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Au départ du foyer parental, les enfants d’autrefois allaient-ils  s’établir plus ou moins loin de leur famille selon qu’ils étaient filles ou fils ? Des comportements migratoires différents renverraient à des modes de socialisation différenciés, aux pratiques et coutumes de chaque milieu et au rôle du capital social hérité des familles d’origine. Dans cet article, nous comparons les fils et les filles au point de vue de leur dispersion géographique à partir de la maison de leur père, en 1850, dans deux régions : Skellefteå, dans le nord de la Suède, et le nord des États-Unis. La plupart des travaux sur les relations intergénérationnelles au cours des siècles passés reposent sur l’analyse transversale de données censitaires relatives au logement; ils mesurent le phénomène de la cohabitation de membres de la même parentèle au sein d’un ménage, mais n’établissent pas de lien entre parents ne vivant pas sous le même toit. C’est donc un aspect méconnu du soutien intergénérationnel au 19e siècle que nous espérons éclairer. Nos sources nous permettent de mener cet examen sur des parentèles dont les membres ont vécu proches — dans le même village — ou séparés. Rares sont les populations anciennes pour lesquelles on peut retracer sans difficulté le lieu de résidence des parents vivant hors des ménages observables. Parmi les régions où l’on peut remonter ainsi le fil de l’histoire, le nord de la Suède est probablement celle qui ressemble le plus au nord des États-Unis.

De nos jours, la migration ne présente pas le même visage pour les hommes que pour les femmes. Dans certains courants migratoires, ce sont les hommes qui s’éloignent le plus de leur lieu d’origine, dans d’autres ce sont les femmes. Et, lorsqu’ils ont migré en couple, souvent la femme souhaite demeurer dans le pays d’accueil et le mari rentrer au bercail (voir par exemple Pessar et Mahler, 2003). Des différences de comportement liées au sexe se dégagent tout autant de l’étude des migrations anciennes. Ainsi, les données de recensement analysées par Ravenstein (1885) montrent que les femmes britanniques de la fin du 19e siècle migraient plus souvent, mais moins loin, que leurs compatriotes masculins. Des résultats similaires ressortent d’autres travaux, telle l’étude de cohortes de naissance du nord de la Suède au 19e siècle réalisée par Egerbladh (1995). Par ailleurs, l’exploitation de données généalogiques revèle qu’en France et en Angleterre, même au plus fort du processus d’urbanisation, la plupart des migrations, tant des hommes que des femmes, se faisaient sur de très courtes distances (Pooley et Turnbull, 1998; Rosental, 1999). On a aussi remarqué que, chez les Anglais, les migrants allaient plus loin que les migrantes avant 1919, et inversement peu après; mais les différences étaient ténues. Au sein de la population née en France au 19e siècle, Rosental (2004) observe de faibles écarts selon le sexe dans les distances franchies lors des migrations antérieures au mariage, mais les hommes sont plus nombreux à accomplir les parcours les plus longs. En l’occurrence, c’est le statut socioéconomique, et non le sexe, qui exerce l’impact le plus déterminant sur la probabilité de quitter le cercle familial.

Plusieurs chercheurs (notamment Ramirez, 2001) ont fait valoir que la présence de parents dans un lieu était un important facteur dans le choix de ce lieu comme point d’aboutissement d’une migration. Pourtant, bien peu de travaux portent sur les lieux de résidence au sein des familles. Par exemple, dans leur étude sur les Pays-Bas, Post et al. (1997) établissent la taille des parentèles — à l’aide de généalogies — mais non la distribution spatiale de leurs membres. D’autres chercheurs, comme Neven (2002), limitent leur examen des personnes apparentées vivant à une certaine distance les unes des autres à celles qui habitent le même village. Faute de données précises sur leur filiation généalogique, elle postule que les personnes portant le même patronyme sont de même souche. Bras et Neven (2004) constatent que, vers la fin du 19e siècle, les soeurs aînées hollandaises et belges ayant déjà quitté le foyer parental influençaient la destination de leurs cadettes. Toutefois, il se peut que les femmes aient eu la charge d’entretenir les liens familiaux, c’est-à-dire de rester en contact avec les membres de leur parenté et d’organiser périodiquement des retrouvailles (Di Leonardo, 1987). Ce type de responsabilité peut aussi avoir exercé des effets sur la migration en France au 19e siècle, selon Rosental (1999) : les femmes mariées qui migraient, souvent vers les villes, procuraient du travail à leurs frères.

Quant à nous, pour étudier les différences selon le sexe dans la dispersion géographique des enfants adultes par rapport au lieu de résidence de leur père au 19e siècle, nous avons choisi deux populations essentiellement rurales, en retenant les sujets âgés d’au moins quinze ans, donc sortis de l’enfance et ayant atteint un stade du cycle de vie où le processus de départ du foyer était habituellement amorcé (Dribe, 2000). Les différences selon le sexe ont d’abord été établies pour la population de Skellefteå, en Suède, puisque les données sur les parcours de vie des hommes et des femmes de cette région nous renseignaient sur les lieux de résidence des membres de leur famille. N’ayant pas de données complètes sur les femmes du nord des États-Unis, nous avons inféré les différences probables entre hommes et femmes de cette région à l’aide de ces résultats. Pour le même motif, notre examen a été réalisé par rapport aux pères plutôt qu’aux mères.

Populations étudiées

La population suédoise que nous étudions était celle d’une région « véritable », tandis que la population nord-américaine, représentée par un échantillon généalogique, vivait sur des portions non contiguës d’un territoire beaucoup plus étendu. Néanmoins, les deux groupes sont comparables au plan démographique et, sans se ressembler au même degré au plan économique, appartenaient essentiellement au monde rural.

La région côtière de Skellefteå, dans le nord de la Suède, occupe environ 2700 kilomètres carrés. En 1850, elle comptait 13 838 habitants, inégalement distribués sur le territoire. La densité, de 5,1 habitants au kilomètre carré pour l’ensemble, était en effet beaucoup plus forte le long de la côte et dans les vallées les plus importantes, où se trouvaient les établissements les plus anciens, la plupart datant du Moyen Âge. Le reste de la région était beaucoup moins peuplé en 1850, et les petits établissements successivement fondés à l’orée du 19e siècle ne réunissaient que 24 pour cent de la population.

L’échantillon nord-américain est constitué de descendants d’immigrants venus d’Angleterre au Massachusetts avant 1650. Le territoire où ils vivaient en 1850 avait accueilli de nouveaux colons irlandais et allemands à compter des années 1840; des Suédois sont venus après 1850 (Ostergren, 1988). À mesure que de nouveaux territoires ont été ouverts à la colonisation, les descendants des fondateurs s’y sont avancés. En 1850, environ le tiers de la population étudiée vivait dans le nord de la Nouvelle-Angleterre; regroupée le long de la côte et dans les vallées, elle présentait une densité comparable à celle de la population de Skellefteå (7 à 13 habitants au kilomètre carré). En outre, 10 pour cent avaient gagné les nouvelles terres du Midwest (densité inférieure à 11 habitants au kilomètre carré). Mais c’est dans le sud de la Nouvelle-Angleterre, région à la fois la plus ancienne et la plus urbanisée (27 pour cent des descendants), ainsi que dans les États de New York et de l’Ohio (28 pour cent) qu’ils étaient les plus nombreux.

Les deux populations présentaient une fécondité légitime élevée, et de faibles taux de naissances illégitimes et de mortalité. La fécondité était moindre à Skellefteå — c’est la principale différence observée — bien que l’indice synthétique de fécondité y ait augmenté entre 1801-1805 et 1845-1849, passant de 4535 à 4739 naissances pour 1000 femmes (Alm-Stenflo, 1994). L’âge au mariage était assez élevé, comme dans la plupart des sociétés occidentales (Hajnal, 1965); au cours du 19e siècle, il s’est situé entre 26 et 28 ans (en moyenne) au premier mariage pour les hommes, à 25-26 ans pour les femmes. À Skellefteå, beaucoup plus de femmes que d’hommes sont restées célibataires toute leur vie : en 1850, chez les 35 ans et plus, 13,8 pour cent des femmes ne s’étaient pas mariées, comparativement à 5,5 pour cent des hommes. La fécondité supérieure des natifs du nord des États-Unis s’explique partiellement par des mariages plus précoces, d’au moins deux ans : au sein de l’échantillon généalogique, l’âge moyen au premier mariage est en effet de 26,4 ans pour les hommes et de 23 ans pour leurs épouses nées entre 1815 et 1835. La proportion de célibataires était à peu près la même aux États-Unis qu’à Skellefteå chez les hommes (nés avant 1830 et âgés d’au moins 35 ans), soit 5 pour cent; elle était vraisemblablement moindre pour les femmes (données manquantes).

Démographiquement, les deux populations se distinguent aussi au plan de la mobilité. Les départs et les arrivées étaient peu nombreux à Skellefteå, et la région dans son ensemble présente une image de stabilité. Toutefois, les migrations intérieures sur de courtes distances y étaient fréquentes (Egerbladh, 1995); il pouvait s’agir de migrations de travail effectuées par les paysans, qui, encore à cette époque, s’engageaient périodiquement comme domestiques. À l’opposé, les membres de l’échantillon américain migraient sur de très longues distances au cours de leur vie (Adams et Kasakoff, 1984, 1994; Adams, Kasakoff et Kok, 2002). Quarante-cinq pour cent des hommes nés entre 1800 et 1850 et ayant vécu au moins jusqu’à l’âge de 65 ans se trouvaient au moment de leur mort à plus de 40 milles du lieu de leur naissance.

La région de Skellefteå, plus agricole que le nord des États-Unis, porte le nom de sa première ville, construite dans les années 1840. Celle-ci s’est développée lentement, connaissant une activité industrielle modeste jusqu’au 20e siècle, où l’industrialisation a véritablement démarré. En 1850, dans cette société rurale assez égalitaire, près des deux tiers des hommes de 15 ans ou plus gagnaient leur vie dans le secteur agricole. La plupart étaient propriétaires exploitants, les autres ouvriers (le plus souvent célibataires), mis à part quelques fermiers (Tabellverket Population Statistics, 1850 [1]). La subdivision des domaines agricoles était devenue pratique courante. Conséquence des lois d’enclosure adoptées à partir du début du 19e siècle, la privatisation de vastes forêts favorisait, dans les villages, l’agrandissement du domaine cultivé et le fractionnement des terres. À cette époque, le phénomène de subdivision a créé dans la région beaucoup plus de fermes que la colonisation des terres de la Couronne. Au milieu du siècle, les possibilités d’implantation de nouvelles exploitations agricoles étaient à peu près épuisées à Skellefteå, mais on pouvait encore s’installer dans les régions voisines du nord du pays.

La région côtière du nord-est des États-Unis était plus urbanisée (Bidwell, 1917). Notre échantillon généalogique compte 40 pour cent de fermiers chez les hommes nés entre 1800 et 1820, et seulement 32 pour cent chez les hommes nés entre 1820 et 1840. Dans les deux cohortes, 20 pour cent des hommes ont, toute leur vie, mené de front agriculture et petits métiers. Ainsi la proportion d’agriculteurs était-elle plus faible dans cette région qu’à Skellefteå. Par ailleurs, les fermes étaient beaucoup plus grandes aux États-Unis, et leur taille moyenne est demeurée assez constante dans tous les États de 1850 à 1860 (Bidwell et Falconer, 1925). On peut en conclure que les fermes n’étaient plus subdivisées dans les nouvelles colonies après la deuxième génération, ou qu’elles ont cessé de l’être bien avant 1850 dans la plupart des territoires du nord des États-Unis où s’était établie la population qui nous intéresse. À partir du moment où les valeurs foncières ont rendu difficile l’achat d’une ferme dans les régions déjà colonisées, il a fallu se tourner vers le Midwest. Selon Atack et Bateman (1987), un fermier pouvait, avec l’argent retiré de la vente de sa ferme située dans une région de colonisation plus ancienne, acheter une exploitation deux fois plus grande près du front pionnier. La façon la moins chère d’acquérir une ferme était d’aller s’installer avec sa famille sur une terre vierge et de défricher celle-ci, pour ensuite la partager avec ses fils (Adams et Kasakoff, 1992, 1994). Si on était célibataire, on pouvait louer une ferme près de la « frontière ». Mais les salaires étaient élevés en 1850 dans le Midwest, et beaucoup d’hommes avaient, d’après le recensement, délaissé l’agriculture pour se faire journaliers, charpentiers-menuisiers, cordonniers, patrons de bar, charretiers ou colporteurs. Ce qui est sûr, c’est qu’en Amérique du nord plus qu’à Skellefteå on a vu les fils abandonner l’agriculture dans les plus anciennes colonies pour migrer vers des régions plus urbanisées ou gagner le front pionnier.

Données

En quête de données pour comparer la dispersion géographique des enfants, nous n’avons pas trouvé les mêmes types de sources dans les deux pays. En Suède les registres paroissiaux permettent de retracer les migrations accomplies par les individus durant toute leur vie. Mais aux États-Unis, rares sont les sources donnant accès à des parcours complets. Souvent, en étudiant les généalogies, on se rend compte qu’il y a eu migration en découvrant le lieu d’un événement ultérieur de la vie d’un individu, et on peut préciser certaines dates en jumelant les données généalogiques avec les données censitaires. Le premier recensement nominatif de l’ensemble de la population américaine selon le lieu de résidence remonte à 1850; c’est la raison pour laquelle nous avons choisi cette date pour notre étude.

Les données sur Skellefteå, qui vont de la fin du 17e siècle au 20e siècle, sont tirées des biographies et des filiations établies par la Demographic Data Base à l’aide des renseignements contenus dans les divers registres tenus par les paroisses suédoises : « registres catéchétiques » [2] et registres des naissances, décès, mariages et migrations (Nilsdotter-Jeub, 1993). Elles concernent l’ensemble de la population de 15 ans et plus ayant vécu dans la région en 1850, soit 4224 hommes et 4655 femmes.

Pour le nord des États-Unis, nous avons sélectionné les généalogies de neuf familles de la Nouvelle-Angleterre, qui permettent de suivre les personnes nées au sein de ces familles entre le 17e siècle et l’époque de leur publication, entre 1892 et 1973 (Bisbee, 1956; Chaffee, 1909; Farwell, 1929; Faunce, 1973; Greely, 1905; Holman, 1928; Pelton, 1892; Shedd, 1921; Wellman, 1918). Elles ont été choisies pour la valeur de leurs renseignements sur les migrations des descendants, le lieu d’établissement des fondateurs et les patronymes. Vu la qualité des statistiques de l’état civil des colonies du Massachusetts et de Plymouth, nous nous sommes limités aux généalogies remontant aux fondateurs anglais arrivés entre 1620 et 1650 dans l’actuel État du Massachusetts. Pour faciliter le jumelage avec les données censitaires, nous avons retenu les patronymes portés (pour autant que l’on sache) par un seul immigrant venu sur le territoire des futurs États-Unis avant 1650.

Le jumelage avec le recensement de 1850 a été fait manuellement, à l’aide de répertoires publics des noms de famille (ex. Jackson, 1982). On trouve dans les généalogies 2311 hommes, et 1341 paires père-fils où les fils, âgés de 15 ans ou plus, étaient encore en vie en 1850 puisqu’on trouve trace d’eux dans l’état civil à une date ultérieure. L’opération a porté fruit pour 72 pour cent des sujets présents dans les généalogies. Environ 2 pour cent sont restés introuvables, tout bonnement parce qu’ils vivaient au Canada. Nos analyses ont porté sur 915 paires père-fils (68 pour cent) retracées dans le recensement, sauf pour ce qui est de la disponibilité démographique (1341 paires utilisées).

Représentativité

La croissance démographique de la Nouvelle-Angleterre ayant reposé presque entièrement sur l’accroissement naturel, la plus grande partie de sa population était issue d’ancêtres arrivés dans la région avant 1650 (Matthews, 1962), et il est raisonnable de penser que notre échantillon de la population de 1850 est représentatif de la descendance de ces fondateurs née dans le nord des États-Unis. Il apparaît par exemple que les hommes nés dans les États du nord étaient presque aussi susceptibles de travailler dans l’agriculture et presque aussi prospères (d’après l’échantillon à grande diffusion de 1850 : voir Ruggles et al., 2004).

Les généalogies comportent un biais, comme la plupart des sources : elles conservent la trace des sédentaires, au détriment des mobiles. Néanmoins, l’échantillon américain apporte beaucoup plus d’information sur les migrations que n’en ont livré les études déjà disponibles. En outre, les généalogies représentent les familles les plus prolifiques; mais ce n’est vrai qu’aux générations les plus anciennes : une fois atteinte la taille qui assure l’avenir de la famille, à la quatrième génération, la taille relative des généalogies ne change plus dans la population étudiée, jusqu’à la dixième génération. Enfin, les généalogies ne couvrent pas jusqu’au décès la vie des personnes nées à l’époque de leur publication, mais on peut s’attendre à y trouver toutes les personnes ayant vécu en 1850.

Les problèmes de jumelage rencontrés pour les fils ont entraîné une surestimation de la proportion de ceux qui ont vécu au même endroit que leur père. Le jumelage était facile lorsque les sujets appartenaient au même ménage que leur famille d’origine ou que leurs enfants, il l’était moins quand on avait affaire à des célibataires vivant loin de leurs parents. Nous avons écarté les cas douteux. Une comparaison entre les généalogies et les données de recensement relativement aux lieux de résidence à partir de 1850 (Adams et Kasakoff, 1991) fait ressortir que les plus faibles différences concernent les années de jeunesse, période de la vie sur laquelle les généalogies ne nous apprennent pas grand-chose faute d’événements intéressant l’état civil auxquels serait rattachée l’information sur les lieux de résidence. Ces légères différences résultent du biais inhérent au jumelage, qui est plus probable lorsque les jeunes vivaient avec leur famille. D’autre part, les généalogies nous en apprennent beaucoup plus sur les lieux de résidence des individus qui sont devenus parents : l’information sur l’endroit où les parents se trouvaient à partir de la naissance de leurs enfants est donnée environ tous les deux ans. Il ressort des généalogies, et plus encore du recensement, que cette période de la vie était celle de la plus grande mobilité. Afin d’estimer le biais attribuable au jumelage, nous avons présumé que les hommes non repérés dans le recensement vivaient à l’endroit où, selon les généalogies, ils se trouvaient à la date la plus tardive précédant 1850. Le taux de résidence dans le même lieu était de 8 pour cent plus faible lorsque les lieux manquants étaient remplacés par les lieux signalés dans les généalogies (67 pour cent) que lorsque le père et le fils étaient tous deux repérés dans le recensement (75 pour cent). Les hommes pour lesquels le jumelage a échoué étaient évidemment plus susceptibles de vivre loin de leur père. Lorsqu’il y a eu jumelage, les données que nous utilisons surestiment la corésidence avec le père, c’est-à-dire, dans le cadre de cet article, le fait d’être établi à proximité de l’endroit où il habitait.

L’interruption des chaînes de filiation à cause des migrations a été notre principal problème pour les deux régions. Les données sur l’ensemble des enfants issus de la population qui vivait à Skellefteå en 1850 montrent que quelques-uns ont été absents pour un temps et que d’autres, plus nombreux, sont partis définitivement avant 1850. Au total, les enfants adultes manquants représentent 6 pour cent des hommes et 3,3 pour cent des femmes. On peut supposer que ces proportions sont excessives, en raison de probables décès, 23 pour cent de ces enfants ayant vraisemblablement déjà dépassé la quarantaine en 1850. Nous considérons que les enfants manquants des données suédoises font pendant au biais des données américaines en faveur de la corésidence des pères et des fils.

Les lieux de résidence : différences de définition

La dispersion géographique est calculée ici par rapport aux lieux de résidence des pères et des enfants. Or, le terme « lieu de résidence » ne renvoie pas à la même réalité dans les deux régions étudiées, qui étaient très différentes au point de vue de l’aménagement de l’espace. Cette contrainte influence la comparaison, tant des distances entre enfants et parents que de la proportion de ceux qui ont le même « lieu de résidence ».

Pour ce qui est de la région rurale de Skellefteå, le lieu de résidence est la plus petite unité administrative proche du foyer de la personne observée : hameau ou village. Toute nouvelle colonie était de ce type, même s’il s’agissait d’une seule ferme. Aux États-Unis, le lieu de résidence est le lieu où se trouvait l’individu au recensement; dans les régions rurales, il s’agit habituellement d’un canton (« township »), soit la plus petite unité administrative possible en territoire rural. En Nouvelle-Angleterre les cantons étaient appelés « villes » (« towns »), et toute colonie était constituée en ville. La « ville » pouvait ainsi consister en un seul établissement réunissant toute la population, ou compter plusieurs établissements de taille variable, plus ou moins dispersés. À mesure que la colonisation progressait vers l’ouest, les comtés (« counties ») furent subdivisés en cantons (dont la population était le plus souvent dispersée). « Lieu de résidence » désigne donc un espace nettement plus étendu pour les régions rurales du nord des États-Unis que pour Skellefteå; de plus, le canton équivaut souvent à un certain nombre de « lieux de résidence » du type propre à Skellefteå.

La taille des lieux de résidence renvoie à des différences comparables. Le plus gros village de Skellefteå comptait 612 habitants en 1850. Il y avait en moyenne 202 habitants dans les plus anciens établissements, où vivait 76 pour cent de la population, et à peine 14 dans les nouvelles colonies. Les cantons du nord des États-Unis étaient beaucoup plus populeux. La plupart des sujets de l’échantillon généalogique (83 pour cent) vivaient dans de petites communautés de moins de 5000 habitants, 10 pour cent dans des villes de plus de 10 000 habitants, et 7 pour cent dans des localités de 5000 à 10 000 habitants. Dans les régions rurales de l’Illinois, retenues ici parce que, en 1850, la densité y était la même qu’à Skellefteå, la plus petite localité comptait seulement 195 personnes, mais 17 pour cent de la population vivait dans des villes de plus de 1000 habitants. Dans le Maine rural, également de même densité que Skellefteå, 90 pour cent de la population était concentrée dans des villes de plus de 1000 habitants, et même la localité la plus petite était plus grande qu’un village moyen de Skellefteå.

Ces différences de définition des lieux de résidence s’accompagnent d’écarts dans les distances entre eux. À Skellefteå la distance moyenne était faible : environ trois kilomètres entre les hameaux ou villages, jusqu’à cinq entre certains villages plus anciens de la côte ou de l’intérieur. Elle était plus importante aux États-Unis, atteignant quatre milles (6,4 kilomètres) entre les cantons des plus anciennes colonies, celles du sud de la Nouvelle-Angleterre, et davantage dans les colonies plus récentes.

Il s’ensuit que plus de membres de la même famille sont réputés avoir vécu « au même endroit » dans les régions rurales du nord des États-Unis, ce qui peut se traduire par une surestimation du phénomène de corésidence par rapport à Skellefteå. En outre, la distance entre membres de la même famille n’ayant pas le même lieu de résidence paraît supérieure aux États-Unis. Toutefois, le postulat que les pères et les fils vivaient plus rapprochés à Skellefteå est contredit par l’impact de la taille supérieure des établissements dans le nord des États-Unis. On a constaté que les populations actuelles sont peu portées à quitter les grandes villes (Fischer et al., 1998), et il se peut qu’il en ait été de même par le passé, car l’offre de travail et le marché matrimonial sont plus importants là où la population est plus nombreuse.

Résultats pour la région de Skellefteå

Pères, fils et filles de Skellefteå en 1850

Ayant sous les yeux la distribution géographique des pères et des enfants de 15 ans et plus, nous avons examiné l’impact de certaines variables — âge du père, âge, statut matrimonial et parité de l’enfant, statut socioéconomique du père, taille de son village — sur la corésidence des pères et des enfants.

La proportion d’hommes ayant un enfant (fils ou fille adulte) corésidant augmente en fonction de l’âge des pères puis se stabilise lorsque ceux-ci atteignent la fin de la cinquantaine (figure 1a). Habituellement, au moins un enfant vivait au même endroit que son père. Seulement 6,8 pour cent des pères étaient isolés; cette proportion varie, en fonction de l’âge des pères, entre 5,6 pour cent pour les plus jeunes et 9,3 pour cent pour ceux de 60 ans et plus. D’autre part, près de la moitié des pères avaient vu tous leurs enfants s’établir près d’eux; le nombre de ces enfants s’échelonnait entre 1 et 9, pour une moyenne de 2,3. On remarque que les fils étaient plus souvent présents que les filles. Environ les deux tiers des pères avaient tous leurs fils avec eux, mais seulement la moitié avaient toutes leurs filles. Habituellement, un seul fils ou une seule fille vivait dans le même village ou hameau que son père, mais le nombre d’enfants présents pouvait aller jusqu’à sept pour les fils et jusqu’à cinq pour les filles.

Figure 1

a

Hommes ayant au moins un fils ou une fille vivant âgé de plus de 15 ans, Skellefteå, 1850, selon l'âge du père (%)

Hommes ayant au moins un fils ou une fille vivant âgé de plus de 15 ans, Skellefteå, 1850, selon l'âge du père (%)

b

Enfants dont le père était encore en vie en 1850, Skellefteå, selon l'âge des enfants (%)

Enfants dont le père était encore en vie en 1850, Skellefteå, selon l'âge des enfants (%)

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Plus les pères étaient âgés, moins ils avaient d’enfants corésidants, et plus les écarts selon le sexe étaient marqués. La proportion de fils corésidants est de 10 pour cent moins élevée pour les pères de plus de 60 ans que pour les pères plus jeunes. Dans le cas des filles, l’écart entre les deux groupes d’âge est plus grand : 18,7 pour cent. La proximité de tous leurs fils était également plus habituelle pour les pères plus âgés (21 pour cent d’entre eux) que celle de toutes leurs filles (15 pour cent). Par ailleurs, rares étaient les pères, surtout âgés, isolés de tous leurs enfants. Encore une fois, cela arrivait plus souvent s’il s’agissait de filles que de fils : tous les fils de 5,1 pour cent des pères vivaient ailleurs, comparativement à toutes les filles de 9 pour cent des pères. Le fait que pères et fils aient vécu plus souvent au même endroit ressort également du constat que les pères n’ayant eu que des filles et n’habitant à proximité d’aucune d’elles étaient plus nombreux (17,2 pour cent) que les pères n’ayant eu que des garçons et ne vivant à proximité d’aucun d’eux (12,7 pour cent).

Quant aux enfants (figure 1b), la proportion de ceux dont le père était encore en vie diminue de façon régulière en fonction de leur âge. Comme on l’a vu, leur lieu de résidence est influencé par leur sexe. À compter de l’âge de 19 ans, plus de filles que de fils avaient tendance à partir. L’écart entre les sexes pour ce qui est de vivre dans le même village ou hameau que le père est maximal dans le groupe d’âge 25-39 ans et s’atténue aux âges plus élevés. Chez les rares enfants âgés dont le père vivait toujours, il se creuse de nouveau (tableau 1) [3].

Lorsque les enfants vivaient ailleurs dans la région, la dispersion géographique des filles n’était que légèrement supérieure à celle des fils (tableau 2). À l’intérieur d’un même groupe d’âge, la distance moyenne par rapport au lieu de résidence du père était à peu près la même pour les deux sexes. Une légère tendance à l’allongement des distances avec l’âge est liée au fait que le nombre de migrations était plus élevé après le départ du foyer avant 1850. L’endroit où se trouvaient les enfants, même les plus jeunes, en 1850 était rarement le point d’aboutissement de la première migration effectuée au départ du foyer parental. Plus les enfants étaient âgés, plus ils avaient effectué de migrations, du moins avant l’âge de 45 ans. Les différences entre fils et filles étaient faibles, mais entre 20 ans et 34 ans les distances médianes étaient un peu plus longues pour les filles. Les différences entre hommes et femmes au point de vue de la dispersion géographique sont donc principalement dues au fait que les uns et les autres présentent des taux différents de corésidence avec le père.

Tableau 1

Distribution selon l’âge des fils et des filles vivant dans le même village ou hameau que leur père, Skellefteå, 1850

Distribution selon l’âge des fils et des filles vivant dans le même village ou hameau que leur père, Skellefteå, 1850

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La taille de la famille influence ces différences selon le sexe. Plus la famille comptait d’enfants adultes, plus le nombre de filles corésidantes était faible comparé au nombre de fils. Il est vrai que les filles s’éloignaient de leur père plus souvent, peu importe le nombre d’enfants ou le rang de naissance d’un enfant eu égard aux autres enfants de même sexe. Mais les fils et les filles les plus jeunes étaient plus présents que leurs aînés, sauf dans les familles les moins nombreuses. De plus, les enfants de rang intermédiaire étaient absents plus souvent. Les différences selon le sexe s’accentuent à mesure que le père avance en âge, de même que la tendance de l’enfant le plus jeune à demeurer auprès de son père.

En ce qui concerne l’état matrimonial, on constate que les enfants corésidants étaient moins susceptibles d’être mariés que les enfants vivant ailleurs, nonobstant le rang de naissance et l’âge du père. En outre, les enfants corésidants des deux sexes sont plus nombreux à ne s’être jamais mariés. Si les femmes s’étaient mariées autant que les hommes, les différences de dispersion géographique entre les deux sexes seraient sans doute encore plus prononcées.

Tableau 2

Distance entre le père et les enfants ne vivant pas avec lui, selon le sexe, Skellefteå, 1850 (%)

Distance entre le père et les enfants ne vivant pas avec lui, selon le sexe, Skellefteå, 1850 (%)

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Tableau 3

Proportion de fils et de filles célibataires vivant près et vivant loin de leur père, selon leur rang de naissance parmi les enfants de même sexe et le groupe d’âge du père, Skellefteå, 1850

Proportion de fils et de filles célibataires vivant près et vivant loin de leur père, selon leur rang de naissance parmi les enfants de même sexe et le groupe d’âge du père, Skellefteå, 1850

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Les décisions des individus n’étaient pas indépendantes de leur situation économique. Plus le père avait un statut socioéconomique élevé, plus il avait d’enfants corésidants. La plupart des pères étaient propriétaires francs (71 pour cent), quelques-uns entrepreneurs ou hauts fonctionnaires (3 pour cent); les autres exerçaient des activités de statut inférieur, celle d’ouvrier agricole notamment. L’influence de ce facteur était encore plus forte dans le cas des filles. Dans les trois catégories, on compte moins de filles corésidantes que de fils, pour toutes les parités. Ainsi, quelle que soit la parité, les pères dont le statut socioéconomique était le plus faible présentaient le taux de corésidence le plus bas. Mais une réalité transcendait les frontières de classe : la probabilité de vivre dans le même village ou hameau que le père était la plus forte chez les benjamins et la plus faible chez les enfants de rang intermédiaire, et elle était moins grande pour les filles que pour les fils.

La plupart des fils sont restés dans le secteur agricole (81,6 pour cent), souvent comme agriculteurs (59,5 pour cent). Ces proportions sont peut-être inférieures à la réalité, car l’information sur la profession manque pour 8 pour cent d’entre eux. Il s’agit principalement de fils corésidants, vivant au même endroit que leur père, et par conséquent censés éprouver un plus grand attachement pour la terre. On compte moins d’agriculteurs et plus d’artisans et d’ouvriers qualifiés parmi les fils qui sont partis vivre ailleurs.

Tableau 4

Fils et filles vivant auprès de leur père selon leur rang de naissance parmi les enfants de même sexe et selon le statut social du père, Skellefteå, 1850

Fils et filles vivant auprès de leur père selon leur rang de naissance parmi les enfants de même sexe et selon le statut social du père, Skellefteå, 1850

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Enfin, la taille des établissements influe sur la corésidence. Beaucoup plus de fils pouvaient être considérés comme corésidants dans les localités les plus importantes, en l’occurrence les villages d’au moins 150 habitants, que dans les plus petits hameaux (79,5 pour cent comparativement à 60 pour cent). La relation entre la taille du village et la corésidence se présente autrement pour les filles. Le taux de corésidence est plus faible pour les filles que pour les fils dans les villages les plus populeux (67 pour cent) ainsi que dans les villages de taille moyenne (51 pour cent), et à peu près égal pour les filles et les fils dans les hameaux de 10 habitants ou moins (59 pour cent).

Néanmoins, les régressions logistiques binaires montrent que toutes les variables exercent un impact significatif sur la corésidence (tableaux 5a et 5b). Nous n’avons cependant pas tenu compte de l’âge des enfants, vu son interaction avec la parité. La probabilité que les enfants vivent dans le même village que leur père était plus forte s’ils étaient célibataires, s’ils n’étaient pas de rang intermédiaire parmi les autres enfants de même sexe et si le père était agriculteur. Les catégories de variables présentent toutefois quelques différences selon le sexe, dans les probabilités et les niveaux de signification. Ainsi, le fils corésidant était moins souvent l’aîné des garçons de la fratrie, et les filles corésidantes vivaient moins souvent dans les villages les plus importants.

Frères et soeurs de Skellefteå

Les différences de comportement migratoire entre hommes et femmes ont eu des incidences sur la dispersion géographique des frères et des soeurs. À Skellefteå, on voyait plus souvent deux frères proches (vivant à proximité l’un de l’autre) que deux soeurs proches. En outre, les frères vivant dans des endroits différents étaient séparés par des distances plus courtes que les soeurs qui étaient dans le même cas (tableau 6). En général, lorsque le père de fils proches ou de soeurs proches était encore en vie, ceux-ci habitaient le même village ou hameau que lui. Toutefois, plus de paires de soeurs proches (11 pour cent) que de paires de frères proches (4 pour cent) habitaient ailleurs. Cette différence pourrait être liée au fait qu’à certains âges les filles quittaient habituellement leur famille pour aller travailler comme domestiques. Les soeurs s’influençaient mutuellement dans ces migrations. On l’a constaté aux Pays-Bas, où cette coutume était répandue, moins en Belgique, où elle était beaucoup plus rare (Bras et Neven, 2005). Ces comportements témoignent de l’importance qu’avaient les liens de parenté, même lorsque le critère de la proximité spatiale avec le père n’entrait pas en ligne de compte dans le choix d’un lieu de résidence. Il demeure que, lorsque deux soeurs vivaient loin l’une de l’autre, la distance moyenne entre elles était plus grande qu’entre deux frères éloignés, une autre facette de la plus grande dispersion géographique des femmes par rapport au lieu de résidence de leur père.

Tableau 5

a

Régressions logistiques binaires. Fils vivant au même endroit que leur père, Skellefteå, 1850

Régressions logistiques binaires. Fils vivant au même endroit que leur père, Skellefteå, 1850

b

Régressions logistiques binaires. Filles vivant au même endroit que leur père, Skellefteå, 1850

Régressions logistiques binaires. Filles vivant au même endroit que leur père, Skellefteå, 1850

* Significatif à 0,05.

** Significatif à 0,01.

*** Significatif à 0,001.

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Des différences selon le sexe se manifestent aussi à la génération suivante. Les enfants des filles vivaient à une plus grande distance du lieu de résidence de leur père que les enfants des fils. L’analyse selon l’âge donne le résultat attendu : les petits-enfants engendrés par les filles allaient s’établir à une plus grande distance de leurs grands-parents. Ainsi donc, s’il arrivait que les réseaux de parenté se superposent dans l’espace parce que les soeurs mobiles se retrouvaient établies dans le même lieu plus souvent que les frères mobiles, le fait n’était pas assez fréquent pour influencer la localisation des petits-enfants.

Tableau 6

Dispersion des paires de frères et des paires de soeurs, Skellefteå, 1850 (%)

Dispersion des paires de frères et des paires de soeurs, Skellefteå, 1850 (%)

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Différences selon le sexe dans la région de Skellefteå

L’examen des lieux de résidence des pères et des enfants ainsi que des paires de frères ou de soeurs montre que la dispersion géographique des femmes était supérieure à celle des hommes au milieu du 19e siècle. Moins de filles vivaient au même endroit que leur père ou leurs frères. De plus, les filles quittaient le foyer plus tôt que les garçons. Le mariage peut y avoir été pour quelque chose, mais ce n’est pas la principale explication, car l’âge moyen au mariage était assez élevé. Les jeunes femmes sont plus susceptibles que les jeunes hommes d’avoir été travailler comme domestiques. Il fallait de la main-d’oeuvre masculine pour accomplir des travaux agricoles qui, à ce stade préindustriel, comportaient à tout moment des activités traditionnelles complémentaires de toute sorte (production de goudron, de salpêtre, coupe des arbres, pêche…). C’est pourquoi sans doute on gardait chez soi les fils de préférence aux filles. Les filles célibataires travaillaient surtout comme servantes; outre le soin de la maisonnée, elles prêtaient main-forte à la laiterie, participaient aux récoltes. Jacobsson (2000) a constaté aussi, en étudiant d’autres cohortes du 19e siècle, que les filles pouvaient quitter plus jeunes le foyer parental.

Si les migrations de travail antérieures au mariage rendent largement compte du comportement migratoire des filles jeunes, c’est néanmoins le mariage qui amenait plus de filles que de fils à migrer de nouveau, aux abords de la trentaine, et à s’éloigner du lieu de résidence de leur père. Elles allaient habituellement vivre dans le village où leur mari, sinon les parents de leur mari, possédait une ferme (à moins que les parents soient établis au village). La virilocalité était favorisée par le mode de transmission de l’héritage. En 1850, celui-ci était partagé également entre tous les enfants, mais jusqu’en 1845 les fils recevaient double part, et la tradition voulait que l’un deux, parfois deux d’entre eux, reprennent la terre paternelle, moyennant le rachat des autres parts. La retraite du père et le transfert de la ferme à la génération suivante entraînaient généralement le départ des frères et soeurs de l’héritier.

La longueur des trajets accomplis par les soeurs et par les frères était à peu près la même s’ils quittaient le lieu de résidence de leur père pour aller vivre ailleurs dans la même région. Il s’agissait de distances relativement courtes, comme le voulaient l’aménagement de l’espace et les coutumes matrimoniales. Le plus souvent, les deux époux, nés dans la région, étaient déjà plus ou moins voisins. Au 19e siècle, 70 pour cent des mariages célébrés dans les dix plus grands villages ont uni des époux qui jusque-là ne vivaient pas à plus de dix kilomètres de distance (Brändström, 2001). Au sein du village l’endogamie était forte, mais, contrairement aux villages anciens, plus populeux, les colonies plus récentes étaient très souvent pauvres en partenaires éventuels : les candidats au mariage devaient aller voir ailleurs.

Bien que la proportion d’enfants corésidants diffère selon le sexe, on observe des similitudes entre les fils et les filles établis au même endroit que leur père. Le statut économique du père détermine fortement la probabilité que ses fils et ses filles aient vécu près de lui; les enfants célibataires plus avancés en âge étaient également plus susceptibles d’avoir le même lieu de résidence que leur père. La plus forte propension des enfants adultes les plus jeunes (comparés aux plus vieux) à s’établir au même endroit que leur père pouvait être motivée en partie par l’entraide, le reste de la fratrie s’étant déjà éloigné.

La migration ne permettait pourtant pas aux filles d’échapper à la structure patriarcale. La stabilité de la population est frappante : en 1850, 61,7 pour cent des gens vivaient là où ils étaient nés. La proportion était moindre chez les 15 ans et plus, mais elle était beaucoup plus élevée pour les hommes (51,7 pour cent) que pour les femmes (39,8 pour cent), et encore davantage pour les enfants adultes dont le père vivait encore en 1850 : 58,4 pour cent des fils, 48,4 des filles. Mais les proportions fléchissent au-delà de 30 ans : 50,4 pour cent et 34,7 pour cent respectivement. Ces derniers chiffres sont une autre preuve du fait que la dispersion géographique touchait davantage les femmes. Les distances étaient courtes, certes, mais suffisantes pour exclure les contacts quotidiens, les voyages étant difficiles.

Il convient de rappeler que les lieux de résidence observés en 1850 ne doivent pas être considérés comme définitifs, du moins pour les enfants, dont environ la moitié, majoritairement composée de filles, ont déménagé après 1850, quittant soit le village où vivait leur père, soit un autre endroit où ils s’étaient fixés. Plus les enfants étaient jeunes, plus la propension à migrer après 1850 est forte : plus de la moitié des fils de moins de 25 ans l’ont fait, mais à 50 ans ou plus seulement quelques-uns ont pris ce parti. Quant aux filles, la plupart des moins de 30 ans ont migré; passé ce cap, elles ont été plus nombreuses que les fils à se déplacer. Comme on pouvait s’y attendre, les enfants non mobiles étaient généralement mariés, en particulier les filles. Dans le cas des enfants corésidants avec leur père en 1850, ces départs entraînent une baisse notable de la proportion d’enfants définitivement établis dans le village paternel : de 62,2 pour cent à 36,6 pour cent pour les filles, et de 73,9 pour cent à 53,4 pour cent pour les fils. Les migrations de retour au village du père effectuées par les enfants établis ailleurs en 1850 ne compensent pas cette chute, car la proportion de ceux qui reviennent ne dépasse pas 14 pour cent pour les fils et 11 pour cent pour les filles. De nouveau, plus de fils que de filles se rapprochent, confirmant les conclusions déjà énoncées sur la dispersion différenciée selon le sexe.

Comparaison entre le nord des États-Unis et Skellefteå

Nous avons effectué une comparaison entre les hommes de l’échantillon nord-américain et les hommes de Skellefteå en vue d’en inférer des différences selon le sexe au sein de la population née dans le nord des États-Unis. La comparaison a porté sur la distance séparant les pères et les fils et sur l’effet de l’âge et de la parité sur la corésidence.

Pères et fils

Plus d’hommes nés dans le nord des États-Unis que d’hommes de Skellefteå avaient au moins un fils vivant âgé de plus de 14 ans (figure 2a), et dans chacun des groupes d’âge les fils étaient plus susceptibles d’avoir un père encore en vie dans le nord des États-Unis (figure 2b). Une partie de l’explication réside dans l’âge au mariage, qui était moins élevé dans le nord des États-Unis, et allait probablement de pair avec une fécondité légitime supérieure aux taux de natalité observés à Skellefteå. Les pères suédois étaient donc plus âgés et risquaient plus d’être décédés au moment où leurs fils atteignaient certains âges.

Figure 2

a

Hommes ayant au moins un fils vivant âgé de plus de 15 ans, selon l'âge du père, Skellefteå et nord des États-Unis, 1850 (%)

Hommes ayant au moins un fils vivant âgé de plus de 15 ans, selon l'âge du père, Skellefteå et nord des États-Unis, 1850 (%)

b

Fils adultes dont le père était encore en vie en 1850, Skellefteå et nord des États-Unis, selon l'âge du fils (%)

Fils adultes dont le père était encore en vie en 1850, Skellefteå et nord des États-Unis, selon l'âge du fils (%)

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La proportion de fils dont le père était vivant qui habitaient au même endroit que leur père était globalement presque identique : 72,4 pour cent dans l’échantillon généalogique nord-américain et 73,9 pour cent à Skellefteå. Toutefois, chez les fils de 15-24 ans, la proportion de corésidants était supérieure du côté américain (figure 3), probablement en raison des migrations de travail effectuées par les jeunes de Skellefteå, qui, encore à cette époque, allaient s’engager comme domestiques. Quant à l’augmentation de la corésidence avec le père chez les jeunes quadragénaires masculins du nord des États-Unis, elle n’est pas le signe d’un retour au lieu de résidence du père vieillissant motivé par la compassion; il s’agit plutôt d’un effet de cohorte résultant de la migration des familles vers le front pionnier, en particulier vers l’Ohio, entre 1810 et 1820. La deuxième génération est restée dans les régions frontières, déjà colonisées à cette époque, c’est-à-dire que les fils ont tendu à rester auprès de leur père pour bénéficier du partage de la terre.

La plupart des pères des deux régions — 90 pour cent des pères de l’échantillon généalogique et 87,3 pour cent des pères de Skellefteå — avaient au moins un fils adulte vivant près d’eux (figure 4). La proportion est la même dans le cas des pères âgés de plus de 65 ans : 85 pour cent. Nous nous attendions à un taux de corésidence supérieur dans le nord des États-Unis, en raison de la plus grande taille des lieux de résidence et du biais associé à l’opération de jumelage. Le taux de corésidence y était donc probablement un peu moins élevé qu’à Skellefteå.

On remarque aussi des similitudes entre les deux régions en ce qui concerne le rang de naissance des fils de plus de 14 ans vivant au même endroit que leur père : aux États-Unis comme en Suède, les fils les plus jeunes étaient plus susceptibles de résider avec leur père. Ce constat a été vérifié sur la totalité des paires présentes dans les données généalogiques et n’est donc pas attribuable au biais inhérent au jumelage. Les fils des deux populations quittaient le lieu de résidence de leur père à mesure que celui-ci avançait en âge. Toutefois, les fils de pères plus jeunes avaient plus de chances de ne pas quitter le lieu de résidence de leur père dans le nord des États-Unis qu’à Skellefteå. Cette fois, l’écart peut être en partie l’effet du jumelage, qui était particulièrement difficile à réaliser dans le cas des fils de pères jeunes s’ils avaient quitté le foyer; mais il peut aussi être dû au fait que la coutume de s’engager comme domestique n’existait pas dans le nord des États-Unis. Le biais est moins sensible pour les fils de pères plus âgés, étant donné que ces fils étaient assez vieux pour avoir fondé leur propre famille et que le jumelage avec les généalogies était plus aisé. Dans l’échantillon nord-américain, ces fils étaient tout juste un peu moins susceptibles de vivre au même endroit que leur père qu’à Skellefteå. La raison pour laquelle tant de fils d’un père plus âgé demeuraient au même endroit que lui sans qu’il y ait partage de la terre est probablement que les lieux de résidence étaient plus populeux et offraient plus de possibilités de travailler hors du secteur agricole aux États-Unis qu’à Skellefteå. La différence entre les deux populations dans le cas des fils de pères plus âgés est particulièrement prononcée pour les enfants de rang intermédiaire; ceux-ci risquent nettement plus de s’être éloignés de leur père dans l’échantillon généalogique qu’à Skellefteå.

Figure 3

Fils vivant au même endroit que leur père, selon l'âge des fils, Skellefteå et nord des États-Unis, 1850 (%)

Fils vivant au même endroit que leur père, selon l'âge des fils, Skellefteå et nord des États-Unis, 1850 (%)

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Figure 4

Pères ayant au moins un fils établi au même endroit qu'eux, selon l'âge des pères, Skellefteå et nord des États-Unis, 1850 (%)

Pères ayant au moins un fils établi au même endroit qu'eux, selon l'âge des pères, Skellefteå et nord des États-Unis, 1850 (%)

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Le fait que de plus faibles proportions de fils vivaient de plus en plus loin de leur père à Skellefteå corrobore les constats habituels sur la migration et la longueur des parcours migratoires. La migration et les parcours se présentaient tout autrement dans le nord des États-Unis, où certains se faisaient pionniers et défricheurs, tandis que d’autres délaissaient la terre pour les milieux urbanisés. L’offre de terrains bon marché sur le front pionnier, la possibilité de trouver un emploi hors du secteur agricole dans les zones de colonisation ancienne, le bas prix du transport, ainsi que les traditions, incitaient à partir au loin. Plus du tiers des fils établis à plus de 50 kilomètres de leur père avaient pris la route de l’ouest vers des localités de moins de 5000 habitants en 1860, mais plus de la moitié ne vivaient pas sur la terre. Bon nombre de fils qui s’étaient éloignés de leur père tout en demeurant dans l’est n’étaient pas fermiers non plus, et s’étaient fixés dans des territoires de 5000 habitants en 1860, beaucoup plus populeux que l’endroit où vivait leur père.

Les différences entre les deux régions étudiées en ce qui concerne l’aménagement de l’espace font en sorte que les distances franchies lors d’une migration étaient plus grandes dans le nord des États-Unis, à la mesure de la distance entre les endroits habités. Dans le sud de la Nouvelle-Angleterre (région la plus densément peuplée), la distance moyenne entre deux lieux habités était de 6,4 kilomètres, de sorte que les différences entres les deux populations sont beaucoup plus considérables que ne le laisse supposer le tableau 8. Environ 82 pour cent des fils de Skellefteå auraient été corésidants si les distances s’étaient mesurées dans cette région comme en Nouvelle-Angleterre, comparativement à seulement 72,1 pour cent des fils de l’échantillon généalogique américain. Les pères et les fils natifs des États-Unis auraient été séparés par de plus grandes distances même si tous les fils avaient habité la localité voisine la plus proche de la maison de leur père.

Tableau 7

Fils corésidants selon leur rang de naissance parmi leurs frères et selon le groupe d’âge du père, nord des États-Unis et Skellefteå, 1850 (%) a

Fils corésidants selon leur rang de naissance parmi leurs frères et selon le groupe d’âge du père, nord des États-Unis et Skellefteå, 1850 (%) a
a

SK : région de Skellefteå.

NEU : nord des États-Unis.

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Tableau 8

Distances séparant les pères et les fils à Skellefteå et dans le nord des États-Unis, 1850 (%)

Distances séparant les pères et les fils à Skellefteå et dans le nord des États-Unis, 1850 (%)

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L’impact du type d’activité sur la dispersion géographique des fils dans l’une et l’autre région a été difficile à évaluer. Plus de fils avaient délaissé l’agriculture dans le nord des États-Unis, et de ce fait la dispersion devrait avoir augmenté dans cette région. Dans la région de Skellefteå, les fils de pères ayant abandonné la terre étaient plus dispersés. De la même façon, les hommes du nord des États-Unis qui avaient quitté la ferme étaient plus susceptibles d’avoir migré. Comme la proportion de ces hommes était plus élevée, on aurait pu s’attendre à une différence encore plus marquée entre les deux populations. Dans l’ensemble, compte tenu du biais associé au jumelage et des différences de taille entre localités des deux régions, les fils de l’échantillon généalogique ont un peu plus de chances d’avoir vécu éloignés de leur père que les fils de Skellefteå, mais la différence est faible (moins de 15 pour cent).

En somme, bien que les deux régions diffèrent au point de vue de l’organisation de l’espace, de la longueur des parcours migratoires et des activités économiques, elles se ressemblent étonnamment quant à la proportion d’hommes qui vivaient loin de leur père. À Skellefteå, cependant, la plupart des migrations étaient accomplies sur de courtes distances et à l’intérieur de la région, avant le mariage surtout (Egerbladh, 1995); de plus, certains enfants, spécialement les fils, revenaient auprès de leur père de temps en temps ou définitivement. Dans le nord des États-Unis les longues migrations étaient plus fréquentes, et certaines se produisaient après le mariage. Malgré une forte mobilité, grâce à la fécondité élevée et à la faible mortalité des deux populations, dans les deux régions au moins un fils corésidait avec le père, tandis que les autres pouvaient aller vivre ailleurs. Dans les deux régions aussi, le fils le plus jeune ou le fils unique était le plus susceptible de vivre au même endroit que le père, surtout si celui-ci était assez âgé.

Pères et filles : estimation pour la population native du nord des États-Unis

La ressemblance entre les deux régions en ce qui concerne la dispersion géographique des fils donne à penser que des similitudes pouvaient également exister dans les comportements migratoires des filles. Toutefois, les filles de Skellefteå étaient probablement plus dispersées avant le mariage que les filles de l’échantillon généalogique, parce qu’elles allaient à l’extérieur travailler comme domestiques, pratique peu répandue dans la population native du nord des États-Unis. La dispersion plus grande des filles que des fils dans les familles nombreuses de Skellefteå pourrait également signifier que les premières quittaient le foyer à cette fin plus souvent que les seconds. Telle n’était pas la coutume dans les familles nombreuses de la population américaine. En 1850, leurs filles célibataires pouvaient cependant aller chercher du travail dans les usines de textile, à condition qu’il s’en trouve une assez près de chez elles. Sinon, on peut penser qu’elles étaient moins dispersées avant le mariage que les filles de Skellefteå; de plus le comportement migratoire des filles du nord des États-Unis ressemblait sans doute à celui des fils : les unes et les autres étaient plus susceptibles de vivre avec leurs parents que les enfants de Skellefteå. Mais il n’est pas exclu que les fils aient été plus dispersés que les filles car les possibilités de travailler au dehors étaient plus nombreuses pour eux.

Au contraire, après le mariage, les filles de l’échantillon généalogique s’éloignaient sans doute de leurs parents plus que les fils. Dans les deux régions, une proportion analogue de femmes tendait à aller habiter là où vivait déjà leur mari. La pratique du mariage virilocal dans le nord des États-Unis au 18e siècle est attestée : les deux tiers des femmes demeuraient là où elles avaient vécu avant le mariage, mais 80 pour cent des hommes faisaient de même. En outre, 25 pour cent des femmes allaient s’installer là où vivait leur mari, à 12 milles, ou 19,6 kilomètres, de chez elles (distance médiane). Environ 10 pour cent des hommes venaient vivre dans la localité où habitait déjà leur femme, et 10 pour cent choisissaient un endroit où aucun des partenaires ne résidait avant le mariage (Adams et Kasakoff, 1980). Dans le cas de Skellefteå, nous avons tenu compte du lieu de naissance et non du lieu de résidence avant et après le mariage, car les lieux de résidence associés aux migrations de travail antérieures au mariage étaient vraisemblablement provisoires. Néanmoins, une bonne proportion des mariages des enfants de Skellefteå ont uni des époux nés au même endroit (16 pour cent). Lorsque les époux étaient nés dans des endroits différents, 30 pour cent des filles mais seulement 13 pour cent des fils se sont établis (en 1850) au lieu de naissance de leur partenaire.

Le fait que la tendance ait été au mariage virilocal dans les deux régions laisse croire que les filles mariées des deux populations vivaient plus éloignées de leurs parents et de leurs frères que les fils mariés. En outre, la proportion de filles célibataires était plus faible aux États-Unis, ce qui signifie que plus de filles ont pu aller vivre à l’endroit où habitait déjà leur mari. Toutefois, la proportion de filles célibataires vivant dans le même village que leur père peut avoir été plus forte dans le nord des États-Unis puisque la taille des localités y était supérieure et que plus d’unions ont probablement été conclues dans les limites de ces localités que dans les limites des villages et hameaux de Skellefteå.

Certaines variations entre les régions est et ouest du nord des États-Unis peuvent aussi rendre compte des différences de comportement migratoire entre les filles des deux univers observés. Dans l’est des États-Unis, plus urbanisé, les femmes étaient moins susceptibles de se marier que dans le Middle West (Atack et Bateman, 1987). En principe, la dispersion géographique des femmes était donc moindre dans l’est, surtout si de leur côté les filles célibataires demeuraient avec leur père. Comme, dans le nord-est des États-Unis, il était plus facile aux femmes de trouver du travail dans les villes et leur proche périmètre, il se peut que les femmes célibataires aient vécu plus près de leurs parents dans cette région que dans le nord-ouest des États-Unis et à Skellefteå.

D’autre part, si les filles du nord des États-Unis migraient, elles se retrouvaient à une plus grande distance de leur père que les filles de Skellefteå. Ainsi, au 18e siècle, pour 80 pour cent des mariages féminins, on compte une distance franchie de moins de 19 kilomètres selon Adams et Kasakoff (1980), tandis que pour 70 pour cent des mariages féminins de Skellefteå le rayon est inférieur à 10 kilomètres, d’après une étude de cas portant sur les plus grands villages de la région au 19e siècle (Brändström, 2001). Vers 1800, dans le nord des États-Unis, la distance entre les filles et les pères était plus grande encore selon une étude préliminaire qui donne également à penser que la dispersion des filles avait de nouveau augmenté en 1850 comparativement à Skellefteå. Les parcours migratoires étaient beaucoup plus longs dans le nord des États-Unis parce que les villes étaient plus éloignées les unes des autres. En même temps, il est difficile d’estimer les différences selon le sexe dans la longueur des migrations effectuées au départ du foyer parental, au mariage ou ultérieurement. Dans le nord des États-Unis, fils et filles devraient avoir couvert de grandes distances après leur mariage. En conséquence, tant à Skellefteå que dans le nord des États-Unis, la dispersion géographique différenciée des fils et des filles est sans doute à mettre en rapport avec le fait que plus de filles ont simplement quitté l’endroit où vivait leur père, sans nécessairement parcourir une plus grande distance que leurs frères.

D’autres similitudes de comportement migratoire pourraient rapprocher les filles des deux régions, soit la tendance à s’éloigner de leur père mais à vivre près de leurs soeurs. À Skellefteå, lorsque les enfants quittaient le lieu où vivait leur père mais y avaient encore des parents, nous avons constaté qu’il y avait plus souvent des paires de soeurs corésidantes que de frères corésidants. Les généalogies contiennent des exemples de beaux-frères du nord des États-Unis migrant ensemble vers le front pionnier. Bien qu’il soit difficile de juger de la fréquence de ce comportement faute d’information systématique sur les femmes, le cas échéant, les femmes de ces hommes n’étaient pas complètement isolées de leur famille.

De façon générale, d’après ce que l’on sait des comportements migratoires postmaritaux (Adams et al., 2002), plus de femmes natives du nord des États-Unis que de femmes de Skellefteå ont vraisemblablement migré après leur mariage, certaines vers les fermes du front pionnier, d’autres vers les milieux urbains plus populeux de l’est; en principe, toutes ces femmes ont vécu beaucoup plus loin de leur père que les femmes de Skellefteå.

Ces grandes distances, ainsi que l’absence de migrations de travail du type pratiqué à Skellefteå, peuvent expliquer l’extrême rareté des retrouvailles familiales dans le nord des États-Unis comparativement à Skellefteå. De manière générale, les migrations de retour se faisaient sur des distances assez courtes dans le nord des États-Unis. On y a observé très peu de cas (Adams et al., 2002), tandis qu’environ 40 pour cent des fils et des filles de Skellefteå qui corésidaient avec leur père en 1850 avaient effectué une migration de retour. Les femmes qui avaient migré sur de plus longues distances au moment de leur mariage n’étaient pas susceptibles de revenir.

Dans la population native du nord des États-Unis, la principale raison ayant pu amener les femmes à vivre plus loin de leur père que les hommes est la virilocalité. N’étant pas soumises aux mêmes migrations de travail que les filles de Skellefteå, les femmes célibataires pouvaient néanmoins occuper un emploi hors du foyer; dans le cas contraire, la séparation devait se produire plus tard qu’à Skellefteå. Toutefois, aux États-Unis, le taux d’endogamie était sans doute supérieur, si bien que plus de femmes peuvent s’être installées là où vivaient leurs parents. Mais celles qui sont allées ailleurs se sont retrouvées plus loin de leur famille que les femmes de Skellefteå. Par ailleurs, au 18e siècle, les femmes qui épousaient un homme d’un autre village étaient plus susceptibles de migrer de nouveau après le mariage. Si ce comportement a persisté au 19e siècle, la dispersion des femmes qui s’étaient éloignées au moment de leur mariage a eu de fortes chances de s’accroître ultérieurement.

De ces comparaisons, nous retenons que la dispersion des filles n’est pas un phénomène aussi homogène au sein de la population native du nord des États-Unis qu’à Skellefteå. Dans la population nord-américaine, on peut en effet discerner deux groupes : les filles qui se sont mariées dans leur « township » et sont restées proches de leur famille, et les filles qui ont quitté leur famille d’origine et se sont établies, souvent, très loin d’elle.

Conclusion

Dans cet article, nous avons examiné les processus qui engendrent des différences selon le sexe dans la dispersion géographique des enfants, en étudiant deux populations contrastées. Nous avions des données sur la dispersion des parentèles pour les deux régions, mais ces données n’étaient pas structurées de la même façon et le succès de la comparaison des deux univers dépendait d’une juste appréciation de l’effet de ces différences sur les résultats. Notre attention a porté sur les modes de colonisation et d’aménagement de l’espace propres à chaque région, sources de différences dans les caractéristiques des espaces habités et conséquemment dans le sens des termes « même lieu de résidence » et « lieu de résidence différent ». Les différences entre données généalogiques et registres paroissiaux peuvent avoir eu un effet sur l’appréciation de la présence des personnes apparentées et de la distance les séparant, mais comme nous n’avons étudié que deux générations cet effet est minime. L’examen a porté sur toute la population de Skellefteå, mais, en ce qui concerne le nord des États-Unis, nous avons utilisé un échantillon généalogique représentatif des descendants de fondateurs arrivés deux siècles auparavant, plutôt que de l’ensemble de la population de la région en 1850. Ce choix a facilité la comparaison avec la population de Skellefteå, où n’ont pas déferlé de grandes vagues d’immigration comme en Amérique.

En 1850, dans ces deux populations essentiellement rurales, la proportion de pères ayant au moins un fils adulte corésidant était à peu près la même, fait d’autant plus remarquable que plus de fils avaient délaissé la terre aux États-Unis. Dans les deux régions, les hommes jouissaient de la présence de plus de parents de sexe masculin que de parents de sexe féminin. Parallèlement, à Skellefteå, les femmes vivaient plus souvent loin de leur père et de leurs frères, dans un autre village. Comme les distances à parcourir pour effectuer une migration étaient plus importantes dans le nord des États-Unis, au départ du foyer parental, les femmes de cette région allaient vivre encore plus loin de leur famille que celles de Skellefteå. Dans les deux populations, les frères étaient plus susceptibles de demeurer dans la même communauté que leurs parents, tandis que les soeurs étaient plus souvent dispersées dans des localités voisines. Mais il arrivait que des soeurs partent ensemble, et recréent ailleurs des noyaux familiaux dont elles devenaient le centre. Ces réseaux « sororaux » constitués autour de femmes apparentées faisaient pendant aux noyaux masculins résultant de la stabilité résidentielle des fils, réseaux patrilinéaires fondés sur la filiation masculine. Les réseaux féminins étaient plus dispersés. Peut-être l’éloignement des filles par rapport à leurs parents voire les unes par rapport aux autres a-t-il contribué à leur faire assumer la tâche d’entretenir les liens familiaux (Di Leonardo, 1987).

Le mariage virilocal est l’une des explications de la plus grande dispersion des filles. Ce modèle largement répandu en Europe dans les régions rurales s’est implanté aux États-Unis, associé à la transmission patrilinéaire de l’héritage. Bien que filles et fils aient également part à l’héritage dans les deux populations étudiées, en pratique la terre revenait à un des fils, qui rachetait la part de ses frères et soeurs, prélude au départ de la plupart d’entre eux sinon de tous. Le poids d’habitudes culturelles longuement entretenues en ce qui concerne la division des tâches et les réseaux de parenté peut avoir favorisé davantage la dispersion des femmes. C’est à elles qu’incombaient la maisonnée, les repas, le soin des enfants et, en Suède, le soin des animaux; les fils étaient plutôt associés à la responsabilité de faire vivre la famille.

L’écologie comportementale propose d’autres explications. Le fait de quitter l’endroit où on est né peut être une stratégie pour éviter la consanguinité ou réduire la concurrence pour les partenaires ou les ressources. Selon Greenwood (1980), un régime d’accouplement résultant du partage des ressources par les mâles antérieurement au choix d’un partenaire par les femelles entraîne la dispersion de ces dernières. Une étude sur la Suède au 19e siècle montre que les femmes quittaient le foyer d’autant plus tôt qu’elles étaient moins susceptibles de recevoir un héritage intéressant (Clarke et Low, 1992). Lorsqu’elles partent, les femmes peuvent poursuivre trois objectifs, qui ne s’excluent pas mutuellement : gagner leur vie, trouver un mari, et faire un trousseau et des économies en vue du mariage (Clarke, 1993). Il a existé des sociétés où les hommes s’éloignaient davantage de leur famille d’origine que les femmes. Dans les sociétés matrilocales, chez les Navajos par exemple, les hommes allaient vivre dans la maison de leur nouvelle épouse. Mais si l’on en croit Schneider et Gough (1961), seulement 17 pour cent des sociétés humaines ont été matrilinéaires, et une petite fraction ont également été matrilocales.

L’âge au mariage est un autre facteur associé à l’héritage patrilinéaire. Hajnal (1965) a attiré l’attention sur le caractère tardif de l’âge au mariage dans le modèle européen. Effectivement, on se mariait tard à Skellefteå. À l’ère préindustrielle, l’âge au mariage pouvait dépendre de l’importance de la famille, de la parenté, de diverses considérations d’ordre économique (Mosk, 1993). Aux États-Unis, il était moins élevé que l’âge moyen au mariage à Skellefteå parce qu’il en coûtait moins cher pour fonder un nouveau ménage (Smith, 1993; Fertig, 2005). D’une part, leur taux de nuptialité étant supérieur et leur âge au mariage moins élevé, les femmes du nord des États-Unis auraient dû s’éloigner davantage de leur milieu d’origine que celles de Skellefteå. Par contre, les communautés étant plus grandes et l’urbanisation plus avancée dans le nord des États-Unis, plus de filles américaines avaient la possibilité de vivre « au même endroit » que leur père.

Lorsqu’on connaît le lieu de résidence des membres d’une famille qui ne sont pas corésidants avec le père, comme c’est le cas ici, on se rend compte que le « préjugé patrilinéaire » dépasse les frontières du ménage. Plus de femmes que d’hommes ont été séparées de leur parenté, et les femmes devaient probablement compter sur le soutien de leurs enfants dans leur nouveau milieu de vie. Par contre les hommes conservaient des liens plus actifs avec leur parenté. On peut se demander si l’éloignement plus marqué des femmes était le signe de l’infériorité de leur statut par rapport à leurs frères au sein du système patriarcal, ou un atout. L’un et l’autre sans doute : tout dépendait de la conjoncture locale et de la personnalité de la femme. Les femmes qui vivaient ailleurs devenaient une ressource pour les membres de leur famille désireux de tenter leur chance ailleurs. Elles pouvaient aussi souffrir de leur isolement, se sentir privées du soutien de leurs proches, surtout en cas de conflit avec leur belle-famille.

À ces différences selon le sexe se superposent les contraintes de la géographie. Dans le nord des États-Unis, la migration était plus difficile et changeait plus profondément la vie des femmes, car les distances étaient grandes. À Skellefteå les femmes avaient probablement plus l’habitude de quitter leur famille — pour aller travailler comme domestiques — et, au fil du temps, la stabilité de la population avait permis aux réseaux de parenté de s’étendre un peu partout dans la région. Même si les femmes étaient plus dispersées que les hommes de leur famille et habitaient moins souvent au même endroit que leur père et leurs frères après leur mariage, elles pouvaient s’attendre à trouver des membres de leur parenté dans leur village d’adoption. Ce n’était pas le cas aux États-Unis, même si parfois parents et voisins se regroupaient pour partir vers le front pionnier (Matthews, 1962; Ostergren, 1988), car il y avait dans les nouvelles colonies des gens de toute provenance. Les filles qui avaient quitté leur famille vivaient parmi des étrangers beaucoup plus souvent que les filles de Skellefteå.

On peut se demander si les mêmes différences selon le sexe dans la dispersion des parentèles existent dans d’autres régions rurales, ou dans des sociétés plus urbanisées : des recherches à venir pourront nous le dire. Les constats faits sur ces deux populations anciennes nous renvoient tout de même au rôle du sexe dans les migrations actuelles. L’expérience des femmes d’autrefois a-t-elle des points communs avec celle des femmes d’aujourd’hui qui s’éloignent de leur famille pour se marier ? Les femmes émigrantes qui souhaitent demeurer dans leur pays d’accueil expriment-elles ainsi une volonté d’émancipation par rapport au milieu patriarcal d’où elles viennent ? On a souvent, dans cet ordre d’idées, opposé leur position à celle de leur mari désireux de rentrer dans leur pays d’origine (Pessar et Mahler, 2003). Il pourrait s’agir d’un nouvel épisode d’une histoire qui se poursuit : par le passé, les femmes ont eu plus que les hommes à s’adapter à des environnements inconnus tandis que les hommes continuaient de se référer à leur filiation masculine et patrilinéaire.