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Pour une historiographie haïtienne

Il y a ici un génie national, toute une littérature rêvée, chantée, dansée, contée, qui n’attend peut-être que sa formule écrite pour devenir un des plus curieux chapitres de l’histoire des idées et des races.

Alaux 1852a : 764

Nous ne devons pas cette vision de la littérature haïtienne à l’un des théoriciens des esthétiques avant-gardistes caribéennes du XXe siècle, mais à Gustave d’Alaux. Celui-ci était un ancien combattant de la guerre d’indépendance de la Grèce. Vingt ans après, sous le Second Empire français, il publiait des articles sur le Second Empire haïtien avec le double but de dénigrer le premier État d’anciens esclaves dans les Amériques et de montrer à ses compatriotes que l’actuel président français, Louis-Napoléon Bonaparte, ne rêvait que de copier Faustin Soulouque, empereur d’Haïti (Middelanis 1996 : 156). Après le coup d’état de ce dernier et ce qu’il considérait être la « haitïanisation de la France » en 1851, Alaux s’était mis à étudier la littérature haïtienne. Malgré, ou grâce à son regard discriminatoire, il découvre dans la culture des « nègres » de l’ancienne « perle des Antilles » des modes d’expression comme la danse, la chanson, les dictons, les contes, tous genres méprisés par une critique métropolitaine encore fortement imprégnée des règles classiques. Les abolitionnistes français, Grégoire et Schoelcher, avaient déjà documenté par leurs écrits les dictons et les contes pour démontrer les capacités intellectuelles de la race noire. Celles-ci ne sont plus mises en question par Alaux : il prévoit cependant que l’intégration des genres populaires dans la littérature nationale ne pourra pas se réaliser sans se heurter aux lois de la bienséance littéraire académique. Ce qu’il appelle « curieux chapitre » n’est que l’appel à une esthétique nouvelle qui devrait s’émanciper des modèles métropolitains, ou au moins français. Dans un autre article, il mentionne des modèles littéraires forts significatifs quand il critique le classicisme et les revendications antiracistes des historiens haïtiens.

Oh ! les curieuses pages de Cooper et les bons proverbes de Cervantes que nous ont gâtés là … la plupart des dix ou douze historiens d’Haïti. Toute cette histoire pourrait être faite en dictons et en images, on nous l’a délayée en discours à la façon de Tite-Live et en système à la façon de l’abbé Raynal.

1852b : 1078

Les modèles contemporains américains de Cooper et du siècle d’or espagnol de Cervantès renvoient à une écriture disparue en France depuis Rabelais. C’est exactement ce dernier que, cent ans après, revendiqueront les avant-gardistes caribéens francophones. Ce mélange rabelaisien entre l’oralité, l’écrit et la musique a été prévu par Alaux comme une page nouvelle ou, si l’on veut rester dans le discours discriminatoire du Second Empire, une nouvelle curiosité dans la littérature mondiale. Peut-être était-il nécessaire de regarder la nouvelle littérature haïtienne avec un regard à la fois condescendant et chercheur de nouveautés pour exprimer clairement le dilemme de tout écrivain du nouveau monde, et particulièrement de la première République de Noirs libres, dilemme qui consiste en de multiples paradoxes :

  • écrire pour les quelques lettrés du pays et pour les métropolitains auxquels on doit imposer sa position d’intellectuel indépendant ;

  • écrire dans la langue et la tradition métropolitaine et rendre les voix et la culture des protagonistes de la lutte pour l’indépendance ;

  • écrire une histoire dont les sources majeures sont les récits des vétérans et qui ne peut pas se baser sur une documentation écrite comme le font les contemporains français qui fondent leur discours sur leur grande Révolution.

Après avoir esquissé l’attente et les limites de la critique française contemporaine, cet article tente d’illustrer que les premiers historiens haïtiens étaient conscients que tous les éléments qu’Alaux allait revendiquer quelque vingt ans après devaient constituer une oeuvre littéraire nationale.

Un partisan de la République

Les protagonistes de la création d’une nouvelle historiographie nationale ne discutaient pas ouvertement des multiples tâches qui s’imposaient à eux pour de multiples raisons, dont nous allons examiner quelques-unes, mais leurs textes reflètent les paradoxes qu’on vient d’évoquer. Nous nous proposons d’analyser un texte dont la valeur littéraire était fort douteuse pour Alaux et la critique littéraire haïtienne jusqu’aujourd’hui, Le voyage dans le Nord d’Hayti, ou révélation des lieux et des monuments de Charles Hérard Dumesle qui, en 1824, appelle ses compatriotes à tirer des leçons de l’histoire récente de leur pays. Peut-être ses pages ne sont-elles pas aussi bien écrites que celles de Cooper ou de Cervantès, mais elles sont certainement « curieuses ». Ce sont surtout les incohérences de leurs sujets qui nous intéressent parce qu’elles déploient les problèmes, narratifs et idéologiques, de l’historiographie haïtienne postérieure, consistant à trouver une écriture qui transmette cette culture « chantée, dansée, contée » dont Alaux parlera quelque trente ans plus tard. Ce dernier n’aurait pas su trouver ces formules imagées sans connaître les tentatives d’un Hérard Dumesle qui cherchait à concilier la tradition orale populaire et la tradition philosophique et stylistique européenne.

La seule position qui paraisse certaine dans ce livre, c’est le parti pris politique en faveur de la mémoire d’Alexandre Pétion. Hérard Dumesle est donc l’un des premiers représentants de ce courant que David Nicholls a qualifié de « mulatto legend », lecture libérale de l’histoire qui favorise les politiciens républicains contre les généraux, majoritairement noirs, qui prônaient un « État fort et une économie centralisée pour préserver l’indépendance contre tout essai de reconquête métropolitaine » (Nicholls 1988 : 88). En fait, il avait participé de 1807 à 1810 à la défense du Môle Saint-Nicolas sous le commandement du général républicain Lamarre contre les troupes de Christophe, roi et dictateur dans le Nord d’Haïti entre 1807 et 1820. Lamarre était le martyr de la cause républicaine pour Hérard, qui se retira dans sa ville natale, aux Cayes. Il y reprit la lutte en 1819, en fondant le journal L’Observateur dans lequel il exaltait les vertus républicaines, critiquait le manque d’esprit civique et révisait la production littéraire haïtienne.

En 1820, le royaume de Christophe s’effondrait ; en 1822, le président Boyer unifiait l’île en conquérant sa partie hispanophone. Hérard Dumesle était élu représentant des Cayes, mais ne pouvait pas se rendre à Port-au-Prince à cause d’une maladie. Quelques mois plus tard, l’affaire Darfour agitait l’intérieur du pays. Darfour, d’origine africaine, était un ancien officier de l’armée d’Égypte qui avait quitté la France pour rechercher la liberté des Noirs en Haïti. Dans son journal, L’Éclaireur haïtien, il luttait pour l’égalité entre Noirs et Mulâtres, et dénonçait le favoritisme du gouvernement envers ces derniers. Boyer riposta en accusant Darfour de conspirer contre l’union ; une commission militaire le condamna à mort. Après l’exécution de Darfour, le Parlement exclut quatre députés pour avoir conspiré avec le défenseur des droits des Noirs. L’un d’eux s’appelait Saint-Laurent ; il était, comme Hérard, député des Cayes (Madiou 1988 : 329-340). Cette affaire montrait au grand jour que la devise nationale, « l’union fait la force », cachait mal les inégalités de la jeune République et que le gouvernement était prêt à user arbitrairement de ses pouvoirs pour sauver la face. L’historien Thomas Madiou concluait, quelque quarante ans plus tard, que ces mesures dictatoriales avaient créé un esprit d’opposition sournoise parmi les parlementaires de l’époque. En 1824, quand paraissait Le voyage dans le Nord d’Hayti, Hérard Dumesle avait été nommé par le Parlement de Port-au-Prince président de la chambre, apparemment parce qu’il appartenait à l’opposition contre le président Boyer (Madiou 1988 : 397).

Il fallut attendre encore vingt ans avant que le député des Cayes ne figure parmi les chefs de la révolution qui allait renverser Boyer. Cette révolution n’aboutit pas non plus à un meilleur gouvernement. L’île fut une fois encore divisée en deux parties ; les révolutionnaires de 1844 durent s’exiler un an plus tard pour finalement se réconcilier avec Boyer en France (Nicholls 1989 : 206).

Il n’est pas étonnant qu’Alaux n’ait pas pris en considération l’esprit d’opposition clandestine qui dominait la chambre en 1824, d’autant plus qu’il approuvait pleinement les mesures de Boyer contre Darfour et que, dans sa vision d’antagonismes raciaux, il ne prenait pas davantage en compte le désaccord des parlementaires avec les mesures dictatoriales du gouvernement. Il faut pourtant retenir que ni la critique littéraire haïtienne ni des historiens des idéologies comme David Nicholls ne situent le livre du député des Cayes dans ce contexte politique. Les quelques indications dont nous disposons nous indiquent donc qu’en 1824 le président de la chambre se trouvait en désaccord avec le président de la République en ce qui concerne ses mesures dictatoriales.

Un « Argonaute » des livres

Les critiques littéraires d’Hérard Dumesle dans l’Observateur nous montrent un érudit et un théoricien qui connaît les structures des genres littéraires, toujours prêt à discuter les positions politiques de son grand antagoniste du royaume du Nord, le baron de Vastey, porte-parole du roi Christophe, tout en étant en même temps l’un des premiers théoriciens de l’anti-impérialisme et de l’antiracisme des Caraïbes (Nicholls 1991). Ayant révisé sévèrement les Mémoires de Boisrond-Tonnerre et connaissant les esquisses de l’épopée L’Haïtiade de Juste Chanlatte, Hérard savait parfaitement quels genres étaient à sa disposition pour réaliser son projet de narrer l’avènement de la nation haïtienne.

Contrairement à toute attente, l’auteur se décide d’écrire un récit de voyage. Le prétexte tout à fait vraisemblable de ce voyage se reflète dans le titre : le « Nord d’Haïti » signifie à cette époque que le citoyen de la République se propose d’examiner les vestiges de la monarchie de Christophe. Encore faut-il considérer la deuxième moitié du titre, « Révélation des lieux et monuments ». Cette partie du titre sera variée par le titre du chapitre central, qui narre les événements révolutionnaires : « Révélation des ruines. Esquisse du tableau historique de la révolution haïtienne ». S’il ne s’est pas rendu compte des constituants de ce livre, le lecteur se voit indiquer par ces titres qu’il est pris dans un tissu intertextuel qui transforme ce récit soi-disant authentique en un voyage dans un monde de livres. L’auteur s’inspire évidemment d’un autre récit de voyage, qui est surtout un traité philosophique plein de scènes de contes orientaux, Les ruines ou Méditations sur les révolutions des Empires, écrit par Volney et publié en 1792. Volney avait effectivement voyagé en Égypte et au proche Orient, mais cet ouvrage est avant tout une longue méditation sur l’avènement et la chute des empires et surtout une dénonciation du despotisme.

En Haïti, ce livre a été propagé par le baron de Vastey qui avait trouvé dans son vingt-deuxième chapitre une théorie de « l’Égypte noire » qui postulait que la culture égyptienne était issue des cultures des Noirs de la Nubie et de l’Abyssinie. Dans sa polémique contre les racistes de son époque, Vastey citait Volney pour prouver que le berceau de toute la culture antique se trouvait en réalité dans les sociétés noires (Vastey 1814 : 20 ; Magloire-Danton 2005 : 157-159). De son côté, Hérard évoque cette théorie dans une note, mais sans nommer ses sources d’informations haïtiennes, Vastey ou Darfour (Hérard Dumesle 1824 : 348).

Quelques moments après le départ des Cayes, le voyageur se retire sous le tillac du bateau, comme « ces Argonauts (sic) qui parcourent le monde sans sortir de leur chambre » (8) — encore un signal d’intertextualité et du caractère fictif du texte : le Voyage autour de ma chambre. Dans la pénombre de ce lieu de méditation, il nous présente ses deux compagnons de voyage : le Sentimental Journey de Lawrence Sterne et l’Histoire Naturelle de Buffon. Malheureusement, Hérard n’essaie jamais de copier les parodies du romancier anglais : les dialogues des voyageurs à bord du bateau l’auraient transformé en bateau de fous. Peut-être a-t-il réalisé que Sterne avait en réalité écrit un anti-roman et que, par analogie, son oeuvre serait le contraire de la grande histoire ou de l’épopée nationale. Il a adopté un procédé de Sterne, l’intervention du monde réel dans la fiction : il voit, par exemple, un petit port qui lui sert de prétexte à louer une fois de plus la lutte héroïque des gens du Sud contre le despotisme du Nord ; le bateau contourne un cap et le port disparaît : l’auteur se tourne immédiatement vers un autre sujet. Ainsi le récit paraît plus authentique, mais, en même temps, le message idéologique devient arbitraire. Ce qui est plus certain, c’est qu’il se soit inspiré du terme « sentimental » qui se trouve dans le titre de l’oeuvre anglaise pour indiquer qu’il écrit pour une femme.

La référence à Buffon s’inspire du concept des « révolutions naturelles » qui produisent, en de longues étapes, de nouvelles formations de la terre, mais Hérard se propose de narrer l’histoire d’une révolution qui renversa un ordre que la majorité de ses contemporains croyait naturel. Dans toutes ses analyses du passé haïtien, Hérard tente d’harmoniser l’idée de « l’évolution naturelle » de Buffon, qui lui sert de garantie scientifique à la nécessité des révolutions, avec l’idée de la révolution contre les despotismes de Volney, qui se base sur l’expérience historique. Ce procédé évoque à la fois la conjuration de nouveaux dictateurs et l’avertissement à ses contemporains d’être attentifs à tout acte politique arbitraire.

L’auteur initie le lecteur dès le début à ce tissu intertextuel ; ce dernier ne peut pas se méprendre sur le caractère fictif de ce regard sur l’histoire au moyen d’un récit de voyage, non plus que sur le fait que l’auteur ne suit pas uniquement des traces physiques, mais également les méandres de ses lectures, dont l’ensemble crée une polyphonie souvent dissonante.

Delectare et prodesse

Hérard dédie le livre à sa femme Rose-Estelle et s’adresse dans la préface à ses collègues députés. Ces derniers en prennent acte par une lettre du futur historien Beaubrun Ardouin. Cette double dédicace permet à l’auteur de rendre explicite la double fonction de l’historiographie : instruire et réfléchir aux théories politiques et sociales qui servent à donner cohérence aux faits historiques. Comme la narration, sous forme d’instruction, s’adresse à une femme, elle permet de recourir à des formes stylistiques qui atténuent la crudité des événements ou des jargons populaires. C’est pourquoi le texte en prose alterne souvent avec la poésie. Hérard se présente dans ce texte comme un poète qui sait rimer en utilisant toutes les formes de vers et de strophes que connaît le mètre français. Comme chez Sterne, le récit de voyage offre l’occasion de vivifier la narration par les conversations des voyageurs ; on peut citer des anecdotes, des discussions, des chansons ou décrire des danses. Mais contrairement au langage populaire qu’on trouve dans le Sentimental Journey, chez Hérard tous ces modes d’expression du peuple sont transformés en poésie. Alaux a évidemment souligné ce paradoxe.

Ce voyage n’est, à proprement parler, que l’histoire des horreurs commises depuis la première révolution jusqu’à et y compris Christophe, et cette histoire a pour patron les Lettres à Émilie sur la Mythologie. Le récit d’un égorgement y est agréablement coupé par un madrigal à Rose-Estelle (l’Émilie de M. Dumesle), par une ode à la nature, un quatrain à la raison ou une tirade sur l’égalité… si l’on songe qu’il a dû se former tout seul, sans autre guide que sa confiante vénération pour les quelques tomes dépareillés de littérature tragique, philosophe et mythologique échappés à l’auto-da-fé de 1804, ce n’est pas de ces baroques pastiches, c’est des rares velléités d’originalité et d’inspiration personnelle qu’on aura droit de s’étonner.

Alaux 1852b : 1068-1069

Alaux ne cite qu’un modèle littéraire, un parmi d’autres que nous avons déjà mentionnés, le best-seller de la littérature pour les jeunes de l’époque, les Lettres à Émilie sur la Mythologie que Charles Albert Demoustier avait publiées entre 1786 et 1797. Ce lien intertextuel rappelle l’argument du feuilletoniste parisien voulant que, dans un monde où la culture blanche aurait disparu, la littérature ne pourrait produire que des écrits pour les femmes et les jeunes. Dans une telle perspective, il est évident que l’aspect politique de ce texte n’est pas pris au sérieux, mais réduit à de « baroques pastiches ». Alaux ne remarque pas qu’Hérard Dumesle est en train de chercher consciemment de nouvelles formes d’expression qui indiquent déjà les procédés qui, dans le futur, serviront à transmettre « le merveilleux haïtien » : ce sera le mélange des genres. En 1824, la bienséance esthétique et le désir de former un esprit civique dominent encore à tel point, que l’auteur n’ose pas rompre avec les règles du jeu littéraire. Néanmoins on constate les premières fissures dans l’édifice de l’académisme.

Un Colomb républicain

« L’Argonaute » sort de sa lecture pour la première fois quand, le 6 décembre — il ne mentionne pas l’année — il débarque au Môle Saint Nicolas. Apparemment le bateau avait pris la route directe, sans accoster aux ports du golfe de la Gonâve, chemin que choisira le voyageur pour retourner aux Cayes. Le choix de la date et du premier lieu à visiter dans le Nord ne sont pas du tout arbitraires. Le lieu et la date renvoient au début de la mémoire fixé par l’écrit sur l’île, dans les premières observations de Christophe Colomb.

Jeudi 6 décembre… À l’heure des vêpres, [l’Amiral] entra dans ledit port et le nomma port de Saint-Nicolas en honneur de ce saint dont c’était la fête. En pénétrant dans ce port, il s’émerveilla de sa beauté et de son excellence… L’île sembla à l’Amiral toute entière plus rocheuse qu’aucune autre qu’il ait trouvée jusque-là, ses arbres plus petits et nombre d’entre eux de mêmes essences que ceux d’Espagne, tels les yeuses, les arbousiers et d’autres. Il en allait de même des herbes. C’était une terre très élevée, tout en plaines et en plateaux et d’air excellent. Ils n’avaient pas encore eu de temps aussi froid qu’en cette île, bien qu’il soit trop de le dire froid si ce n’est par rapport aux autres terres. En face de ce port s’ouvrait une belle vallée avec, au milieu d’elle, le fleuve susdit.

Il doit y avoir en cette région de grands villages, dit-il, à en juger par les barques aussi grandes que des fustes de quinze bancs sur lesquelles ils naviguent en nombre. À mesure qu’ils voyaient les navires, tous les Indiens fuyaient éperdument.

Colomb 1980 : 131-133

Notons que Colomb a rencontré une terre qui lui paraît ressembler à l’Espagne, c’est pourquoi il la nommera Hispaniola ; cette terre est très fertile et peuplée. Les habitants sont industrieux, commerçant et pacifiques. Ils ont créé une culture qui profite des dons de la nature. Colomb est conscient qu’il dérange l’idylle qu’il vient de décrire.

Sans nommer explicitement le Journal de bord de l’explorateur, Hérard évoque, par l’indication de la date et du lieu, que la vision colombienne constitue le fond devant lequel on doit examiner la description que donne Hérard du lieu.

Mon coeur fut douloureusement affecté en revoyant cette ville célèbre par un siège de trois années et par la mort d’un héros dont le nom brillera dans les fastes de la gloire.

Cette ville, belle par son immense port, qui rivalisait nos villes commerçantes, il y a quatorze ans, et subsistait encore lorsque Lamarre la défendait, n’offre plus à l’oeil consterné du voyageur que des ruines, des décombres, des tronçons des piliers ensevelis sous des lianes ; quelques cabanes de pêcheurs jetées çà et là ont remplacé ces maisons où régnait le goût d’une simple, mais agréable architecture, ces jardins où l’on trouvait réunies les productions des deux mondes, cette place ornée d’arbres magnifiques ; tout a disparu… Éprouvant ce sentiment profond qui pénètre l’âme du voyageur philosophe, lorsqu’il rencontre dans un désert le reste de ces monuments qui consacrent la grandeur et le génie des peuples que les torrens (sic) des siècles et des révolutions ont anéantis, je tournais mes regards vers cette nature que les hommes outragent si souvent, et saisi de vénération à l’idée des soins qu’elle prend de cacher jusqu’aux témoignages de nos folies, en faisant croître l’herbe sur les débris de tant d’états saccagés : Voilà, me dis-je, voilà les funestes effets de l’ambition !

… J’étais abîmé dans ces réflexions, lorsque je vis venir à moi un vieillard encore frais, mais dont la physionomie portait l’emprinte (sic) du chagrin ; ses traits ne m’étaient pas inconnus, cependant ils échappaient à ma mémoire.

9-10

La description du lieu est régie par la dénonciation de la dernière destruction du Môle pendant le siège des troupes de Christophe qui, en plus, ne semble pas avoir tiré profit de sa victoire. Il n’avait rien entrepris pour redresser l’aisance bourgeoise qui caractérisait le port avant le conflit entre le gouvernement de Port-au-Prince et celui du Cap. Cette idylle bourgeoise paraît être issue organiquement de l’état naturel des Amérindiens. Seulement, la base de l’ancienne richesse, c’est l’esclavage, que le citoyen de la première république noire critique presque autant que le despotisme de Christophe. Pourquoi ne dénonce-t-il pas l’extermination des Indiens, la destruction de leur mode de production par l’esclavage, la capitulation des Anglais devant les troupes de Toussaint Louverture à Môle Saint-Nicolas en 1798 ? Parce qu’Hérard ne veut pas écrire une chronique ni des lieux ni de l’histoire haïtienne. Les lieux produisent un message philosophique. Encore faut-il un catalyseur qui le produise. Cet effet se produit par une allusion intertextuelle. La vraisemblance fait croire que l’auteur médite sur les ruines du Môle dans la nature tropicale et que, d’un coup, il se sent transporté dans un désert. Voilà le scénario de Volney qui méditait sur les ruines de Palmyre, lorsqu’un djinn le transporta en l’air pour lui faire voir les effets du despotisme (dans les termes du récit : « les funestes effets de l’ambition ») dans les empires antiques. Au Môle, il y a un vieillard qui ne l’est pas en réalité. Par la suite on apprend qu’il s’agit d’un ancien compagnon de l’armée de Lamarre qui a vieilli rapidement à cause du chagrin. Pour Alaux, ce procédé résulte d’une « irresponsabilité ».

Les anecdotes, souvent très curieuses, dont fourmille le Voyage au (sic) nord d’Haïti n’ont entre elles d’autre lien que l’itinéraire de l’auteur, lequel rencontre toujours et à point nommé « un guerrier » ou un « sage vieillard » empressé à le renseigner sur les souvenirs historiques des lieux qu’il traverse.

Alaux 1852b : 1082-1083

Le critique fait semblant de ne pas voir les allusions à Volney, ce qui lui permet de ne pas mentionner la critique du despotisme qui, pourtant, est un mobile essentiel du livre. Il paraît que la dénonciation de la dictature en 1852, juste après les nouvelles lois de censure, soit trop dangereuse à Paris, même quand on parle d’Haïti.

Le fait de ridiculiser l’apparition des témoins masque un problème central de l’historiographie haïtienne : la transmission orale de la mémoire. La destruction des archives ou leur manque convertit les vétérans en informants principaux de l’historien. C’est pour cela que l’auteur introduit ces personnages dans son texte, au lieu de suivre littéralement la trace de Volney. La mythologie haïtienne aurait fourni de pareilles figures : on les trouvera dans le Romancero aux étoiles de Jacques Stephen Alexis, le théoricien du réalisme merveilleux haïtien. Hérard, quant à lui, a bien vu le problème que pose l’histoire orale. Les débats des historiens du XXe siècle sur la valeur du témoignage oral ont été anticipés par la génération d’historiens qui a succédé à l’auteur du Voyage. L’un des arguments forts d’Ardouin et de Saint-Rémy contre l’Histoire d’Haïti de Madiou faisait justement valoir qu’eux avaient eu accès à des sources écrites dans les archives parisiennes pendant que ce dernier se serait trop fié aux vétérans. Sans entrer plus avant dans ce débat, remarquons que tous les trois emploient des témoignages oraux et que tous les trois n’oublient jamais d’encadrer ces citations d’un jugement positif sur la morale de l’informant. Ainsi croyaient-ils donner plus de valeur à leurs arguments. L’insertion des témoins d’Hérard dans le modèle fourni par Volney déréalise davantage les informants ; ils se voient conférer un statut quasi allégorique pour valider la vérité qu’ils énoncent. Néanmoins doit-on souligner que le texte laisse croire qu’il s’agit de personnages réels justement parce que les vétérans existent et parce qu’ils sont essentiels pour la transmission de la mémoire.

Toute la scène du Môle est fictive. Elle se lit comme un palimpseste à triple niveau : la description de Colomb atteste de la disposition paradisiaque du lieu ; la référence à la philosophie de Volney garantit la leçon de l’histoire, que les régimes despotiques tomberont sous les coups des révolutions ; et la surface « réaliste » du texte, avec « l’herbe qui croît de nouveau » replace l’ensemble dans la sûreté de l’évolution naturelle et cyclique de Buffon.

La différence entre fait historique et message de l’Histoire

La narration de l’histoire de la révolution proprement dite se trouve dans le chapitre « Révélations des ruines. Esquisse du tableau historique de la révolution haïtienne ». Nous avons déjà mentionné la référence à Volney. Soulignons encore le caractère fragmentaire que l’auteur attribue à son entreprise historiographique en la qualifiant « d’esquisse ».

Le lieu qui lui garantit suffisamment d’inspiration, c’est Le Cap. Les deux incendies transforment la ville en théâtre lugubre de la lutte anti-impérialiste, l’exécution d’Ogé et de Chavannes évoque la lutte pour la citoyenneté, l’insurrection de la plaine du Nord, la lutte contre l’esclavage ; enfin, au Cap résidaient les gouverneurs français et les généraux noirs, Toussaint Louverture et Christophe, assez d’exemples pour dénoncer les mesures arbitraires de ces régimes autoritaires. Tous ces sujets attestent d’incroyables actes de violences commis par tous les partis. Le voyageur philosophe aurait pu exécrer la violence comme Goya qui, lui aussi, réfléchissait aux horreurs de la guerre en dessinant la cruauté du peuple et des troupes françaises. Voilà comment Hérard présente sa tâche :

Mes réflexions embrassèrent l’espace qui sépare l’origine de la révolution de nos jours, période immense, si elle est calculée d’après les progrès de la civilisation… Toutes les circonstances qui marquèrent le cours de cet intervalle se présentèrent confusément à ma mémoire ; je cherchai à débrouiller ce chaos, et persuadé que rien n’est muet dans la nature pour qui sait la consulter, j’interrogeai les lieux et les monuments. Alors l’inspiration des souvenirs, l’éloquence des ruines et cette voix secrète qui parle à l’âme, entretinrent ma pensée, m’expliquèrent ainsi les faits qu’attestent des débris imposans (sic) ».

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La croyance au progrès imprègne l’auteur, dès le début. Si la chronologie lui paraît chaotique, l’assurance de la lecture de Buffon et de Volney lui garantit un ordre naturel et rénovateur qui devrait régir les événements qu’il va narrer. Mais aussi optimiste que paraisse cette perspective, l’élément destructif de la guerre est toujours présent par la figure de la ruine.

Cela ne l’empêche pas d’élever les martyrs de la cause des Mulâtres aux mânes de « Washington », « Franklin » ou « Manco Capac », héros mythique des Incas de Marmontel. Les véritables héros révolutionnaires sont, pour le voyageur méditant, les insurgés de la plaine du Nord. Il éternise leur acte d’union en une cérémonie vodou qui entrera dans l’historiographie haïtienne sous le nom de « Cérémonie du Bois-Caïman ». Léon-François Hoffmann a retracé la pérégrination de la description de cette réunion, qui paraît pour la première fois dans les écrits des planteurs dans le but de dénigrer la sauvagerie des insurgés (Hoffmann 1990). Hérard Dumesle avait emprunté la description à un auteur fort intéressant, Civique de Gastine. C’était le fils d’un colon de la Martinique qui, après avoir eu des problèmes à cause de ses convictions politiques aux États-Unis et en France, s’était réfugié dans la République de Boyer. L’émigré débarquait en Haïti avec un livre qu’il venait de terminer à Paris, Histoire de la République d’Haïti ou Saint-Domingue. Civique de Gastine présente déjà la cérémonie d’une manière sérieuse et solennelle. Hérard transforme ces données en un moment transhistorique. En juxtaposant la mythologie des Noirs à des éléments de la mythologie antique, il exalte l’union de tous les esclaves, hommes et femmes, en alexandrins. Dans une note, il ajoute une version en créole, également en alexandrins. La critique d’Alaux reflète encore une fois la réaction du classicisme métropolitain.

Par un naïf compromis entre la tradition classique et le sens commun, il refait sous forme de note, en vers créoles, le discours en vers français qu’il vient de mettre dans la bouche du chef Boukman, et réduit là, bon gré mal gré et faute de modèles, à s’inspirer du sujet seul, il trouve des couleurs pleines de vérité et d’énergie.

Alaux 1852b : 1083

La perspective méprisante du Parisien ridiculise évidemment la fusion des mythologies, mais Alaux réagit positivement à la stratégie d’Hérard quand il trouve des « couleurs pleines de vérité » dans les vers en créole. Au moment le plus solennel du livre, ce dernier n’hésite pas à introduire la véritable langue des sujets de sa narration. Il montre que la bienséance de l’académie le force à la réduire au statut de note, et pourtant il ne l’occulte pas. Par ce traitement de son texte, la base authentique de l’historiographie haïtienne devient visible. Il ne s’agit pas de donner une description réaliste d’un fait historique. Juste après la prière de Boukman, l’historien place la description en prose d’une autre cérémonie, dirigée par une prêtresse qu’il qualifie de « Pythie ». Ainsi constate-il implicitement que plusieurs cérémonies avaient précédé l’insurrection du Nord[1]  et que les femmes y avaient joué un rôle important. Chez Hérard, la « Pythie noire » n’est pas encore le personnage central comme chez les auteurs noiristes ; dans sa perspective paternaliste, l’acte mythique est réservé aux hommes. Ici, la division entre poésie et prose et entre français et créole marque la différence entre une scène allégorique et le substrat historique.

Il est significatif que ce récit exulte des représentants du peuple noir sans noms. Ils ont droit à des épithètes antiques, mais restent sans nom historique. Le peuple représente la force qui anime la rébellion contre l’injustice. C’est pour cela que le voyageur insiste sur le rôle essentiel que les mouvements autonomes des marrons auraient joué entre 1791 et 1803. Ces insurgés auraient cherché le retour à la nature qu’ils avaient dû abandonner en Afrique. Une fois acquise, la liberté produit une nouvelle forme de civilisation. Quand on s’insurge contre elle, l’esprit naturel de révolte se transforme en anarchie. Ainsi, la « République de la Grande Anse » de Goman, leader d’un mouvement marron dans le sud-ouest de la République de Pétion, n’est évidemment pas acceptée par le journaliste libéral des Cayes.

Une escale sur les rives du fleuve Artibonite inspire à l’auteur une méditation sur les pratiques des Indiens Taïno.

Je me rappelai une ancienne tradition qui révèle le respect que ces hommes simples avaient pour la divinité particulière qui, suivant eux, présidait aux inondations du fleuve ou retenait ses ondes dans leur lit, et par qui fut conservé le souvenir des offrandes qu’ils lui adressaient dans des fêtes solennelles pour se le rendre propice ; quelque superstitieux que me parût l’ancien culte de nos aïeux adoptifs, je lui trouvai une origine commune avec toutes les mythologies de l’univers.

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En évoquant un passé lointain, le philosophe-voyageur décrit en même temps une pratique populaire contemporaine. Son raisonnement est ambigu : d’une part, il est important de constater, à une époque où, en Europe, les pratiques vodou servent à prouver l’infériorité raciale des Noirs, que ces pratiques relèvent d’un fond commun aux cultures de toute l’humanité ; de l’autre, s’il procède à ce déplacement ethnique et chronologique, c’est pour éviter de discuter du problème de la transformation d’une société fortement influencée par les croyances africaines en République à l’occidentale. La théorie proposée par Volney lui sert donc à réfuter le racisme et le despotisme à la fois. Les traditions populaires constituent une source vive pour la régénération de la société haïtienne, en 1791 aussi bien qu’en 1824.

La régénération par l’aide internationale, surtout de la part de la France, reste exclue. Tout admirateur de Pétion que soit Hérard, il partage la critique de Vastey vis-à-vis du Président du Sud qui cherchait la coopération avec l’ancienne métropole. À la fin du chapitre « Révélation des ruines », l’historien éclairé par les ruines s’adresse directement aux Français après avoir défendu le décret d’extermination que Dessalines avait promulgué contre les anciens planteurs.

Ah ! si la société que forme la nation Haïtienne vous repousse, si ses institutions, fruits de l’expérience, mettent une barrière insurmontable entr’elle et vous, c’est que le souvenir de la conduite de ses anciens oppresseurs lui en font un devoir ! … N’accusez donc de votre expulsion que ces coeurs endurcis, ces propagandistes de principes anti-sociaux qui ne veulent, ne rêvent et ne désirent que notre honte ou notre destruction…

Terre classique de la liberté pour la famille africaine ! Terre que foula l’orgueilleux despotisme ; et vous, débris imposans qui attestez sa chute, publiez ces faits pour les graver à jamais dans la mémoire des hommes !!!

222

Si l’auteur s’adresse apparemment aux Français, cette mise en garde est en même temps un avertissement au gouvernement de Boyer de ne pas acheter à tout prix la reconnaissance de l’indépendance de la jeune république. Il le fera en acceptant la dette de l’indépendance.

L’industrie ressuscite des ruines

Ayant parcouru le Nord et la vallée de l’Artibonite, le voyageur se convertit en pèlerin. Il va se recueillir auprès de la tombe de son idole, Pétion, à Port-au-Prince. Quand il y débarque, il est pressé d’atteindre son but, mais au passage, il « est frappé des désastres de l’incendie qui désola la ville, au mois d’août 1820 » (307). Le lecteur reste quelque peu perplexe. On pouvait s’attendre à l’éloge du président philosophe ; mais que ce dernier n’ait laissé aucun monument pour embellir sa capitale, ceci paraît étonnant. Son successeur n’était même pas capable de faire réparer les dégâts de la catastrophe remontant à un an ou deux. Les ruines de Port-au-Prince parlent presque aussi haut que celles du Cap.

Si la capitale du Sud n’offre pas de véritable alternative architecturale à celle du Nord, est-ce qu’on trouve ailleurs dans le Sud des endroits de régénération de l’industrie des citoyens ? On en trouve un à l’extrême sud-ouest de l’île, à Anse-d’Hainault, dans une région qui se redresse après avoir subi les combats contre la République de la Grande Anse. L’auteur est étonné de ce qu’il remarque dans les environs du port.

Là, la nature prit soin de former un petit coteau qui n’attend que les travaux de l’art pour offrir un des plus jolis paysages possibles ; je pénétrai jusqu’au fond, attiré par la présence de plusieurs personnes assemblées aux sons d’instrumens rustiques dont la forme et le jeu conservent, en quelque sorte, les traits de notre origine. Ces personnes cultivaient un champ, et se disputaient l’avantage des plus prodigieux efforts : celles qui arrivaient plus promptement au bout de la carrière étaient couronnées par des musiciens juges. Combien de pensées agréables, de réflections touchantes, ne fit pas naître en moi cette réunion où le travail est érigé en fête ! Je fis part de mes idées à un personnage que je rencontrai là… Nous convînmes donc qu’on pourrait utiliser cette disposition et la faire tourner à l’avantage de la société, en l’identifiant à l’objet d’institution de la fête de l’agriculture.

318-319

Le voyageur libéral se voit confronté à un coumbite (Barthélemy 1996 : 176). Ce travail collectif d’origine africaine porte en lui-même deux menaces à l’ordre d’une économie bourgeoise, ce que l’interlocuteur explique ainsi : le coumbite risque d’être exploité par un régime autoritaire ou d’amener à la paresse générale. Heureusement, la description de la scène a déjà chassé ces spectres qui relèvent des modes de production passés. Les gens d’Anse-d’Hainault se sont associés librement et il y a une concurrence individuelle pour couronner le travailleur le plus appliqué. Ce mariage de travail collectif et individuel est accompagné d’une musique africaine. Ici, l’idéal d’un progrès autochtone basé sur les traditions populaires et l’engagement individuel est réalisé. Les traditions africaines qui ont été associées au régime de Goman renaissent, à présent purifiées par l’expérience de la chute de ce régime autoritaire. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’auteur a mis en scène cette idylle moderne dans la proximité des Abricots, qui représentait le paradis terrestre pour les Taïnos.

Hérard ne proclame pas un retour à ce lieu (ou topos) de la mythologie ; son utopie consiste dans le travail et dans la libre association des individus. La nature offre souvent des lieux idéaux, mais leur productivité doit être activée par le travail collectif et individuel. Un gouvernement libéral est obligé de soutenir ces efforts. Le gouverneur idéal est présenté à la fin du voyage.

… je contemplai cette plaine du Fond qui appelle le travail et l’industrie, et dont le sol n’a besoin que d’être remué pour produire des trésors : je brûlai déjà du désir de m’enfoncer dans les allées des routes qui conduisent à ses paisibles habitations.

Le port des Cayes nous accueillit incessemment (sic) ; delà, les galeries qui bordent les avenues des rues et semblent avoir menagé une issue aux regards, nous laissèrent apercevoir une partie des établissemens que la ville doit aux soins de l’autorité locale[2]. Ces établissemens (sic) utiles qui marquent l’époque de son agence, feront, dans l’avenir, son éloge et la gloire du gouvernement qui favorisa ses vues.

328-329

Dans sa propre ville natale, le voyageur, revenant de son tour d’horizons haïtiens, retrouve une nature encore insuffisamment labourée. Au moins y a-t-il une administration éclairée. Avant l’arrivée du général Marion, Hérard avait, en août 1819, dénoncé dans l’Observateur l’état déplorable de la prison des Cayes. Marion a changé cette situation. Les dispositions de la ville des Cayes forment un contraste curieux comparativement à la stagnation de Port-au-Prince. L’éloge du gouvernement « qui favorisa ses vues » se convertit, face à cette opposition, en commentaire ironique[3] . À la fin du voyage, l’opposition entre Nord et Sud s’efface. On peut supposer qu’Hérard ait eu une préférence de régionaliste pour le Sud-ouest, mais il y a aussi les cabanes de pêcheurs au Môle, qui par leur travail redresseront le port, si les gouvernants ne les en empêchent pas. Il y a le système d’éducation installé par Christophe qui mériterait d’être soutenu et amplifié par le gouvernement. Le voyage expose des leçons qu’offrent la nature et l’histoire ; certains citoyens les ont comprises, encore faut-il que toute la nation les accepte.

Or, la plus grande faiblesse de ce récit de voyage philosophique consiste dans le fait que le voyageur n’a pas parcouru toute la nation haïtienne de l’époque. Il a complètement évité l’est hispanophone de l’île. L’auteur s’avère être le représentant typique de l’intelligentsia francophone de l’île, dont l’attitude colonialiste vis-à-vis de l’est convertira en vingt ans les républicains hispanophones et haïtianophiles en indépendantistes.

Conclusion

Le voyage dans le Nord d’Hayti est un livre non linéaire au sens littéral du mot, mais aussi au sens figuré. Il détruit les limites entre les genres, les modes de narration et, surtout, la distinction aristotélicienne entre le vrai et le vraisemblable, c’est-à-dire entre l’histoire et la littérature. De ce franchissement des limites résulte un réseau intertextuel qui signale les multiples références culturelles desquelles s’inspirent tous les intellectuels latino-américains au début de l’indépendance. Les décombres des bibliothèques qu’évoque Alaux pour dénoncer le manque de culture en Haïti, invitent, bien au contraire, à la construction de nouveaux discours qui tiennent compte de la polyphonie des littératures et des théories, qu’Hérard trouve dans les écrits métropolitains et dans les traditions autochtones. Cette littérature est une écriture qui correspond aux ruines laissées par les guerres. La mémoire n’a pas encore trouvé de forme fixe ; elle est orale et formée par l’écrit. La nation n’est pas unie — elle ne le sera jamais. Hérard n’a pas abandonné ce rêve, mais la vérité de ce livre consiste justement dans le constat que la réalité ne correspond pas du tout au sens figuré.

La génération d’historiens haïtiens qui suivra Hérard sera plus influencée par le positivisme ; elle cherchera le vrai au sens aristotélicien. Beaubrun Ardouin emprunte d’abord l’idée que les lieux aient suscité la mémoire d’Hérard, mais il veut donner à son livre une base plus scientifique. En 1832, il publie la Géographie de l’île d’Haïti. Ce livre contient un essai historique et une énumération alphabétique des lieux dont l’auteur indique la situation géographique et géologique, la disposition économique et finalement les principaux faits historiques. Cette « topo-logie » du pays semble offrir un discours unifié par sa structure encyclopédique ; elle est en réalité encore plus arbitraire que le procédé d’Hérard, parce qu’elle cache les critères qui ont amené Ardouin au choix qu’il a fait. Néanmoins, celui-ci n’occulte pas non plus l’aspect ruiné du pays.

Madiou est le premier qui ait opté pour la « chrono-logie ». Son histoire est presque une chronique des événements qui ont eu lieu sur l’île. Cet ordre lui permet d’énumérer les faits et les témoignages, souvent de vétérans. La critique d’Alaux nous servira une dernière fois à illustrer le dilemme de cet historien. Alaux cite beaucoup de dictons qu’il a trouvés dans l’Histoire d’Haïti de Madiou et qui, selon lui, devraient servir à transformer le « merveilleux haïtien » en littérature ; mais quand il porte un jugement sur les trois premiers tomes de l’Histoire, il est sévère.

Son éclectisme devient ainsi pure contradiction, et son impartialité ressemble, à s’y méprendre, à de la belle et bonne indifférence morale.

Alaux 1852b : 1084

En d’autres termes, l’idéologue parisien réclame une idéologie bien formée ou un discours unifié. Théoriquement, Alaux sait que reproduire la multiplicité des voix et des perspectives ne se réalise pas dans un discours unifié. Madiou a cherché un équilibre entre sa vision libérale de l’histoire nationale et la transmission de la polyphonie, sans expliciter ce dilemme. Les Etudes sur l’histoire d’Haïti d’Ardouin et La vie de Pétion de Saint-Rémy seront les premières véritables histoires nationales pourvues d’une idéologie cohérente selon laquelle la multiplicité des faits et des voix sera unifiée. L’historiographie qui les suit ne produira, pour au moins un siècle, que des combats idéologiques. Les modes de transmission propres à la culture haïtienne se retrouvent dans la littérature. Une différenciation des genres selon le discours scientifique dominant s’est établie.

Le livre d’Hérard est le produit d’une recherche qui, dans la province haïtienne, tente d’exprimer l’avènement d’une nouvelle société qui, elle-même, cherche sa propre voie de progrès dans de multiples modèles sociaux. En ramassant les débris des discours révolutionnaires, le voyageur philosophe offrait à ses concitoyens et à la postérité des lieux de mémoire nouveaux, des lieux qui ne peuvent jamais produire d’image unique ou idyllique puisqu’ils portent tous les traces de la violence des despotismes, dominants et vaincus.