïtienne, le terme « Congo » est une insulte ; il désigne une personne encline à la soumission et à la trahison. Cela peut sembler paradoxal, au regard de la forte représentation numérique du groupe congo dans la population esclave de Saint-Domingue dans les derniers temps de la colonie, au regard de sa contribution importante à la formation de la culture populaire haïtienne et de sa participation à l’insurrection contre l’esclavage colonial et à la guerre d’indépendance. On est là, à première vue, en présence d’une opération d’assignation identitaire. Mais dans quel contexte de lutte politique et symbolique cette hétéro-identification a-t-elle pu se produire ? Quel en a été l’enjeu majeur ? Dans quelle situation relationnelle l’image négative du Congo soumis, potentiellement traître, a-t-elle pu se former et s’imposer ?[1]

Notre objectif est de répondre à cet ensemble de questions, partant de l’hypothèse qu’un Congo imaginaire avait fini par masquer le Congo réel. Ce processus a été le résultat, dans un premier temps, de la lutte politique et symbolique entre les chefs nés créoles et les chefs nés en Afrique pour la forme de direction[2]  de la guerre de l’indépendance et, dans un second temps, de la lutte de « l’élite » au pouvoir après 1804 pour la justification et la légitimation de sa domination sur la masse des cultivateurs réasservis.

Saint-Domingue, un vivier d’imaginaires racisants

Haïti est née de Saint-Domingue, qui fut tout ensemble un creuset de races imaginaires et un monde d’apartheid, un champ de contradictions sociales contenues et d’oppositions culturelles créatrices, de confrontations et de rencontres de groupes ethniques ou culturels différents. Vue dans ce contexte, la formation du peuple haïtien et de sa culture est le résultat d’un long processus de brassage et de métissage (Gruzinski 1999) de « nations » africaines, au contact de groupes européens colonisateurs. Ce processus complexe de réélaboration et de recomposition de traits et d’univers culturels hérités d’Afrique, de métissage biologique d’individus d’origines ethniques différentes, d’affrontement symbolique de groupes sociaux « racialisés »[3] , rigidement hiérarchisés et placés dans les postes de travail selon un classement racial, est à situer, bien entendu, pour être compris, dans le cadre de l’esclavage colonial et de la colonie de plantations.

« Découvrir et subjuguer »

Christophe Colomb découvrit sans doute le Nouveau Monde et Amerigo Vespucci l’Amérique. Mais les conquistadores de leur suite, d’abord Espagnols, puis Européens en général, n’ont jamais rêvé que de contrées nouvelles à conquérir, productrices de richesses rares et de biens exotiques à exploiter pour l’enrichissement et l’agrément de l’Europe[4] . Bien avant le départ de Colonb vers les Indes et l’inconnu, le roi Ferdinand d’Espagne, le 30 avril 1492, puis le 28 mai 1493, le plaçait à la tête des peuples qu’il « découvrirait et subjuguerait » —selon ses propres termes — et commandait à ces peuples, condamnés a principe à la soumission, de le reconnaître comme amiral et vice-roi (Todorov 1992). Dès le départ était présente dans l’imaginaire de la découverte de mondes nouveaux l’idée de colonie associée à l’idée d’asservissement du non-Européen. Colomb partit à la recherche de la route des épices, les colons après lui inventèrent la route de l’esclavage colonial.

La « découverte » du Nouveau Monde, l’apparition d’une nouvelle idée de colonie à esclaves et l’invention d’une nouvelle forme d’esclavage en Amérique fondée sur le racisme, disent un seul et même processus historique, celui de la constitution, à partir du XVe siècle, d’un nouveau rapport mondial de dépendance défini en termes polarisés de métropole et de colonie. À partir de cette époque de la première mondialisation (Thorens 1993 ; Gruzinsky 1999), chaque puissance européenne se lança dans l’entreprise de se procurer ses dépendances coloniales en Amérique et de monter sa traite de nègres africains[5] .

Haïti, pays des Arawaks, devenu Hispaniola après sa découverte-conquête, fut la première colonie d’Europe en Amérique à pratiquer le nouvel esclavage colonial. Les premiers captifs africains y furent introduits en 1505, une initiative condamnée au début par le roi catholique d’Espagne. Mais, devant le dépérissement rapide des Autochtones « indiens » qui avaient été réduits en esclavage et forcés au travail d’exploitation des mines d’or, la proposition de Las Casas de leur substituer des esclaves africains plus résistants fut adoptée en 1509. Le roi signa en 1517 une ordonnance pour faire transporter 4000 nègres aux quatre Grandes Antilles. En 1518, la traite transatlantique, prenant la suite de la traite transsaharienne, fut officialisée par Charles-Quint[6] . Ainsi fut légalement (Sala-Molins 1987, 1998 ; Peytraud 1973) inauguré par l’Europe chrétienne l’esclavage africain en Amérique, inauguration légale aussitôt suivie de l’ouverture muette du marronnage nègre en Amérique (Price 1981). L’année 1520 vit la première désertion concertée d’esclaves africains. Par bandes, ils rejoignirent le cacique Henri, le chef rebelle indien campé dans les mornes du Bahoruco. Deux ans plus tard, en 1522, deux groupes d’environ vingt esclaves chacun s’emparèrent des armes de leurs maîtres et massacrèrent plusieurs conquistadores, avant d’être eux-mêmes écrasés après deux jours de soulèvement. Dès le début furent rejetés en acte l’esclavage colonial et le nouveau rapport mondial de domination coloniale. Une colonie à esclaves est grosse de communautés réinventées, comme l’atteste le phénomène universel du marronnage et des révoltes d’esclaves (Geggus 2003 ; Price 1981 ; Debien 1974 ; Debbash 1961, 1962).

La Saint-Domingue française naquit plus tard, vers le milieu du XVIIe siècle, dans la partie occidentale d’Hispaniola conquise par des aventuriers flibustiers et boucaniers de nationalités diverses, qui la placèrent sous l’autorité et la protection du roi de France. Officiellement cédée en 1697 à la France par le traité de Ryswick, la partie occidentale d’Hispaniola devint rapidement la plus riche colonie de plantations de l’Amérique, où s’épanouit l’esclavage colonial dans toute sa rigueur et spécificité, comme pratique réglée d’abrutissement et discours raciste d’avilissement. Bref, comme dispositif de déshumanisation méthodique. Elle fut aussi la seule colonie à esclaves d’Amérique où l’on put observer l’institution imaginaire d’une société afro-créole (Midy 2004).

La colonie de plantations produit exclusivement pour sa métropole, plus précisément pour le commerce de la métropole. Elle existe par et pour la métropole. « Les habitants des colonies sont les fermiers de la métropole », soutiennent les défenseurs du système. Pour Le Brasseur, un ancien administrateur des Iles sous le Vent, la colonie doit différer en tout de la métropole, pour n’en être qu’un organe spécialisé, un lieu de manufactures de sucre et d’indigo, peuplé d’esclaves noirs, où « on ne peut établir aucune branche d’industrie sans faire tort à la métropole ». C’est « un pays… dont le premier lien doit être la dépendance et dont l’intérêt particulier est toujours contraire à celui de la métropole » (Le Brasseur, 1782, AOM, F3 ). Saint-Domingue fut liée à la France, asservie, se plaignaient les colons, par l’Exclusif colonial qui leur interdisait de commercer et de traiter avec les puissances maritimes étrangères[7] . Ce lien de dépendance coloniale nourrissait depuis toujours dans la colonie un esprit d’insubordination qui poussait à la rébellion, voire à la tentation d’autonomie (Debien 1946). Déjà, en 1665, les colons se révoltèrent quand la Compagnie des Indes Occidentales, la première détentrice du monopole du commerce avec les Antilles françaises, eut interdit les échanges avec les Hollandais. Ces marchands étrangers suppléaient plus ou moins à l’incapacité de la Compagnie de fournir aux colons les marchandises nécessaires et d’acheter en retour leur production de tabac. Ce mouvement de protestation força alors le roi à ouvrir le commerce à tous les navires français, à charge pour eux de verser des droits de compensation de 5 % à la Compagnie[8] .

Quatre cultures principales furent successivement développées dans la colonie. En premier lieu, la culture du tabac, fondée sur la petite propriété et une main-d’oeuvre servile restreinte composée d’esclaves noirs et d’engagés blancs[9] . Mais la petite propriété se mit à reculer après 1690 devant la poussée de la grande propriété, base de la plantation d’indigo, de canne à sucre et de café. L’agriculture coloniale du XVIIIe siècle, en effet, était fondée sur l’emploi d’une main-d’oeuvre servile abondante toujours à renouveler, sur l’investissement de capitaux considérables et sur l’organisation rationnelle de la production. Au cours de cette période de transition dans le mode d’exploitation et la nature des cultures, on assista aussi à un changement important dans la composition de la main-d’oeuvre. Après 1690, le nombre des esclaves croissait rapidement[10] , alors que diminuait de façon croissante le nombre des engagés, jusqu’au tarissement de la source vers 1715. Il est à noter que l’accroissement continu de la population esclave est dû en grande partie à l’augmentation croissante du groupe congo à Saint-Domingue. Ce dernier devint, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le plus nombreux parmi les esclaves transportés d’Afrique : la bourgeoisie marchande de la métropole avait trouvé plus rentable pour elle de financer la traite d’esclaves à vie à la place d’engagés pour 36 mois (Debien 1942 : 75).

Sauf peut-être par ses conquérants flibustiers et boucaniers, Saint-Domingue n’a jamais été considérée comme une patrie par les colons qui vinrent s’y établir[11] . Les Français expatriés envisageaient de n’y rester que le temps de faire fortune, vivant en bivouac, comme dans un camp, nota le baron de Wimpffen au retour d’un voyage dans la colonie (1797). Et Le Brasseur de corroborer : « Personne ne va à Saint-Domingue pour y demeurer, mais pour s’y enrichir ; les regards y sont toujours tournés du côté de l’Europe » (1782, AOM, F3). Procureurs, gérants, économes, « pacotilleurs », aubergistes et aventuriers, tous n’avaient qu’un projet, celui de revenir vite enrichis dans leur patrie. Animés par le rêve d’un enrichissement rapide qui hâterait leur retour en France et leur procurerait de la reconnaissance, sinon de la distinction, ils y devinrent les plus entreprenants, propriétaires de plantations et d’esclaves, et surtout, à leurs yeux, au niveau de l’imaginaire, maîtres blancs supérieurs, placés au-dessus d’esclaves nègres. Le rapport maître blanc-esclave nègre, espace de conflit radical, est générateur de politiques d’abrutissement et d’idéologies justificatives racistes[12]  (Hilliard d’Auberteuil 1976, I : 136) ; générateur également de pratiques d’insoumission et d’imaginaires de libération. À Saint-Domingue, « ce pays où les esclaves conspirent dans le coeur pour la liberté », comme crut le découvrir le gouverneur De Nolivos en 1772, Aradas et Congos, notamment, se firent remarquer dans la production de tels imaginaires.

Outre les Blancs qui constituaient juridiquement la société coloniale, Saint-Domingue comptait aussi les Affranchis, Gens de couleur et Noirs libres. Il y en eut dès le début de la colonie, enlevés dans la partie espagnole. À ces premiers non-Blancs libres s’ajoutaient d’année en année les Sang-mêlé issus d’unions de Blancs-Négresses et affranchis par leurs pères, les Nègres esclaves affranchis par leurs maîtres ou ayant acheté leur liberté, et la progéniture de cette population affranchie. Modeste au début, leur nombre croissait rapidement par le jeu combiné des affranchissements et de la reproduction naturelle[13] . Une partie d’entre eux, propriétaire de plantations et d’esclaves, produisait pour la métropole du cacao et surtout du café ; une autre cultivait des jardins et vendait des vivres sur le marché local ; une autre était formée d’artisans ; tous consommaient les produits du commerce français. À la population de couleur libre, légalement constituée, il convient d’ajouter les libres de savane, comme Toussaint Bréda, très peu nombreux, jouissant d’une liberté de fait sans avoir le statut légal de libre. Mentionnons enfin les groupes de marrons réfugiés dans les bois (Lilancourt 1781, AOM, F3), dont le plus important au Morne La Selle fut reconnu indépendant en 1785 par le gouverneur de Bellecombe. Ces catégories de libres de droit ou de fait jouèrent un rôle important dans la guerre d’indépendance nationale (Fick 1992) et dans la formation de la société haïtienne et la composition de sa culture.

« Plier à la servitude » ou «  façonner à l’esclavage »

Les premiers esclaves de Saint-Domingue provenaient des prises faites sur les Espagnols en mer ou à terre, d’abord par les corsaires, puis par les colons habitants aussi[14] . Ayant débuté lentement au Sénégal sur la côte atlantique, la traite française commença à grossir vers 1685 avec le trafic des Bambaras[15] . Elle s’étendit à la Gambie, au Cap-Vert et à la Guinée-Bissau, traversa la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia, une réserve de la traite anglaise, pour se déployer, durant la première moitié du XVIIIe siècle, sur la Côte d’Or et la Côte des Esclaves, d’où étaient ramenés surtout des Aradas et des Nagos. Traversant le Cameroun et le Gabon actuels, elle descendit vers le Congo et l’Angola, d’où elle tirait après 1750 le gros de ses cargaisons de captifs[16] , pour s’arrêter au Mozambique sur l’océan Indien vers 1773 (Debien 1974). Les captifs africains vendus aux Antilles provenaient donc de nations diverses. Ils différaient de moeurs, de langue, de culture, de « disposition » à l’esclavage colonial (Lamiral 1789 : 184). Mais, dans les colonies, ils étaient tous soumis à un même dispositif de déshumanisation, fait de violence physique et symbolique, et destiné, dans la conception courante, à « les plier à la servitude » (Moreau de Saint-Méry 1958, I : 54) ou à « les façonne[r] à l’esclavage » (Hilliard d’Auberteuil 1776-1777, I : 59), bref, à leur faire acquérir la qualité d’esclave volontaire. Administrateurs et maîtres, soucieux d’accumuler un savoir sur la technologie de production de l’esclave colonial, multipliaient à l’intention des colons instructions et guides pour la discipline des nègres (Labat 1730 ; Foäche 1788). L’enjeu véritable : découvrir leur point résistant et leur point faible pour pouvoir les subjuguer (Thibault de Chanvallon 1763 : 65)[17] . Dans cet esprit étaient propagées diverses évaluations par divers auteurs des « qualités » et des « défauts » respectifs des diverses « nations » nègres, et des conseils sur les nouveaux caractères à leur faire acquérir, qui les rendissent propres à l’esclavage colonial. Le système d’esclavage colonial se trouva engagé, par le mouvement même de sa constitution, dans un immense travail de ré-ingénierie du captif africain en esclave colonial[18] .

Des captifs traités dans la région septentrionale de l’Afrique, les Nègres du Sénégal, réputés « les plus belliqueux » avec ceux de la Gambie (Lamiral 1789 : 265), passaient pour fiers, intelligents, supérieurs, mais « impropres au jardin ». Ils étaient employés dans les villes et les bourgs, surtout comme esclaves domestiques, les femmes en qualité de nourrices et de servantes. Les Bambaras au contraire, l’ethnie la plus nombreuse de cette région à Saint-Domingue, jugés laborieux et endurcis au travail, étaient appréciés pour leur docilité. Prêts « à suivre leurs maîtres jusqu’aux antipodes » (Lamiral 1789 : 184), « on n’avait point de révolte à craindre de leur part », précise Debien (1974 : 43). Les Mandingues, « très attachés à l’islam » et sachant lire le Coran, dont ils suivaient la loi (Cultru 1913 : 191), mais « piètres nègres de terre », servaient comme esclaves domestiques. Quant aux Bissagots, ils étaient redoutés par les maîtres, les femmes comme les hommes ; altiers, ils supportaient mal l’esclavage, comme les Balantes, les Diolas et les Nalous.

Les captifs de l’Afrique septentrionale avaient en commun le fait que leurs nations avaient été soumises aux Maures et islamisées (Moreau de Saint-Méry, 1958, I : 49). Ces nations parlaient chacune une langue différente, mais le wolof, largement répandu dans la région, servait de langue de liaison. Ils s’en remettaient pour tout à la providence, ou la prédestination. D’après Lamiral (1789 : 75), les nègres de Saint-Louis et du Sénégal « rapportent tout à Dieu, le bien et le mal. Quoi qu’il arrive, ils disent “grand merci Bon Dieu” ». Comment l’empêcher, en effet, « si Dieu le veut » ? Selon le même observateur, les habitants de la région portaient tous des gris-gris, espèces d’amulettes ou de talismans qui les rendaient, croyaient-ils, invulnérables[19] . Le gris-gris auquel ils attachaient le plus d’importance était « un cordon très menu qu’ils ont autour des reins et qu’on leur met en naissant ».

Les peuples de la Côte d’Or et de la Côte des Esclaves (Ghana, Haute-Volta, Togo, Dahomey, Nigeria occidental) fournissaient, après ceux des côtes du Congo et de l’Angola, le plus grand nombre de captifs aux plantations de Saint-Domingue. Ils avaient en commun l’intelligence vive et l’attitude altière, observa Moreau de Saint-Méry. La plupart des esclaves tirés de ces côtes étaient jugés difficiles à conduire, très orgueilleux et prompts à se donner la mort. Les Nagos[20], notamment , étaient toujours près de la révolte et les Ibos portés au suicide. Quant aux Aradas, ils sont présentés par Moreau de Saint-Méry comme « les véritables sectateurs du vaudou…, qui en maintiennent les principes et les règles » à Saint-Domingue (1958, I : 64). Considéré comme dangereux pour la sécurité de la colonie, prétendument à cause de l’emprise de ses prêtres et prêtresses sur les fidèles, ce culte était interdit par l’Administration coloniale (Midy 2003a). Les Aradas, dénomination commune des captifs de nations diverses traités sur la Côte d’Or et la Côte des Esclaves, avaient des croyances religieuses apparentées et une compréhension commune de l’ewe, langue de liaison de la région. Ils se flattaient de posséder le langage créole[21] , eux qui parvenaient le plus difficilement à apprendre le français (Moreau de Saint-Méry 1958, I : 51).

Comme les captifs ramenés des côtes du Sénégal et de la Gambie, de la Côte d’Or et de la Côte des Esclaves, les Mozambiques de l’océan Indien ne se laissaient pas facilement « plier à la servitude », quoique reconnus « fort doux », rapporte Moreau de Saint-Méry.

Mais tel n’aurait pas été le cas des Congos, ces captifs traités sur les côtes du Congo et de l’Angola. Tous les témoignages s’accordent pour souligner leur gaieté, leurs chants perpétuels et leur soumission, note Debien (1974 : 50). Moreau de Saint-Méry observe qu’ils sont d’une douceur et d’une gaieté qui les fait rechercher, quoiqu’on puisse « leur reprocher d’être un peu enclins à la fuite » (1958, I : 53). Le colonel Malenfant, de l’expédition Leclerc à Saint-Domingue, y découvre de joyeux et bruyants Congos, doux et bons, qui chantent sans cesse et mettent leur bonheur dans la danse et le repos. Mais ils ne sont pas très laborieux, ajoute-t-il, car les femmes avaient l’habitude de cultiver la terre dans leur pays. Comparant les Congos aux captifs de la Côte d’Or, du Sénégal et de la Gambie, jugés « infiniment plus difficiles à contenir » et toujours occupés à quelque projet de révolte durant la traversée, Lamiral constate que les nègres d’Angola, au contraire, n’étaient nullement dangereux et qu’on prenait l’habitude de leur enlever leurs chaînes aussitôt que le vaisseau avait perdu la terre de vue (1789 : 264). Hilliard d’Auberteuil, ancien résident de Saint-Domingue, confirme ce qui semble être une appréciation générale : les Congos, les plus nombreux dans la colonie, sont faciles à conduire. Jugés adroits, ils apprennent facilement et rapidement les métiers, sont aptes à la culture des plantations, mais enclins au marronnage (1776-1777, II : 60).

Tant de « qualités » étaient aux yeux des colons autant de qualifications pour le travail servile, dans les places « à privilèges » comme dans les postes de travail pénible. Dans bien des ateliers, constate Debien, cette « race dominait. Elle était propre aux travaux agricoles, dure à la fatigue, douce et tranquille »[22] . Moreau de Saint-Méry note que les Congos avaient toujours le rire sur la figure et étaient précieux dans un atelier, où ils retardaient par leur gaieté la fatigue du travail. Ils offraient en plus l’immense avantage de s’adapter plus facilement au climat de Saint-Domingue. Peu difficiles pour leur nourriture, ils s’alimentaient dès leur arrivée de bananes, qu’ils aimaient tellement qu’on les avait appelés Kongo manjè bannann. Autre avantage de poids, les femmes étaient, à leur arrivée à Saint-Domingue, habituées au travail des champs, qualité qui les faisait rechercher. Le colonel Malenfant fait observer qu’elles y travaillaient aussi bien que les hommes aradas et tacouas. En outre, elles étaient préférées pour le service domestique, entre autres pour leur intelligence, « leur facilité à parler purement le Créol », témoigne Moreau de Saint-Méry (1958 : 53). En général, les Congos étaient utilisés comme pêcheurs, bûcherons, défricheurs et surtout comme cultivateurs de jardins. On formait aussi parmi eux d’habiles ouvriers et d’excellents domestiques[23] . Mais, « enclins au marronnage », ils étaient rares aux postes de commandeurs.

L’invention du Congo soumis et traître : du réel à l’imaginaire

L’image du Congo soumis et content est un stéréotype largement répandu parmi les observateurs de l’esclavage colonial à Saint-Domingue. Mais ces témoins observent du côté et du point de vue du système dont ils font partie. À leurs yeux, la soumission de l’esclave colonial était une qualité positive et non une marque dépréciative. La signaler chez le Congo était pour eux une façon de recommander ce dernier à l’attention des marchands négriers et des maîtres colons. L’image du Congo soumis, à visée de stigmatisation, n’est donc pas une production des maîtres colons.

Pareille image a-t-elle pu être présente parmi les groupes d’esclaves portés à l’insoumission ? Faute de documentation pertinente, on ne pourra peut-être pas répondre avec assurance à la question. On peut cependant soutenir de façon raisonnable et vraisemblable que la construction d’une telle image dévalorisante n’était pas possible avant le déclenchement de la Révolution des esclaves. Isolés qu’ils étaient dans des ateliers séparés, ils n’avaient guère les moyens de produire une connaissance générale, concernant la réponse différentielle à l’asservissement, qui ait pu distinguer les groupes ethniques africains les uns des autres. Ils ne pouvaient pas savoir, difficilement en tout cas, avant de se trouver engagés dans le mouvement révolutionnaire de transformation du système et de redéfinition radicale de soi, comment se comportait le Sénégalais, l’Arada ou le Congo face au Maître, face à l’esclavage colonial. Il n’est toutefois pas invraisemblable que dans les ateliers de composition ethnique multiple, il y ait eu de la part des esclaves portés à l’insoumission des gestes de condamnation et des attitudes de mépris devant l’apparente docilité de leurs compagnons Congos. Quant à ces derniers, leur soumission apparente, calculée ou pas, leur paraissait probablement profitable. Elle leur donnait accès à des places de meilleur traitement et de meilleure condition de vie, relativement parlant. Les Congos étaient parmi les esclaves préférés pour les postes de domestiques et d’ouvriers. Être appelé pour servir le maître était une faveur, un honneur, une récompense, observe Debien (1974). Ils jouissaient à ce titre d’une certaine considération sociale et d’un statut enviable. Leur condition privilégiée, associée à leur apparente docilité, était donc susceptible de nourrir des réactions de dépit ou des sentiments de jalousie. Mais, plus profondément, dans une perspective dialectique, la soumission de l’esclave colonial peut être lue comme une stratégie individuelle d’adaptation en situation de risque, visant à contrer le procès de dépersonnalisation et de désocialisation qu’est tout esclavage (Meillassoux 1986) et à gagner quelque reconnaissance.

Une seconde raison s’oppose à l’hypothèse de la possible présence parmi les esclaves d’avant la Révolution d’une image stigmatisante de Congo soumis. Une telle image est contredite, au moins partiellement, par l’image opposée du Congo « enclin au marronnage » : les Congos « partaient marrons » souvent. Il n’était sans doute pas difficile pour leurs compagnons d’atelier des autres groupes ethniques de s’en rendre compte. Durant la période où le journal Les Affiches Américaines tenait dans la colonie de 1764 à 1793 un registre du compte des « nègres partis marrons » et du décompte des « marrons arrêtés », les Congos occupaient toujours le sommet de la liste des fugitifs (Fouchard 1988). L’inclination du Congo au marronnage impose donc de relativiser son penchant à la soumission.

Les Congos formaient, il est vrai, le groupe d’esclaves africains le plus nombreux dans la colonie. Il faut le prendre en compte pour une appréciation exacte de l’importance relative de leur marronnage. Vers la fin du régime saint-dominguois d’esclavage colonial, ils occupaient le premier rang parmi les groupes ethniques les plus importants. De 1757 à 1791, Gabriel Debien calcule qu’ils auraient représenté dans chacune des trois provinces de la colonie plus de 17 % des esclaves nés en Afrique (Debien 1974), c’est-à-dire plus que les trois groupes ethniques réunis qui suivaient sur l’échelle démographique de la population bossale, à savoir les Aradas, les Nagos et les Ibos. David Geggus pense que l’étude de Debien sous-estime la proportion des Congos dans la colonie, notamment dans les plantations caféières. Sur la base de nouveaux recensements partiels couvrant les années 1780, il estime leur proportion à presque 60 % dans le Nord et le Sud, à environ 50 % dans les hauteurs de l’Ouest et 32 % dans les plaines. Dans la décennie précédant la Révolution, trois bossales sur cinq auraient été des Congos dans les provinces du Nord et du Sud, un sur deux dans les montagnes de l’Ouest (Geggus 1991).

Peut-on s’appuyer sur les seules données statistiques des dernières années du régime colonial pour évaluer la proportion globale des Congos dans la population des esclaves africains ? On sait au moins que la moitié de tous les captifs transportés d’Afrique à Saint-Domingue durant les deux siècles d’existence de la colonie était des Congos (Mettas 1978). Mais, ce qu’il importe de souligner ici, c’est l’augmentation rapide dans la seconde moitié du XVIIIe siècle du nombre des captifs de l’aire culturelle bantoue vendus à Saint-Domingue sous le nom de Congos. C’est après 1750 que les négriers français commencèrent à s’approvisionner à grande échelle au sud du Bénin. Les plus grands contingents de captifs arrivaient alors de l’Afrique équatoriale sous le nom de Congos. Ce terme générique regroupait les captifs traités sur les côtes du Congo et de l’Angola, mais venus de la grande région qui couvre aujourd’hui en partie le Cameroun, le Gabon, le Congo, le Zaïre[24]  et l’Angola. Les négriers et les colons ne manquaient pas d’ailleurs de faire la distinction entre les Francs-Congos et les autres (Malimbés des environs de Douala au Cameroun, Moussombés et Mondongues plus à l’intérieur sur la rivière du Zaïre, Loangos de la côte de l’actuel Gabon, Mayombés de la côte de la Guinée équatoriale actuelle, Angolas de l’Angola d’aujourd’hui, etc. (Midy 2003b). Par l’accroissement continu de leur nombre de 1750 à 1790, le groupe pluriethnique congo en vint à surclasser la population réunie des trois principaux groupes d’esclaves originaires du Golfe de Guinée. La surreprésentation numérique de ce groupe n’est de toute évidence pas un facteur favorable à la diffusion au sein de la population esclave d’avant la révolution d’une image négative de Congo soumis.

« Conspirer dans le coeur pour la liberté »

Au contraire, le groupe Congo a été un pôle d’attraction culturelle durant la période précédant la révolution. Par son activité religieuse et symbolique intense dans le Nord (à Limbé durant les années 1750 avec Makandal, à Marmelade en 1786 avec Jérôme Poto) et dans l’Ouest (à Petit-Goâve en 1768 avec Don Pedro), il a exercé une influence durable au sein de la population esclave. Il y a diffusé le goût de la danse et le sens de la chanson, deux éléments du patrimoine culturel populaire d’Haïti. Plus important, il a contribué de façon substantielle à l’élaboration du vodou haïtien. Les manifestations du vodou antérieures à la Révolution des esclaves portent toutes la marque de leur influence religieuse. La danse à Dom Pèdre ou Don Pedro, inventée en 1768 à Petit-Goâve par un nègre originaire de la partie espagnole, croit Moreau de Saint-Méry, serait un rituel d’origine congolaise, de même que la cérémonie observée en 1786 à Marmelade et dirigée par Jérôme Poteau (Debien 1972)[25] . Marmelade était à l’époque un quartier neuf, nouvellement mis en valeur par la culture caféière et une main-d’oeuvre servile surtout congolaise (Geggus 1991). Un des traits caractéristiques de la danse rituelle don pedro (devenu petro), c’est la violence de l’émotion religieuse exprimée par le danseur en transe. La cérémonie de rite petro d’origine congolaise est distincte de la cérémonie de rite rada d’origine dahoméenne. Mais, aujourd’hui, les deux rituels font partie intégrante du vodou haïtien. Ils sont respectivement associés aux deux grandes classes de lwas du panthéon vodou que sont les radas originaires du golfe de Guinée et les petro originaires des côtes du Congo et de l’Angola ou intégrés dans le groupe des divinités originaires de ces côtes (Métraux 1958).

Un troisième témoignage concerne le vodou, dont Moreau de Saint-Méry dit que les principes et les règles étaient maintenus par les Aradas, ses « véritables sectateurs ». Cette observation laisse entendre donc qu’il y a eu d’autres sectateurs. Mais une lecture unilatérale de la remarque du témoin explique peut-être pourquoi le vodou a été pendant longtemps abordé comme un culte surtout d’origine dahoméenne (Montilus 1998). Ses sources congolaises essentielles sont restées longtemps ignorées ou inexplorées[26] . On commence à peine à découvrir toute leur importance. La fameuse « chanson africaine », associée au vodou et à la cérémonie d’initiation des nouveaux membres et rapportée par Moreau de Saint-Méry, est un chant kikongo[27] . D’abord reconnu tel et traduit par Cuvilier, puis analysé aujourd’hui par David Geggus (1991)[28], ce chant kongo fournit des informations précieuses sur l’imaginaire religieux des esclaves de Saint-Domingue à la veille de la Révolution. Sa présence essentielle au coeur d’une cérémonie rada (moment de l’initiation) fait découvrir le vodou naissant comme un lieu de rencontre et d’intégration de la population esclave de toutes origines ethniques. On perçoit là une communauté afro-créole en voie de constitution, fondée sur une vision religieuse commune, la poursuite d’objectifs communs et la pratique de la solidarité. À un moment prévu du culte, observa Moreau de Saint-Méry, les fidèles allaient déposer leurs offrandes sur l’autel. Une partie des dons servait à payer les dépenses de l’assemblée ou les services commandés par la confrérie pour sa gloire ou son illustration ; l’autre partie servait à procurer des secours aux membres présents ou absents qui en avaient besoin. Puis, on proposait des plans, arrêtait des démarches, prescrivait des actions, « que la reine vaudou appuyait toujours de la volonté de Dieu et qui n’avaient pas toujours le bon ordre et la tranquillité publique pour objet », note l’observateur de la cérémonie. Enfin, les fidèles s’engageaient sous serment à souffrir la mort plutôt que de rien révéler et même à la donner à quiconque oublierait qu’il s’était aussi solennellement lié (Moreau de Saint-Méry, 1958, I : 65-68).

Un autre document contemporain, relatif aux activités cultuelles des esclaves, laisse aussi repérer l’influence de l’imaginaire congo. En 1758, Jacques Courtain, procureur au Conseil du Cap et juge dans le procès de Makandal et de ses complices, écrivit un Mémoire sur les « macandalistes », à l’intention des magistrats qu’il croyait mal informés. Ses sources sont les procès-verbaux des révélations arrachées aux prévenus durant l’épreuve des interrogatoires — Makandal fut cet esclave bossale devenu marron, qui se rendit célèbre par la pratique de l’empoisonnement et le « projet de faire disparaître de la surface de Saint-Domingue tous les hommes qui ne seraient pas noirs » (Moreau de Saint-Méry 1958, II). Durant son marronnage de plus de douze ans, cet esclave rebelle avait monté à travers la province du Nord une organisation secrète, une « confrérie », qui lui était totalement dévouée. Il se disait prophète et passait pour invulnérable et immortel auprès de ses fidèles. Arrêté en 1758 et condamné comme « séducteur, profanateur, empoisonneur », il fut brûlé vif sur la place de l’église du Cap. Mais, trente ans plus tard, « bien des Nègres croyaient encore qu’il n’avait pas péri dans le supplice », observa Moreau de Saint-Méry vers 1788 (1958, II : 631)[29].

Dans son Mémoire (AOM, F3), Courtain décrit la « fête des Macandals », célébrée par les initiés assemblés sous la direction sacrée du « grand sorcier » Makandal et d’une « grande sorcière ». Certains éléments symboliques du cérémonial appartiennent au rituel petro, associé à des cultes d’Afrique centrale, telle la machette avec laquelle le grand prêtre Makandal frappe les adeptes. Geggus suggère que le mot « macandal » pourrait être une déformation du mot kongo « makunda/makwanda » signifiant « amulette » ; il aurait été choisi comme nom propre par le dit Makandal (Geggus 1991 : 33) dans un acte de symbolisation. Le Mémoire en question enregistra un récit qui mérite d’être rapporté ici. Il s’agit d’un mythe joué, mis en scène, par le « grand sorcier ». Makandal avait toujours une pièce de toile, dit le récit, qu’il trempait dans une baille d’eau et qui en sortait tantôt d’une couleur, tantôt d’une autre. Pour commencer, il la tirait couleur olive : « Voilà les premiers habitants de l’île », s’exclamait-t-il. Puis, il la tirait blanche : « Ce sont les maîtres actuels de l’île », expliquait-t-il. Pour finir, il la tirait noire et annonçait : « Voici les prochains maîtres de l’île » (Courtain, 1758, AOM, F3). Makandal venait ainsi de créer ou recréer le mythe fondateur d’un pays à naître : à travers une mise en scène symbolique, on assiste à l’institution imaginaire de la société afro-haïtienne à venir. Makandal avait une immense influence dans toute la province du Nord où se répandit cet imaginaire de libération porteur de l’idée d’indépendance. Rappelons que toutes les insurrections générales éclatèrent dans cette province, où la proportion des esclaves était la plus forte et où les Congos représentaient dans les années 1760-1780 plus de 60 % des esclaves nés en Afrique (Midy 2004).

Dans toutes les manifestations religieuses décrites dans les témoignages examinés, l’influence culturelle du groupe congo est évidente. Elle s’exerce au-delà du cercle des esclaves nés en Afrique, comme l’atteste l’exemple de la cérémonie petro à Marmelade, où le grand célébrant était un mulâtre créole, et celui de la danse à Dom Phèdre à Petit-Goâve, où le grand prêtre était un esclave originaire de la partie espagnole. Ces manifestations religieuses étaient toutes mêlées d’activités politiques visant à rassembler, organiser, mobiliser les communautés des fidèles du vodou contre « l’ordre blanc » colonial[30] . Telles furent les assemblées nocturnes à Marmelade, dans la province du Nord en 1786, pour des danses rituelles de rite petro ; elles furent interdites et leurs chefs, en fuite, accusés de prêcher l’indépendance et condamnés par contumace. Telle fut aussi la cérémonie de rite rada observée par Moreau de Saint-Méry ; les actions prescrites au cours de cette cérémonie religieuse où l’on prêchait l’indépendance n’avaient pas non plus la tranquillité publique pour objet. Quant à la « fête des Macandals » du Mémoire du juge Courtain, elle était l’occasion pour Makandal de prêcher l’indépendance. Dans tous les cas, on se trouvait en face de fidèles réunis, Congos et non-Congos, manifestement prêts à s’engager résolument dans une action contre « l’ordre public » colonial esclavagiste. On n’y trouve pas la trace d’une image, déjà formatée à ce moment, du Congo soumis. Ne pourrait-on pas trouver toutefois, dans la situation relationnelle où divers groupes d’esclaves étaient en compétition pour la reconnaissance, des représentations pouvant servir à la construction d’une telle image ?

Affirmer le « droit réel des Créoles à la supériorité sur les Africains » ?

À la veille de la Révolution de Saint-Domingue, on pouvait répartir les esclaves en trois grands groupes culturels, du point de vue de leur contribution particulière à la formation du peuple haïtien : le groupe des Créoles acculturés dans le melting pot colonial, le groupe des Congos de l’aire culturelle bantoue, le groupe des Aradas et apparentés du golfe de Guinée qui possédaient une culture sensiblement uniforme (Métraux 1958 : 22). Dans l’imaginaire colonial, une ligne de division nette, quasi ethnique, opposait les Créoles nés dans la colonie aux Bossales venus d’Afrique. On tenait les premiers pour une classe à part, plus intelligents, nés avec des « qualités physiques et morales qui leur donnent un droit réel à la supériorité sur les Africains » (Moreau de Saint-Méry 1958, I : 59).

Les Créoles participaient eux-mêmes à l’opération de classement. Baptisés jeunes, ils faisaient de leur baptême une marque de supériorité sur les Bossales qu’ils appelaient par moquerie « baptisés debout ». Ils étaient fiers d’avoir le créole comme langue maternelle, de pouvoir entendre et parler le français, la langue du maître, d’être assez proches du Blanc pour imiter ses manières et tenues extérieures, comme danser le menuet[31] . Ils tiraient un profit stratégique et symbolique de la possibilité pour eux de passer inaperçus quand ils partaient marrons dans les villes et les bourgs, pouvant aisément se fondre dans la foule des Nègres libres dont ils ne se distinguaient en rien quant à l’apparence et à la posture. En raison de la supériorité qui leur était attribuée, ils bénéficiaient d’un statut privilégié. On leur épargnait généralement la marque d’abaissement qu’était l’étampage[32]  ; ils étaient choisis pour la formation (certains en France) de « nègres à talent » et d’ouvriers de manufactures de sucre, préférés pour les postes de commandeurs d’ateliers et de nègres domestiques ; enfin, ils recevaient une nourriture et un habillement meilleurs.

Grâce à leur situation et leur statut privilégiés, ils exerçaient une attraction considérable sur les malheureux Bossales désavantagés en tout au départ[33] . « C’est une vanité à laquelle la plupart des Africains sont sujets », témoigne Girod de Chantrans (1785) ; « ils tiennent à honneur de ne savoir que le jargon de la colonie, afin de passer pour créoles ». Soumis dès leur naissance au phénomène d’acculturation au contact quotidien des maîtres blancs, ils étaient dans la population esclave le groupe le plus métissé du point de vue culturel. Constituant un pont entre le monde blanc et le monde « africain », ils étaient comme naturellement préparés et disposés à jouer un rôle politique de premier plan, une fois déclenchée la lutte contre le régime d’esclavage colonial[34] . Thomas Madiou semble même voir dans les luttes de pouvoir pour la direction de la Révolution haïtienne un affrontement entre les Lumières européennes incarnées par les Créoles et la Superstition africaine incorporée aux Bossales.

Pour compléter le portrait des groupes dominés susceptibles d’entrer en compétition pour la reconnaissance et le pouvoir, une fois déclenchée la Révolution, il faut aussi compter le groupe des Affranchis[35] , Nègres et surtout Mulâtres. Donné pour une race distincte, « la race intermédiaire des sang-mêlé », le sous-groupe mulâtre occupait une position privilégiée et dominante : certains étaient propriétaires de plantations et d’esclaves, beaucoup étaient éduqués et formés en France où ils avaient des liaisons et des appuis importants, tous se réclamaient de la France et de la culture française. Pendant longtemps, ce sous-groupe chercha vainement l’égalité avec les Blancs et l’alliance avec les maîtres, pour le maintien du régime d’esclavage colonial. Il dut finalement s’allier aux esclaves soulevés contre ce régime pour éviter son propre anéantissement dans une Saint-Domingue en feu, embrasée à la suite de la décision de Napoléon Bonaparte en 1802 de restaurer l’ancien ordre colonial[36]  fondé sur l’asservissement des Nègres et l’avilissement des Mulâtres (Raimond 1791, AOM, F3).

L’initiative de la « résistance à l’oppression européenne »

Quelle a été l’importance relative du rôle des Congos dans la Révolution haïtienne, comparé à celui des trois autres grands groupes culturels distingués plus haut ? Comme nous l’avons déjà avancé plus haut, ils ont joué, tantôt en confrontation, tantôt en collaboration, un rôle de premier plan dans l’embrasement de la scène coloniale. Ils se sont fait remarquer dans la première insurrection générale pour la liberté (1791-1793) comme dans la seconde insurrection pour l’indépendance (1802-1803) (Menesson-Rigaud 1958 ; Fick 1992).

Ils fournirent au mouvement insurrectionnel ses forces combattantes décisives, dans le Nord notamment, foyer de l’insurrection, où ils représentaient 60 % des Bossales. Ils furent les premiers à entrer massivement en insurrection, nommément pour l’indépendance, après la déportation de Toussaint Louverture en 1802, quand l’armée expéditionnaire de Napoléon, commandée par le général Leclerc, eut entrepris le désarmement des cultivateurs. Ils avaient bien senti que c’était le prélude au rétablissement de l’esclavage. Ils fournirent aussi à la révolution des dirigeants de forte conscience ethnique et de volonté d’autonomie manifeste. On connaît la réponse de Macaya à Sonthonax en 1793. Le Commissaire civil français avait invité le chef congo à passer avec sa petite armée d’insurgés au service de la France révolutionnaire, contre l’envahisseur royaliste espagnol ; il lui avait promis la liberté en retour, pour lui et ses hommes. Macaya rejeta l’offre, parce qu’il ne voulait pas, expliqua-t-il, avoir à combattre ses frères, qui se trouvaient dans les deux camps : « J’ai trois rois, celui du Congo qui est le roi de tous les Noirs, celui de la France qui est mon père, et celui de l’Espagne qui est ma mère (Madiou 1847, II).

Aux Congos la direction de la lutte contre l’oppression coloniale ?

« Le roi du Congo, roi de tous les Noirs ! » Cette prétention était-elle une manière de revendiquer la suprématie pour les sujets de ce roi à Saint-Domingue ? Quoi qu’il en soit, on assista, au cours de la guerre d’indépendance, à une vive lutte pour le commandement suprême de la révolution entre Congos-Bossales et Créoles. Sans-Souci, Congo, le plus influent des chefs insurgés du Nord, fut le premier à se faire appeler « général en chef ». Après lui, Lamour Dérance, originaire du golfe de Guinée, auparavant chef de la société marronne indépendante du Morne La Selle, prit le titre de « général en chef des départements de l’Ouest et du Sud » ; il commandait, écrit l’historien Thomas Madiou, à des bandes d’Aradas, d’Ibos, de Haoussas, de Congos, organisées sur une base ethnique. Enfin Dessalines, ancien général de division créole, se proclama plus tard « général en chef de l’armée indépendante », après que les officiers noirs et mulâtres des troupes coloniales, jusque-là au service du corps expéditionnaire français, eussent rallié l’insurrection populaire généralisée. Selon lui, le commandement suprême lui revenait de droit. Les Congos, de leur côté, ne voulaient pas reconnaître la suprématie des anciens généraux des troupes coloniales, qu’ils regardaient comme des traîtres à la cause des Noirs. Ces officiers créoles s’étaient soulevés après eux, après qu’ils les eussent pourchassés au nom de la France[37] .

« Congo », une dénomination générique

Les Créoles gagnèrent finalement la bataille pour la suprématie militaire et politique. Les chefs africains furent combattus sans merci. Les deux grands concurrents de Dessalines furent attirés dans des guet-apens et liquidés. Sans-Souci fut tué lors d’une rencontre proposée par Christophe, qui voulait, prétextait ce dernier, s’aider des lumières du chef congo pour l’organisation des bandes du Nord. Lamour Derance fut assassiné alors qu’il passait en revue, sur invitation, des troupes fidèles à Dessalines, qui avaient feint de se placer sous l’autorité du « général en chef » africain. Sans-Souci avait pourtant fini par faire sa soumission au général en chef créole. Mais, Dessalines avait résolu, selon ses propres mots, de faire « rendre le dernier souffle à la faction expirante des Congos » (Madiou 1847, II : 43). C’est dans ce contexte de chasse aux chefs africains que deux leaders congos du Nord, Cagnet et Jacques Tellier, en vinrent à persuader leurs partisans qu’il « était de l’intérêt des Africains de se soumettre plutôt aux Français qu’à Dessalines qui avait juré leur extermination ». Leur soumission à l’ennemi blanc eut pour résultat de ramener le drapeau français dans les quartiers à prédominance congo et d’entraver dans le Nord les mouvements des troupes fidèles à Dessalines. L’image du Congo soumis et traître a peut-être été forgée à ce moment-là dans les rangs de l’armée indigène, au niveau de ses couches dirigeantes créoles. C’était de bonne guerre : les deux parties aux prises s’accusaient mutuellement de trahison, ajoutant chacune l’arme idéologique à sa panoplie militaire.

Il est à noter, cependant, que le terme dépréciatif « Congo » est une catégorie supra-ethnique, synonyme d’« Africain » ou de « Bossale ». C’est dans le cadre de la lutte pour la suprématie politique qu’apparut cette catégorie idéologique indifférenciée. Le mot « Congo », dans la bouche des dirigeants créoles, désignait alors, dans un sens péjoratif, les bandes d’insurgés nés en Afrique et commandés par des chefs « africains », indépendants de la direction créole de la Révolution[38] . Le « Congo », c’est le « Bossale » inférieur au « Créole », le Nègre africain sur qui le Créole avait, dans l’imaginaire colonial, « un droit naturel de supériorité ». Dans le cadre de la lutte entre chefs « créoles » et chefs « africains » pour la suprématie politique, l’image dépréciative du Congo servait à isoler politiquement les chefs africains des masses « africaines » majoritaires dans la population esclave. Mais comment expliquer la perpétuation de cette image dans la mémoire collective haïtienne ? Quelle a été sa fonction dans la société postcoloniale ?

Imposer les lumières créoles à l’ignorance africaine

La nouvelle Haïti indépendante issue de la Révolution de Saint-Domingue a reproduit la structure et les rapports sociaux de l’ancien régime colonial, de même que ses pratiques exclusives et oppressives. Une minorité de propriétaires et d’administrateurs sont devenus les nouveaux maîtres du nouveau pays et le système de plantation a été conservé ; les cultivateurs, rivés aux plantations, forcés au travail, soumis à la discipline militaire, ont été privés d’instruction et se sont vu interdire de pratiquer leur culte vodou. Ces mesures eurent pour effets une triple exclusion économique, politique et culturelle de la majorité cultivatrice et la mise en place d’un État oligarchique militaire. Aux mesures de ré-asservissement et d’exclusion, le cultivateur répondit par le marronnage, comme jadis sous le régime colonial. Il fuyait la plantation et la plaine, et se réfugiait dans les mornes à la recherche d’indépendance et de liberté réelle. C’est ainsi que s’est formée, durant la première moitié du XIXe siècle, la paysannerie haïtienne, plus ou moins autarcique (Blancpain 2003 ; Moral 1961). Aussi Madiou, premier historien haïtien, a-t-il pu représenter en 1847 la nouvelle Haïti comme une société partagée entre deux catégories sociales distinctes quant à la culture, sinon la nature. L’une, se donnant pour « l’élite » instruite, composée surtout de Créoles et habitant la ville, s’est rangée sous le pavillon de la civilisation européenne. L’autre, donnée pour « la masse » ignorante, composée surtout de laboureurs « africains » habitant la campagne, est supposée être « restée sous l’impression des moeurs africaines » (Madiou 1847, II : 157).

Le cultivateur opposa aussi d’autres formes de résistance à l’oppression. Durant les années 1840, les paysans du Sud se soulevèrent et revendiquèrent de la terre pour leurs jardins, des écoles pour leurs enfants et la fin de l’usure pratiquée par le commerce urbain. Pour combattre le danger d’anarchie appréhendée, l’oligarchie élabora la théorie du pouvoir naturel de l’élite éclairée. Un autre historien haïtien de la même époque la formula dans un énoncé saisissant.

Les hommes instruits, éclairés, d’une nation quelconque, doivent… avoir la direction de ses affaires : ils forment la tête du corps social, les masses n’en sont que les membres qui exécutent les déterminations de la volonté. Renversez cet ordre naturel, dicté par la raison, et il n’y aura qu’une confusion anarchique dans la société civile.

Ardouin 1854, V : 60

C’est en vertu de cet « ordre naturel », comme le justifia Ardouin, que Dessalines, Christophe et Pétion, les chefs créoles de la guerre d’indépendance, se crurent obligés de soumettre par la ruse et la force Lamour Dérance dans l’Ouest et les chefs de bandes congos dans le Nord. Ces chefs africains « répugnaient à reconnaître aucune supériorité, non seulement dans les mulâtres, mais même dans les noirs qui n’étaient pas nés comme eux en Afrique ». « Tout créole, à leurs yeux, était indigne de commander en chef ». Ils « devaient [donc] subir le joug que les lumières doivent toujours imposer à l’ignorance, dans ses propres intérêts ». Peut-être, concéda-t-il pour atténuer la brutalité de son jugement, que

sous un certain rapport, on doit excuser ces hommes ignorants car, tandis qu’ils se levaient partout contre les Français, les chefs et les troupes coloniales servaient d’auxiliaires à ceux-ci et les traquaient dans les bois, sans qu’ils puissent comprendre leurs motifs secrets. L’initiative de la résistance à l’oppression européenne leur étant due, il était naturel qu’ils eussent cette ambitieuse prétention. Mais, il est évident que chacun d’eux, voulant l’organiser selon les idées bornées qu’ils tenaient de la tribu africaine, à laquelle ils appartenaient dans leur pays natal, ils ne seraient jamais parvenu à s’entendre.

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Fonction sociale de l’image dépréciative de « Congo »

Soulignons, en guise de conclusion, la fonction sociale de l’image dépréciative du terme « Congo » dans la société haïtienne postcoloniale. L’analyse fait découvrir un Congo complexe et contrasté, à la fois apparemment « pliable » à l’esclavage colonial et réellement « porté au marronnage », entré parmi les premiers dans la guerre pour l’indépendance et poussé, pour sa survie, à la veille de la victoire, du côté de l’ennemi colonialiste-esclavagiste. L’image postcoloniale du Congo soumis prêt à la trahison a été produite sur la base de ces faits grossis en légendes par la raison politique. Elle fut construite au cours de la guerre d’indépendance dans la dynamique de la lutte de pouvoir entre les divers groupes d’insurgés, pour la direction de cette guerre. Reprise et cultivée par la suite, pour la suprématie politique de la minorité au pouvoir dite « l’élite éclairée », l’image du Congo — de l’Africain, s’entend — prêt à la soumission et à la trahison a pu se perpétuer dans la nouvelle société haïtienne, où la majorité travailleuse d’origine africaine a été soumise à la domination de la minorité créole possédante et dirigeante. Cette image dépréciative jouait une fonction nécessaire, celle de contribuer à la légitimation du système oligarchique mis en place au lendemain de l’indépendance d’Haïti, en le donnant pour un « ordre naturel ». Aujourd’hui, la fonction de justification et de légitimation de l’image dépréciative du terme « Congo » a beaucoup perdu de sa pertinence et de son efficacité. L’image survit cependant à sa fonction sociale, comme une légende incontrôlée d’un auteur anonyme : un Congo imaginaire s’est superposé au Congo réel.