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Depuis quelques années, les «questions sexuelles» occupent en France et en Europe le devant de la scène politique. On entend surtout, en ces matières, la droite conservatrice, la «gauche morale» ou les néo-réactionnaires amenés par Michel Houellebecq[1]. Dans ce contexte, La panique morale se distingue d’abord comme un livre d’intervention analytique dans le débat politique. Ruwen Ogien y met ses compétences subtiles de philosophe aguerri au service du libéralisme en général, et du libéralisme des moeurs en particulier. Ce faisant, il enrichit d’une position libertine des discussions publiques qui en comptent très peu[2] — et prend à rebrousse-poil un consensus paternaliste solidement installé.

Ogien s’appuie pour ce faire sur une «éthique minimale» faisant écho aux théories libérales développées dans le sillage de Rawls et qui revendiquent un principe de neutralité des raisons: la «justification publique de nos actions ou de nos institutions» (p. 55) doit exclure les raisons dépendantes d’une conception particulière du bien. La panique morale appartient donc à la tradition libérale de la justification publique[3]. Mais Ogien propose une défense originale de ce principe: la neutralité n’est plus justifiée, comme dans la tradition post-rawlsienne, parce que toute conception du bien est nécessairement controversée, mais parce que les conceptions du bien n’ont aucune valeur morale. Voilà le déflationnisme éthique. Cette étude critique se propose d’ouvrir, avec l’éthique minimale d’Ogien, une querelle de famille, en posant cette question: «Le déflationnisme éthique est-il un bon argument en faveur du principe de neutralité?» Il ne s’agira donc pas d’éprouver la résistance des conclusions libérales de l’ouvrage, mais d’examiner si l’argument déflationniste — qu’on peut appeler, sur le modèle du «rasoir de Kant» ou de la «guillotine de Hume», le «cimeterre d’Ogien» — soutient adéquatement le principe de neutralité.

Dans la section 1, je présenterai l’argument déflationniste. Dans la section 2, je soulignerai quelques faiblesses formelles de l’argument. Dans la section 3, je soutiendrai que la stratégie d’Ogien est moins économique que la stratégie post-rawlsienne classique. Dans la section 4, j’esquisserai enfin quelques raisons de préférer la variante «hobbésienne» à la variante «kantienne» de la stratégie classique.

1. Une justification déflationniste de l’éthique minimale

L’éthique minimale comprend trois principes, qu’Ogien trouve dans la littérature libérale contemporaine — chez Dworkin, Larmore et Nagel entre autres (p. 19):

  1. Neutralité: il faut être indifférent aux «conceptions du bien personnel».

    p. 30
  2. Considération égale: il faut «accorder la même valeur aux intérêts de chacun».

    p. 30
  3. Intervention limitée: il faut intervenir uniquement en «cas de torts flagrants causés à autrui».

    p. 30

Ces principes composent une éthique minimale, parce qu’ils restent muets sur les questions «profondes» soulevées par les «éthiques anciennes», et que cette «pauvreté» est «volontaire» (p. 20, 48). Les éthiques anciennes étant des éthiques du bien, l’éthique minimale est indépendante des conceptions substantielles du bien personnel. Elle doit donc son nom à sa neutralité, et nous nous concentrerons ici sur la justification du premier principe.

Ogien présente d’abord une défense courante, puis une défense inédite de la neutralité. La défense courante repose sur le «caractère controversé» des conceptions du bien. La thèse de base est la suivante: «sur la question de la vie bonne, une discussion libre, ou sans distorsions psychologiques ou sociales trop importantes, n’aboutira pas à un accord mais à un désaccord raisonnable» (p. 25). Ogien répertorie trois types de considérations classiques en faveur de cette thèse pluraliste. Des considérations sociologiques, évoquant notamment le Rawls de la Théorie de la justice: «Dans les sociétés modernes pluralistes, les conceptions de la vie bonne sont, de fait, divergentes» (p. 24). Des considérations physiques ou psychologiques, qui font écho aux arguments de Mill dans La liberté: «Ce qu’est une vie bonne dépend de la constitution naturelle de chacun, et cette dernière est variable» (p. 24). Des considérations conceptuelles, enfin, qui peuvent renvoyer au pluralisme axiologique d’Isaiah Berlin ou au «fait du pluralisme» du Rawls de Libéralisme politique: «Il existe des difficultés intellectuelles propres» au débat éthique, qui «interdisent une issue consensuelle à la confrontation de positions divergentes, même lorsqu’une telle issue est recherchée honnêtement» (p. 24-25). Ces considérations militent toutes en faveur de cette conclusion: il est déraisonnable de compter sur un accord à propos des conceptions du bien.

Déraisonnable de quel point de vue? Ici, Ogien distingue deux variantes de la défense courante. Car le caractère controversé des conceptions du bien, selon qu’on l’inscrit dans un «contexte politique» ou dans un «contexte moral» (p. 31), soulève deux problèmes différents. Dans le contexte politique, le pluralisme raisonnable des conceptions du bien — comme jadis le pluralisme religieux — fait obstacle à la «paix civile» et à la «stabilité»: si les conceptions du bien sont nécessairement controversées, tout système de règles de coopération sociale dérivé d’une conception du bien sera lui-même controversé. Dans le contexte moral, le pluralisme fait obstacle à la «possibilité de construire une morale universelle» (p. 31-32). Compter sur un accord à propos des conceptions du bien serait donc déraisonnable à double titre: déraisonnable d’un point de vue politique et déraisonnable d’un point de vue philosophique. Le principe de neutralité vient ainsi résoudre une double difficulté. En esquivant les controverses entre conceptions du bien divergentes, il nous permet, en philosophie politique, de protéger la coopération sociale des conflits moraux; et, en philosophie morale, de construire une morale universelle. Il s’ensuit que le juste — à savoir un ensemble de règles neutres et donc raisonnablement acceptables pour toutes les personnes concernées — doit avoir, en philosophie morale et politique, la priorité sur le bien. Ogien reprend explicitement à son compte la priorité «kantienne» classique (p. 25).

Cette ligne argumentative ne semble pas suffire, cependant. Ogien ne s’étend guère sur les faiblesses de la défense courante. Mais on peut reconstruire un motif de doute principal. Les arguments, politique et moral, présentés plus haut reviennent à dire: «Pour échapper aux divergences du bien, concentrons-nous sur le juste.» Le remède n’est attrayant que si les divergences entre conceptions du juste, contrairement aux divergences entre conceptions du bien, sont surmontables. La défense courante doit donc supposer que les conceptions du juste sont convergentes. Mais cette supposition est hasardeuse, car rien ne garantit qu’elles le soient: «elles pourraient ne pas l’être» (p. 28) — qu’on pense, entre mille autres, à la divergence toujours vivante entre «justice selon le mérite» et «justice selon le besoin». L’argument politique, en outre, suppose que la convergence des conceptions du juste est «garante d’une certaine stabilité sociale» (p. 28). Cette supposition est également douteuse. La convergence des conceptions du juste n’est peut-être pas nécessaire à la stabilité, puisqu’un «consensus constitutionnel» portant sur la manière de gérer institutionnellement les divergences entre conceptions du juste, et non pas sur le juste lui-même, peut faire l’affaire[4]. Et cette convergence n’est peut-être pas suffisante, car — comme nous le rappelle un Hobbésien contemporain — le pluralisme et le conflit en politique ressemblent moins à une «divergence amicale entre théories philosophiques du bien» qu’à la guerre de tous contre tous[5]. Autrement dit, la convergence des conceptions du juste ne serait garante de la stabilité que s’il y avait détermination mécanique des comportements par les croyances morales; mais si les croyances morales motivent, ce ne saurait être de façon mécanique, puisqu’elles doivent encore lutter contre les intérêts[6]. La convergence des conceptions du juste ne programmant pas la convergence des intérêts, elle n’est pas suffisante à la stabilité[7].

Ogien semble avoir ainsi de bonnes raisons de penser qu’il est «plus économique» de justifier la neutralité «sans faire appel à l’idée d’une divergence insurmontable» entre les conceptions du bien (p. 26). Ce n’est pas l’«appel aux divergences insurmontables» seul qui pose problème, mais le contraste implicite entre l’accord impossible autour des conceptions du bien et l’accord possible autour des conceptions du juste. Ce contraste est illusoire, et la défense courante, nous liant à ce contraste, coûte trop cher. Ogien nous propose donc de préférer une «version minimaliste» de l’éthique minimale à la version standard (p. 28):

Si nous devons rester neutres à l’égard de ces conceptions du bien, ce n’est pas, ou pas seulement, parce qu’elles sont raisonnablement divergentes mais parce qu’elles n’ont rien de moral en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de leur contribution au juste.

p. 27

Il nous invite à imaginer deux types de «vie bonne»: une vie bonne selon des critères «rationalistes», et donc «cohérente, planifiée, rationnelle, [qui] ne laisse pas de place au regret» (p. 26); et une vie bonne selon des critères antirationalistes, donc laissant «plus de place à l’intuition, l’aventure, la surprise, l’improvisation, la multiplicité des expériences» (p. 27). Suffit-il qu’une vie soit réussie selon l’un ou l’autre de ces critères pour qu’elle soit morale? Non, puisque le cas du «haut dirigeant nazi» peut parfaitement manifester les vertus rationalistes d’une vie planifiée; et que celle du «pirate des mers» peut manifester les vertus anti-rationalistes d’une vie aventureuse. Ce qui manque à ces deux «vies réussies» pour être morales, c’est de «contribuer au juste» (p. 26-29). Indépendamment de leur contribution au juste — entendu comme des «rapports équitables avec autrui» (p. 29) —, partant, la vie bonne n’a rien de moral; et indépendamment de ses infractions au juste, la vie mauvaise — incohérente ou ennuyeuse — n’a rien d’immoral. Si les conceptions du bien personnel sont moralement indifférentes, la neutralité semble s’imposer d’elle-même — à l’État comme aux individus.

Le principe de neutralité permet à Ogien de donner des assises normatives raisonnées à une position néo-libertine. Si l’État doit être neutre à l’égard des conceptions du bien en général, il doit être neutre à l’égard des conceptions du bien sexuel en particulier. Dans le domaine des moeurs, écrit Ogien:

Chacun [...] est supposé libre de privilégier une relation, d’en avoir plusieurs, ou absolument aucune. Chacun est supposé libre d’être hétérosexuel, homosexuel ou ni l’un ni l’autre. Chacun est supposé libre de dissocier ou d’associer amour, sexualité, procréation comme il l’entend. Dans ces matières, en principe, l’État ne recommande rien, ne promeut rien. Il est neutre.

p. 193

Partant, l’État doit s’abstenir d’accorder le moindre privilège institutionnel à une «conception substantielle du bien sexuel» privilégiant les «relations hétérosexuelles en vue de la procréation dans un cadre stable, soutenues par des sentiments d’amour réciproque» (p. 130, 131). Mais dans toutes les démocraties libérales du monde, l’État entérine la «norme hétérosexuelle», pour parler comme le sociologue Éric Fassin[8], en définissant le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme et en réservant aux couples hétérosexuels les protections offertes par cette institution. La neutralité libertine exige qu’on supprime ce privilège. Elle milite ainsi pour l’extension du mariage aux couples homosexuels — afin de supprimer le privilège hétérosexuel au regard de l’union — et pour l’adoption d’enfants par des couples de même sexe — afin de supprimer le privilège hétérosexuel au regard de la filiation. Bien loin de trahir un combat d’arrière-garde, comme le soupçonne Éric Fassin, le libéralisme des moeurs, tel qu’Ogien l’envisage du moins, est donc le meilleur allié d’un avenir queer[9].

À ce stade, une précision s’impose. On connaît la distinction entre neutralité des résultats et neutralité des raisons. Le principe de neutralité des résultats commande que l’État ne favorise causalement aucune conception particulière du bien. Le principe de neutralité des raisons, lui, commande que la justification publique des institutions et des actions de l’État soit indépendante des conceptions du bien. Cette distinction s’éclaire peut-être d’une comparaison avec le principe de séparation entre l’Église et l’État. Comme Robert Audi le fait judicieusement remarquer, ce principe comporte deux directions d’ajustement: il y a séparation entre l’Église et l’État quand: (i) l’État ne contrôle pas l’Église, et (ii) l’Église n’influence pas l’État[10]. De la même manière, on peut penser qu’il y a séparation entre morale et politique quand: (i) la politique ne contrôle pas la morale: c’est la neutralité des résultats; et (ii) la morale n’influence pas la politique:, c’est la neutralité des raisons. Les deux principes ne sont pas équivalents, car on peut imaginer qu’une mesure neutre quant aux raisons ait des résultats favorables ou défavorables à certaines conceptions du bien. Prenons le cas d’une mesure visant à lutter contre le crime organisé. Elle peut recevoir une justification publique basée par exemple sur des besoins non moraux de sécurité et de contrôle de la violence indépendants de toute conception du bien. Admettons ainsi qu’elle est neutre quant aux raisons. Cette mesure, cependant, peut être «partisane» quant au résultat: elle défavorise celles et ceux qui ont pour conception du bien la vie d’un pirate des mers ou d’un mafieux. La différence entre neutralité des raisons et neutralité des résultats est donc significative. Mais la neutralité, dans l’éthique minimale d’Ogien, garde un statut ambigu. Tantôt elle ressemble à la neutralité des résultats: «l’État ne recommande rien, ne promeut rien. Il est neutre» (p. 193); tantôt elle ressemble à la neutralité des raisons: «Il ne devrait plus être possible, en principe, de prendre des décisions publiques au nom de conceptions particulières de la morale[11]» (p. 193. Je souligne).

Mais il serait contre-indiqué d’interpréter la neutralité d’Ogien comme une neutralité des résultats. Car cette dernière semble tout indiquée s’il s’agit de protéger une précieuse Église contre l’État, ou s’il s’agit de protéger une quête primordiale du bien personnel contre les invasions du magistrat — comme chez Locke par exemple: «Il n’est pas possible [...] de penser que les hommes doivent donner au magistrat le pouvoir de choisir à leur place la voie qui mène au salut[12].» Mais d’abord, Ogien semble avant tout soucieux de protéger les débats publics, où se mesurent les justifications rivales des institutions et des actions politiques, contre les «irruptions incontrôlées du moralisme» (p. 198). L’enjeu se situe bien sur le plan de la justification: «La religion, la morale et la métaphysique de la personne font un retour hypocrite dans la justification des décisions publiques» (p. 194. Je souligne). Or c’est la neutralité des raisons, et non des résultats, qui est pertinente dans ce contexte. En outre, la neutralité des résultats s’impose surtout si l’on attache aux conceptions substantielles du bien personnel une importance éminente — de même que la protection de l’Église contre l’État suppose qu’il y ait une différence entre l’Église et les clubs de pétanque, ou entre la religion et les loisirs. Mais on ne voit pas bien quelle importance pourraient avoir les conceptions du bien si on accepte l’argument déflationniste d’Ogien. Pour ces deux raisons, il faut donc interpréter la neutralité d’Ogien comme une neutralité des raisons.

L’éthique minimale d’Ogien est donc bien une variante du libéralisme de la justification publique, dont William Galston, parlant de «neutralité de procédure» plutôt que de neutralité des raisons, exprime à merveille le noyau dur:

La neutralité de procédure consiste dans une contrainte spéciale pesant sur les raisons qui peuvent être invoquées pour justifier une politique publique. Elle a en gros la même relation avec la délibération politique que les règles de la preuve avec les procès. Spécifiquement, une raison n’est pas publiquement valide si elle fait appel à, ou repose sur, la supériorité présumée d’une conception particulière de la bonne vie. Une politique est illégitime si une telle conception est un élément non éliminable de sa justification[13].

Lorsqu’Ogien présente la défense courante de l’éthique minimale, il fait allusion en vérité à deux modèles rivaux du libéralisme de la justification publique. Le premier, qui correspond à l’argument moral, peut être appelé le modèle de la raison publique; il affirme que seul un usage public de la raison permet la construction d’une théorie morale universelle[14]. Le second, qui correspond à l’argument politique, peut être appelé le modèle de la prudence publique; il affirme que seule «une manière spéciale de raisonner sur un ensemble distinctement public de questions» permet la construction d’une communauté politique stable[15]. Le premier modèle s’appuie sur les exigences de cohérence de la rationalité théorique; le second sur les exigences de précaution de la rationalité pratique. Ogien s’écarte du modèle de la prudence publique en insistant sur les arguments moraux en faveur de l’éthique minimale; et il s’écarte du modèle de la raison publique en renonçant à l’hypothèse d’une convergence des conceptions du juste — pour lui préférer son argument déflationniste.

La défense courante de l’éthique minimale semblait obéir à une stratégie d’évitement: parce que les conceptions du bien sont raisonnablement divergentes, bannissons-les de nos justifications politiques ou philosophiques — comme on le fit jadis, au lendemain des guerres de religion, en bannissant les raisons théologiques — pour les confiner à la sphère privée et à l’autobiographie. Ogien rompt avec cette stratégie courante pour lui préférer une stratégie d’élimination. Il ne s’agit pas pour lui de bannir du débat politique et philosophique, pour éviter les guerres civiles ou rechercher la cohérence, un sous-ensemble controversé de raisons morales. Il s’agit de dire que ces raisons controversées, en réalité, ne sont pas même des raisons morales. Ogien élimine les conceptions du bien du domaine moral. Ce faisant, il va beaucoup plus loin que les partisans classiques du principe de justification publique. Lorsque ceux-ci bannissent les conceptions du bien de la sphère publique uniquement, Ogien les expulse également de l’éthique privée. La panique morale nous propose ainsi, non seulement un nouvel argument en faveur du libéralisme de la justification publique, mais un changement radical de stratégie. C’est cet argument et ce changement de stratégie que j’aimerais évaluer.

2. Quelques faiblesses de l’argument déflationniste

Penchons-nous d’abord sur l’argument déflationniste. Ce dernier semble comporter au moins les étapes suivantes:

  1. Une vie bonne est bonne soit selon des critères rationalistes, soit selon des critères anti-rationalistes.

  2. Une vie bonne selon des critères rationalistes — celle du «haut dirigeant nazi» — peut être immorale.

  3. Une vie bonne selon des critères anti-rationalistes — celle du «pirate des mers» — peut être immorale.

  4. Donc, une vie bonne peut être immorale.

  5. Une vie bonne est immorale si elle ne contribue pas au juste.

  6. Donc, les conceptions de la vie bonne «n’ont rien de moral en elles-mêmes», indépendamment de leur contribution au juste.

  7. Donc, la justification publique des institutions et des actions politiques doit être indépendante des conceptions du bien.

L’argument déflationniste d’Ogien a donc une structure dilemmatique. Le point 1 pose une disjonction. Le point 2 établit un lien entre le premier terme disjoint et la conclusion désirée. Le point 3 fait de même pour l’autre terme disjoint. Le point 4 tire la conclusion désirée des trois précédents. Le point 5 introduit une nouvelle prémisse obtenue par interprétation de l’«immoralité» des points 2, 3 et 4. Le point 6 déduit du précédent la thèse déflationniste à proprement parler. Enfin, le point 7 déduit du précédent le principe de neutralité qu’Ogien partage avec le libéralisme de la justification publique. Cet argument pose plusieurs problèmes.

D’abord, le point 1 énonce une disjonction trompeuse. Les deux critères que nous propose Ogien sont en effet des critères formels: vie planifiée ou vie ouverte à l’imprévu. Mais il est rare qu’une conception du bien soit uniquement formelle; et il est manifestement possible qu’elle soit substantielle — puisqu’il y a par exemple des «conceptions substantielles du bien sexuel» (p. 130. Je souligne). Ogien néglige la possibilité de conceptions du bien comprenant des critères formels et substantiels. C’est pourtant dans cette catégorie que tombent la plupart des conceptions répertoriées dans l’histoire des idées — comme la théorie de l’«amour intellectuel de Dieu» chez Spinoza, qui comprend des critères formels rationalistes et des critères substantiels relatifs à la nature de la perfection à poursuivre et du Dieu unique à chérir. Il néglige aussi la possibilité de conceptions du bien comprenant des critères purement substantiels: «Devenir riche, par industrie ou par l’imprévu du casino, mais devenir riche.» Le point 1 devrait donc être ainsi amendé:

1*

Une vie bonne est bonne: a) soit selon des critères purement formels, et dans ce cas-là soit selon des critères formels rationalistes, soit selon des critères formels anti-rationalistes; b) soit selon des critères à la fois formels et substantiels; c) soit selon des critères purement substantiels.

Ce que prouve l’argument d’Ogien, en l’état, c’est donc que les vies formellement réussies n’ont rien, en tant que telles, de moral ou d’immoral: la vie planifiée d’un haut dirigeant nazi est immorale, la vie planifiée de Mère Teresa peut être morale. Puisque l’argument est muet sur les conceptions substantielles, le point 4, affirmant qu’une vie bonne tout court peut être immorale, ne suit pas[16].

Le deuxième problème porte sur le point 5: «Une vie bonne est immorale si elle ne contribue pas au juste.» On pourrait mettre en doute l’assimilation de «moral» et de «juste» opérée par Ogien. La vie du haut dirigeant nazi est cohérente et planifiée, mais quelque chose en elle soulève notre désapprobation. Il semble clair pour Ogien que c’est son défaut de justice — le fait qu’elle ne contribue pas au juste — qui justifie le blâme. Mais le partisan d’une éthique du bien «christique», par exemple, peut proposer une raison parfaitement claire et indépendante du juste: la vie du haut dirigeant nazi mérite notre désapprobation, et est donc immorale, parce qu’elle manifeste un défaut d’amour du prochain. Pourquoi une telle interprétation de l’immoralité de la vie du haut dirigeant nazi, arrimée dans une conception substantielle du bien et indépendante du juste, ne ferait-elle pas autant l’affaire que celle d’Ogien? Si cette interprétation fait l’affaire, alors le cas du haut dirigeant nazi ne fait aucunement pencher la balance en faveur de la priorité du juste. L’argument paraît ainsi assumer ce qu’il veut démontrer: immoral veut dire injuste — et les conceptions du bien sont moralement accessoires.

Le troisième problème, enfin, porte sur le passage du point 6 au point 7: de «Les conceptions du bien n’ont rien de moral en elles-mêmes» à «La justification publique des institutions et des actions politiques doit être indépendante des conceptions du bien.» L’inférence repose sur une prémisse cachée: «la justification publique des institutions et des actions politiques doit se baser uniquement sur des raisons morales». Les raisons tirées d’une conception du bien ne sont pas des raisons morales; or seules ces dernières sont admises dans la justification publique; donc les raisons tirées d’une conception du bien ne sont pas admises dans la justification publique. Mais les raisons publiques peuvent parfaitement être non morales: la construction publique d’une digue justifiée par le souci de protéger la population contre les inondations fait appel en chacun à l’intérêt égoïste non moral d’échapper au malheur, qui est indépendant de nos conceptions substantielles du bien. La prémisse cachée semble donc infondée: le caractère non moral des conceptions du bien ne peut à lui seul exclure ces dernières de la discussion publique.

Pour résumer, nous avons trois motifs de résister à l’argument déflationniste. Primo, le point 1 nous propose une fausse disjonction, donc le point 4 reste indémontré. Secundo, le point 5 paraît commettre une pétition de principe en faveur de la priorité du juste, en assimilant trop vite «être moral» et «être juste». Tertio, le passage du point 6 au point 7 dissimule une prémisse cachée qu’on peut considérer avec surprise comme moraliste, et qui est fort implausible: «La justification publique doit se baser uniquement sur des considérations morales.»

3. Quelques faiblesses de la stratégie d’élimination

L’argument déflationniste n’est donc pas irrésistible. De plus, les amis de la justification publique ont de bonnes raisons de rejeter la stratégie d’élimination. Si l’on veut sauver la conclusion de l’argument déflationniste («La justification publique des institutions et des actions politiques doit être indépendante des conceptions du bien»), il vaut mieux éviter l’argument lui-même. Car celui-ci n’est pas plus économique que la défense courante.

Revenons d’abord sur la prémisse cachée nécessaire au passage du point 6 au point 7 — soit de l’argument déflationniste proprement dit au principe de neutralité des raisons: «La justification publique doit se baser uniquement sur des considérations morales.» Cette thèse étonnante est doublement importante dans l’argument déflationniste. D’abord, elle garantit que ce dernier débouche bien sur des conclusions libérales. Sans cette prémisse en effet, il ne suit pas, du fait que les conceptions du bien n’ont rien de moral en elles-mêmes, qu’elles doivent êtres exclues de la justification publique. Ensuite, elle permet d’expliquer le projet d’Ogien. Si la justification publique doit se baser uniquement sur des considérations morales, le moyen le plus simple d’établir le principe de neutralité est de montrer que les considérations «eudémonistes» (c.-à-d. relatives à une conception substantielle du bien personnel) ne sont pas morales. Malheureusement, cette prémisse moraliste est doublement contestable. En premier lieu, elle restreint beaucoup trop la sphère des raisons publiques. Les raisons tirées de la prudence, par exemple, sont exclues. Il semblerait ainsi, contre toute attente, que les considérations écologiques faisant appel à la prudence collective face à des dangers naturels doivent être bannies de la discussion publique. Idem pour des considérations relatives au risque d’étendre les pouvoirs policiers au détriment des protections juridiques, qui font appel à une prudence collective institutionnelle — une prudence publique. En second lieu, la prémisse cachée contredit l’esprit même du projet libéral d’Ogien: mettre fin aux «guerres morales» comme on a mis fin aux «guerres religieuses» (p. 193-198). Comment a-t-on mis fin aux guerres religieuses? En bannissant les raisons religieuses ou théologiques de la discussion publique — en pratiquant ce que Stephen Holmes baptise une «politique de l’omission»: cette «auto-censure stratégique» qui consiste à se «lier la langue» en s’interdisant d’aborder certaines questions «sensibles» —, qui permet de «soulager la sphère publique de problèmes insolubles» et de «garantir des formes de coopération et d’association sans cela inatteignables[17]». Si l’on veut mettre fin aux guerres morales comme on a mis fin aux guerres religieuses, il faut soutenir que la justification publique doit «omettre» les raisons morales. En ce qui concerne les discussions conjoncturelles, la prémisse cachée moraliste exclut les considérations de prudence propres, par exemple, aux arguments environnementalistes. Et pour ce qui est des débats constitutionnels, elle exclut des considérations de prudence publique qui sont pourtant les meilleures alliées de la neutralité. Par conséquent, les amis de la neutralité ne peuvent admettre l’argument déflationniste en faveur de la neutralité sans faire des suppositions aussi périlleuses que la convergence des conceptions du juste.

La difficulté se prolonge dans les points 5 et 6: «Une vie bonne peut être immorale» et «Les conceptions de la vie bonne n’ont rien de moral en elles-mêmes.» Au fond, le bien n’est pas du ressort des philosophes et devrait être abandonné à d’autres «experts»: «chroniqueurs mondains», «psychologues» ou «sociologues» (p. 43). Une telle division du travail suppose une distinction claire entre ce qui est moralement pertinent ou non pertinent; et une telle distinction suppose elle-même qu’on prenne parti dans les débats «compréhensifs» qui partagent les communautés pluralistes. Renvoyer les «théories du bien» aux chroniqueurs mondains, cela revient à dire en gros: «Les conceptions du bien n’ont rien à faire dans les justifications publiques parce que la vie heureuse n’a aucune pertinence en éthique», ce qui implique que les éthiques perfectionnistes ou eudémonistes, donc l’éthique des vertus, sont fausses. Le raisonnement suppose donc la supériorité des éthiques non perfectionnistes et non eudémonistes sur les éthiques perfectionnistes et eudémonistes — et sur l’éthique des vertus en particulier. Or le principe de neutralité des raisons exclut précisément les justifications basées sur la supériorité prétendue de certaines conceptions du bien. L’éthique des vertus, précise Ogien, «est une de ces éthiques du bien personnel à l’égard desquelles l’éthique minimale a choisi de rester neutre» (p. 56). Le libéralisme déflationniste se heurte ainsi à l’objection que soulèvent généralement les arguments perfectionnistes en faveur du libéralisme — à l’exemple de Joseph Raz justifiant des principes institutionnels libéraux sur la base d’une conception substantielle du bien ancrée dans un idéal de vie autonome[18]. Cette objection est que les arguments perfectionnistes, appuyés sur la défense d’une conception particulière du bien, violent le principe de neutralité des raisons: ils supposent la supériorité d’une conception particulière du bien — d’un «idéal libéral compréhensif»[19]. Par conséquent, ils ne peuvent entrer dans une justification publique des principes libéraux — ni de la neutralité —, car ils ne sont pas acceptables par celles et ceux qui doutent raisonnablement de la valeur de l’idéal libéral. De même, l’argument déflationniste manque trop de neutralité à l’égard de l’éthique des vertus, par exemple, pour valoir comme une justification publique de l’éthique minimale. Là encore, l’argument déflationniste est plus coûteux que le libéralisme de la prudence publique, car il implique un accord possible sur la non-validité des éthiques perfectionnistes ou eudémonistes et de l’éthique des vertus, qui connaît pourtant un développement riche et subtil[20].

Enfin, la stratégie d’élimination embarrasse notre compréhension de l’éthique privée. Si les trois principes de l’éthique minimale sont parfaitement plausibles dans l’arène de la justification publique, ils le sont beaucoup moins dans l’alcôve des justifications privées. Si l’on veut soutenir que le principe d’égale considération s’applique dans les affaires privées, alors il faut tordre le cou aux obligations spéciales nous liant à nos proches et affirmer la thèse contre-intuitive selon laquelle un père n’est pas fondé à sauver d’abord son fils dans un école en flammes. Si l’on veut soutenir que le principe d’intervention limitée, conçu par Mill dans le contexte de la philosophie politique et non pas morale, s’applique aux affaires privées, alors il faut se débarrasser des permissions spéciales m’autorisant, si vous êtes mon ami, à intervenir — de manière peut-être non contraignante — si je vous vois sniffer plus de cocaïne qu’il n’est prudent. Si l’on veut enfin soutenir que le principe de neutralité s’applique aux affaires privées, alors il faut nous convaincre que je n’ai aucune raison morale de suivre ma conception du bien plutôt que celle de mes voisins ou du gouvernement. Chaque principe, appliqué aux affaires privées, heurte ainsi de fortes intuitions. Et si les trois principes de l’éthique minimale devaient s’appliquer à l’éthique privée, le cas d’une mère hésitant entre dénoncer son fils criminel aux autorités, conformément à ses devoirs généraux de bonne citoyenne, ou le protéger, conformément à ses obligations spéciales de bonne mère, ne serait pas un cas de conflit moral. C’est un cas de conflit entre les règles publiques du juste, qui ont une importance morale, et les inclinations privées du bien, qui n’en ont point. Toutes nos vertus semblent devoir être artificielles, pour parler comme Hume. Cette thèse paraît excessive. Manifestement, l’éthique privée ne peut trouver son contenu dans l’éthique minimale — qui nous transformerait, dans les affaires privées, en caricatures d’automates kantiens. Et elle ne peut nous parler non plus du bien — sans quoi elle cesse d’être de l’éthique. Mais alors de quoi nous parle l’éthique privée — et ne reste-t-il pas, comme forme authentique de réflexion morale, la seule éthique publique? Pour éviter d’éliminer du domaine moral, avec les conceptions du bien, l’éthique privée elle-même, le déflationniste doit soutenir que le «juste» ne se réduit pas à l’éthique minimale. L’éthique privée ressort ainsi du juste, mais pas du juste public de l’éthique minimale. Notre «engagement moral à l’égard du juste», avance Ogien, est justifié par le fait que «le domaine moral est précisément celui où se confrontent différentes conceptions du juste» (p. 28). Ogien admet le pluralisme des conceptions du juste. Le «juste» ne désigne donc plus, comme chez Rawls, le volet «public» de l’éthique. Le «juste» désigne, on l’a vu, les «rapports équitables avec autrui». S’il y a plusieurs types de rapports à autrui, il y a peut-être plusieurs types de rapports équitables. Il y a des rapports «intimes» avec un «autrui» particulier — comme entre parents ou entre amis. Il y a des rapports plus impersonnels avec un «autrui» général — comme le rapport de solidarité qui, par le biais de l’impôt, m’unit à mes concitoyens. Il y a le rapport public entre le détenteur d’autorité et les individus soumis à cette autorité. Les critères d’équité diffèrent certainement d’un type de rapport avec autrui à l’autre. Dans mes rapports avec mes amis, les critères d’équité admettent des obligations et des permissions spéciales qui interdisent l’égale considération, — et mes devoirs ont presque des noms propres. Dans les rapports entre un détenteur d’autorité et les individus soumis à cette autorité, les critères d’équité imposent en revanche l’égale considération. Peut-être ainsi l’éthique privée peut-elle survivre au déflationnisme par des divisions internes au «juste»: juste public, juste privé. Le juste public est ainsi le domaine de l’éthique minimale. Mais comment comprendre le juste privé — qui doit nous permettre de porter des jugements moraux sur nos rapports non politiques avec autrui? Un des meilleurs candidats — un des meilleurs guides d’action — est certainement l’intuitionnisme de Ross et sa liste de devoirs prima facie. Or cette dernière comprend entre autres des devoirs d’auto-réalisation — qui nous imposent l’obligation à l’égard de nous-mêmes «d’améliorer notre propre condition en termes de vertu et d’intelligence[21]». Et la poursuite d’une vie bonne, comme le respect de la justice ou la non-malveillance, fait alors partie de nos raisons morales d’agir. La «vie heureuse» est de retour. Pour éviter de tomber dans ce piège, le déflationniste devrait soit réfuter (entre autres) la théorie intuitionniste du juste privé, soit reformuler le point 5 de son argumentaire: «Une vie bonne est immorale si elle ne contribue pas au juste public.» Mais la pétition de principe en faveur de l’éthique minimale serait alors flagrante. D’un point de vue déflationniste, la distinction entre juste privé et juste public est ainsi périlleuse. Le problème de l’objet manquant de l’éthique privée continue à se poser. Si on ne veut pas affirmer que l’éthique publique épuise le champ de la réflexion morale et que l’éthique privée est sans contenu ni matière, on doit renoncer à l’argument déflationniste. Or on devrait se méfier de cette appauvrissement de l’éthique privée. Car s’il n’y a plus de raisons morales privées, on voit mal pourquoi l’État, sous couvert de raisons publiques, ne devrait pas envahir toutes les sphères de l’existence.

4. Retour à la prudence publique?

La stratégie d’élimination semble ainsi plus coûteuse que la stratégie d’évitement: elle nous lie à une prémisse moraliste peu probable; elle nous attache à une position partisane dans le domaine des théories morales qui menace la neutralité de la neutralité, pour ainsi dire; enfin elle tend à vider de contenu et à priver d’importance l’éthique privée. La défense courante est moins problématique.

Mais cette dernière connaît une variante politique — le libéralisme de la prudence publique — et une variante morale — le libéralisme de la raison publique. Laquelle faut-il préférer? Le libéralisme de la raison publique se heurte comme le déflationnisme aux résistances «particularistes» de l’éthique privée: nos raisons d’agir morales sont-elles toutes universelles, neutres et impartiales? Il se heurte comme le déflationnisme au reproche de non-neutralité, puisqu’il reflète un biais kantien. Et il se heurte au problème souligné par Ogien: la possible divergence des conceptions du juste.

Reste le libéralisme de la prudence publique, qui justifie ainsi le principe de neutralité:

  1. La confrontation des conceptions du bien ne peut aboutir qu’à un désaccord raisonnable, et toute conception particulière du bien est nécessairement controversée.

  2. L’union politique stable suppose que les règles de la coopération sociale fassent l’objet d’un accord raisonnable et que les décisions politiques ponctuelles soient acceptables pour toutes les parties concernées.

  3. Si on justifie les règles de la coopération sociale sur la base d’une conception controversée du bien, alors il ne peut y avoir accord raisonnable sur ces règles.

  4. Si on justifie une décision politique ponctuelle sur la base d’une conception particulière du bien, alors cette décision est inacceptable pour celles et ceux qui n’adhèrent pas à cette conception.

  5. Si on justifie les règles de la coopération sociale et les décisions politiques ponctuelles par une conception controversée du bien, il ne peut y avoir d’union politique stable.

  6. Il est désirable de vivre dans une union politique stable.

  7. Donc il est désirable que la justification des règles de la coopération sociale soit indépendante de toute conception particulière du bien.

Un tel raisonnement échappe au problème de la vie privée — car il met en avant, pour des raisons d’intérêt bien compris, une politique de l’omission destinée à la sphère publique, et il est muet sur les débats moraux, la valeur des conceptions du bien ou les définitions du juste privé. Il échappe au problème de non-neutralité, puisqu’il ne fait appel, dans ses prémisses prescriptives, qu’à des valeurs prudentielles non morales muettes sur la nature de la vie heureuse comme sur celle de la justice. Le but est de garantir une coopération sociale et une paix civile propice à la satisfaction instrumentale de mes intérêts égoïstes. Enfin, il ne suppose pas nécessairement une convergence possible des conceptions du juste. Plus modeste que Rawls, un libéral de la prudence publique, comme Kurt Baier ou Stuart Hampshire, peut insister sur la convergence de règles constitutionnelles destinées à gérer nos conflits sur le juste. L’accord nécessaire à l’union politique stable peut porter dans cette perspective sur des règles plus «minces» que les règles du juste. Le principe d’intervention limitée, par exemple, cesse ainsi de devoir être tenu pour un principe moral: c’est un principe «constitutionnel» sur les raisons légitimes d’une interférence de l’État avec les affaires privées. Le libéralisme de la prudence semble donc réussir où l’argument moral échoue.

Dans cette perspective, la neutralité est un moyen de parvenir à l’union politique stable — donc à la coopération, la paix et la stabilité. La prémisse prescriptive essentielle de l’argument est introduite au point (vi). C’est une prémisse prudentielle — si l’on entend par «prudence» le «souci bien pesé de ses intérêts à long terme» — parce que l’union politique stable répond à nos intérêts à long terme dans l’ordre, la coopération et la bonne compagnie. Le libéralisme de la prudence publique se recommande ainsi par sa parfaite neutralité, à l’endroit non seulement des conceptions du bien, mais aussi des théories morales tout court. Certes, il rencontre ses propres problèmes — notamment parce qu’il tente peut-être de dériver le «raisonnable», à savoir le juste, du «rationnel», à savoir l’avantageux. Mais il a le mérite de garantir la neutralité morale de la neutralité. La question n’est bien sûr pas fermée. Mais j’ai voulu montrer que le sort de l’éthique minimale était intimement lié au destin de ce libéralisme prudentiel. Et suggérer que la neutralité libérale devait être comprise moins comme une exigence de la raison morale que comme une précaution aussi prosaïque que la règle interdisant les débats politiques lors des dîners de famille. Il y a gain de paix, mais la morale n’y est pas pour grand chose.