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À première vue, les Haïtiens oublient leur passé plus qu’ils ne s’en souviennent. Pourtant leur conscience baigne dans les souvenirs. Ce n’est donc pas tant l’absence ou la présence qu’il convient de considérer dans le rapport de la mémoire et de l’oubli en Haïti, mais leur entrelacement et leur relation avec le rêve.

Sur cette propension à l’oubli qui semble parfois culminer dans une rage de destruction du passé, je garde un souvenir amer. J’avais treize ou quatorze ans et cela faisait longtemps que je m’escrimais à l’aide d’une plume sergent-major contre la feuille blanche pour tracer des minuscules et des majuscules qui soient gracieuses. Enfin j’arrivais au moment où il convenait de consacrer ma maîtrise de l’écriture en me dotant d’une signature distinctive. Bon nombre de mes camarades et moi-même, nous passions de longues heures à tracer nos noms, ou à la rigueur ce qui pouvait les laisser deviner, car nous écrivions nos noms de manière si elliptique et indéchiffrable que non seulement les reconnaître devait être une rude tâche, mais imiter nos signatures, une entreprise impossible.

On comprend alors mon éblouissement quand je découvris sur un document exposé au musée de ma ville natale la signature de Jean-Jacques Dessalines. D’abord j’y vis la preuve irréfutable de l’existence d’un héros à ce point mythique à mes yeux que j’en arrivais parfois à douter de son existence. Les manuels d’histoire dont on nous faisait réciter des pages entières contaient bien ses faits et gestes. Mais, faute d’avoir des images fiables, des photos, des films, des tableaux me garantissant l’authenticité de ses traits, de sa prestance, de sa détermination farouche, que pouvais-je faire sinon un acte de foi ? Or le croyant le plus fidèle a parfois des doutes. Et voilà que je découvrais sa signature au bas d’un document officiel.

Par le seul tracé des lettres de son nom, il me semblait que son existence était d’emblée confirmée. La hauteur de ces lettres, leur succession rapprochée de par l’accélération du mouvement de l’écriture, l’arrondi du D, des S et des N, en cercles spiralés, tout cela traduisait à mes yeux l’envol de sa pensée ; témoignait de sa volonté de couper au plus court et de ne jamais faire quartier ; donnait la preuve de sa main de fer et révélait enfin son esprit vif comme l’éclair, traits qui correspondaient parfaitement au portrait que je me faisais de ce héros. Ce document autographié me convainquait bien mieux de l’existence du père de la nation que tous les manuels dont on nous faisait ânonner les textes. Il me semblait que là, sur cette feuille de papier, dans cette signature, se lisait le caractère du libérateur d’Haïti davantage que dans les récits de ses victoires militaires.

C’est vous dire mon désespoir quand ce document et toutes les autres pièces exposées, ainsi que le musée lui-même, partirent en fumée, lors des manifestations populaires qui entraînèrent la chute de Jean-Claude Duvalier. En Haïti, la rage de déchouquer qui n’épargne ni musée ni palais fait d’ordinaire, c’est-à-dire à répétition, table rase du passé.

Ainsi l’on semble vouloir oublier aussi bien les méfaits que les hauts faits accomplis. Car ces destructions ne visent point tant à punir les auteurs de crimes politiques qu’à permettre au peuple de se défouler enfin de toutes les frustrations accumulées au temps de la tyrannie. De la sorte, bourreaux et victimes, une fois la tempête passée, peuvent se remettent à se côtoyer, à redevenir familiers et presque amis. Le tyran d’hier deviendra l’ami de demain, une fois qu’on aura pris soin d’effacer toutes traces de ses actes. On croirait que la vengeance politique n’existe pas en Haïti, à voir ainsi les dirigeants en fuite et leurs anciennes victimes finir par se retrouver sur un même banc de parc, au pays ou à l’étranger, en train de se raconter des lodyans[1] comme si tout le monde était frappé d’amnésie.

En Haïti l’Histoire se répète parce que nous nous empressons toujours d’oublier les leçons qu’elle donne. On peut même se demander si, pour mieux oublier, nous ne prenons pas la précaution de ne pas entendre ces leçons en refusant d’analyser nos comportements individuels et collectifs.

Et pourtant, on ne peut pas dire que la tradition orale ne nous invite pas à réfléchir sur le rôle du souvenir et de l’oubli dans nos vies. On retrouve dans nos chansons une analyse fine de la manière propre aux Haïtiens non seulement de cultiver l’oubli et le souvenir mais de les associer étroitement au rêve.

J’oublie

Twa fey,

Trois feuilles !

Twa rasin o !

Trois racines !

Jete-bliye

Jetées, oubliées

Nan basen-sonje.

Dans le bassin de mes rêves.

 

 

Mwen genyen

Dans mon bassin

Basen m

Trois feuilles

Twa fey

Sont tombées ;

Tonbe ladan l !

Jetées, oubliées

Jete-bliye

Dans le bassin de mes rêves.

Nan basen-sonje.

 

Les hommes et les faits, appelés à se métamorphoser en souvenirs, sont des feuilles, elles-mêmes excroissances des racines. Les feuilles ont été jetées dans le bassin, l’océan Atlantique, lors de la grande traversée des bateaux négriers.

L’oubli, c’est l’absence, le fait qu’hommes et faits, idées ou sentiments, tout soit jeté dans le gouffre du néant. La mémoire, c’est la présence, ou mieux encore le retour de l’absent selon une dialectique du jeter-ramasser; de l’oublier-se souvenir.

Il faut d’abord faire face au risque de l’oubli, de la néantisation du présent, de l’éloignement et de la perte de la mémoire, avant de sentir la nécessité de recourir à celle-ci, à sa force de régénération, de façon à pouvoir ainsi ramasser, reprendre et faire revivre le passé.

Ce qui est remarquable, c’est que l’oubli et la mémoire, le rejet et la récupération soient vus de cette manière impersonnelle. Il n’est dit ni qui ni quoi est jeté ni ce qui a été ramassé. Nulle indication de faute commise ou de réparation de celle-ci. Simplement deux faits, le rejet et la récupération, qui se succèdent comme deux temps obligés d’une situation, elle-même prise comme simple fait, un état sans origine ni cause. Au fond une situation et un état originels qui deviennent raison et cause, début donc d’une Histoire.

Il y a là Histoire sans Préhistoire. Le mythe d’origine commence ainsi. Le fait de jeter n’est pas historicisé, personnalisé et individualisé. Il est tout simplement le fait initial qui déclenche une suite de faits, une succession de gestes, lesquels désormais constitueront une Histoire localisée. Il n’y a pas de cause du fait de jeter, et celui de ramasser s’explique et se justifie par le simple fait de ce rejet initial.

L’aventure qui commence est donc intériorisée en tant qu’elle est vécue par une conscience qui la narre, mais elle n’est pas extériorisée par le renvoi à un coupable ou responsable, préalable ou différent de la voix, c’est-à-dire de la conscience qui narre. Toute responsabilité repose donc sur les épaules de cette conscience narratrice qui se fait initiatrice de sa propre histoire.

Ce récit, à caractère nettement mythique, trouve sa généralité dans deux caractéristiques de la langue haïtienne. D’abord cette versatilité ou réversibilité du verbe créole qui, simultanément, peut se comprendre au passé et au présent, à l’impersonnel et au personnel. Ensuite, il y a cette synonymie induite par l’homophonie des mots : « basen-sonje » et « ranmase-sonje ». Pendant longtemps je me suis demandé lequel de ces deux mots composés l’on devait retenir ou encore, quand il fallait dire l’un plutôt que l’autre. Jusqu’à présent, il y a là pour moi un indécidable. On doit en effet, tout au long du texte de « twa fey », entendre aussi bien « nan basen-sonje » que « ranmase-sonje ». Partout on peut substituer « ranmase-sonje » à « nan basen-sonje » sans que le sens ne soit aucunement perturbé. Il n’y a qu’au vers 6 qu’on puisse trouver avec le possessif qualifiant le mot « basen » (basen m) une indication du fait que ce « basen », espace de la perte aussi bien que de la récupération, est la propriété de l’énonciateur du discours. Ce qui nous conduit à assimiler ce « basen » à l’espace même de la conscience du sujet énonciateur. Ailleurs, on peut à volonté penser soit au lieu de la perte (« nan basen-sonje ») soit à celui de la récupération (« ranmase-sonje ») avec une relative indétermination.

C’est donc dans le même espace que s’effectuent le geste d’oublier et celui de se souvenir. Là où est l’absence, là aussi se trouve la présence.

Je me souviens

Ti zandò,

Zandors ! Zandors !

Ti zandò,

 

Fey nan bwa

Les feuilles de tous les arbres

Rele mwen !

Crient mon nom.

 

 

Zandò,

 

Zandò,

 

Fey nan bwa

 

Rele mwen.

 

 

 

Woy ! Woy !

Oh ! Oh !

M a rele

Je vous invoque,

Kongo Zandò.

Zandors Congo.

 

 

M pap manje

Je n’en veux pas

Manje Marinèt

Des plats de Marinet

Pou l pa touye mwen !

Qui veut ma mort.

L’espace de « Twa fey » est un espace subjectif (« Mwen genyen basen m »). Celui de « Ti Zandò  » est collectif car il y a le Je qui parle, les « fey nan bwa » qui lui parlent, les zandò à qui il parle, les Kongo Zandò à qui il compte parler et finalement Marinèt  dont il parle. Cela fait foule, collectivité.

Est-ce pour cela que de la première à la seconde chanson le ton passe du lyrique au dramatique ? En tout cas, aucun problème particulier n’était posé dans la première chanson. À peine pouvait-on sentir un peu de nostalgie à l’évocation de ces « twa fey » tombées et à ramasser. Dans la deuxième chanson, il y a menace de mort. Et si les Zandò interpellés par l’énonciateur lui sont favorables, Marinet ne l’est pas. Une situation dramatique est représentée ; une lutte est évoquée. Cet aspect dramatique est renforcé par le fait de voir les feuilles, simples objets dans « Twa fey », devenir des sujets dans « Ti Zandò » au point de jouer un rôle bien connu dans la narration du conte populaire haïtien, celui du supernarrateur qui mandate le narrateur du conte, le charge d’aller conter son histoire. Les « Fey nan bwa » deviennent des sujets personnalisés qui hèlent le narrateur, ce qui porte ce dernier, à son tour, à héler Ti Zandò et les kongo Zandò. Appels à l’aide, quête d’alliance ? Peu importe, une histoire commence, car l’énonciateur du discours ne se contente pas uniquement de déplorer un fait, d’évoquer un oubli réel et une mémoire possible ; il évoque aussi une mort anticipée mais rejetée d’avance (« M pap manje manje Marinet / pou li pa touye mwen »).

Nous sortons d’une conscience individuelle dans « Twa fey » pour rentrer dans une conscience collective dans « Ti Zandò ». Là, les feuilles, les souvenirs, sont collectifs puisqu’il s’agit des feuilles de la forêt (« fey nan bwa ») et ces souvenirs lancent un appel, réclament une action. Il y a obstacle, danger même, auquel doit faire face le narrateur. Ce « manje-Marinet » que le sujet interpellé se refuse à manger fait surgir la menace d’un esprit malveillant, le « lwa Marinet pye chèch ». Et il n’y a pas d’autre recours que d’appeler les Kongo Zandò à l’aide. Les fey nan bwa déjà faisaient un appel à l’aide. Le sujet qui chante se trouve à relayer leur appel. Il est l’intermédiaire, comme le narrateur dans le kont populaire, celui qui se fait l’écho d’une voix supérieure. Mais ici, dans cette chanson, au lieu de faire le relais entre le ciel et la terre, comme le fait le « tireur de kont » (« Se sa m tal wè, yo ban m yon ti kout pye volye jouk isit rakonte nou sa » [C’est ce à quoi j’assistais quand d’un coup de pied on m’a dépêché jusqu’ici pour vous en faire part]), l’énonciateur se fait l’écho de la terre pour prier le ciel et l’appeler à l’aide.

Conscience collective, donc espace social, dans « Ti Zandò ». Espace surnaturel aussi, puisque les « lwa[2]  » (Zandò, Marinèt) côtoient le sujet narrateur tout comme les « fey nan bwa », qui sont des êtres humains ou, du moins, agissent comme tels. On notera comment d’une chanson à l’autre un coefficient différent est attaché au mot « fey ». D’abord identifiée à la racine (« twa fey, twa rasin o ! ») la feuille est rattachée à la souche de l’identité profonde, au « basen » de celui qui parle, « un basen-sonje », sa conscience. Maintenant, dans « Ti Zandò », le mot « fey » est associé à l’identité collective (« fey nan bwa »), distincte de l’individuelle et pourtant suffisamment reliée à elle pour se sentir en droit de la mobiliser. Identités individuelle et collective : même combat donc !

Ce combat, notons-le encore une fois, oppose des « lwa », « Kongo Zandò » et « Marinèt pye chèch » d’une même mythologie, la vodouesque. Aucune intervention extérieure n’est signalée et encore moins sollicitée. Il s’agit, comme on dit dans le langage de la science politique, d’une affaire intérieure dans laquelle on ne souhaite aucune ingérence étrangère, ni même on ne songe à elle.

La lutte contre l’oubli, pour la mémoire, pour la restauration de la présence et la cessation de l’absence, est affaire intérieure et, alors même qu’elle est collective, elle demeure personnelle. C’est sur les propres forces de sa mythologie que compte le sujet qui parle pour surmonter l’obstacle qu’il doit affronter. Cet obstacle d’ailleurs prend le visage personnalisé de Marinet tout comme le recours, l’adjuvant, est personnalisé par les Kongo Zandò. Nous sommes en présence d’éléments connaissables, identifiables, du patrimoine culturel de l’auditeur de la chanson. Il s’agit par ailleurs d’une histoire qui, cette fois, n’en est pas à son début mais qui est en train de se dérouler, qui compte déjà des péripéties puisque les forces en présence sont dénombrées, le danger caractérisé et le dénouement appréhendé. La mort menace, mais la parade est envisagée. Finalement, le fait que la mort soit figurée par l’acte de manger donne la connotation intérieure du drame puisque tout se passera à l’intérieur du corps qui a besoin de manger et doit pourtant éviter les mets empoisonnés. Il s’agit de s’approvisionner à des sources favorables et non pas hostiles. Et ces dernières sont bien connues.

Je rêve

Latibonit o !

Oh ! Artibonite !

Yo voye rele m

Une voix me crie

Yo di m Sole malad. (bis)

Que Soleil est souffrant.

 

 

Lè mwen rive

J’accours à son chevet.

Mwen jwenn Sole mouri. (bis)

Il était déjà mort !

 

 

Se regretan sa

O douleur !

Mwen jwenn Sole mouri (bis).

Il était déjà mort !

« Twa fey ! » se déroule dans une conscience individuelle. « Ti Zandò », par contre, se déploie dans un contexte social. Dans le premier cas, il s’agit d’un discours lyrique, dans le deuxième, nous avons affaire à un drame qui va trouver sa conclusion dans « Latibonit o ! ». En effet, le dénouement anticipé dans « Ti Zandò » (« Pou l pa touye mwen ») est bel et bien accompli cette fois-ci (« Mwen jwenn Sole mouri ») et cela, dès le milieu de la troisième chanson, ce qui pourrait donner l’impression que l’action se termine avant même que de vraiment commencer. Il paraît aussi finir encore une fois par une méditation ou même une lamentation (« Se regretan sa / Mwen jwenn Sole mouri »).

En réalité, cette troisième chanson qui fait suite et met fin aux deux premières, nous fait accomplir une étrange traversée. Nous passons du poème lyrique au drame et puis à l’utopie. Après la mélancolie de l’oubli et le drame de la mémoire, nous voici arrivés à l’enchantement de l’imaginaire. Le propos de « Latibonit o ! » est d’autant plus paradoxal qu’il fait le projet utopique de défaire l’oeuvre de la mort. Et c’est par là que ce texte ouvre un nouvel espace qui n’est plus celui du deuil (l’oubli), de l’espoir (« pou l pa touye mwen »), mais du rêve et même de l’utopie. Il ne s’agit plus de la chronique d’une mort annoncée mais du rêve d’un renversement du cours des choses. Ailleurs un poète demandait à la mort où était sa victoire et un autre suppliait le temps de suspendre son vol. Ici, l’énonciateur du discours, tout en regrettant la victoire de la mort, laisse comprendre que cette victoire n’est pas irrévocable, qu’elle est provisoire, peut-être même illusoire.

Le Soleil (« Sole ») se lève en effet chaque matin pour s’élever au-dessus du fleuve Artibonite ou de la mer que le fleuve symbolise. Mais c’est pour aller se coucher, le soir venu. Il meurt donc, mais c’est pour renaître le matin suivant. Cette même eau, fleuve Artibonite, mer Atlantique, d’où le soleil sort et où il va se jeter à la fin de son parcours, est comme le bassin où l’on jetait les feuilles du souvenir, mais où l’on pouvait aussi aller les ramasser.

On meurt par l’eau et on renaît par elle. Mort et résurrection, la vie fait le va-et-vient entre ces deux pôles de notre voyage. Dans ces trois chansons, le parcours du discours ne cesse de s’étendre. Dans « Twa fey », le sujet est son propre interlocuteur. Dans « Ti Zandò », le circuit de la parole (« rele ») s’élargit. Il va du sujet qui est interpellé par les « fey » aux Zandò à qui ce sujet relance cet appel. Dans « Latibonit o ! », le dialogue n’est plus circulaire ou, du moins, ne se déroule pas à l’horizontale, entre des partenaires égaux ou de même force. Le « yo » qui fait appel à l’énonciateur n’est plus seulement la figure d’un sujet collectif mais celle d’un supérieur, de telle sorte qu’il n’annonce pas simplement une nouvelle mais qu’il donne implicitement un ordre. Cela est suggéré par le « voye rele m » qui se traduirait par « m’a fait chercher » et par le décalage de temps que suppose l’annonce d’une nouvelle et la constatation de ses conséquences (« M jwenn Sole mouri »). Le temps divin, rapide, de « Yo  » [ils, eux] n’est pas le temps humain, défaillant et décalé de « Mwen  » [je, moi].

Et c’est ici que nous pouvons voir les trois chansons se raccorder comme les séquences d’une seule action. Le temps ultra-rapide de Yo et celui retardé de Mwen sont à la dimension du cadre de l’action. Le fleuve Artibonite est une étendue d’eau comme le « basen » (l’océan Atlantique) mais d’une dimension moindre, individuelle pourrions-nous dire. Le passage de la maladie à la mort pour « Sole » ne se situe pourtant pas seulement dans ce cadre restreint. Le symbolisme du nom Sole (« Soley ») projette le personnage dans un univers qui n’est plus mesuré par le parcours linéaire d’une vie individuelle mais par la trajectoire circulaire du perpétuel retour du jour et de la nuit, de la vie et de la mort en somme. Le seul fait que celui qui parle n’appelle pas Latibonit à son aide mais lui fait confidence de la sollicitude de Yo à son égard nous fait comprendre que cette marque d’attention d’un interlocuteur prestigieux tempère chez lui un regret qui n’est pas désespoir. « Bondye bon ! [Dieu est bon !] Kou pou kou, Bondye ri. [Vous vous battez ? Dieu sera le vrai vainqueur !] Agawou di si Dye vle. [La volonté de Dieu prévaut toujours.] Nous sommes alagras de Dye [Notre sort est entre les mains de Dieu] ».

En dépit de ses airs de thrène et de son ton funèbre, « Latibonit o ! » n’est pas un chant de désespoir. À peine l’expression du regret que suscite la faiblesse de notre condition ! Au fond, il est plutôt l’expression d’un rêve qu’autorise la vision d’un monde où le seul intervenant extérieur qui compte est un adjuvant de l’homme. Contre lui, nos ennemis, égaux ou même supérieurs à nous, ne prévaudront jamais. Car leur temps de victoire, temps court de la maladie et de la mort, par empoisonnement notamment, donc par forfaiture, sont inscrits dans un temps long de sommeil et de réveil, qui intègre dans ses cycles le mal qui peut nous arriver dans le bien final que nous veut celui qui nous protège et dont témoignent les avertissements.

Post-scriptum

Les Africains amenés de force en Haïti, confrontés à la langue de leurs maîtres esclavagistes, plutôt que de la parler, avaient fait le choix de forger une langue nouvelle, l’haïtien, la langue créole d’Haïti. Or, le jour même de la proclamation de leur indépendance, ces Haïtiens décidaient d’écrire dans la langue de leurs anciens maîtres. Après un grand bond en avant, c’était faire doublement marche arrière, puisque normalement, avant d’écrire dans la langue de l’autre, il faudrait savoir parler sa langue.

Ces mêmes Haïtiens, vingt ans après avoir proclamé leur indépendance, décidaient de revenir dans le giron de leur ancienne métropole, non pas comme colonie mais comme néocolonie, c’est-à-dire avec le statut de celui qui porte un masque d’indépendance mais vit une réalité coloniale.

Dans le premier cas, celui du choix de la langue, Léon Laleau (1978 : 239) a pu parler de « trahison ».

Ce coeur obsédant, qui ne correspond

Pas avec mon langage et mes costumes,

Et sur lequel mordent, comme un crampon,

Des sentiments d’emprunt et des coutumes

D’Europe, sentez-vous cette souffrance

Et ce désespoir à nul autre égal

D’apprivoiser, avec des mots de France,

Ce coeur qui m’est venu du Sénégal ?

Dans le second cas, celui du choix du statut néocolonial, le moins qu’on puisse dire, c’est que le nouveau pays d’Haïti acceptait de n’être qu’un État faible qui détenait en apparence les prérogatives d’un État nation tout en étant incapable de les exercer.

On reconnaîtra que c’était, dans les deux cas, se placer dans l’étrange situation de commencer par oublier pour ensuite se mettre à se souvenir.

On s’explique alors que ce souvenir se soit toujours exercé d’une façon schizophrénique, dans une opposition factice entre passé et présent. Un passé fixé dans une image glorieuse, mais détachée du réel, une pure célébration verbale, illusoire et rituelle d’un passé sans écho dans la réalité actuelle : « Sublimes va-nu-pieds, glorieux pères de la patrie aux exploits sans mesure !» et, en même temps, une patrie prostrée, défaite et impuissante. En somme, une double image de soi : héros dans le passé mais victime dans le présent, orphelin d’un père glorieux et fils indigne d’une mère vivante, ayant pu tout faire hier mais ne pouvant plus rien faire aujourd’hui.

Un montage de trois citations nous aidera à démonter le mécanisme de cette paradoxale vision de soi qui fait passer à coté de soi sans se voir et qui ne fait retenir dans un même objet que les images de la gloire passée et de la déchéance actuelle.

Première étape : passer à côté de soi, autrement dit ne pas reconnaître le passé pour tout ce qu’il est.

Une autre forme d’érosion moins visible et plus insidieuse nous laisse aujourd’hui une Haïti qui rétrécit jusqu’à n’être qu’une peau de chagrin chaque fois que nous passons à côté de nos traces sans nous en apercevoir. Plus nous ignorons notre mémoire, plus notre avenir nous paraît incertain et plus nous nous enfonçons dans un désespoir par rapport à nous-mêmes et au pays.

Hurbon 1999 : 1

Deuxième étape : détacher le passé du présent et ne garder à chacun de ces segments du temps qu’une seule signification.

Aujourd’hui encore, dans certaines parties du pays, les aqueducs, les barrages, les bassins de distribution destinés à répartir l’eau entre les différents domaines, restent presque intacts et témoignent de l’énorme labeur accompli sous la direction des colons. Le voyageur qui parcourt nos plaines s’arrête souvent au bord d’un puits, devant un pan de mur aux pierres noircies, vestiges de la domination française, et alors ressuscite dans son imagination la mémorable et sanglante vision d’une époque, où tant de forces furent gaspillées, parce qu’elles ne résultaient point du libre et volontaire effort de l’individu.

Bellegarde 1953 : 47

Troisième étape : passé et présent étant différemment qualifiés, se complaire dans l’autocongratulation pour le passé et l’autodépréciation pour le présent.

Ce qui rend en effet difficile le travail de la pensée dans la Caraïbe, c’est peut-être notre inclination à nous reposer sur notre passé d’anciens esclaves brisant leurs chaînes, à vivre de ce passé enchanté où cependant nous n’avons jamais été que des victimes. On dirait qu’ainsi dans la Caraïbe, nous n’avons pas de dette : tous les « autres » nous doivent tout, ils doivent nous payer pour avoir fait de nous des vaincus. Habitant le passé, comment donc pouvons-nous disposer d’une mémoire ? Or le rapport à la mémoire, rapport constitutif d’un peuple ou d’une nation, reste impensable sans la possibilité d’oublier, c’est-à-dire sans l’effort d’arrachement de soi au passé.

Hurbon 1990 : 2

Trois étapes donc de ce passage à côté de nous-mêmes, c’est-à-dire à côté de notre passé vivant, utilisable dans le présent. D’abord voir sans voir. Passer près d’une ancienne sucrerie encore en bon état et ne pas la voir comme une industrie à remettre en marche pour en tirer profit aujourd’hui. Ensuite, avec du ressentiment, sinon une pointe d’impuissance, ne voir dans cette sucrerie que le lieu d’exploitation de nos ancêtres. Enfin, rattacher le présent au passé sans procéder à l’inverse, qui nous ferait relier le passé au présent.

La schizophrénie de cette double image de soi réside dans la contradictoire vision de soi-même : tout-puissant hier mais impuissant aujourd’hui. Sujet trahissant son propre langage ; état faible, incapable d’être responsable de soi. Nous avons conquis dans le passé la gloire d’être des héros et n’avons dans le présent que le malheur d’être des victimes.

Dans cet écart entre soi et soi, dans ce vide existentiel entre passé et présent, à peine pouvait-il y avoir place pour le rêve. Et encore ! Ce rêve lui-même ne pouvait qu’être trompeur et tronqué. Rêve d’un État de droit tel qu’imposé par d’autres et sans moyens pour l’Haïtien de le réaliser ; rêve d’un développement économique impossible dans le cadre d’une mondialisation du pouvoir néocolonial.

Je m’arrête ici avant de tomber dans le convenu des explications sociohistoriques qui feraient tout expliquer par les méfaits du néocolonialisme globalisant des puissances euro-étasuniennes.

Mais si je me suis appuyé sur un incident à caractère somme toute personnel, la perte de l’autographe de Jean-Jacques Dessalines, pour parler de l’oubli, de la mémoire et du rêve en Haïti, on pourrait le faire tout aussi bien à partir de malheurs collectifs. C’est ce qu’ont fait les auteurs du livre, Mémoire oubliée.Haïti 1991-1995, en analysant les tragiques événements survenus à Fort-Dimanche, non pas du temps où ce lieu de torture servait à éliminer ceux qui s’opposaient au régime duvaliériste mais après la dictature, quand les parents et les amis des victimes ont voulu commémorer la mémoire des disparus. La répression qui s’abattit sur ces gens qui ne voulaient pas oublier démontre qu’au besoin, si effacer le passé une première fois ne suffit pas, on peut s’y reprendre une deuxième fois afin d’être bien certain d’avoir fait de la mémoire une table rase.