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« J’ai rapporté beaucoup de photos, du cognac, des croix, des peintures, des roches que j’ai prises dans certains endroits… »

Tels sont les propos d’un informateur, Arménien de la diaspora, qui achevait le récit de son premier périple en Arménie. En visitant, quelques instants plus tard, l’intérieur de sa maison, les souvenirs dont il avait évoqué l’achat se trouvaient exposés dans le salon, dans la chambre et dans le couloir. Les objets touristiques auraient donc une vie sociale après le voyage et non des moindres, puisque, après avoir été choisis sur un marché parmi plusieurs centaines d’articles ou découverts à l’occasion d’excursions, ils trônent désormais dans le décor intime, reliques d’une expérience extraordinaire (Gordon 1986 : 138).

À n’en pas douter, l’exemple contenait les germes d’une réflexion, encore timide dans le champ du tourisme, sur le destin des objets[1] une fois la transaction économique réalisée. En effet, la plupart des travaux se sont intéressés, d’une part, à la production, et particulièrement à l’impact que pouvaient avoir les touristes, par leurs attentes ou leur regard sur celle-ci (Azerado Grünwald 2002 ; Blundell 1994 ; Cohen 1993 ; Graburn 1984 ; Kroshus Medina 2003) et, d’autre part, à la consommation, plus précisément aux intentions et aux comportements des visiteurs pendant l’achat (Soyoung et Littrell 2001). Hormis les deux paradigmes énoncés, des chercheurs se sont aussi penchés sur le principe d’authenticité (Asplet et Cooper 2000 ; Cohen 1988 ; Littrel et al. 1993), interrogeant directement la perception de la valeur des objets. D’autres ont examiné le sens investi par les voyageurs dans leurs objets souvenirs (Gordon 1986 ; Shenhav-Keller 1993). Si l’on s’intéresse aux rapports entretenus par les touristes avec leurs possessions, les cas déclinés reprennent la plupart du temps un même schéma, qui est celui de la rencontre entre deux pôles étrangers. La question du « tourisme du retour » et son influence sur la relation aux achats réalisés par les visiteurs mérite dès lors d’être approfondie. Elle semble, en effet, bouleverser les termes de la découverte et engendrer des besoins, voire des comportements nouveaux, contrastant avec la situation touristique classique.

L’étude ethnographique des décors domestiques révèle la présence récurrente d’objets touristiques. Perçus comme des images d’Épinal, ils introduisent une part d’exotisme par le rappel du voyage dans l’habitat et font se remémorer des moments vécus ou racontés lors de vacances (Chevalier 1993 ; Deniot 1995 ; Halitim 1996 ; Hamel 1994). Cohabitant dans un inventaire à la Prévert, ils retracent les liens sociaux et les récits de vie de leurs possesseurs. Pourtant, parmi ces travaux, rares sont ceux qui mesurent la place donnée aux souvenirs dans les interactions quotidiennes. Les recherches sur l’expression identitaire en situation migratoire et sur le nationalisme montrent l’évidente nécessité qu’éprouvent les individus à entretenir leurs racines par le biais de leurs consommations habituelles (Raulin 2000) ou par l’aménagement de leurs espaces privés (Joyeux 2004 ; Kiliçkiran 2004 ; Palmer 1998). On y découvre des éléments symboliques puissants, rapportés du pays d’origine lors du déplacement ou achetés dans le milieu d’accueil. Dans ce champ de recherche, il n’est cependant pas fait cas des souvenirs touristiques qui se situent dans « l’entre-deux ».

Dans le cadre d’une recherche qualitative sur le patrimoine domestique de la communauté arménienne vivant dans la province de Québec, principalement à Montréal, une série de treize entretiens et de visites d’habitats fut réalisée[2]. Toutes les familles sollicitées ont ainsi accepté d’ouvrir les portes de leur intimité de façon à ce que je puisse recueillir, d’une part, le récit de leur vie et, d’autre part, les photographies des artefacts auxquels ils tiennent, du fait de leur évocation symbolique, affective et mémorielle. Les deux corpus constitués en parallèle ont été ensuite croisés afin d’analyser, à travers les propos des informateurs et la situation des objets dans l’espace domestique, la nature de leurs interactions. Parmi l’inventaire matériel, les souvenirs touristiques venus d’Arménie ont une place privilégiée en raison de leur nombre, de leur diversité et de l’abondance des anecdotes qui leur sont rattachées. Afin de cerner leur contribution, l’approche biographique des objets (Bonnot 2002, 2004 ; Kopytoff 1986 ; Turgeon 1996) semble être la réponse adéquate puisqu’elle définit la notion de trajectoire propre à la vie des choses. La proposition heuristique apparaît alors simple : remonter le fil du temps pour comprendre quel est l’itinéraire effectué par les souvenirs, de leur lieu de production aux intérieurs domestiques de la diaspora. Les liens d’appartenance qu’ils véhiculent seront ainsi examinés les premiers. L’analyse portera ensuite sur les processus sociaux dans lesquels ils interviennent et, par là même, les valeurs auxquelles ils sont associés. Enfin, le rôle particulier des objets dans la construction et le maintien d’une identité culturelle en situation diasporique sera exploré.

Les informateurs et les intérieurs domestiques

Les treize informateurs qui ont participé à l’enquête sont membres de la diaspora arménienne vivant au Québec. Avant même de tracer leur portrait, il est nécessaire de revenir sur les réalités que recouvre la situation diasporique et sur la définition de l’identité qu’elle implique. Avec les travaux de William Safran, de premières caractéristiques se dessinent, parmi lesquelles la dispersion géographique du centre originel, le maintien d’une mémoire réelle ou mythique du pays d’origine, la vision de la terre comme objet d’un éventuel retour, un engagement pour son maintien et sa restauration en vue desquels des liens continus sont entretenus (Safran 1991 : 83-89). Bien que cette définition soit critiquée, notamment par James Clifford qui y voit un danger dans l’application d’un idéal-type (1994 : 306), elle éclaire pertinemment les conditions d’existence des Arméniens hors frontières. Au-delà de ce « modèle fermé » (Bruneau 2004 : 20), il est nécessaire d’observer la diaspora à travers son évolution, comme le fait Khachig Töloyan, c’est-à-dire dans le passage d’un « nationalisme en exil à un transnationalisme diasporique »(2000 : 107)[3]. L’idée de « transnation », qui englobe à la fois les communautés diasporiques et leur homeland, permet d’explorer la complexité des liens d’appartenance aux « lieux », essentiels à la construction identitaire.

Trois références spatio-temporelles se superposent ainsi : l’État-nation qui symbolise les origines, le local qui se décline par l’expérience de chaque communauté dans son pays d’accueil[4] et le transnational qui s’incarne dans la vie des institutions maintenant des réseaux d’échanges et de contacts entre tous les pôles. L’identité ne se rattache donc pas à un passeport (Hovanessian 2005 : 76), mais se façonne au carrefour de ces trois réalités. La participation des Arméniens à la vie institutionnelle locale et mondiale, les voyages en Arménie, la consommation de produits culturels sont autant de formes d’expression des appartenances. L’identité se trouve alors au coeur de plusieurs dualités : entre l’individuel et le collectif, entre le virtuel et le matériel, entre l’héritage des origines et les influences extérieures, entre la République d’Arménie et les communautés de diaspora, ainsi qu’entre « les dimensions objectives — le partage de certains traits culturels — et subjectives — la conscience que [les identités transnationales et supranationales] ont d’elles-mêmes, en tant que collectivités historiques, dans les relations qu’elles établissent avec les autres » (Schnapper 2005 : 29). L’étude des souvenirs touristiques apparaît dès lors comme un moyen d’explorer l’un des liens d’appartenance constitutifs de l’identité.

Hormis les quatre plus jeunes nés au Québec, les informateurs appartiennent à ce qu’on appelle la « seconde génération ». Enfants ou petits-enfants des Arméniens qui vivaient en Turquie et qui subirent le génocide de 1915[5], ils ont vu le jour en Égypte, en Syrie ou au Liban.Ils ont pourtant quitté, à regret et parfois dans l’urgence, leur premier lieu « d’adoption » et se sont installés au Québec depuis les années 1960, 1970 ou 1980. L’exil fut donc vécu par les parents ou les grands-parents, expulsés de leur territoire et fuyant les actions génocidaires, mais aussi par les enfants qui subirent, à leur tour, le déracinement puisqu’ils quittèrent leur pays pour cause de guerre et de conflits politiques. Considéré comme temporaire, l’état d’exil se transforma progressivement en une situation définitive et organisée qui se caractérisait par l’émergence d’une conscience d’appartenance à la diaspora (Hovanessian 2005 : 74). Ils ont refait leur quotidien dans leur nouveau pays d’accueil et, pour certains, y ont prospéré. Le milieu socioprofessionnel de l’échantillon en témoigne d’ailleurs, par le niveau de vie et les carrières entreprises. En termes de choix significatifs, seulement deux des informateurs ont épousé des Québécoises alors que les autres se sont mariés avec d’autres membres de la diaspora.

Tous intégrés à la « vie québécoise », ils contribuent activement à l’organisation et à l’essor de leur communauté[6]. Jouissant d’une considérable vitalité, la structure collective englobe et entretient l’existence arménienne à tous les niveaux, religieux, culturel et social. Certains s’impliquent dans les multiples associations, quand d’autres préfèrent s’investir dans un parti politique ou dans le service temporel de l’Église. En apparence, la culture arménienne de diaspora se déclinerait donc par un ensemble de liens aux institutions qui la contrôlent en dehors des frontières. Son contenu serait fait, selon Dominique Schnapper, des « formes de ré-interprétations de traditions particulières — par définition ni définitives, ni essentielles — dans les conditions historiques particulières » (2005 : 29). Autour d’un fond de références sociales et historiques communes qui donne l’illusion d’une unité, la diaspora s’est constitué une culture propre. Elle est, d’une part, fidèle aux origines, mais s’est façonné, d’autre part, une expression unique révélant ses conditions de cohabitation avec l’autre et la nécessité du maintien des liens réels ou symboliques avec la terre ancestrale. Connaître et vivre sa culture, même en dehors du territoire, ne se limite pas uniquement à l’espace public ; bien au contraire, elle apparaît particulièrement forte à l’échelle individuelle et privée. Bien que le mode de vie se transforme progressivement pour s’ajuster aux réalités sociales, la langue, la nourriture et les valeurs familiales restent toujours très présentes dans les maisons. À l’image d’Arsiné, la majorité des informateurs consomment des produits arméniens, qu’il s’agisse de littérature, d’art, de musique ou d’artisanat. Ils se tiennent d’ailleurs à l’affût des nouveautés qui fleurissent sur le marché.

Il y a des magasins, par exemple pour les disques arméniens, il y a un magasin qui s’appelle Peko qui apporte toutes les nouveautés. Alors de temps à autre, mon mari y va et prend les nouvelles choses, que ce soit de la musique classique arménienne ou de la musique pop arménienne. N’importe quel disque qui sort, il les achète.

Arsiné, 60 ans, Montréal, novembre 2003

Lorsque l’on interroge les Arméniens sur les relations qu’ils entretiennent avec la terre de leurs ancêtres, on constate que peu d’entre eux y ont des attaches personnelles. Les échanges sont plus généralement scellés par des liens professionnels et associatifs. L’engagement s’incarne aussi sous forme d’aide financière, politique ou humanitaire auprès de l’Arménie. Tout en continuant à faire partie de la vie du pays d’accueil, l’aide constitue pour les informateurs un moyen de légitimer une appartenance à la nation et d’alimenter le rêve d’un retour, même si ce dernier n’est pas toujours réellement voulu. L’expérience du territoire se résume encore pour quelques-uns aux lectures, aux photographies et aux films qu’ils collectent. Des liens virtuels se sont de plus multipliés depuis cinq ans environ[7]. Ils sont cependant de moins en moins nombreux à ne pas avoir entrepris un voyage en Arménie. Sur les treize informateurs rencontrés, six personnes ne connaissent pas ce qu’ils appellent la terre d’origine et ce, pour des raisons financières ou de santé.

Je ne suis pas allé en Arménie malgré le fait que les occasions n’aient pas manqué. D’abord mon métier ne permettait pas. Maintenant c’est le temps, mais ma santé m’a empêché dernièrement d’aller en Arménie. Je peux te dire, d’abord que j’étais très fier d’envoyer mes garçons, un de mes garçons est allé trois fois, l’autre deux fois. Avec les livres, des informations qu’ils ont rapportés, je pense que je peux te diriger à une adresse en Arménie, numéro par numéro.

Vichen, 64 ans, Montréal, octobre 2003

Les sept autres, partis sous le régime soviétique ou depuis la proclamation de la République en 1991, ont accompli des périples forts différents, du circuit culturel organisé au séjour familial, sans oublier les congrès associatifs de la diaspora largement encouragés depuis quelques années. La génération des moins de trente ans semble, quant à elle, avoir bénéficié d’organisations de jeunesse arménienne pour effectuer le baptême territorial.

En 1998, je suis allée avec les scouts. On a des groupes partout dans le monde, alors chaque quatre ans au niveau international, on fait un camp. C’était un grand rassemblement, en 1998, il y avait 800 scouts et c’était mon premier séjour. Dans ce temps, il y avait l’avion Armenian Airlines, en venant d’Allemagne, on était tous ensemble, les scouts de Californie, le Canada, la France… On dansait dans l’avion, c’était extraordinaire. Ensuite quand on est descendu tout le monde a commencé à pleurer puis c’était vraiment touchant. […] On est tous en diaspora, je peux dire que 80% de notre éducation, c’est de se sentir et d’être arménien, de valoriser tout ce qu’on a, de connaître notre histoire. Le fait d’y aller ça concrétise.

Tatev, 25 ans, Montréal, novembre 2004

L’expérience du pays s’exprime toujours avec difficulté. Malgré tout, des réflexions reviennent de manière récurrente. Il y a d’abord le fait de concrétiser un rêve, de vérifier des connaissances apprises depuis l’enfance, d’éprouver l’extraordinaire rencontre des origines et, enfin, de vivre en immersion dans un environnement totalement arménien.

La maison, dans la culture arménienne comme d’ailleurs dans la plupart des sociétés traditionnelles, constitue le point central de la vie familiale (Aharonian 1980 : 13) et le principal lieu de régulation sociale. Elle apparaît aussi dans le contexte de déracinement comme un refuge dans lequel, à l’abri des regards, il est possible de sauvegarder et de transmettre son identité culturelle ainsi que les valeurs qui y sont attachées tout en s’adaptant, à l’extérieur, aux normes du pays d’accueil. L’habitat représente alors l’aire d’observation privilégiée d’une culture diasporique officieuse, de l’ordre du quotidien et de l’intimité (Serfaty-Garzon 2003 : 69), qui rend non seulement compte de l’appartenance arménienne, mais aussi des personnalités et des récits de vie qui font la spécificité de chacun des informateurs. Plus que cela, la maison révèle une dialectique constante, élaborée progressivement entre le décor intérieur et son corollaire, la représentation sociale. Il n’y a qu’à observer chacune des résidences pour saisir combien les interprétations personnelles influent sur la manière d’organiser, de décorer et de se mouvoir dans l’espace domestique, en faisant ainsi des endroits uniques. Il serait par ailleurs faux de dire qu’il n’existe pas de similitudes entre les foyers, dans les arrangements, le choix des objets et les pratiques, puisqu’ils relèvent du partage d’une culture, d’aspirations et d’un mode d’existence communs (Chevalier 1998 : 507).

Lors des entrevues, les espaces publics de la maison tels que le salon, la cuisine et les pièces attenantes — bibliothèques, bureaux ou salles à manger — demeurent les zones les plus visitées. Certains informateurs ressentent même à l’occasion une réticence à laisser entrer un étranger dans l’intimité des chambres à coucher, prétextant alors qu’il n’y aurait rien à voir d’arménien. Parmi les habitats observés[8], quelques familles ont composé dans les sous-sols des univers culturels à part. Caractérisés par une mise en valeur ostentatoire des objets, une accumulation organisée supposant un « collectionnement » passionné, ou encore par un aménagement mobilier renvoyant aux traditions moyen-orientales, ces espaces « musées » sont consacrés à la mémoire familiale et aux démonstrations d’une identité arménienne. L’accent est mis principalement sur les lieux réservés au rituel de l’hospitalité et qui sont décorés en conséquence. Le premier point remarquable dans l’ensemble des systèmes décoratifs est sans nul doute la présence constante d’oeuvres d’art. En effet, chaque famille en détient quelques-unes, voire de véritables collections. La seconde caractéristique s’incarne dans la prédominance des tapis, arméniens, perses et même canadiens ; il semblerait d’ailleurs que l’organisation du mobilier se fasse en fonction d’eux. La troisième caractéristique du décor prend appui sur l’abondante présence de bibelots variés rapportés d’Arménie ; des photographies aux menus objets artisanaux, ils peuplent les maisons visitées.

Les souvenirs touristiques

Les souvenirs touristiques se définissent comme des objets culturels ou porteurs de culture, venus d’Arménie[9], produits à l’intention des touristes d’origine locale et internationale. Parmi les objets relevés sur le terrain, on découvre des produits locaux comme les boissons, la musique et un artisanat foisonnant ; des produits manufacturés, c’est-à-dire des objets dits stéréotypés et fabriqués à la chaîne, véhiculant généralement des symboles nationaux forts ; enfin, des images qu’il faut comprendre comme des objets unidimensionnels de nature picturale : ouvrages illustrés, photographies de voyage et tous autres supports susceptibles d’accueillir une quelconque représentation[10]. Que l’on évoque les objets d’artisanat local, les représentations symboliques ou les reproductions d’oeuvres d’art, tous sont investis d’un projet de sens.

L’intention principale d’achat des souvenirs, mise à part une possible satisfaction esthétique, vise l’acquisition d’une trace de l’endroit visité ou d’une expérience vécue qui, au moindre regard, en favoriserait la remémoration. Les artefacts répertoriés chez les informateurs portent tous, effectivement, les empreintes de l’Arménie et de ses spécificités. Plus que cela, ils font tous référence aux piliers identitaires de la nation arménienne, c’est-à-dire la religion, la langue, l’histoire, le territoire géographique. Si l’on peut dire que ce sont les sujets privilégiés de la production touristique, ce sont aussi ceux qui sont le plus particulièrement achetés par les touristes de la diaspora. Les thématiques s’incarnent dans les objets par divers procédés qui empruntent aux figures stylistiques mises au service de la littérature (Graburn 1984 : 402). De la représentation au symbole, les souvenirs deviennent métonymies, synecdoques ou métaphores. Selon les cas, le propos communiqué est transmis par l’intermédiaire du contenant — par l’objet dans son intégralité, son statut et ses fonctions — ou par son contenu, lorsque la chose est support exclusivement dédié à une iconographie. Parfois, il peut aussi associer le sens investi dans le fond et dans la forme pour ne composer qu’un message global ou pour véhiculer une information liée à deux références différentes. À l’évidence, chaque possibilité renforce considérablement l’impact sur les visiteurs.

Le thème religieux se déploie par les manifestations extérieures et les pratiques de l’Église Apostolique arménienne. La représentation des architectures constitue l’un des sujets les plus imposants, qui allie en une seule iconographie deux idées, le lieu sacré et les techniques de construction traditionnelles. Les exemples sont multiples, de la cathédrale d’Etchmiadzine, siège du Catholicos[11], aux monastères particulièrement fréquentés par les touristes, tels ceux de Geghart ou de Khorvirap ; dans ce dernier lieu, saint Grégoire l’Illuminateur fut enfermé pendant treize ans avant de convertir l’Arménie au Christianisme en 301. S’ajoutent quelques formes de l’art religieux, reproduisant, telle la croix, les signes universels de la chrétienté. La déclinaison la plus courante de ce symbole, massivement reproduite en miniature dans l’artisanat touristique, reste le khatchkar ou « croix de pierre ». Oeuvres monumentales, ces stèles sont installées sur des sites cultuels ou des sépultures dans un but commémoratif (Ieni 1995 : 257). Les instruments de dévotion forment la seconde source d’inspiration majeure ; ils regroupent les chapelets, les icônes, les reproductions d’enluminures et de prières, ou encore la musique liturgique. La présence de ces objets n’est pas étonnante, car la religion arménienne apostolique est l’une des principales spécificités de la nation. L’attachement au religieux s’ancre profondément dans la vie des membres de la diaspora puisque, au-delà des croyances, l’Église a été le principe organisateur des communautés. Elle est aujourd’hui le lien symbolique entre les Arméniens de la diaspora et ceux de l’Arménie. Posséder des objets religieux venus de la terre d’origine semble alors attester l’appartenance spirituelle, source de la nation.

L’écriture arménienne s’impose dans la plupart des souvenirs touristiques. Les représentations et les symboles qui la mettent en valeur s’organisent en trois types de références déterminantes. Les origines de l’alphabet, que l’on fait remonter à l’an 406, se rattachent à la figure de son créateur, Mesrob Machdots, un fonctionnaire royal devenu homme d’Église qui, encouragé par le Catholicos Sahak, constitua le corpus de trente-six caractères. Le portrait du « patriarche barbu », selon l’expression d’Ahanide Ter Minassian (1997 : 80), est dans la majorité des cas accompagné de quelques signes qui présentent les fragments de son oeuvre. Les spécificités graphiques sont aussi régulièrement mises en valeur par la présentation d’un alphabet entier, enchâssé dans un cadre enrichi de fioritures. Le lien à la langue, qui dépasse largement les différences entre le dialecte d’Orient et celui d’Occident, est tout aussi puissant que celui entretenu avec la religion. Le sentiment s’exacerbe d’ailleurs dans le contexte diasporique puisque la langue se trouve au coeur d’une lutte pour sa conservation face aux influences des pays d’accueil. Lorsqu’une informatrice affirme « Vous savez, notre langue c’est notre patrie », on saisit son véritable poids pour les Arméniens hors frontières. Elle constitue un territoire symbolique dans lequel l’appartenance à la nation n’est plus territoriale mais linguistique.

Le thème de l’histoire traverse l’iconographie religieuse et celle de la langue. Il trouve cependant une déclinaison particulière à travers deux paradigmes : le passé militaire et le génocide de 1915. La figure du guerrier personnifie la bravoure arménienne d’une lutte sans cesse renouvelée. L’une des plus célèbres, David de Sassoun, dont la légende fut mise en vers dans une épopée médiévale, incarne le héros qui repoussa l’ennemi, qui était, dans son cas, arabe. Les souvenirs touristiques reproduisent, dans bien des cas, la sculpture monumentale érigée sur la place de la gare d’Erevan[12]. La lutte fait ainsi écho aux événements contemporains puisque l’Arménie se trouvait, encore récemment, en conflit avec l’Azerbaïdjan pour le contrôle de l’enclave arménienne du Haut-Gharabagh[13]. Le génocide constitue une référence fondamentale dans l’histoire du pays. Le Mémorial construit à Erevan en 1995 est la représentation choisie pour incarner l’événement. Contrairement au premier monument, il représente non pas l’apogée, mais la dispersion de la nation. Les informateurs n’ont pas cessé de souligner l’ancienneté et la richesse de l’histoire des Arméniens. La situation d’exil se trouve ainsi doublement affirmée, d’une part dans l’expression de l’événement traumatique qui généra la diaspora et, d’autre part, dans l’illustration d’une civilisation millénaire. De ce fait, les objets qui évoquent l’histoire de la nation constituent un moyen concret de se réinscrire dans la continuité temporelle qui a été brisée lors du génocide.

Le territoire, quoique généralement évoqué par des références géographiques, se décline à des degrés divers de signification. La carte illustre le plus explicitement les frontières et les caractéristiques physiques conventionnelles du territoire. Dans une forme plus ou moins stylisée, elle apparaît sur bon nombre de bibelots. Les « hauts lieux » font office de vitrine du pays. La représentation du mont Ararat en est l’un des meilleurs exemples. Il symbolise même la nation à travers le monde. L’omniprésence de la montagne dans l’iconographie touristique est liée, d’une part, à la tradition biblique — les vestiges de l’arche de Noé se trouveraient sur l’un de ses deux sommets — qui donne ainsi à la nation une place particulière dans la Chrétienté et, d’autre part, à sa situation d’exilée en territoire turc, qui rappelle l’état des Arméniens en diaspora. Visible d’Erevan, le mont incarne l’espace historique amputé. L’onyx et l’obsidienne, minéraux extraits du sous-sol, représentent aussi le pays, comme une synecdoque : en emportant une parcelle du territoire, le visiteur emporte l’Arménie. De la même manière, les fruits évoquent le pays de leur production. La grenade, déclinée dans tous les domaines de l’artisanat, apparaît comme une métaphore nostalgique d’une douceur de vivre arménienne. Le raisin — et par extension le vin — accompagne aussi fréquemment les compositions graphiques. Déclarée en 1991, la République d’Arménie est aujourd’hui considérée comme le pays d’origine des Arméniens de la diaspora, alors que « l’Arménie historique », dont une partie se trouve aujourd’hui en Turquie, correspond à la terre ancestrale. Les liens sont alors de deux ordres : symboliques avec la réinscription des origines et le mythe fondateur de ceux qui vivent dispersés, l’Arménie étant envisagée comme le fantasmatique pays du retour ; réels aussi, car la diaspora a toujours tenté de s’impliquer dans les enjeux politiques et humanitaires qui jalonnèrent le XXe siècle, entretenant des échanges avec les institutions. Les souvenirs sont ainsi les témoins d’une appartenance spatiale, malgré la rupture physique.

À la lumière des thèmes développés par les objets et les liens d’appartenance qu’ils scellent, le souvenir touristique peut être lu comme un texte et, plus précisément, comme un discours idéologique. Shelly Shenhav-Keller (1993 : 182-196) propose une interprétation semblable par l’étude du souvenir israélien. Force est de constater qu’à travers les objets est proposée la vision d’une Arménie forte et d’une nation unie, légitimement ancrée dans deux mille ans d’histoire, survivante et combattante face aux attaques. Le mont Ararat, par exemple, représente, au-delà de ses aspects mythiques et romantiques, une revendication de reconnaissance et de restitution. Le symbole national de la montagne est éminemment politique et cristallise la poursuite de la lutte. L’achat des souvenirs touristiques par les Arméniens de la diaspora est un moyen d’entretenir les ressources symboliques et concrètes, de nature politique ou culturelle, qui fondent le véritable credo de la perpétuation.

La genèse du voyage : l’achat des souvenirs

Les guides touristiques et les agences de voyages conseillent aux étrangers, lorsqu’ils visitent Erevan, de se rendre à Vernissage, le marché aux puces en plein air, référence incontournable pour l’acquisition de souvenirs. La centaine de stands présente une gamme conséquente d’articles qui s’étend des antiquités — vestiges de greniers, d’églises et du régime soviétique — à l’artisanat du bois et de la pierre, sans oublier les bijoux, les tapis, les oeuvres d’art ou encore les livres. La nature des marchandises vendues encourage une clientèle hétérogène à déambuler dans les allées du bazar ; la fréquentation est constituée à la fois de la population arménienne et des visiteurs étrangers. Hormis Vernissage, dont l’ouverture n’a lieu que les fins de semaine durant les beaux jours, il existe, dans le centre-ville de la capitale, des échoppes permanentes spécialisées dans les souvenirs et les produits locaux, ainsi que des antiquaires et des galeries d’art. Si ces magasins, plus particulièrement fréquentés par les touristes, facilitent considérablement l’accès à une marchandise de qualité, ils n’offrent cependant pas la même intensité d’expérience. L’observation des étals et de leur mise en scène, la comparaison et le choix des objets entre les stands, les échanges et la négociation avec les vendeurs, sont, en effet, moins évidents. Les contacts établis lors de l’achat d’objets sur le marché constituent un moment de sociabilité à part entière. Le processus d’échange, ressenti comme vrai et authentique comparativement à l’achat dans une boutique, apparaît nettement moins formel. Une valeur ajoutée renforce alors l’importance future du souvenir.

Les marchands locaux considèrent, bien entendu, que la production artisanale et touristique s’est profondément diversifiée et adaptée aux nouveaux visiteurs. À juste titre, puisque ces derniers consomment davantage. Lorsque l’on observe les produits, ils paraissent d’ailleurs faits « sur mesure » pour le public de la diaspora qui vient en grand nombre, à l’occasion de voyages organisés ou de pèlerinages[14]. Les fabricants et les détaillants tentent en effet de répondre aux attentes de consommation générées par le déracinement. Pour le touriste de la diaspora, une série de compromis s’instaure. Celle-ci commence par la recherche d’un équilibre entre la familiarité des choses qui appartiennent à une culture commune et l’exotisme propre au nouveau lieu visité. Dans le cas d’un premier voyage se produit une véritable rencontre et un apprivoisement de la production locale. L’acquéreur cherche à se reconnaître dans les objets, pour se rapprocher de sa terre d’origine.

J’ai acheté, comme une Arménienne, l’alphabet, je l’ai rapporté parce que c’est mon alphabet depuis que je suis toute petite. J’ai appris que dans le temps où Mesrob Machtodts écrivait son alphabet, on écrivait sur des manuscrits et ça c’est un parchemin en cuir. C’est important, je me sentais proche, c’était pour nous autres.

Tatev, 25 ans, Montréal, novembre 2004

Il guette cependant les articles qu’il ne pourra pas acquérir une fois de retour au Québec. Un second compromis touche l’harmonie entre la symbolique des souvenirs et les critères de goût qui régissent l’habitat du pays d’adoption. Si l’acheteur est prêt à se procurer des éléments typiquement arméniens, avec des références formelles à l’Arménie, ces objets doivent cependant s’intégrer à l’espace domestique. Il faut alors trouver des artefacts qui joindront une forte expression culturelle aux propriétés d’une oeuvre d’art ou d’une pièce artisanale de grande qualité.

S’ajoutent aux premiers critères d’achat, ceux que l’on décèle chez un touriste en général : la volonté d’acquérir des articles peu encombrants, la quête d’authenticité et de qualité. Il faudrait ajouter aussi, dans certains cas, une certaine vigilance pour le budget investi. La recherche se tourne ainsi vers des marchandises de petite et moyenne taille. Leur gabarit, à l’échelle d’une valise, permet une grande facilité de transport, qualité qui demeure d’ailleurs la première à l’esprit du voyageur (Soyoung et Littrell 2001 : 642). L’authenticité des souvenirs apparaît clairement comme un critère d’importance pour les touristes. Si, en règle générale, la définition de l’authenticité est relativement floue, elle a, dans la situation arménienne, des contours simples et affirmés. En effet, la valeur de l’article tient à son lieu de fabrication et à la nationalité des producteurs qui ont laissé les traces du travail sur l’objet[15]. La rencontre de l’artiste et la possibilité de choisir l’objet dans son atelier garantissent encore davantage son caractère authentique (Littrell et al. 1993 : 206). Dans le cas d’un cadeau, l’acheteur et son récit de voyage s’imposent alors comme la seule garantie d’origine. Le cas des reproductions, telles les enluminures sur vélin, ne semble pas susciter de problème d’authenticité. Les copies sont réalisées par des artisans locaux et se voient, la plupart du temps, agrémentées d’ajouts personnels qui en font des pièces uniques. La qualité des produits constitue une dernière exigence d’achat. En effet, lors des entretiens, les informateurs ont tous évoqué, à propos de leurs possessions, la réussite des oeuvres d’artisanat, le travail qui a été accompli, voire la beauté des matériaux. Selon leurs propres termes, le « standard » doit toujours être élevé. C’est une question de fierté.

Si j’accroche quelque chose au mur, je vais être fière que ce beau tableau soit fait par une Arménienne […] mais je ne l’accrocherai pas seulement parce que c’est une Arménienne. Comme je vous ai dit, pour que les enfants soient fiers de leurs origines, il faut leur montrer quelque chose de valeur, qui soit de haut standard. Pas seulement parce que c’est arménien. Un beau livre sur les Arméniens, je le prendrai avec plaisir, j’en ai beaucoup, de peintres arméniens, des objets liturgiques, des choses de valeurs, de standard.

Maria, 54 ans, Montréal, décembre 2003

À cette étape du voyage, l’objet acheté par le touriste de la diaspora est une marchandise choisie, peut-être négociée, pour lui-même ou pour un proche. Il est encore dans son contexte d’origine mais s’apprête à quitter l’Arménie pour rejoindre le Québec où il changera de statut.

De la sphère économique à la sphère sociale : la circulation des objets

Une fois sorti des valises, le souvenir intègre l’espace domestique de l’acheteur ou celui de la personne à qui il a été offert. Si le don est considéré comme un moyen de maintenir, voire de créer des liens sociaux, il semblerait que dans le cas des objets touristiques arméniens, il y ait davantage. L’offre d’un « petit quelque chose » d’Arménie institue un véritable réseau d’échanges que l’on identifie tant dans la sphère privée, avec les collections de souvenirs exposées chez les informateurs, qu’à l’échelle communautaire, avec l’organisation d’un stand arménien à la kermesse d’une des paroisses apostoliques de Montréal.

Les « objets-cadeaux » médiatisent la relation entre le donateur et celui qui reçoit (Chevalier 1998 : 508). Pour les objets arméniens, le pays d’origine constitue un lien supplémentaire entre les deux individus. Le donateur se transforme alors en un messager de l’Arménie et introduit dans l’univers du destinataire une parcelle du territoire, parfois encore inconnue. Intégré à l’espace intime, l’objet devient le nouvel intermédiaire qui concrétise l’attachement aux origines. La difficulté de franchir les frontières jusqu’à la chute du régime soviétique raréfiait l’approvisionnement, ce qui exacerbait le plaisir exprimé lors de la réception des présents. De ce fait, toute chose venue d’Arménie était considérée comme quasi sacrée, soignée tel un fétiche. Pour le donateur, le souvenir constitue le témoignage d’un rite de passage, celui d’un baptême territorial. L’objet se change alors en un support narratif du parcours initiatique. Pour le destinataire, il s’agit d’une autre trace du pays qui alimentera son imaginaire en attendant son propre périple en Arménie. Le don atteste enfin d’une reconnaissance mutuelle, celle de l’appartenance à un même groupe, à la nation arménienne.

L’importante proportion de cadeaux relevée dans les intérieurs domestiques démontre la récurrence de la pratique. Elle apparaît rattachée, de prime abord, aux principes de l’hospitalité et de l’amitié. Sans être une obligation sociale, rapporter un bibelot du pays s’apparente au devoir de partager les privilèges d’un séjour arménien. Ainsi, au retour de voyage, il est coutumier pour les gens de la diaspora de distribuer à quelques amis les « petites choses » venues d’Arménie. Ces derniers en donneront à leur tour, à l’occasion d’un futur voyage. Maria explique ainsi ce qu’elle a offert à son entourage.

J’ai rapporté des chandelles de Hripsimé pour les distribuer à mes amies. J’ai rapporté aussi des petites croix qui étaient travaillées à l’aiguille, en dentelle, travaillées par les vieilles femmes du village, — très joli et délicat — que j’ai rapportées à mes amies. Des choses symboliques plutôt que des souvenirs.

Maria, 54 ans, Montréal, décembre 2003

Il s’agit d’un échange qui ne cesse de se reproduire et qui permet finalement à chacun de posséder un souvenir arménien. « Quand on va en Arménie, on se sent obligé de rapporter quelque chose à ceux qui n’ont pas été » dira même Arsiné. Bien entendu, certains en reçoivent régulièrement et finissent, après avoir rempli leurs étagères, par les ranger ou les installer dans les pièces secondaires. Malgré l’accumulation, le caractère exceptionnel ne s’efface pas pour autant. Tout au plus, il devient un élément de collection ou un signe d’amitié. Il arrive aussi que les destinataires passent commande de produits qu’ils aimeraient acquérir ; l’objet n’est plus concerné par l’enjeu du don, cela correspond, dès lors, à un service rendu.

À l’échelle communautaire, quelques entretiens ont par ailleurs dévoilé un autre système de don. En effet, certains voyageurs qui multiplient les trajets en Arménie rapportent des séries d’objets afin qu’ils soient vendus aux kermesses. Ceux qui n’ont pas l’occasion de se déplacer peuvent ainsi acquérir les articles pour, eux aussi, décorer leur intérieur domestique ou en faire cadeau.

À chaque fois que je pars en Arménie, les dames de l’association disent : « Est-ce que tu peux nous rapporter de petites croix, de petites choses ? » Pour moi, c’est plus facile, […] j’arrive ici et je donne à la communauté. Comme il n’y a pas beaucoup de relations commerciales entre l’Arménie et notre pays, il n’y a pas beaucoup de choses.

Hovanès, 62 ans, Montréal, décembre 2003

Les souvenirs, présentés au cours des festivités, consacrent le « coin arménien » en une nouvelle Arménie et proposent aux clients de faire un peu comme s’ils se trouvaient au marché d’Erevan. Les valeurs sont alors inversées, tout comme dans l’espace domestique, puisque les touristes ne sont plus les étrangers alors que les marchandises le deviennent.

La pratique du don fut, pendant une longue période, l’un des meilleurs moyens d’obtenir des produits d’Arménie. Aujourd’hui, les importations se développent, les voyages se multiplient et la vente sur Internet permet à quiconque de se procurer les objets vendus à Vernissage. La pratique provoquerait ainsi un flux matériel constant entre l’Arménie et le Québec. La magie du souvenir rapporté diffère cependant. L’extraordinaire ne réside plus dans la rareté, mais retrouve progressivement le sens originel de la réification d’un lien social.

L’entrée des souvenirs dans la sphère intime : de l’appropriation à l’intégration

Le souvenir touristique franchit la dernière étape de son voyage lorsqu’il passe la porte de l’espace domestique auquel il est destiné. Intégrer le décor d’une maison constitue un changement de statut considérable et ce, à plusieurs égards. Les valeurs qui lui sont attachées se modifient lors du passage de la sphère publique à la sphère privée. Il est, de plus, marqué par un ensemble de pratiques qui scandent le rite de son appropriation. Personnalisé, exposé et raconté, il passe du statut de marchandise à celui d’objet du quotidien.

Lorsqu’il est trouvé sur le marché ou dans une boutique, le souvenir touristique est un produit au coeur d’une transaction économique entre le détaillant et l’acheteur. En devenant un cadeau, il quitte la sphère commerciale pour prendre la forme d’un enjeu social, support d’échange entre deux individus. Il perd alors sa valeur monétaire au profit de celles engendrées par le rituel du don. Installé dans l’habitat, il est considéré comme une possession personnelle qui reflète la personnalité et les intérêts de son détenteur. Curieusement, certains éléments utilitaires de moindre coût siègent désormais au même niveau que des pièces d’artisanat possédant un statut artistique explicite. La hiérarchie des valeurs, financière et esthétique, se voit bouleversée au bénéfice du sens. Le paquet de cigarettes, dont les notices sont écrites en arménien, est l’un des exemples les plus significatifs.

Ça, c’est une boîte de cigarettes de Marlboro, mais vous remarquez que c’est écrit en arménien, ça vient de l’Arménie. Mon mari a un ami qui est allé en Arménie et lui a rapporté pour lui car il savait que mon mari aime beaucoup les choses typiquement arméniennes.

Arsiné, 60 ans, Montréal, novembre 2003

Bien qu’il n’appartienne pas réellement au groupe des objets touristiques, le paquet de cigarettes a cependant été acheté comme un produit local et il est traité comme tel.

L’installation de l’objet dans l’espace domestique est marquée par un rituel d’appropriation qui débute « hors les murs », au cours de l’achat, et se termine par la participation au récit de vie de l’informateur. Déjà, lors de la transaction, par la sélection et l’intention d’achat, le touriste a fait sien l’artefact. Tous les projets, même encore embryonnaires, sortent temporairement l’objet de son statut d’article commercial pour lui offrir une possibilité d’avenir. La rencontre du touriste et du souvenir constitue en quelque sorte la naissance d’une relation (Bonnot 2002 : 116). Toutes les activités d’acquisition permettent alors à l’acheteur de poursuivre son appropriation (Chevalier 1998 : 508). Dans l’espace domestique, l’assimilation de l’objet à « la vie de tous les jours » convoque une série de pratiques qui transforment l’étranger en familier.

Le processus de personnalisation débute par l’intégration de l’artefact, supportée par des stratégies de mise en valeur, au système décoratif. L’incorporation au système décoratif commence par le choix de l’emplacement et de la mise en valeur qui sera allouée aux nouveaux venus. Les objets sont présentés selon un ordonnancement soigneux dans les espaces stratégiques de la maison. Certains, porteurs d’une forte signification identitaire, à savoir un contenu exclusif et explicite de la culture dont ils proviennent, sont placés de manière à être visibles à l’entrée des pièces. Si les artefacts apparaissent « exotiques » pour un étranger, ils constituent pour les informateurs les marques d’un territoire culturel distinctif associé à un langage propre. Le salon est un endroit favorable à l’exposition ; la disposition est souvent accompagnée de moyens techniques tels que des étagères, des cadres, des éclairages particuliers ou des napperons qui délimitent une aire de protection. Le buffet traditionnel vitré ou le linteau de cheminée sont couramment utilisés pour une présentation « sans risque » des souvenirs. Les collectionneurs les plus aguerris mettent au point des systèmes de présentation muséale à l’aide, par exemple, d’une table-vitrine. Certains lieux de la maison, comme les sous-sols, croulent aussi sous l’abondance des objets. Ces endroits donnent l’impression de déambuler dans un cabinet de curiosités où l’on peut observer une riche déclinaison de la culture matérielle arménienne. Quelques objets, les plus précieux — en valeur sentimentale ou monétaire — sont absents. Ils sont généralement rangés ou cachés pour éviter leur altération. Les informateurs les ressortent sur demande et avec la plus grande précaution.

L’appropriation se poursuit par l’usage, détourné ou conventionnel, des objets qui participent concrètement au quotidien. Utilisés, manipulés, ils sont progressivement apprivoisés par les informateurs qui les incluent à leurs gestes les plus simples. Ils constituent alors des extensions de leurs mains et d’eux-mêmes, participant à de multiples rituels. L’exemple du café que l’on offre aux invités, par exemple, montre comment de la vaisselle, des napperons ou un dejzvé[16] achetés lors du voyage, s’intègrent à l’existence sociale des individus, en devenant les outils de l’hospitalité. « Transformer l’objet ou s’en servir de façon incongrue, c’est se l’approprier encore un peu plus et lier plus étroitement sa propre existence à celle des choses » écrivait Thierry Bonnot, dans La vie des objets (2002 : 168). Il en est de même des souvenirs touristiques. Une intervention sur leur forme permet, dans certains cas, une plus grande appropriation ; des oeuvres acquises à l’état brut et roulées dans les valises prennent une nouvelle forme dès lors qu’elles sont encadrées. Des objets se voient aussi détournés de leur vocation originelle, comme un jeu de backgammon, une bouteille de cognac, des cartes postales, un plat travaillé, des ustensiles de cuisine ou encore un chapelet, qui se muent en composantes décoratives.

Le processus se termine par une mise en récit qui donne une fonction narrative et historique aux objets. La maison est en effet un lieu privilégié d’expression identitaire et le décor l’un de ses média. La biographie de l’objet constitue un premier niveau d’historicité. Reconstituée à travers les explications de l’informateur, elle s’organise autour d’une somme d’anecdotes, de références culturelles et d’événements. La narration varie en fonction de la quantité et de la qualité des informations collectées. Il n’est donc pas exclu, en cas de pénurie, que le propriétaire ait recours à des connaissances ethnographiques ou à des comparaisons pour donner une certaine épaisseur au passé de l’artefact. Une fois le parcours établi, l’objet est alors associé, selon ses spécificités, au récit de vie de la famille. Les souvenirs touristiques peuvent évoquer et rappeler un moment du voyage ou la personne qui l’a offert. Ils deviennent alors des supports de dialogue puisqu’ils provoquent et accompagnent la mémoire, tant de l’objet que celle d’autres événements plus anciens. Dans un mouvement de va-et-vient, les histoires s’entremêlent et se nourrissent mutuellement.

Un lien tangible avec le pays

Les objets touristiques se trouvent au coeur d’un paradoxe qui caractérise le rapport des Arméniens en exil à leur pays d’origine. Lorsque l’on interroge les informateurs à propos de la vision qu’ils ont de l’Arménie, deux représentations cohabitent. Une première, constamment alimentée depuis la naissance de la diaspora au début du XXe siècle[17], est celle de la Terre d’un possible retour. Associée à la figure de la « mère-patrie », elle véhicule des images d’une Arménie idyllique, entre le passé glorieux de « l’Arménie historique » (Ter Minassian 1997 : 20) et la possibilité d’un futur meilleur où les Arméniens vivraient en harmonie sur un territoire enfin restitué. Née de la nostalgie et de la frustration des exilés, l’idée demeure encore aujourd’hui, pour une frange particulière de la population, un objectif cristallisé en mythe[18]. Une seconde représentation s’ancre a contrario dans la réalité d’un pays en voie de reconstruction après la chute du régime soviétique, d’une crise économique prononcée et de récents conflits armés. Largement médiatisée par la presse arménienne et internationale, l’expérience en constitue un véritable choc lors du premier voyage. Comme l’expriment certains informateurs, la joie d’être sur « la terre de ses ancêtres » s’efface rapidement pour laisser place à un certain désarroi une fois le seuil de l’aéroport franchi. La déception de Maria est palpable dans son récit de voyage.

Figure 1

Morceaux d’obsidienne rapportés par des amis*.

Morceaux d’obsidienne rapportés par des amis*.

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Figure 2

Jeu de backgammon, illustration du Monument au génocide d’Erevan.

Jeu de backgammon, illustration du Monument au génocide d’Erevan.

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C’était très choquant, l’aéroport était très pénible. Très triste, en arrivant à quatre heures du matin. Avec les gens qui arrivent pour vous prendre vos valises, les porteurs. Ah, ça c’était très déprimant au début. Le visage des employés russes qui vous reçoivent et qui vous parlent en russe, vous êtes supposés leur répondre sans comprendre mot. […] Le chemin jusqu’à l’hôtel, j’ai trouvé ça énormément déprimant, il y avait les lumières des casinos. Le conducteur en était très fier, il disait : « Regardez, c’est devenu Las Vegas, on a les casinos près de l’aéroport ! » Tout ça, j’ai trouvé ça très déprimant, je ne pouvais pas dormir. J’ai dit à mon mari : « je déteste cet endroit ».

54 ans, Montréal, décembre 2003

Il faut attendre d’avoir vu le mont Ararat et la ville pour que l’enthousiasme réapparaisse.

La première chose que j’ai fait c’est pleurer. C’est inoubliable, tu arrives dans ton pays et tu vois Ararat ! Ça c’est l’image que tu portes toute ta vie. On a vu ça pendant toute notre jeunesse, on a lu les poètes arméniens qui parlent d’Ararat, Ararat, Ararat, Ararat… Je chantais Ararat, […] je ne savais pas, je ne l’avais pas vu. Quand tu vois ça, c’est le summum, […] tout d’un coup on découvrait que c’était vrai. C’est ça, c’est très impressionnant.

Hovanès, 62 ans, Montréal, décembre 2003

Par l’expérience globale du séjour, les aspects enchanteurs et désenchantés du territoire se rééquilibrent afin de laisser place à un regard plus objectif sur la situation (Combe 1997 : 11). Les souvenirs transmettent ainsi ce double message.

Par leur présence et leur matérialité dans l’espace domestique, les objets témoignent du retour temporaire d’un membre de la diaspora en Arménie. Ils sont la preuve d’une rencontre concrète avec le pays, voire même d’un pèlerinage qui a permis au touriste d’entrer en contact avec ses origines. Selon Valda Blundell, « comme souvenir, l’objet n’évoque pas seulement l’endroit visité, mais aussi la propre expérience du touriste là-bas » (1994 : 260). Le voyage a ainsi favorisé l’établissement d’un corpus de références fondamentales, constituées d’émotions, de sons et d’images, à partir duquel l’individu va pouvoir se fabriquer une vision personnelle. Les objets incarnent précisément ce corpus de souvenirs et deviennent ainsi mnémoniques. Ils sous-entendent aussi qu’au-delà de l’expérience, l’Arménien de la diaspora a vu l’état du pays, qu’il est conscient de ses avancées et de ses retards.

Les messages contenus dans les souvenirs véhiculent par ailleurs une représentation de l’Arménie qui s’apparenterait davantage à une contrée mythique qu’à un pays en transition. Les principes de la production touristique n’encouragent évidement pas à propager les aspects dévalorisants d’un lieu, mais cherchent plutôt à présenter ses qualités et ses réussites. En ce sens, il est tout à fait légitime de lire à travers l’ensemble des objets relevés dans les intérieurs domestiques et ceux directement observés sur le marché, une louange à la patrie et à sa nation millénaire. Une revue de l’iconographie montre que le discours de mise en valeur s’appuie en grande partie sur les figures qui façonnent « l’Arménie historique ». Une fois rapportés, les objets illustrent et perpétuent l’image originelle de la terre des ancêtres, formulée au cours de l’apprentissage scolaire et modelée dans l’imaginaire collectif diasporique, celle-là même que les Arméniens déracinés confrontent à la réalité, dès leur arrivée en terre arménienne. Les souvenirs alimentent ainsi, en parallèle à l’expérience du pays, le rêve sécurisant d’un éventuel retour.

Au-delà d’une représentation réelle ou mythique, les objets témoignent d’un lien indéfectible ou d’une « connexion permanente » (Godelier 2002 : 235) aux origines. Cet attachement, maintenu et ravivé par diverses techniques domestiques et discursives (François et Desjeux 2000), semble constituer la raison d’être et de survie des Arméniens en diaspora. C’est aussi à partir de celui-ci que l’on reconstruit une petite Arménie personnelle et que l’on perpétue la culture pour la génération suivante.

Combler les pertes et rebâtir un univers culturel

À l’occasion des déracinements successifs qu’ont subi les familles arméniennes, depuis le génocide de 1915 jusqu’aux départs du Liban, de l’Égypte ou de la Syrie, chaque génération a dû abandonner une grande partie de ses biens. Depuis leur arrivée au Québec, tous les informateurs tentent, chacun à leur manière, de reconstruire leur univers culturel matériel. Ils cherchent en même temps à renforcer une identité fragilisée par l’exil et par la confrontation aux autres.

Si l’on examine la nature des artefacts présentés par les répondants lors des entretiens, peu d’entre eux appartiennent au patrimoine familial légué par les ascendants aux parents. Certains ne détiennent même aucune trace, si humble soit-elle, de leurs grands-parents ; aucune photographie et aucun objet qui permettrait de reconstituer la filiation et de retrouver les véritables lieux d’origine.

Je n’ai absolument rien, pas de photos, même pas de photos parce qu’ils ont quitté leur maison avec leurs vêtements et puis quand ils sont arrivés à Alep […] ou Deir-ez-Sor, là où les Arméniens ont été massacrés, […] ils n’avaient absolument rien à part leurs vêtements. Ça fait que nous autres… mais peut-être qu’il y a d’autres familles qui auraient pu, qui pouvaient, qui ont pu apporter quelque chose, mais pas nous autres.

Naïri, 50 ans, Montréal, novembre 2003

Les répercussions de l’abandon des biens sont aussi tragiques pour les héritiers qui, en plus d’avoir perdu les membres de leur famille, ne possèdent plus de points de repères concrets. Le récit des survivants du génocide, à mi-chemin entre les anecdotes et l’histoire collective, constitue alors le nouveau départ de la généalogie. Amputés d’une partie de leur passé et orphelins de leur territoire, les générations suivantes doivent bricoler un cadre dans lequel les individus pourront s’épanouir, malgré tout, en tant qu’Arméniens. Le second déracinement, lié cette fois aux problèmes du Moyen-Orient, n’a pas fait autant de dégâts. Si certains ne sont partis qu’avec deux valises, d’autres ont pu faire venir par containers leur fond domestique. Pour les plus lésés, il a fallu opérer une sélection et ne prendre que le strict nécessaire, imposé par la survie en « terre inconnue ».

En sortant du Liban, c’était juste une seule valise. J’ai quitté seule avec mon bébé de quatre mois, mon fils, donc, tout en pensant que je reviendrai un mois plus tard à Beyrouth et je ne suis plus jamais retournée. C’est seulement les couches, les biberons et les vêtements du bébé. Rien pour moi, rien pour mon mari. Ce n’est que plus tard que ma mère vivant au Liban nous a fait parvenir une partie de nos affaires.

Maria, 54 ans, Montréal, décembre 2003

Hormis les vêtements et quelques éléments pour la maison rassemblés dans un premier temps, les informateurs se sont assurés d’emporter ou de se faire envoyer quelques photographies et symboles précieux.

Figure 3

Paquet de cigarettes Marlboro avec notice en arménien.

Paquet de cigarettes Marlboro avec notice en arménien.

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Figure 4

Une kamancha.

Une kamancha.

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Figure 5

Table-vitrine d’un salon exposant des souvenirs de voyage et des objets achetés au Québec.

Table-vitrine d’un salon exposant des souvenirs de voyage et des objets achetés au Québec.

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En fonction des situations, les informateurs ont reconstruit leur espace privé à partir des restes de leur vie antérieure, comportant à des degrés divers ce qu’il restait du patrimoine familial et des possessions accumulées avec le temps. Pour la plupart, il fallut combiner le peu qu’il y avait avec des objets progressivement acquis au Québec et ailleurs. Si les nouvelles acquisitions ne possèdent pas une valeur affective et historique équivalente aux biens hérités, ils ont néanmoins l’intérêt d’être des substituts de qualité. Leur fonction consiste donc à remplacer les pertes en jouant leur rôle initial. Les souvenirs touristiques participent ainsi à l’expression de l’identité individuelle ou collective par leur capacité à devenir des témoins éloquents dans l’intérieur domestique. Ils constituent d’abord les preuves de l’appartenance à un groupe, puisque la symbolique qu’ils transmettent énonce les constituants de la quintessence nationale. Leur présence répétée et valorisée dans le décor annonce explicitement, pour soi et pour les autres, l’attachement à la terre. Comme le souligne Anne Muxel : « grâce à eux, des temps et des existences séparés peuvent cohabiter et retracer une histoire commune » (1996 : 149). Témoins d’un rite de passage, ils incarnent le pèlerinage en Arménie. De la même manière que l’on entretiendra l’âtre ou le thonir[19], les souvenirs seront gardés afin que le culte des origines soit perpétué.

Plus que des témoins, les objets se transforment en repères culturels qui favorisent le maintien d’un univers arménien à la maison. Que ce soit par la forme, les matériaux, les symboles ou les histoires dont ils se font porteurs, ils qualifient l’intimité et scandent le quotidien. Tels « des miroirs tendus par l’Arménie » (Ter Minassian 1997 : 43), les objets permettent aux individus de se retrouver dans une sphère familière. Dans le cas des jeunes familles, les souvenirs prennent un sens didactique exacerbé puisqu’ils participent, par leur présence, à la transmission domestique de la culture. Sans particulièrement intervenir dans des processus éducatifs, leur contact, visuel ou tactile, devient essentiel dans l’expérience identitaire.

Le visuel affecte ta vie. Surtout quand les enfants étaient plus jeunes. J’avais quelques photos par exemple du fondateur de l’alphabet arménien, on avait sur les murs l’alphabet arménien, aujourd’hui dans les chambres de mes petits enfants, il y a l’alphabet arménien au mur. Dès la naissance, de voir ça devient très naturel et quand ils vont à l’école, tout de suite, elles connaissent déjà quelque chose, c’est familier.

Haïg, 58 ans, Montréal, décembre 2003

Par leur rôle de substituts, de témoins et de repères, les objets touristiques agissent à la manière d’une prothèse (Parkin 1999 : 304) qui aiderait les déracinés, malgré l’amputation de leur passé et de leur patrimoine, à reconstituer un ensemble référentiel dans lequel ils peuvent se réinscrire et poursuivre la perpétuation d’une identité nationale et diasporique.

Figure 6

Bibliothèques avec khatchkars, poupées en costume traditionnel. Une enluminure et un tableau représentant le mont Ararat surmontent le meuble.

Bibliothèques avec khatchkars, poupées en costume traditionnel. Une enluminure et un tableau représentant le mont Ararat surmontent le meuble.

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Conclusion

L’observation du corpus des souvenirs a montré combien la production touristique arménienne était diversifiée et organisée pour véhiculer une image qui dépasse le simple portrait positif du pays adressé aux étrangers. Les objets, par leurs formes et leurs messages, participent à un discours sur le territoire, ancré dans une géographie et une histoire sentimentale, entre un passé glorieux et un avenir mythique. Faites « sur mesure » pour un public de la diaspora en attente de signes, les déclinaisons de l’Arménie apparaissent comme une nourriture symbolique. Elles renforcent, malgré la distance, le bien-fondé d’une lutte pour le maintien de la culture. Retracer la circulation des objets, du marché d’Erevan jusqu’aux espaces privés, a permis d’identifier la succession des transformations, passant du statut de marchandise à celui de cadeau, pour enfin se muer en une possession chargée d’affects, un patrimoine en devenir.

L’implication dans des processus sociaux, tels que l’achat, le don et l’appropriation, montre de quelle manière l’objet se fait le support de relations qui mettent en scène une représentation de soi et en proposent la reconnaissance par l’autre. Dès lors, les rôles que peuvent jouer les objets dans la maison n’en sont que plus clairs. En quelques sortes sacralisés, ils participent à l’expression de l’identité déracinée. Ils subviennent à certains des besoins identitaires en incarnant la permanence des liens avec l’origine et la restitution d’une mémoire abîmée. « Objets-miroirs » et « objets-savoirs », les souvenirs sont convoqués à ce qu’Anne Muxel nomme « l’ego-musée » et « l’éco-musée » (1996 : 149,153). Ils suggèrent la conservation et l’entretien d’une mémoire double, personnelle et collective, dans un même espace.

Les objets dépassent le simple statut de témoins pour devenir, en tant que médiateurs, des « passeurs » qui suppléent aux manques et qui facilitent d’abord l’énonciation, puis la transmission de la culture arménienne. Quant à savoir si les touristes de la diaspora ont un comportement spécifique par rapport aux autres touristes, il faut se référer au propos de Vichen lorsqu’il parle d’un souvenir qu’on lui a rapporté : « moi je sais que c’est fait par des mains arméniennes, je sais les idées qui sont derrière ça, je sais ce que représente un khatchkar et combien d’années il y a derrière (76 ans, Montréal, novembre 2003). La différence se loge ainsi dans le projet de sens dont l’objet est investi. Ce comportement est-il partagé par d’autres communautés en diaspora ? Seul un chantier comparatif pourrait en esquisser les contours.

On découvre les revers ironiques de l’approche biographique dès lors qu’après l’analyse se posent les questions suivantes : quel avenir attend ces objets dont on a esquissé le portrait ? Comment pourrait-on le prévoir lorsque l’on sait que « les objets n’ont ni valeur intrinsèque, ni destinée prévisible : ils sont des choses qui se chargent et se déchargent de sens lors de leur passage de main en main » (Bonnot 2004 : 161). Ce serait donc les condamner que de vouloir prédire leur fin pour les bienfaits d’une conclusion. D’autres interrogations sont alors permises : seront-ils toujours, avec le temps et la transmission intergénérationnelle, des substituts de biens perdus, des prothèses mémorielles et matérielles ou se transformeront-ils en manifestations de patrimoine ? Garderont-ils l’enchantement et l’extraordinaire des premiers contacts avec l’Arménie ou retourneront-ils au simple statut de souvenirs de voyage ? La réponse engagerait une nouvelle étude biographique, mais pour cela il faut leur donner le temps de vivre.