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L’appartenance ethnique, dans le cadre de la sociologie parsonienne par exemple, a longtemps été conçue comme une caractéristique innée, transmise par filiation. Cette conception semble partagée par de larges franges de la population, dans lesquelles les parents considèrent que l’identité ethnique de leurs enfants relève de l’évidence et ne nécessite aucun questionnement. En revanche, dans le cas des adoptions internationales, comme dans celui des familles immigrantes ou des couples en union mixte, l’appartenance ethnique de l’enfant n’est pas conçue comme allant de soi, comme donnée d’avance, de sorte que ces parents-là ne la relèguent pas au domaine du travail non reconnu de la mère (voir Juteau-Lee 1983). En effet, il semble plutôt que, dans chacun de ces cas (parents immigrants, adoptants ou en unions mixtes), l’identité ethnique des enfants fasse plutôt l’objet de « projets » de la part des parents, qui mettent en place des stratégies concrètes visant à réaliser ces projets.

Cette analyse[1] s’appuie sur deux recherches menées par Meintel en contexte montréalais. La première, qui a débuté à la fin des années 1980 et s’est poursuivie au cours des années 1990[2], traitait des identités ethniques de jeunes adultes montréalais issus de l’immigration et, entre autres, des aspirations de leurs parents à leur égard. La seconde recherche, initiée au début des années 2000 et toujours en cours, porte sur les perspectives et les pratiques de jeunes couples en union mixte en ce qui a trait à l’identité de leurs enfants (notons la participation d’Emmanuel Kahn à ces recherches). Parmi les couples touchés par cette dernière enquête, certains comprennent un seul conjoint issu de milieux immigrants montréalais et d’autres sont composés de deux conjoints dont les parents sont immigrants, mais d’origines différentes (la méthodologie de ces recherches sera explicitée plus loin).

La confrontation des résultats de ces recherches se fera à deux niveaux. D’une part, nous comparerons les projets identitaires que des conjoints nés de parents immigrés (deuxième génération) élaborent pour leurs enfants au début des années 2000 (deuxième enquête), avec les projets identitaires élaborés par des parents immigrants des années 1980/1990 (première enquête). D’autre part, nous mettrons en lumière les projets identitaires de ces jeunes parents de deuxième génération des années 2000 (deuxième enquête) et les comparerons avec la socialisation de ceux de deuxième génération rencontrés dans les années 1980 et 1990 (première enquête).

En particulier, il s’agira de montrer que les projets identitaires actuels des jeunes parents de « deuxième génération » (dorénavant identifiés par « G2 » afin d’alléger le texte), du moins ceux vivant en union mixte, se distinguent de ceux de la génération précédente à plusieurs égards, notamment en ce qui a trait aux enjeux de la réalité pluraliste de la société environnante. Il ne s’agit point de rupture avec les origines mais, au contraire, d’une revalorisation de ces dernières à la lumière des valeurs mises en avant par les processus de la globalisation.

Tout d’abord, il importe de décrire le contexte sociohistorique dans lequel cette génération a été socialisée et est arrivée à l’âge adulte. Ensuite, nous procéderons à une exposition des concepts clefs de notre analyse et de la méthodologie utilisée. Nous terminerons par une discussion des résultats de ces deux séries d’enquêtes, menées à douze ans d’intervalle, sur « les enfants de la Loi 101 ».

Le contexte québécois et montréalais

Montréal, après Toronto, est la seconde ville canadienne en ce qui concerne le nombre d’immigrants habitant la région métropolitaine[3]. Il s’agit principalement d’une immigration urbaine. En effet, plus de 85% des nouveaux arrivants au Québec se sont établis sur l’île de Montréal et sa région métropolitaine entre 1996 et 2001 (Ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration [MRCI] 2004 : 63), malgré les efforts du gouvernement du Québec d’orienter les immigrants vers les autres régions de la province. Les individus d’origine immigrante, touchés par les deux enquêtes de cette analyse, proviennent surtout de pays et de régions pour lesquels l’immigration fut importante pendant les années 1960 et 1970 : Amérique latine, Grèce, Portugal, Italie. Dans l’enquête la plus récente, certains sont également originaires d’Haïti, de Pologne, d’Égypte et d’autres pays. Depuis des années, les cohortes les plus jeunes sont majoritairement d’origine immigrée dans de nombreux quartiers de la ville, ce qui influe sur les institutions de santé et d’éducation ainsi que sur les garderies (Blanc, Chicoine et Germain 1989). En fait, la ville compte dorénavant beaucoup d’écoles, de cliniques et de paroisses où les immigrants et leurs enfants sont plus nombreux que les Franco-québécois.

Un fait important à noter pour cette analyse est que la ville de Montréal se distingue au niveau de la durabilité des identifications ethniques. Selon Anctil (1984), l’existence à Montréal d’une « double majorité » permet d’expliquer que des pratiques telles que la langue et la religion s’y maintiennent plus longtemps qu’ailleurs au Canada et aux États-Unis. Cette « double majorité » renvoie au fait qu’historiquement aucun des deux groupes — constitués par les descendants des colons français pour l’un et des colons anglais pour l’autre — n’a jamais pu jouir d’une hégémonie stable sur tous les plans : linguistique, démographique et politique. Ceci aurait donc encouragé la durabilité des identités ethniques particulières. Anctil souligne d’ailleurs le rôle de tremplin vers le reste du Canada et les États-Unis qu’a joué Montréal au tournant du XXe siècle, quand de nouveaux groupes d’immigrants y établissaient leurs premières institutions (églises, presse, associations, etc.). Selon lui, ce facteur a considérablement contribué au maintien des marqueurs ethniques, tout en donnant une profondeur historique aux groupes qui ont immigré en grand nombre plus tardivement (Anctil 1984 : 447).

Painchaud et Poulin (1983) ont montré que les changements des années 1970 au niveau de la politique linguistique du Québec, en particulier l’entrée en vigueur de la Loi 101, ont contribué à maintenir l’italien comme langue commune aux Italo-québécois, phénomène également attesté dans le cas des Portugais (Meintel 1998). Les taux de bilinguisme et de multilinguisme au Québec sont élevés, surtout à Montréal où 22% de la population parle français, anglais et au moins une autre langue (Office québécois de la langue française 2004). Selon Jedwab (1998), les Montréalais issus de familles anglophones sont de plus en plus bilingues (français/anglais), surtout les plus jeunes, tandis que les jeunes francophones, pour leur part, apprennent l’anglais. En outre, on observe le trilinguisme des enfants d’immigrants (Lamarre et Paredes 2003 ; Lamarre et Dagenais 2003), qui apprennent la langue d’origine de leurs parents à la maison, le français à l’école et l’anglais par le biais des médias, à travers leurs réseaux sociaux et parfois dans des cours spéciaux. Par ailleurs, le multilinguisme est très fréquent dans les maisonnées touchées par notre enquête portant sur les unions mixtes.

En fait, le terme « minorité » prend une résonance particulière à Montréal. C’est non seulement un statut associé aux groupes d’installation récente ainsi qu’à leurs droits et revendications mais, dans le cas particulier de cette ville, c’est également un statut revendiqué par tous. D’un côté, les Anglo-québécois (soit les Québécois d’ascendance britannique), dont le nombre décroît depuis 1977, doivent faire face à l’hégémonie de la langue française officialisée en 1977 (Radice 2000). Pour leur part, les Franco-québécois ont le statut de minorité à l’échelle canadienne et nord-américaine. Par ailleurs, les immigrants disent souvent qu’ils veulent faire « comme les Québécois » et conserver leur identité distincte (Meintel 2000)[4].

Le paysage social de Montréal est aussi façonné par des facteurs qui relèvent de la mondialisation, en particulier en ce qui a trait aux modèles migratoires. Les Montréalais proviennent de localités toujours plus diverses (Piché 2002) et, en même temps, les processus migratoires eux-mêmes se modifient. La migration n’est plus un « aller simple », mais plutôt un processus multiforme qui crée des points de repère et des affiliations multiples liés à une circulation entre plusieurs pays et régions. Aux trajectoires bipolaires se substituent de plus en plus des formes de circulation entre des localités multiples, ce qui influe sur les réseaux de migrants et sur leurs rapports avec la société de résidence (Fortin 2002 ; LeBlanc 2002).

Le pluralisme québécois évolue rapidement, tant sous l’impact de la mondialisation (nouveaux courants migratoires, nouvelles influences idéologiques transnationales) que des influences locales. Soulignons aussi l’élément de réflexivité (Giddens 1990 ; Hannerz 1996) qui entoure la diversité à l’heure actuelle en milieu montréalais, c’est-à-dire l’examen de ses propres pratiques et discours ainsi que le sens critique en ce qui concerne la représentation de soi. Le discours entourant l’ethnicité, l’identité, la diversité ethnique, la culture et les cultures qui s’entend au Québec est fortement imprégné par la réflexivité. Cette réflexivité en matière de diversité se remarque particulièrement au niveau des institutions telles que les CLSC (Meintel, Fortin et Cognet, à paraître), les hôpitaux, les écoles et les entreprises (politiques d’embauche, sensibilisation des intervenants, politiques institutionnelles formelles et pratiques informelles mises en place afin de desservir des clientèles toujours plus diverses). Au niveau familial, la réflexivité se manifeste, entre autres, dans les projets des parents en union mixte quant aux identifications ethniques de leurs enfants.

Quelques concepts clefs

Avant de préciser davantage la notion de « projet identitaire parental », il importe de nous situer par rapport à certains concepts clefs, notamment l’identité ethnique et la mixité.

Notre approche de l’identité s’appuie sur plusieurs recherches sur la question, réalisées dans divers contextes nationaux (au Québec, aux îles du Cap-Vert et aux États-Unis). Pour nous, selon une définition inspirée de Isajiw (1990 : 35), l’identité ethnique fait référence à l’appartenance, ressentie par les individus, à un groupe auquel leurs ancêtres, « réels ou symboliques », ont appartenu et/ou au devenir partagé d’un tel groupe. Des objections à la notion pathologisante de « double identité » ont déjà été explicitées ailleurs (voir Meintel 1992 ; Giraud 1987). Cette notion, souvent invoquée à propos de la « deuxième génération »[5], s’apparenterait en quelque sorte à une forme de schizophrénie socioculturelle ou, tout au moins, constituerait une prédisposition à la pathologie, sous forme de « crise » ou de « malaise ». L’idée que les jeunes de la deuxième génération soient prédisposés au « déchirement » identitaire est contredite par de nombreuses études empiriques menées en France (Oriol 1984 ; Campani et Catani 1985), en Ontario (Isajiw et Makabe 1982), ainsi qu’à Montréal (celles de Meintel mentionnées plus tôt).

Tout en soulignant la qualité unique et synthétique de l’identité (Devereux 1972), nous entendons que l’identité fonctionne en rapport à plusieurs référents et se caractérise par plusieurs dimensions et appartenances possibles. Gallissot parle de « procès d’identification », caractérisé par « une formidable plasticité » ; cependant, la « disponibilité référentielle n’est pas indéfinie », étant « soumise à des expressions dominantes... » (Gallissot 1987 : 16). Les recherches de Meintel (1992) ont montré que les jeunes « G2 » affichaient plusieurs appartenances simultanément (par exemple Québécois, Portugais, Canadien et Portugais-de-Montréal). La tendance au cumul identitaire s’observe également au niveau religieux, chez des spiritualistes (Meintel 2003), ainsi que, comme nous le verrons plus loin, à travers les projets identitaires faisant l’objet de cette analyse.

Le concept de « projet identitaire parental » a émergé des recherches antérieures de Meintel sur les jeunes adultes de la deuxième génération, l’adoption l’internationale (Ouellette et Méthot 2000)[6] et les jeunes parents en union mixte (Meintel 2002). Il s’est dégagé de ces recherches que, lorsque des enfants ont plusieurs affiliations ethniques ou nationales possibles, que ce soit de par leur ascendance généalogique ou pour des raisons sociohistoriques telles que la migration, leurs parents formulent des projets qui visent à orienter les identifications à venir de leurs enfants. Ils mettent en place des stratégies concernant l’enfant et sa socialisation dans le but de mener à bien leurs « projets identitaires parentaux ». En revanche, lorsque l’ascendance de l’enfant est perçue comme homogène et quand elle est appuyée par les institutions de la société, les appartenances de l’enfant paraissent aux parents évidentes et irrécusables (et ne semblent pas à ce moment être l’enjeu de stratégies parentales particulières).

Dans le cas des adoptions internationales, comme dans celui des familles immigrantes ou des unions mixtes, l’appartenance ethnique de l’enfant n’est pas prise pour une évidence. Au contraire, l’identité éventuelle de l’enfant devient, dans ces cas, l’objet de discussions et de stratégies de la part des parents. Nous allons montrer que ces projets sont également pluriels, en ce qu’il est présumé que l’enfant développera un certain degré d’appartenance canadienne et québécoise (voir Meintel et Kahn, à paraître). Toutefois, les stratégies que ces parents mettent en oeuvre visent principalement à appuyer les appartenances qui ne sont pas soutenues par les écoles et les autres institutions de la société.

Afin d’éclaircir notre discussion sur ces jeunes parents G2 vivant en union mixte, nous apportons quelques précisions sur la notion de mixité. Nous préférons le terme « mixité » à ceux « d’hybridité » ou de « métissage », non seulement à cause de la connotation biologisante de ces derniers, mais également parce que cette terminologie tend à occulter la diversité des formes de mixités possibles en supposant une uniformité synthétique. Ce faisant, ces termes permettent difficilement de rendre compte de la variabilité des modalités selon lesquelles les acteurs vivent et conçoivent la mixité.

Dans l’approche que nous adoptons, la mixité se conceptualise comme une construction sociale et historique, de sorte que ce qui constitue une union « mixte » varie selon les époques et les contextes nationaux (Le Gall 2004). Sur le plan national, les facteurs historique et politique affectent la construction sociale de la mixité au niveau du sens que lui attribue la population en général, mais aussi les chercheurs en particulier. Par exemple, aux États-Unis, le critère de la « race » prédomine dans la littérature scientifique comme dans la presse populaire (Alex-Assensoh et Assensoh 1998 ; Sanjek 1994). En France, les études sociologiques concernent surtout les unions entre des Français et des Maghrébins. Quant au Québec, jusqu’à la Révolution tranquille, la « mixité » a essentiellement fait référence à des différences d’ordre religieux. Depuis lors, elle est plutôt conçue en termes ethniques et linguistiques, tant socialement que par les chercheurs. En outre, comme le constate Schnapper (1998), la mixité n’est pas une donnée objective. Au contraire, elle dépend de la perspective de l’observateur, ainsi que des acteurs eux-mêmes (Varro 1995 : 43).

Les unions mixtes ont longtemps été conçues en termes de dynamiques majoritaire-minoritaire, comme constituant l’étape ultime de l’assimilation des individus minoritaires et de leur progéniture au groupe majoritaire et ce, depuis le paradigme de Robert Park et de ses étudiants de l’école de Chicago (par exemple Bogardus 1925). Depuis les travaux de l’école de Chicago, de nombreuses études empiriques, dont celle de Spickard (1989) concernant des Autochtones américaines mariées à des Blancs, démontrent que les enfants de couples majoritaire-minoritaire peuvent bel et bien s’identifier au groupe minoritaire. Quoiqu’il en soit, la mixité conjugale concerne également des couples dont les conjoints sont tous les deux associés à un groupe minoritaire, comme ceux étudiés par Waters (1990) aux États-Unis. C’est d’ailleurs le cas de plusieurs couples touchés par cette analyse.

Ajoutons que certaines études présentent les choix parentaux à l’égard de la socialisation des enfants comme des occasions de luttes de pouvoir entre conjoints (voir Streiff-Fenart 1989 ; Barbara 1993). Au contraire, pour la grande majorité des couples mixtes résidant à Montréal que nous avons rencontrés, les projets identitaires relatifs à leurs enfants s’orientent plutôt vers des affiliations multiples et coexistantes dans le temps. Comme nous le verrons, ces parents considèrent que ce sera à l’enfant de décider s’il veut mettre l’accent sur l’une ou l’autre de ses appartenances (Meintel 2002).

Méthodologie

L’analyse présentée ici s’appuie sur des données qui relèvent principalement de deux recherches concernant des cohortes d’âge assez proches, sinon identiques, mais réalisées à une douzaine d’années d’intervalle. Une première recherche (1988-1992)[7] concernait de jeunes adultes (des célibataires entre 18 et 22 ans) dont les parents avaient immigré du Chili, du Portugal, de la Grèce ou du Salvador (en fait, les Salvadoriens et les Chiliens, ainsi que quelques jeunes Portugais avaient immigré avec leurs parents, mais ont achevé la plus grande partie de leur scolarité à Montréal).

Dans le cadre de la première recherche, suite à trois mois d’observation participante, les assistants avaient construit une topographie de chaque groupe (églises, associations, presse, etc.), ce qui leur avait permis d’établir un profil du groupe tout en nouant des contacts avec divers réseaux de sociabilité en son sein. En même temps, les assistants cherchaient à se familiariser avec le groupe et sa culture, surtout en ce qui concernait les modèles familiaux.

Tous les assistants maîtrisaient la langue maternelle des jeunes qu’ils interviewaient. Les entretiens se déroulaient dans la langue choisie par le répondant : sa langue maternelle, le français ou l’anglais. Pour leur part, les interviewés étaient tous bilingues ou trilingues. En général, ils parlaient la langue maternelle de leurs parents à la maison et dans des contextes communautaires, tandis qu’ils communiquaient en français ou en anglais dans d’autres situations.

La première série d’entrevues était centrée sur les choix de vie liés à la participation des jeunes à la société québécoise, c’est-à-dire sur des questions relatives à l’emploi, aux études, à la sociabilité, aux fréquentations et à leurs choix éventuels relatifs au mariage. Inspirés par l’approche « Life Course Analysis » (LCA) développée par des historiens (par exemple Elder 1977 ; Hareven 1974, 1978), nous cherchions à saisir comment les décisions au sujet des questions d’emplois, d’études, etc., étaient négociées entre le jeune et sa famille. En général, l’approche LCA cherche à situer la trajectoire des individus par rapport à celle de la famille et par rapport au contexte sociohistorique. Nous voulions mettre en lumière l’influence de la famille sur les choix et les démarches de l’individu, notamment au moment (timing) où se produisent les transitions importantes (entrée sur le marché du travail, arrêt des études, départ du foyer parental, mariage). Ainsi, nous avions décidé de nous limiter à des jeunes qui n’étaient pas encore mariés ou qui ne vivaient pas encore en couple. Le groupe d’âge des 18-22 ans était concerné de près par les questions qui nous intéressaient, tout en maintenant des contacts étroits avec leurs familles d’origine. En fait, nous avons découvert que presque toutes les personnes de ce groupe d’âge qui n’étaient pas en couple vivaient toujours chez leurs parents, ce qui était beaucoup moins fréquent chez les jeunes du groupe majoritaire francophone.

Nous avons également interviewé cinq parents de chaque groupe immigrant afin de vérifier les représentations qu’avaient les jeunes des perspectives de leurs parents. En fait, les entrevues auprès des parents confirmaient les dires des jeunes à l’égard des premiers. Enfin, une autre série d’entretiens avait été effectuée auprès de dix jeunes Gréco-montréalais et de dix jeunes Montréalais nés de parents portugais. Ces entrevues concernaient des thèmes qui émergeaient de la première série, notamment l’autonomie, le respect, l’obligation familiale, le rapport avec le pays d’origine des parents, qu’ils soient concrets ou imaginaires. Les observations ethnographiques menées dans les espaces et réseaux associés aux divers groupes touchés par l’enquête, ainsi que les mémoires de maîtrise et les publications des assistants, ont largement contribué à enrichir l’analyse.

L’analyse des entrevues auprès des jeunes a mené à la problématisation de leurs identifications ethniques, un thème qui émergeait largement des entretiens, même si ce n’était pas la préoccupation principale initiale. Dans cette première enquête, la perception de ces jeunes G2 des positions de leurs parents coïncidait par ailleurs largement avec les positions des parents de jeunes G2 du même âge qui ont été interviewés[8], relativement aux choix de vie et identifications de leurs enfants (Meintel 1992, 1994 ; Meintel et Le Gall 1995).

La seconde enquête[9], également basée sur des entrevues semi-structurées, est toujours en cours. Elle est centrée sur les jeunes couples en union mixte[10] vivant à Montréal, qui ont au moins un enfant et qui sont âgés pour la plupart entre 25 et 40 ans, la majorité étant dans la trentaine. Elle a pour objet les projets identitaires de ces jeunes parents à l’égard de leurs enfants et les stratégies mises en oeuvre pour les réaliser.

De la cinquantaine d’entrevues menées jusqu’ici avec de tels couples, seize impliquent au moins un conjoint G2 ayant grandi à Montréal. Ce sont ces entretiens qui constituent l’échantillon à la base des analyses présentées ici. La majorité de ces entretiens concernent en fait des couples dont un des conjoints est G2 alors que l’autre est Franco-québécois ou issu d’une union mixte impliquant un parent franco-québécois[11]. Cinq des seize cas concernent quant à eux des couples dont les deux conjoints sont G2, quoique d’origines ethniques différentes. Dans l’ensemble, les entrevues ont le plus souvent été réalisées avec un seul des partenaires du couple, généralement la conjointe ; lorsque cela s’avérait possible pour les parents, c’est une entrevue avec les deux conjoints simultanément qui a été réalisée. La plupart des couples ont un seul enfant, souvent en bas âge, mais certains en ont plusieurs[12].

Les entrevues traitent de la socialisation des enfants des couples en question par rapport à de nombreux thèmes tels que la langue, la religion et, plus généralement, les valeurs et l’identité. Les parents ont été interrogés au sujet, par exemple, du choix du prénom de leurs enfants, de l’initiation et de la socialisation religieuses, des pratiques domestiques alimentaires, des pratiques linguistiques, etc. Les rapports avec la famille élargie ont également été interrogés (contacts à distance, visites, entraide). Nous cherchions non seulement à prendre connaissance des pratiques de socialisation des parents, mais aussi à comprendre le sens que ces choix et pratiques prennent pour eux, à recueillir les explications qu’ils en donnent.

Ainsi, ces deux enquêtes mettent en scène des individus de la deuxième génération à des moments différents, sans pour autant se présenter comme une étude longitudinale. Néanmoins, il s’agit de cohortes d’âges très proches, se chevauchant même, rencontrées à deux moments différents de leurs parcours de vie et de l’histoire du Québec. En plus, nous avons recueilli les témoignages de vingt parents immigrants, la génération senior par rapport à celle au centre de nos deux enquêtes.

Les données qui se dégagent de la première enquête nous permettent de saisir la socialisation vécue par les jeunes adultes G2 qui étaient autour de la vingtaine vers la fin de la décennie 1980, et les projets parentaux qui avaient inspiré leur socialisation. Nous comparerons ces projets parentaux des années 1980 avec les projets identitaires parentaux d’individus qui sont globalement de la même cohorte et qui vivent en union mixte. Ces derniers ont entamé une autre phase de leur cycle de vie en devenant parents à leur tour. Nous esquisserons en quoi les projets identitaires que ces jeunes parents G2 formulent pour leurs enfants diffèrent de ceux que leurs parents immigrants avaient formulé à leur égard.

Il émerge de l’analyse qui sera présentée dans les sections suivantes que les attaches que les immigrants cherchaient à transmettre à leurs enfants sont toujours fort valorisées par ces derniers, devenus parents à leur tour. Cependant, la signification attachée aux origines acquiert de nouvelles significations dans le contexte actuel. Il s’agit moins d’un patrimoine et plus d’une ouverture sur le monde, sur une autre culture, à laquelle l’enfant est censé avoir un accès privilégié grâce au lignage de son parent. Les liens encouragés avec le pays ancestral du parent sont encadrés dans une idéologie résolument pluraliste. D’autres cultures, d’autres langues sont également valorisées et leur connaissance encouragée dans la mesure du possible. En plus, les stratégies que les jeunes parents déploient afin de favoriser l’identification de l’enfant avec la culture de ses grands-parents d’origine immigrante accordent une place prééminente à ces derniers. Les projets identitaires parentaux s’appuient moins sur l’exemple parental ou sur un habitus culturel et ethnique qui serait inculqué à travers les petits gestes du quotidien que sur des stratégies réfléchies et décidées en accord avec le conjoint, dont les origines sont différentes dans les corpus traités par cette analyse.

La socialisation des G2 et les projets identitaires de leurs parents

La recherche de 1988-1992 portait sur des jeunes G2, alors âgés d’une vingtaine d’années, et plus particulièrement sur leurs transitions de vie : entrée sur le marché du travail, études universitaires, fréquentations, mariage ou établissement d’un foyer autonome (Meintel et Le Gall 1995). Cependant, l’enquête s’est révélée particulièrement fructueuse pour l’étude des identités, dans la mesure où c’est dans le domaine des valeurs et des liens familiaux que les jeunes, tout comme les parents immigrants, se considéraient « différents des Québécois », selon la phrase maintes fois répétée par nos interviewés (Meintel 1989). Dans ce qui suit, nous mettons l’accent sur les éléments communs aux jeunes G2 de tous les groupes d’origine, et qui les distinguent, selon leurs dires, de leurs pairs franco-québécois. Ce sont en effet ces aspects qui nous semblent les plus pertinents pour la comparaison avec les G2 interviewés plus récemment[13].

Ce sont avant tout les valeurs familiales qui les différenciaient de leurs pairs franco-québécois, de leur point de vue à tout le moins.

Les jeunes québécois sont indépendants, ils pensent surtout à eux-mêmes (pas à leur famille). Ils ne sont pas comme nous, ils n’ont pas les mêmes valeurs, ils ne sont pas aussi orientés vers la famille que les Grecs, ils ne sont pas aussi respectueux de leurs parents.

Marcos, 20 ans au moment de l’entrevue, né à Montréal

Par ailleurs, ces différences, au niveau du respect pour les aînés et de l’obligation familiale par exemple, jouaient, selon eux, en leur faveur. Nous reviendrons sur cette question un peu plus loin. Ces jeunes adultes, toutes origines confondues, avaient déjà connu certains changements relatifs à leurs sentiments d’appartenance. Selon leurs propos, au début de l’adolescence, ils voulaient simplement fréquenter d’autres jeunes de leur âge, alors que vers l’âge de seize ans, la grande majorité d’entre eux commençaient à valoriser leur « différence », à changer leurs modèles de sociabilité — pour faire plus de place aux gens de la même origine qu’eux —, à développer de nouveaux intérêts — musique, politique internationale — et à formuler des projets liés au pays de leurs parents — visites, long séjours, projets de coopération internationale, etc. (Meintel, 1992 et 2000).

Avant je n’avais pas cette mentalité, j’étais plus jeune et je me tenais seulement avec des Québécois, je n’étais pas vraiment ami avec les jeunes chiliens. Mais après tu commences à te tenir plus avec des Chiliens, tu te sens plus Chilien…

Miguel, 18 ans à l’époque, né au Chili

Dans une étude à grande échelle sur plusieurs groupes ethniques américains, la sociologue Mary Waters trouve que ces changements d’orientation identitaire sont typiques et réguliers, apparaissant à certains moments du cycle de vie (1990 : 36-46).

Le sentiment d’appartenance au groupe des parents n’empêchait aucunement les jeunes interviewés dans l’enquête débutée en 1988 de se sentir Québécois et/ou Canadiens. En somme, leurs attaches plurielles ne semblaient pas poser de problème, bien au contraire. C’est ce qu’expliquait l’un deux en disant : « Je suis Québécois plus ». Une femme de 23 ans à l’époque, née au Portugal et arrivée au Québec à 10 ans, s’exprimait de la même manière.

Nous avons beaucoup plus que les Québécois. Je suis Québécoise mais aussi Portugaise. La culture québécoise plus la partie de la culture portugaise que nous avons, ça nous fait des personnes plus riches et plus ouvertes.

Notons l’utilisation de la catégorie « Québécois » pour désigner les « Franco-québécois », ce qui était généralisé parmi les jeunes interviewés dans le cadre de cette enquête. Toutefois, lorsqu’ils s’identifiaient à des Québécois, ils apportaient souvent des nuances du type, « [les Franco-québécois] ne me voient pas comme ça », ou « Québécois, mais pas un vrai Québécois » (nous reviendrons sur ce point dans la conclusion).

Dans plusieurs discours, les Québécois étaient vus comme plus « insécures » par rapport à leur identité que les groupes immigrants et, d’un autre côté, les Québécois étaient objets d’admiration parce que, comme le disait une étudiante gréco-montréalaise : « ils sont patriotes envers le Québec. Ils sont comme les Grecs dans un sens ». Plusieurs citaient les Québécois comme un exemple à suivre pour les minorités immigrantes, à cause de leur lutte pour conserver leur langue et leur identité.

Ces enfants d’immigrants croyaient qu’ils possédaient tout ce qu’avaient les Québécois « de souche » et plus encore : l’accès à un ou plusieurs pays où ils avaient de la parenté proche, la connaissance de plusieurs langues et la proximité de plusieurs cultures et groupes ethniques (Meintel 1994). En raison de leurs multiples façons de se situer, ils gardaient une distance critique par rapport à tous les milieux culturels ou ethniques auxquels ils participaient. Par exemple, les jeunes latino-américains (tout comme leurs mères) critiquaient vivement le machisme.

Là-bas (au Salvador), c’est le machisme partout... Il y a des latinos qui sont arrivés jeunes ici et qui pensent la même chose. La femme doit tout faire dans la maison, puis lui, c’est le macho, il frappe la femme... Je hais ces stupidités...

Francisco, 18 ans, né au Salvador, arrivé au Québec à 12 ans

D’autre part, le milieu ethnique à Montréal était souvent critiqué, notamment par les jeunes Grecs et Portugais qui le trouvaient plus conservateur, moins « moderne » que ce qu’était devenu le pays d’origine de leurs parents. Plusieurs formulaient le projet, un peu paradoxal, de faire un long séjour dans le pays d’origine de leurs parents dans l’espoir de connaître une plus grande liberté personnelle, pour échapper à « l’étouffement » ressenti dans le milieu immigré local. Précisons toutefois que ces jeunes ne s’orientaient pas vers les villages d’où provenaient leurs parents, mais plutôt vers les milieux urbains et cosmopolites où ils envisageaient une vie plus autonome qu’à Montréal — la possibilité de vivre seul en appartement, par exemple (voir Peressini 1988, en ce qui concerne les jeunes d’origine italienne).

J’aimerais vivre seule ou avec quelqu’un avant de me marier, mais je ne le ferais pas ici, avec ma famille autour... C’est la raison pourquoi j’aimerais aller en Grèce.

Angela, 21 ans lors de l’entrevue, née à Montréal de parents grecs

L’ethnicité comme ouverture sur le monde

Lors de la première enquête, nous étions un peu surpris de constater l’importance du pays d’origine des parents pour les jeunes répondants, même pour ceux qui étaient nés au Québec. La plupart d’entre eux y étaient allés (ou retournés) en visite et auraient aimé y passer plus de temps, sans nécessairement s’y installer. Par ailleurs, ces solidarités transnationales ne se limitent pas au pays d’origine des parents. Par exemple, les Salvadoriens connaissent les États-Unis et gardent des contacts étroits avec leur parenté de là-bas. Le cas est le même pour les Haïtiens de Montréal qui circulent entre New York et la Floride. Parmi les Libanais chiites étudiés par Le Gall (2002, à paraître), les familles nucléaires sont souvent dispersées à travers plusieurs espaces nationaux (France, Québec, Liban et autres).

En plus des liens transnationaux, les jeunes interviewés dans le cadre de la première enquête témoignaient aussi de solidarités et d’affinités avec d’autres groupes ethniques locaux, soit de la « transethnicité » (Meintel 1994). Les Chiliens et les Salvadoriens sentaient qu’ils faisaient partie d’une « communauté latino-américaine », partageant la musique, la langue espagnole, des modèles de sociabilité et des préoccupations politiques. Souvent, les jeunes s’identifiaient comme « nous les méditerranéens », ou bien « nous les latins », désignation qui pouvait englober les Franco-québécois à l’occasion. Régulièrement, on entendait la phrase « nous les ethniques », pour se référer aux membres de minorités immigrantes. En fait, la plupart des jeunes fréquentaient surtout d’autres enfants d’immigrants, de leur propre groupe d’origine ou d’autres (Meintel 1994).

Projets des parents, valeurs des jeunes

Les entretiens avec les parents des jeunes portaient sur leurs aspirations et intentions pour l’avenir de leurs enfants et laissaient entendre qu’ils avaient des préférences assez marquées quant à l’identité de ces derniers. Comme nous l’avons dit, les valeurs et orientations identitaires des parents qui ressortaient de ces entrevues confirmaient ce que les jeunes avaient dit au sujet des attitudes de ces derniers. De plus, les récits des jeunes permettaient de saisir les grandes lignes des stratégies mises en place par leurs parents immigrants pour orienter leurs appartenances. (La notion de projets identitaires parentaux s’est développée suite à l’analyse des données de cette recherche, en lien avec d’autres recherches qui portaient sur l’identité.)

Pour les parents immigrants que nous avons interviewés, la migration était souvent liée à des aspirations pour leurs enfants, notamment pour les Grecs et les Portugais, dont la majorité étaient des paysans avant d’émigrer. Pour ces parents, les études de leurs enfants étaient importantes dans la mesure où elles assureraient la sécurité économique de ces derniers.

Pour mes deux garçons, je voulais qu’ils étudient dans un domaine qui rapporte de l’argent, pour qu’ils ne passent pas par où je suis passée. Ils vont se marier un jour, avoir une maison, un bel environnement, pour être capable de donner à leur famille tout ce dont elle a besoin. Leur femme ne doit pas avoir à travailler parce qu’ils n’ont pas assez d’argent.

mère de famille grecque

D’autre part, les choix des réfugiés chiliens et salvadoriens de rester au Canada plutôt que de retourner dans leur pays se justifiait par le besoin de scolariser leurs enfants et d’assurer leur avenir le mieux possible. Comme le dit une mère de famille salvadorienne, qui a été emprisonnée pour des raisons politiques avant de quitter son pays,

je veux demeurer le temps nécessaire pour permettre à mes filles d’étudier, qu’elles aient une profession... Si je suis ici, c’est pour elles, ma vie est là-bas...

Presque tous les jeunes G2 rencontrés dans le cadre de cette étude affirmaient s’accorder avec leurs parents sur les « valeurs familiales », valeurs que ces jeunes décrivaient en opposition à celles qu’ils attribuaient aux Québécois (Meintel 1989). En réalité, ils faisaient fréquemment état de désaccords avec leurs parents sur des questions précises, par exemple le déménagement du jeune du foyer parental avant le mariage, ou la cohabitation avant le mariage (Meintel et Le Gall 1995). Pourtant, ils expliquaient qu’ils partageaient exactement le même point de vue qu’eux sur les valeurs qu’ils considéraient plus fondamentales (comme la prééminence de la famille et de l’obligation familiale ou encore, le mariage comme étant l’union de deux familles et non pas seulement de deux individus).

Par ailleurs, les G2 accordaient beaucoup d’importance à « l’esprit de famille » qu’ils trouvaient typique de leur groupe d’origine et qu’ils considéraient important de transmettre à leurs éventuels enfants. Souvent le jeune contribuait aux dépenses du ménage ou donnait de son temps pour travailler au sein de l’entreprise familiale. Dans certains cas, les parents exigeaient des contributions financières, pour inculquer le sens des responsabilités à leur enfant.

S’ils ont cent dollars, ils vont les dépenser, mais s’ils n’ont que cinquante dollars en main, ils ne vont pas dépenser le reste... C’est pour qu’ils aient le sens de la responsabilité...

mère de famille portugaise

Parfois, la contribution du jeune était nécessaire à la survie du ménage.

[Ma fille] me donnait son chèque pour les dépenses... parce qu’on gagnait peu d’argent. Et [mes deux filles] étaient bien conscientes que si quelque chose leur manquait, j’allais les aider... Je prenais mon chèque et celui de ma fille et je le redistribuais pour les besoins de la maison, achetant les choses nécessaires et gardant un peu de côté pour les urgences.

mère de famille salvadorienne

Pour leur part, les jeunes contribuaient de bon gré dans la majorité des cas. Soulignons que ceux qui considéraient que leurs parents leur demandaient une contribution financière assez élevée (certains Portugais et Grecs) ne remettaient pas en question le principe du partage économique.

Des fois tu te dis, « Bien, voilà un gros morceau de ton salaire... » [mais] ils m’ont élevée et maintenant c’est mon tour de les aider.

Portugaise, 23 ans, étudiante à temps partiel, secrétaire à temps plein

Pour ces parents immigrants, comme pour leurs enfants, le mariage se présentait comme l’union de deux familles et non seulement de deux individus. Les parents grecs et portugais tenaient au mariage (plutôt qu’à la cohabitation à long terme), à la différence des Chiliens et Salvadoriens, tandis que les jeunes tendaient à s’accorder avec la position de leurs parents sur cette question. Bon nombre des parents interrogés se disaient en faveur de l’endogamie ethnique pour leurs enfants, sans pour autant en faire un impératif en tant que tel. Plutôt, ce désir concernant le choix de partenaire de leur enfant était expliqué en termes d’espoir de valeurs partagées — valeurs culturelles et, dans certains cas, religieuses — entre les conjoints et entre les familles. Pour leur part, les jeunes G2 voyaient un avantage à l’endogamie ethnique essentiellement au sens où ils percevaient que ce type d’union faciliterait les relations entre les deux familles. Par ailleurs, la notion d’endogamie à laquelle souscrivaient ces jeunes était plutôt flexible et incluait l’union avec un partenaire d’une origine ethnique conçue comme étant « proche » en termes culturels ou religieux. Par exemple, des Portugais peuvent ainsi parler des Italiens ou des Grecs, rappelant la proximité « transethnique » que nous venons de décrire. Les groupes considérés comme proches incluaient donc ceux qui provenaient de la même région du monde, comme par exemple l’Amérique latine ou la Méditerranée. Parfois même, ils parlaient, d’une façon plus large, de « peuples latins », catégorie qui englobait les Québécois. Ajoutons que certaines mères et jeunes latino-américains ont exprimé une préférence pour l’exogamie de ces derniers, à cause du machisme attribué aux hommes de leur propre groupe.

En général, les parents immigrants voulaient transmettre leur langue maternelle à leurs enfants et, sans exception, c’était la langue principale (et souvent la seule) pour la communication entre parents et enfants. Bien souvent, les parents cherchaient également à transmettre leur religion à travers leur propre fréquentation des lieux de culte, le baptême des enfants et leur éducation religieuse. De telles pratiques sont souvent interprétées comme des évidences d’un désir de garder l’enfant à l’intérieur du groupe (« communauté ») ethnique mais, en fait, ces pratiques s’inscrivaient plutôt ici dans des projets à caractère pluriel. En définitive, ils exprimaient leur volonté de transmettre une appartenance à leur groupe d’origine, tout en soulignant leur désir que leurs enfants réussissent dans leurs études et sur le plan économique, et qu’ils soient « bien intégrés » à la société québécoise. Cependant, les parents n’avaient pas développé de stratégies particulières pour assurer l’identification québécoise et canadienne de l’enfant, celle-ci étant constamment renforcée par le système scolaire et par les autres institutions de la société environnante.

Les parents G2 en union mixte

Nous abordons ici les projets identitaires des adultes de la deuxième génération, qui sont devenus parents à leur tour et qui vivent en union conjugale mixte. Précisons que la grande majorité des couples qui impliquent un partenaire G2 sont mariés, peut-être à cause des préférences des parents de ces derniers, bien que la cohabitation à long terme sans mariage soit très courante au Québec (Lapierre-Adamcyk etal. 1999). Par ailleurs, la cohabitation sans mariage concerne un peu moins de la moitié des couples touchés par l’enquête plus large sur les unions mixtes (environ cinquante cas à présent). Nous explorerons à quel point les projets des jeunes parents de la deuxième génération reproduisent leur propre socialisation ou en quoi ils divergent de celle-ci. Les projets identitaires de leurs enfants seront aussi examinés : nous nous demanderons si ceux-ci entraînent de nouvelles valeurs et de nouvelles stratégies de socialisation par rapport à celles qui ont marqué leur propre éducation.

Les individus G2 touchés par l’enquête sur les unions mixtes ont rencontré leurs conjoints, le plus souvent des Franco-québécois, dans des contextes scolaires, généralement au collège ou à l’université (ce qui montre assez clairement l’impact de la Loi 101 sur cette cohorte). Par ailleurs, la normalisation de la diversité à Montréal au cours des dernières années est invoquée par plusieurs de nos interviewés pour expliquer l’absence de réaction négative à leur union de la part de leur entourage (amis, parenté). Ainsi, ils font référence soit au caractère multiethnique de la ville ou au fait que leur réseau d’amis incluait déjà des gens d’origines diverses.

Il n’y avait pas de problèmes d’ordre racial ou quoi que ce soit, ni pour ma mère, ni pour mon père, je crois pas. Je pense que c’était normal, une normalité montréalaise-là, la diversité... Sa famille à lui prône aussi des valeurs d’ouverture puis d’ouverture sur le monde, et de voir la personne étant ce qu’elle est et non la couleur de sa peau... Son frère est marié à une Juive new-yorkaise, non ce n’est pas une famille qui tient absolument à ce que ça reste entre Haïtiens, de même que dans ma famille.

Ces facteurs sont invoqués tant par les répondants dont les parents sont immigrants que par les autres. Dans certains cas, le couple a dû faire face à quelques réticences, soit de la part de parents immigrants, soit de la part de la parenté québécoise. Souvent, les réactions négatives quant à l’union se sont estompées peu à peu, une fois le mariage prononcé ou lors de l’arrivée d’un premier enfant. Comme le dit Adélaïde (29 ans) de son mariage avec Jorge (34 ans), dont les parents sont nés au Portugal :

Je suis la première Québécoise à entrer dans la famille [...]. Il a fallu qu’on se marie pour que sa mère finalement m’accepte dans la famille.

Dans certains cas où les deux conjoints sont G2, mais d’origines différentes (le cas du tiers de notre échantillon environ), leurs parents ont également manifesté certaines réticences initiales face à l’union de leurs enfants, comme pour le mariage de Mark, fils d’immigrants grecs, avec Carla, fille d’immigrants italiens. Toutefois, lorsque les parents de Mark ont fait la connaissance de Carla, ils l’ont acceptée avec enthousiasme parce que, selon Mark, « ils voyaient que les Grecs et les Italiens ont pratiquement les mêmes vies culturelles ».

Ce dernier cas rappelle la notion d’endogamie élastique que nous avions trouvée chez les jeunes interviewés lors de la première enquête. Il importe de souligner que la tendance à minimiser les différences se remarque aussi dans les unions entre G2 et Franco-québécois. Elle se constate d’ailleurs dans le discours de ces derniers (Meintel 2002) : nos informateurs mentionnent avoir la même religion ou « presque » (dans le cas d’unions entre catholiques et Grecs orthodoxes), avoir tous les deux grandi à Montréal, partager le même niveau d’éducation et, parfois, la même profession.

Projets et stratégies identitaires [14]

D’une part, l’arrivée des enfants permet d’apaiser les réticences de l’une ou l’autre famille, quand il y en a. D’autre part, l’approche de la naissance du premier enfant suscite les réflexions des futurs parents au sujet de l’identité de leur enfant, si ce n’est bien plus tôt dans l’histoire de leur union, voire même dès ses tous débuts. Le plus souvent, les parents cherchent à articuler la multiplicité des référents associés aux origines des deux partenaires de l’union. Cette articulation est envisagée selon une logique qui entrevoit la possibilité de cumuls identitaires, d’appartenances multiples, en insistant sur le potentiel stratégique et situationnel des appartenances ressenties et attribuées, comme dans le cas des autres couples mixtes touchés par la même enquête (Meintel 2002). La multiplicité des attaches est hautement valorisée par les parents, de même que la liberté de l’enfant de choisir parmi elles au cours de sa vie d’adulte. Ainsi les projets des parents de l’échantillon quant à l’identité de leur progéniture traduisent une perspective fortement volontariste. Ils envisagent de donner à leur enfant le maximum de possibilités quant aux identités qu’ils pourront revendiquer.

Serge et moi, on va apporter aussi un enrichissement, toutes les traditions, toutes les valeurs justement, ça peut juste être enrichi, parce que quelque part elle va faire un tri, elle va faire un tri là-dedans, qu’est-ce qu’elle garde, qu’est-ce qu’elle jette. Bon, elle a comme un plus gros bassin dans le fond, à partir duquel elle peut choisir ses valeurs, puis ses raisons pour lesquelles agir de telle façon ou de telle autre façon.

Stéphanie, 24 ans, de père franco-québécois et de mère née en France qui a immigré au Québec à l’âge de 7 ans ; son conjoint, Sergei, 24 ans, est né en Pologne, arrivé à Montréal avec sa famille à l’âge de 3 ans

Pour mener à bien leurs projets identitaires parentaux, ils ont généralement fait des choix et mis en place des stratégies relatives à la socialisation de l’enfant. Celles-ci peuvent concerner, par exemple, le choix du prénom de l’enfant, l’initiation et l’éducation religieuses, les compétences linguistiques dans différentes langues, la connaissance du pays d’origine ainsi que les pratiques culinaires et festives qui y sont associées, etc. En ce qui concerne les choix de prénoms, la grande majorité des couples cherche à marquer la pluralité des origines de l’enfant. Pour y parvenir, ils ont recours à une vaste gamme de stratégies, concernant de diverses manières le choix du prénom lui-même, la combinaison d’un premier et d’un second prénom, ou encore celle de ces prénoms avec le ou les noms de famille, ces choix se faisant évidemment à l’intérieur des possibilités offertes par la législation du Québec à cet égard (Le Gall et Meintel, à paraître). En outre, plusieurs couples choisissent un prénom qui « se dit bien en français », pour éviter à leur enfant de vivre l’exclusion du groupe majoritaire francophone que son (ses) parent(s) G2 aurai(en)t vécu.

Au niveau de la religion, les couples concernés par cette analyse sont souvent non pratiquants, bien que la plupart d’entre eux aient fait baptiser leur enfant, souvent pour plaire aux parents immigrants. En fait, ils envisagent que plus tard l’enfant fera ses propres choix. Quant aux langues, la majorité des interviewés s’attache à ce que leur enfant parle non seulement le français et l’anglais, mais aussi la ou les langues de leurs grands-parents immigrants.

Stratégies parentales

À l’égard de leurs projets pluriels et volontaristes pour leurs enfants, les couples qui incluent un conjoint G2 ressemblent aux autres jeunes parents en union mixte touchés par notre enquête. Par contre, les stratégies que ces couples mettent en place pour assurer les projets identitaires qu’ils formulent à l’égard de leur enfant sont quelque peu particulières, notamment en ce qui concerne le rôle des grands-parents immigrants. L’interaction entre ces derniers et le couple parental prend souvent la forme de repas réguliers, généralement hebdomadaires, chez les parents du G2, repas lors desquels des mets associés au pays d’origine sont fréquemment servis. Dans certains cas, des dons réguliers de mets typiques sont transmis par les grands-parents immigrants au jeune couple.

Les fêtes et les autres rencontres qui regroupent les différents membres de la famille élargie constituent un espace de pratique de la langue d’origine, bien que le français et/ou l’anglais soient également parlés dans ces familles. Même dans le cas où les deux conjoints sont G2, mais d’origine différente, on constate des tendances similaires, à cela près qu’il est question de deux langues d’origine (outre le français et l’anglais) et de visites fréquentes aux deux couples de grands-parents. De plus, les grands-parents immigrants s’occupent également du gardiennage de leurs petits-enfants, ou encore aident le jeune couple dans les travaux ménagers.

En général, les parents immigrants du conjoint G2 médiatisent la communication entre la communauté ethnique à Montréal et le jeune couple. Le couple senior devient également l’intermédiaire entre ce dernier et la parenté du conjoint G2 dans le pays d’origine, à Montréal, au Canada, ou dans d’autres pays dans le cas de familles transnationales. À ce propos, les mères sont particulièrement actives quant au maintien des contacts avec le pays d’origine. Elles se chargent des appels téléphoniques et des envois de lettres, de photos, de vêtements, etc. (voir Le Gall 2001, 2002).

Beaucoup de couples mixtes souhaitent faire un voyage familial dans le pays des grands-parents immigrants pour que leur enfant le connaisse. Dans le cadre de ce projet, les grands-parents se présentent comme des intermédiaires privilégiés pour mettre l’enfant en contact avec leur pays d’origine. Plusieurs G2 disent, avec regret, qu’ils ne parlent pas la langue du pays aussi bien que leurs parents. C’est une raison de plus de vouloir que les grands-parents soient impliqués dans le projet de séjour au pays d’origine.

Mon mari, il dit toujours qu’il veut attendre de parler parfaitement arabe pour y aller. Pour pas être étranger dans son pays [...]. Éventuellement, oui, c’est un projet qu’on… Mais, c’est un projet qui est toujours le premier avec le père à Michel. Moi j’aimerais ça y aller, mais y aller avec son père par exemple. [Mon mari ne] veut pas, lui non plus, y aller en touriste. Avec son père... Faut vraiment y aller avec quelqu’un qui a vécu là.

Juliette, 29 ans, née de père québécois et de mère suisse; son conjoint, Guillaume, 29 ans, est né au Canada de parents qui ont immigré d’Égypte

Soulignons par ailleurs que les parents souhaitent que l’enfant « se souvienne » du voyage qui est censé lui donner des référents associés à l’origine du parent d’origine immigrante. Du point de vue des parents, les origines mixtes de leur enfant comportent plusieurs avantages, notamment du fait « qu’il a deux pays ». Et si jamais un jour l’enfant décidait d’aller s’installer dans le pays d’origine de son parent G2, possibilité évoquée par plusieurs de nos interviewés, il aura l’avantage de déjà connaître le pays et la langue.

Deux générations de parents

Comme nous l’avons signalé à l’égard des pratiques de choix du prénom, le couple parental mixte en vient à évaluer les choix qu’ont faits les parents du G2, en s’appuyant sur l’expérience du conjoint G2 en tant qu’individu d’une origine minoritaire ayant grandi au Québec. Selon l’une de nos interviewées citée plus haut, ses parents n’avaient pas beaucoup insisté sur ses origines italiennes « parce que ça allait de soi, ça faisait partie de notre façon de vivre... ». Pour leur enfant, d’ascendance haïtienne et italienne, le couple trouve très important qu’il connaisse bien ses origines.

Comme j’aimerais qu’il apprenne l’italien, tu sais... Je pense que ça va devenir important. Plus il va vieillir, plus ça va devenir important pour lui d’être connecté à ses origines diverses. Parce que là, c’est comme Haïtien, Italien, Québécois, puis en même temps... Il est né ici, il est Québécois donc… mais c’est d’une grande richesse, cette diversité-là ...

Sara, de mère franco-québécoise et de père italo-québécois, dont le conjoint est d’origine haïtienne né au Canada

Dans le cas de G2 vivant en union mixte, la transmission des référents culturels et identitaires ne peut pas être prise pour acquis ; au contraire, elle devient objet de réflexion et, si besoin est, de négociation entre partenaires. En fait, les parents G2 font preuve d’une plus grande réflexivité encore que leurs parents (Giddens 1990) en ce qui concerne les référents culturels, linguistiques et religieux à transmettre, ainsi que les stratégies à déployer à cet effet, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, leurs parents G1 étaient de même origine et naviguaient entre le désir de réussite de leur enfant dans la société québécoise/canadienne d’un côté et de l’autre, celui de transmettre un patrimoine valorisé : langue, religion, identité et valeurs (esprit de famille, respect des aînés, etc.). Deuxièmement, les projets de socialisation qui n’étaient pas assurés par la société environnante étaient inscrits dans le mode de vie familial des parents G1, soit dans les pratiques linguistiques, religieuses et autres qui caractérisaient le ménage. Enfin, les parents G1 étaient bien placés pour transmettre les référents qu’ils désiraient à leurs enfants, alors que ce n’est pas toujours le cas des jeunes parents G2. Par exemple, les couples mixtes expriment souvent le regret que le conjoint G2 n’ait pas bien appris la langue maternelle de ses parents. D’autre part, leurs pratiques religieuses sont souvent moins assidues que celles des parents G1 (des mères G1 au moins). Dans ce cas, les parents G2 n’émettent pas d’objection à ce que la ou les grands-mères fassent en sorte que l’enfant connaisse leur religion (même quand il s’agit de deux religions différentes). À la différence des parents G1, les jeunes parents G2 et leurs conjoints sont obligés d’élaborer des stratégies multiples afin d’assurer la transmission de la langue maternelle des parents du partenaire G2, des connaissances de leur pays, de ses pratiques culinaires et, le cas échéant, de sa religion. Les parents G1 avaient parfois recours aux écoles du samedi pour perfectionner les connaissances linguistiques de leurs enfants G2. Pour la plupart, ils étaient en mesure de transmettre eux-mêmes les référents culturels qui n’étaient pas assurés par les institutions de la société québécoise. Les parents G2, par contre, comme nous l’avons vu, ont souvent recours à leurs propres parents et au réseau familial élargi pour appuyer leurs stratégies parentales en matière de culture et d’identité.

Cependant, la socialisation pratiquée par les parents G2 est loin d’être identique à celle qu’ils ont vécue étant enfants. Malgré la continuité intergénérationnelle qui semble caractériser les projets de socialisation des G2 en union mixte par rapport à ceux qu’ils ont reçus, ces projets évoluent dans un cadre idéologique sensiblement différent de celui qui inspirait les parents G1. Tout en espérant le succès et l’intégration de leurs enfants à la société québécoise, ces derniers insistaient beaucoup sur l’importance de certaines valeurs familiales qu’ils associaient à leur groupe d’origine (tout comme l’ont fait les jeunes G2 de la première enquête), ainsi que sur la langue et la religion de ce groupe, en tant que patrimoine prisé. Pour les G2 en union mixte, ces mêmes référents prennent la valeur, non pas d’éléments d’un patrimoine à conserver, mais d’une idéologie fortement pluraliste où sont valorisées les langues, les religions, les différentes cultures, enfin la diversité en elle-même. Ceci est également le fait de leurs partenaires issus de la majorité francophone (Meintel 2002). Pour des raisons de filiation et surtout à cause du rôle des grands-parents immigrants comme intermédiaires culturels, les couples mixtes considèrent que leurs enfants jouissent d’un accès privilégié à ce qu’ils dénomment des « ressources culturelles » liées au pays d’origine des G1. Ils s’empressent de dire, notamment, qu’ils favorisent l’apprentissage d’autant de langues que possible, la connaissance de plusieurs religions, etc. Déjà tributaires d’une notion d’endogamie assez élastique, ces parents n’évoquent jamais l’idée d’endogamie pour leurs propres enfants. De plus, comme nous l’avons vu, leurs pairs G2, de la même cohorte qu’eux, n’avaient pas de critiques à émettre par rapport à leur union, ce qui permet de penser que l’élasticité des normes d’endogamie remarquée dans la première enquête (Meintel 1992) soit généralisée chez les G2 de ce groupe d’âge.

En outre, nous remarquons le volontarisme qui marque les projets parentaux de transmission élaborés par les parents G2 (Meintel 2002). Ce volontarisme semble conditionner la forme que prendront certaines valeurs pour la génération de leurs enfants. Presque tous les parents G2 en union mixte insistent sur la transmission de « l’esprit de famille » qui a marqué leur propre socialisation. Néanmoins, aucun interviewé G2 n’évoque l’idée que ses enfants aient à contribuer financièrement au ménage plus tard, ni à ce qu’ils demeurent à la maison jusqu’à leur mariage.

Aux projets parentaux des parents G2 et de leurs conjoints s’ajoute un nouvel élément de virtualité, puisque ces couples laissent entendre que ce sont les enfants qui choisiront leurs propres référents culturels et identitaires et que le rôle des parents est d’ouvrir l’accès à autant de « ressources » symboliques que possible. Tandis que les parents G1 essayaient par leurs propres pratiques et exemple personnel de favoriser, voire d’inculquer, certaines attaches à leurs enfants, les parents G2 en union mixte semblent plus réticents à l’idée d’orienter les choix particuliers de ces derniers, tout en insistant sur des valeurs pluralistes (tolérance, ouverture d’esprit, respect pour les autres, etc.).

Conclusion

Nos données du début des années 1990 nous montraient que, loin de se sentir minorisés, les jeunes de la deuxième génération, au contraire, étaient fiers de leur « différence », d’être des « Québécois plus ». Les données de cette première étude faisaient état d’un relatif consensus sur l’importance des valeurs familiales entre les jeunes de la deuxième génération et ceux de la première, du moins au niveau des principes fondamentaux. Nos informateurs de la même cohorte d’âge, maintenant devenus parents à leur tour et vivant en union mixte, reprennent un discours toujours aussi favorable à la différence ethnique. Cette fois-ci, cependant, la différence ethnique s’encadre dans un discours fermement pluraliste, discours partagé entre conjoints, où la particularité ethnique de chacun est située dans le cadre plus large de la diversité, au sein de laquelle les différences culturelles, linguistiques et religieuses constituent la richesse de la société. Par ailleurs, la diversité commence avec soi-même ; ces parents G2 se voient (et sont vus par leur partenaire) comme étant culturellement mixtes. En fait, les G2 affirment tantôt appartenir pleinement au groupe minoritaire en raison de leur origine et de leur socialisation, tantôt être des représentants moins légitimes que leurs parents G1, en raison de l’environnement social dans lequel ils ont grandi. Les G2 en union mixte ne se situent pas comme les porteurs ou les exemples d’un patrimoine valorisé, rôle qui incombe plutôt à leurs parents. De plus, ce que les parents G2 en union mixte songent à transmettre à leurs enfants constitue moins un patrimoine qu’un cadre de valeurs pluralistes qui serait, peut-être, le fruit de leur propre identité mixte telle que vécue dans la société québécoise depuis la Loi 101.

Les G2 vivant en union mixte auraient-ils une perspective davantage pluraliste que leurs pairs vivant en union homogame ? Peut-être. Mais le fait que les couples concernés (d’après ce que disent plusieurs d’entre eux) ne se considèrent « pas vraiment mixtes » ou, du moins, qu’ils se considèrent plus similaires que différents sur le plan culturel, indique que les frontières ethniques ne sont pas étanches entre les Montréalais ayant grandi sous le régime de la Loi 101. Par ailleurs, aucun des couples touchés par cette analyse ne rapporte de réactions négatives vis-à-vis de leur union chez les amis de la même origine que leur conjoint G2.

La situation montréalaise actuelle démontre que les trajectoires migratoires n’aboutissent pas nécessairement à l’assimilation, mais qu’elles contribuent à une diversification durable et à une transformation substantielle de la société, processus au sein duquel il nous semble que les gens issus de milieux immigrants soient des acteurs clefs. Les G2 ayant une vingtaine d’années, que nous avons étudiés de 1988 à 1992, s’orientaient souvent vers des emplois où leurs compétences linguistiques et culturelles seraient mises en valeur (par exemple en traduction ou dans des agences de voyage). Depuis la première enquête, les effets de la mondialisation se font sentir de plus en plus. Aujourd’hui, le multilinguisme, la connaissance d’autres cultures et les réseaux personnels transnationaux des G2 constituent des atouts indiscutables. Sur le plan local, l’entrée dans la vie active des cohortes de la deuxième génération qui ont été scolarisées sous la Loi 101 est en train de changer le paysage social de Montréal. On remarque, par exemple, leur présence accrue dans les médias et dans la vie politique locale, pour ne pas mentionner la prise en charge et la revitalisation des commerces « ethniques » établis par la génération précédente. Loin d’être simplement des médiateurs entre la modernité de la société d’accueil et le « traditionalisme » imputé à leurs parents, ils deviennent des agents de changement social, transformant la notion même de « Québécois », de sorte que leurs enfants mixtes grandiront dans une ville et, de plus en plus, dans une province où les identités plurielles seront normalisées.