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En 1611, deux jésuites français, les pères Pierre Biard et Enemond Massé, quittent Dieppe pour aller convertir les païens du Nouveau-Monde, ceux de l’Acadie en l’occurrence. Au même moment, un autre jésuite, le père Nicolas Trigault, arrive en Chine. Il pouvait donc s’avérer intéressant de comparer les stratégies missionnaires de prêtres issus d’un même milieu et oeuvrant à la même époque dans deux contextes très différents, quelques-uns d’entre eux, comme le père Greslon, ayant même connu les deux champs d’apostolat.

C’est à cette tâche que s’est attelé avec succès l’historien Shenwen Li. Ses origines chinoises couplées à sa formation en milieu académique francophone en faisaient sans doute la personne la mieux placée pour avoir accès à la fois aux sources chinoises et françaises, comme le démontre l’abondance des références archivistiques et bibliographiques citées, tant en mandarin qu’en français ou en anglais. Son ouvrage se subdivise en quatre parties, traitant respectivement de la formation des missionnaires jésuites, de leurs missions en Nouvelle-France, de leur apostolat en Chine, et des réactions des Amérindiens et des Chinois à la christianisation.

Chacune des deux parties principales, celles qui portent sur l’intervention missionnaire, s’ouvre sur un chapitre décrivant le milieu culturel « païen » où oeuvrent les jésuites. Celui traitant du monde amérindien pourra paraître assez sommaire au spécialiste de ce domaine, puisqu’il se base sur des sources secondaires. L’auteur y fait quand même un bon effort de description de l’organisation sociale, des croyances et des pratiques religieuses des populations algonquiennes et iroquoïennes de Nouvelle-France. Il souligne en particulier le fait que, contrairement à la société chinoise, la société amérindienne a été profondément transformée par le contact avec les Européens.

Shenwen Li se sent beaucoup plus à l’aise dans le chapitre décrivant la Chine au temps des dynasties Ming et Qing, la seconde ayant remplacé la première au milieu même de l’époque étudiée, soit en 1644. Contrairement à ce qu’on peut observer en Nouvelle-France au même moment, la Chine du XVIIe siècle constitue un État centralisé possédant des philosophies religieuses et politiques bien développées (et consignées par écrit), où le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme forment l’idéologie officielle. Les stratégies des missionnaires ont donc dû s’adapter à ces situations bien différentes l’une de l’autre.

En Nouvelle-France, il s’agit d’imposer aux autochtones l’autorité morale chrétienne, puisqu’on juge que, contrairement aux Chinois, les Amérindiens ne possèdent aucun code moral. Pour ce faire, on utilise deux types de stratégies. Dans les îlots de peuplement français, on a recours à l’embrigadement des Autochtones dans des séminaires ou, plus fréquemment, à leur confinement dans des réductions, ces villages où les jésuites exercent un contrôle étroit visant à remodeler totalement les habitudes de vie et les représentations symboliques amérindiennes. Dans les territoires autochtones, par contre, on fait usage de moyens de séduction (cadeaux, recours aux miracles) afin de contrer l’opposition des Amérindiens traditionalistes. Dans les deux cas, il s’agit donc de s’opposer aux traditions indigènes en les critiquant ou en les dénigrant, grâce à des dons (de médailles entre autres) et à des interventions apparemment miraculeuses qui démontrent la supériorité des missionnaires. Cette double action (réductions et travail sur le terrain) a pour effet de créer chez les convertis une nouvelle identité chrétienne qui s’oppose à l’identité première de leurs compatriotes demeurés païens.

Il en va tout autrement en Chine, où les jésuites adoptent une stratégie d’adaptation aux coutumes locales, qu’on ne rejette pas, contrairement à celles des Amérindiens. On tente même une conciliation entre les idées chinoises et les dogmes chrétiens, en partant du postulat que « la doctrine confucéenne s’accorde parfaitement avec les principes de notre sainte religion ». Ces tentatives de conciliation restent cependant limitées, car le christianisme, perçu par ses adeptes comme seule Vérité absolue, exclut a priori toute intégration réelle au système culturel d’accueil. La conciliation échouera définitivement au XVIIIe siècle, lors de la querelle des rites, quand le Vatican déclarera — en opposition aux jésuites italiens et français — que le culte des ancêtres est contraire au dogme chrétien.

En Chine, société de classes, les moyens de conversion varient selon ceux à qui on s’adresse. Si on essaie de gagner l’estime des lettrés en les initiant à la science occidentale, on emploie avec les classes inférieures les mêmes tactiques qu’avec les Amérindiens : dons d’objets de curiosité et évocation de miracles. La société chinoise connaissant l’écriture, on y ajoute cependant la diffusion de livres de catéchèse. L’auteur démontre ainsi que les stratégies des jésuites sont éminemment hiérarchisées, les Indiens d’Amérique et les Chinois non lettrés étant également considérés comme appartenant au même niveau inférieur de la société humaine, niveau que transcendent les lettrés et les missionnaires.

Les réactions face aux tentatives de christianisation sont un peu les mêmes en Nouvelle-France et en Chine. On doute de l’enseignement chrétien, qu’on trouve souvent illogique. Pour les Chinois, les missionnaires attentent aux bonnes moeurs, parce qu’ils baptisent directement les femmes (le confucianisme limite les contacts entre personnes de sexe différent) et que quelques-uns d’entre eux proscrivent le culte des ancêtres, expression majeure de la morale confucéenne. En Chine comme chez les Amérindiens, une forte opposition se développera donc contre les chrétiens.

Dans les deux régions, certains se convertissent par intérêt ou par attraction personnelle envers les missionnaires (« conversions à demi »). On observe également des syncrétismes tant au Canada qu’en Chine, où les saints catholiques sont parfois confondus avec des divinités bouddhiques. Il existe cependant aussi de « vrais chrétiens », sincèrement convaincus par la nouvelle religion.

Malgré ces ressemblances quant aux méthodes de conversion et aux réactions face à l’introduction du christianisme — auxquelles s’ajoutent des mouvements antichrétiens respectivement menés par les chamanes amérindiens et les bonzes bouddhistes — Shenwen Li conclut que les stratégies des jésuites ont été différentes dans les deux cas. En Nouvelle-France, on a tenté de remodeler les Autochtones, alors qu’en Chine, ce sont les missionnaires qui se sont eux-mêmes remodelés. Mais ces stratégies avaient leurs limites. Au Canada, les jésuites ont refusé la francisation totale des enfants amérindiens, qui aurait pourtant dû constituer l’aboutissement logique du processus de remodelage. En Chine, l’adaptation des missionnaires aux coutumes locales ne les a pas empêchés de s’opposer fortement aux croyances religieuses ancestrales (comme la réincarnation bouddhique ou la présence réelle des ancêtres sur l’autel), avec, pour résultat, un succès très relatif : 30% de conversions en Nouvelle-France, à peine 0,2% en Chine. Selon l’auteur, les missionnaires ont joué un rôle plus important comme médiateurs culturels que comme apôtres de la Foi.

Le livre est élégamment écrit et Shenwen Li connaît bien son sujet, moins peut-être en ce qui concerne la Nouvelle-France, dont il n’est pas spécialiste, qu’en ce qui a trait à la Chine. On peut lui reprocher de considérer tous les Amérindiens comme un seul peuple, sans vraiment différencier entre les cultures, ou d’utiliser des concepts descriptifs (acculturation, transferts culturels) plutôt qu’explicatifs. Mais, au vu de l’originalité de son sujet et du traitement rigoureux qu’il en fait, il s’agit là de faiblesse assez mineures.