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Que peut le poème pour les morts ? C’est cette question qui traverse toute l’oeuvre de Denise Desautels, c’est autour de cette interrogation que s’écrivent des livres qui se font souvent écho les uns aux autres dans leur demande insistante. Le poème est offrande, un cadeau fait aux disparus, un bouquet qu’on apporte au cimetière du temps pour fleurir la mémoire, accompagner maladroitement la disparition. Mais il est aussi et avant tout une crypte où se conservent les propos de ceux qui se sont tus, où les morts sont appelés à se faire entendre, encore une fois, dans l’invocation à un « pour toujours ».

Dans Pendant la mort[1], Desautels écrit sur la disparition de sa mère et tente de faire du poème un lieu inaltérable, capable d’accueillir les mots et les paroles de l’absente, malgré le silence qui menace le sens même de la vie et qui avale tout. Desautels dit donc à sa mère, la morte :

Plus jamais tu ne répondras. Plus jamais tu n’appelleras. Je reviendrai de voyage — car je reviens toujours, tu le sais — sans que tu te sois inquiétée, sans ta voix faussement rassurante, ta voix dans laquelle se mêlaient curiosité, candeur et tristesse, ta voix qui, des derniers temps, n’osait plus rien exiger de moi, tu me raconteras tout… quand tu viendras.

PLM, 103

Ce n’est que dans la répétition post mortem de ces mots que la fille trouve consolation. Or ce moment postérieur à la disparition de la mère est vécu par la poète comme un temps indépassable, qui piétine, qui stagne, qui reste l’instant même de la mort, se prolongeant sans fin et ne conduisant vers aucun avenir. Le lecteur vit avec la fille très littéralement Pendant la mort et le poème, dans son entier, se retrouve hanté par la parole maternelle qui ainsi se fait présence. Desautels coud à même le tissu de son texte les mots de sa mère qu’elle inscrit en italique, comme s’ils étaient des enclaves précieuses, des petits tombeaux, qui surgissent çà et là, au fil des pages et deviennent des monuments dédiés à la morte.

Le texte-tombeau est une forme très chère à Denise Desautels, comme en témoigne son livre de deuil, ce Tombeau de Lou[2], écrit pour une amie qui mourut en quelques mois d’un foudroyant cancer. Le poème se fait écho des paroles de l’absente et devient ici une chambre de résonance des propos désormais évanouis de la mère. La fille ainsi trouve moyen de faire dire à sa mère les mots dont elle a besoin lors du deuil de celle qu’elle pleure. Dans ce dispositif scripturaire, la mère parvient à parler encore à travers la mort, pendant celle-ci. « Tout finit un jour, tout se perd » (PLM, 13), affirmait la mère, et il faut bien « s’accrocher à quelque chose » (PLM, 18), il le faut, disait encore la mère et reprend le poème. Les mots peuvent faire advenir « quelque chose » d’un maternel bien vivant dans l’écriture de la fille, au creux des poèmes. Néanmoins, la langue de la fille se retrouve parfois engloutie par celle de la mère, comme si le prix à payer pour faire entendre les mots maternels était la ventriloquie de la fille et la possibilité pour celle-ci de perdre sa propre voix. La fille doit se taire un peu pour faire surgir les mots de sa mère, et puis elle peut reprendre la parole dans le risque infini de sa propre suppression. La fille Desautels, la poète, suture la plaie des mots épars, mots de la mère en les tissant aux siens. « J’ai avalé tes mots, maman, la seule vraie justice ici bas » (PLM, 39). Les expressions de la mère sont cousues à même la parole de la fille, en italique.

Le texte de Desautels se permet de faire écho à la parole de la mère, non seulement en reproduisant celle-ci dans le texte, mais en la signant, la greffant sur la sienne, la doublant. Ainsi Desautels écrit en reprenant l’expression de sa mère : « Je m’accroche à quelque chose / n’importe quoi, tiens / des ailes de papillon / par milliers, elles passent, / je les saisis au vol » (PLM, 28). Or, si Desautels veut conserver en italique, comme une greffe à la voix du poème, les mots de la mère, il n’en reste pas moins qu’à travers cette tentative de sauvegarder la langue maternelle, ce qui se fait entendre, c’est la perte de la voix de la morte. Le timbre de la voix ne retentit pas dans les écrits de la fille, ceux-ci ne pouvant que sonner le glas de la présence. La fille écrit : « Ne reste rien de ta voix, sinon le souvenir parfois — que je tente de repousser loin — de son ampleur démesurée quand elle se laissait porter par l’effroi qui toujours l’habitait » (PLM, 85). C’est donc l’effacement de la voix de la mère qui est constaté, parce que les mots font signe non seulement à la présence maternelle, mais aussi et surtout à l’absence de la morte qui ne peut plus faire vibrer l’air de ses paroles. Les mots portent en eux la voix, mais ils sont là pour aussi montrer que désormais ils ne se diront plus que déformés par d’autres voix, encadrés par d’autres mots, ceux de la fille. Ils resteront toujours cités. Ce qui s’est évanoui, c’est donc cette voix chère et il faut, à la fille, vivre sur ce qui reste après/pendant le naufrage funèbre de la voix. Seule la forme des mots peut accueillir les fragments, les vestiges de la voix qui ne sera plus. La dissolution du souffle, de l’esprit (Geist) est ce qui apparaît dans la répétition des mots de la mère par la fille. Ces mots originels, répétés, altérés par le poème, ces mots, qui suturent les phrases de la fille, portent la complexité de la présence et de l’absence, la voix rassurante et inquiétante. Ils deviennent des traces d’un présent qui a existé et qu’ils font revivre, mais ils sont aussi le constat simple de la disparition. La parole dite par la mère, jadis, avant la mort, s’inscrit dans le poème et reste accessible dans le langage, dans des mots, alors que l’acte même de proférer est à jamais perdu, puisque la bouche maternelle s’est laissée anéantir par la mort et que l’air ne fera plus jamais vibrer le timbre familier, aimé. Si la fille redit les mots de la mère en prenant le risque d’y perdre sa langue, elle ne peut toutefois reproduire la voix de sa mère que les mots veulent incarner.

Or la voix de la mère était déjà hantée par la peur, l’effroi, la mort, comme Desautels l’affirme. La fille entendait dans cette tessiture vocale quelque chose qui faisait signe à la disparition, qui était porteur de la fin. La voix vivante de la mère était travaillée par ce qui la conduisait à son devenir caduc, blanc. Et faire résonner cette voix là, dans les mots qui ont été dits auparavant par la mère, c’est donner à entendre une musique funèbre.

L’espace poétique créé par la fille abrite un récital musical et même un ballet des spectres. Sur cet air du poème, les morts se mettent à se mouvoir et à danser. Desautels écrit au sujet de ses « cantates » (PLM, 94) langagières :

Parfois, ma voix, on dirait un violoncelle dont les sons se perdent dans la gravité de ta mort. Elle vibre, ma voix, au-dessus de ce grand mystère humain qui nous laisse en plan […]. Elle vibre, seule, ma voix, et ses cordes suspendues, aériennes, font danser les ombres enfouies dans le néant où désormais tu reposes.

PLM, 93

Il faut bien comprendre ici que dans cette orchestration du poème, la fille ne joue pas seulement au médium mélodique capable de faire apparaître les morts, pas plus qu’elle ne se prête au jeu du chef d’orchestre céleste qui créerait l’harmonie symphonique d’un doux au-delà. La musique que Desautels compose ne permet jamais d’oublier que c’est aussi le vide, le néant de la mort qui valse au rythme des phrases. Il n’est pas possible de composer une musique qui comblerait l’espace infini entre le présent de l’absence et le passé. Le poème reste toujours le temps de la mort, son déploiement. Il est l’espace d’un hiatus, d’une discordance.

La poète nous met en garde contre la plénitude de la musique : « […] la musique ajoute parfois, dans la noirceur du réel, de l’inconsolable, à l’inconsolé[3] ». La voix musicale ne peut être considérée que comme un chant de douleur qui délimite un texte-cimetière dans lequel on erre en quête d’une présence désormais impossible. À l’intérieur de ce cimetière qu’est le poème, on trouve certes parfois le repos : le deuil peut poindre, mais la mort reste incontournable, évidente, incessante. Néanmoins, par la mélopée du poème, la fille continue à faire apparaître et disparaître sa mère, à faire vibrer, vivre, chanter l’absence. C’est le travail du deuil, du « deuillant » comme le nomme Desautels[4], qui s’effectue dans la musique poétique. Or ce deuil n’est pas porteur d’un temps après la mort, mais au contraire se pense sur le mode d’une insistance sur le temps de la mort qu’il reconduit infiniment. Le poème met à mal le langage et vient en quelque sorte le faire éclater pour qu’il ne soit plus que son, musique. Il faut à Desautels sortir des mots de la mère, de ces phrases toutes faites et arriver à faire entendre la voix, le son, le souffle maternel. Or, cette irruption du musical dans la langue de la fille est ce qui permet de jouer avec la perte, de l’apprivoiser, de faire entendre la morte dans l’espace des vivants et de garder ainsi quelque chose de la mère qui ne serait pas de l’ordre des phrases toutes faites, obsessionnelles. Il s’agit de faire surgir autre chose que ces monuments langagiers qui nieraient la disparition. La musique à cet égard deviendrait le signe d’une absence avec laquelle il est possible de continuer à vivre. Elle crée un lieu qui n’est pas seulement celui de la conservation de mots morts ou de phrases devenues lieux communs. Il y aurait chez Desautels l’idée d’un texte de deuil qui reste dans le temps de la mort, pendant celle-ci, et dont l’idéal inatteignable serait la musique, la parole qui ne signifie plus rien si ce ne sont les acrobaties et arabesques du néant. Dans un fragment poétique intitulé « Les cimetières et la musique », Desautels écrit :

Jour après jour, [l’âme] s’applique à travailler sa voix — emplie par tant de mémoire — dans le sens de son désir, à la façonner de telle sorte qu’elle réponde aux attentes les plus inconfortables de son désir ; elle dépayse les phonèmes et fait vibrer la langue qui se défend pourtant bien dans les circonstances : la fait vibrer tantôt à droite, tantôt à gauche, rapproche les lèvres l’une de l’autre ou les éloigne, serre les dents quand il le faut

sur tant de cris qu’elle n’arrive pas à pousser. Et la langue cède tout à coup, laisse enfin s’accoupler et gémir les sons les plus coriaces dans l’alcôve improvisé de sa gorge, et les sons cèdent à leur tour, malgré eux sans doute, pareils à des digues renversées par la force du désir.

CRM, 24-25

Les paroles de la mère répétées sans cesse dans le texte Pendant la mort viennent faire sauter les digues de la langue pour permettre à la musique-poésie de la voix maternelle de faire entendre le tremblement des mots, le vibrato du souffle à l’intérieur du langage habituel qui, lui, se refuse à laisser parler les morts. Les mots ainsi se font pur refrain. La musique est alors violence faite au langage, violence qui est de l’ordre de la répétition pulsionnelle dans laquelle le sens disparaît pour laisser place à l’air.

« Tu me raconteras tout… quand tu viendras » (PLM, 103). C’est bien ce que la mère disait à la fille et c’est bien cette phrase et quelques autres qui permettent à Desautels de trouver dans les mots la voix de la mère qui la berce, la console. L’absence ainsi fait retour. La prière de la mère à la fille, absente, partie en voyage est devenue celle que la fille répète et livre à sa mère morte à travers le poème : « Tu me raconteras tout… quand tu viendras… Oui, tu viendras… » Voici ce que la fille dit à la mère morte en changeant la direction, l’adresse des paroles maternelles. Tout se passe comme si c’est la fille qui envoyait cette prière à sa mère : « Tu me raconteras tout… quand tu viendras », dans la tentative désespérée et désespérante de faire en sorte que la mère vienne encore et revienne de là où l’on ne revient pas. Dans cet échange de places, où le « tu » du « tu (re)viendras » est aussi bien celui de la destinataire que de la locutrice, la mère et la fille se trouvent liées l’une à l’autre dans la profération d’une parole qui s’adresse à l’autre, sans que l’on ne sache plus qui parle, qui a parlé et à qui le langage s’adresse. Et voici que les lieux communs de la langue maternelle, ses tics, ses bêtises les plus triviales se détachent de leur sens, sonnent autrement et viennent donner au texte un rythme de berceuse, un refrain répétitif qui calme un peu la douleur de la séparation, anesthésie la souffrance avant et pendant la mort. Le poème veille sur la conservation des mots de la mère, sur leur présence obstinée, malgré la disparition. L’écho des mots n’est plus seulement une reprise imparfaite, une imitation pâle, mais devient un refrain, une rengaine, une chanson qui passe de mère en fille et qui reste dans la tête. Une musique que l’on fredonne.

Gilles Deleuze, dans son texte « Ce que la voix apporte au texte[5] », que l’on trouve dans ses textes et entretiens regroupés sous le titre Deux régimes de fous, se demande ce qu’un texte, surtout quand il est philosophique, attend de la voix de l’acteur. Deleuze répond à cette question en affirmant que la voix de l’acteur « opère une dramatisation du concept[6] ». « Ce que la voix révèle c’est que les concepts ne sont pas abstraits […] Les concepts sont inséparables d’affects, de nouvelles manières de sentir, tout un “pathos” joie et colère, qui constitue les sentiments de la pensée comme telle[7]. » La voix de la mère remémorée, recousue à même le texte de la fille, montre que la mère et sa mort ne sont pas abstraites, que les mots de la mère, les lieux communs qui ont parsemé la vie de la fille et de la mère n’étaient pas non plus des concepts vides, mais bien plutôt des affects et des pensées qui trouvent encore vie après la mort de la mère. La voix de la philosophie maternelle est incarnée par l’actrice-fille, par celle qui produit à nouveau l’acte de profération et qui se veut à la fois poète, musicienne, chanteuse. Desautels refait la mère qui reprend ainsi une actualité et une réalité dans la dramatisation musicale qu’elle subit. C’est contre cette abstraction du concept que le poème comme chanson lutte. Il se bat violemment contre la mort comme évanescence et abstraction vide, contre les phrases toutes faites, figées, ou contre le silence qui empêche le musical du monde, son ostinato :

Parfois il n’y a rien. Aucune musique, aucun son. Que ce pur silence de ta mort qui a effacé en quelques secondes jusqu’à l’icône de ta voix. […] On n’entend plus, même en sourdine le frémissement de ce ciel d’hiver si vif ce dimanche-là, ni les oscillations de la lumière que je t’ai longuement racontées, assise, fébrile, hagarde, à cinq pas de toi, mes mains soudées à mes cuisses.

PLM, 85

L’écho poétique est ici ce qui empêche la mort vide, la mort comme pétrification du son. Desautels finit la partie de son texte intitulée « C’est l’automne » sur l’écho de ses propres mots : « Et ma douleur… ô ma douleur » (PLM, 80), comme si tout était là, dans ce travail de la reprise, de retour. Comme si c’était dans sa propre rengaine, son propre bercement que l’écriture chantait sa douleur mais aussi s’appropriait le musical de la voix maternelle. Il faut encore ici faire référence à Deleuze et à Guattari et à leur concept de ritournelle[8]. Par la rengaine maternelle, la fille déterritorialise le lieu de la mère morte pour inventer un espace, celui du poème, où la fille et la mère continuent à se parler, à faire entendre leurs voix. Desautels évoquera sa mère et lui fabriquera un nouveau temps, lui dessinera un nouveau lieu : la mère sera ce que la fille aura dans la tête malgré elle, pour s’orienter dans le monde, un motif qui permet de passer à travers la folle irréversibilité du temps, un rituel qui montre que la voix de la mère comme natal n’a de territoire que dans la voix de la fille, dans son déplacement. L’écho poétique devient rengaine infinie. Une absence de toute signature au langage, puisque on se sait plus qui chante ce refrain, la mère ou la fille. Le poème devient cette présence fredonnée, présence de la mère en soi qui s’agite dans le souffle des mots. La mère revient à l’esprit par un effort de mémoire, mais aussi, à tout moment, inopinément, à l’improviste. Comme une mauvaise chanson, comme une ritournelle qu’on ne peut se sortir de la tête. La mère morte dans ce contexte, celui de la poésie, n’est jamais qu’une ritournelle, un motif musical qui sans cesse est là, s’agite.

La disparue chez Desautels se manifeste toujours par sa musique, par le bruit qu’elle continue à faire dans le monde des vivants. Ainsi, dans Tombeau de Lou, la poète en parlant à son amie morte, Lou, a ces mots pour le moins troublants : « Janvier, le cliquetis de tes bagues dorénavant liées aux miennes, continûment la rumeur de ta disparition autour de mes phalanges » (TL, 129). La mort est un petit air qu’exécutent les bijoux de la défunte et ceux de l’amie vivante qui, dans la musique des objets, entend la mort.

Le poème, tombeau, est le lieu où se font entendre les mélopées des disparus. Or, ces mélopées se donnent à la fois comme douce berceuse et chant du cygne, véritable requiem. Pour la fille, cette chanson consolatrice par moments vient interrompre le mouvement du poème et fait retour au détour des phrases. La mise en scène d’une effraction des propos maternels dans les paroles de la poète n’a pas lieu pour simplement garder intacts les lieux communs du langage, mais vient aussi faire revivre et retentir le timbre de la mère, sans que l’on ne sache plus à qui appartient la chanson. Le musical du poème crée une chambre d’écho qui se transforme en lieu commun, à comprendre ici au sens littéral, en un espace partagé par la mère et par la fille. Tout se passe comme si le langage entier était envahi par les vestiges de la voix disparue que l’on fredonne. La mère, tel un air spectral, hante la langue de la fille poète.

Cette idée du lieu commun comme espace de partage tout aussi bien que comme cliché, moment anodin figé dans l’espace de quelques mots, inflexion du ton qui se présente comme inaltérable le temps de son déploiement et qui est pourtant réitérable, ne doit pas seulement ses fondements à une pensée d’un musical poétique. Elle s’ancre dans une réflexion sur les divers médias du deuil qui contiennent le bric-à-brac de la mémoire. À côté de la temporalité musicale de la mort dans le poème, s’accomplit un travail du photographique qui vient faire signe aux morts autrement, dans l’impossible somme que voudrait dresser le processus mémoriel endeuillé. Pour Desautels, la mémoire est faite tout autant de clichés du langage, d’airs, de mots, que de visages connus, d’images, de photos et d’instantanés. Le souvenir est ce moment figé qui se greffe au flot des pensées présentes, qui revient, sans épiphanie. Le disparu apparaît alors comme ce qui refait surface dans les poèmes, ce qui se révèle comme image, dans son mouvement de retour. Comme l’air connu qui nous vient à l’esprit à n’importe quel moment, l’image, le cliché du passé surgit dans le texte et tient lieu de souvenir, de présence. Le poème se sert du capharnaüm des souvenirs-chansons, de l’hétérogène des figures du passé.

Dans Un livre de Kafka à la main[9], Desautels raconte un souvenir d’enfance. Or ce qui vient à l’esprit de la poète est une image, un moment qui jaillit sous la forme d’une photo, comme si la mémoire, elle aussi, n’était faite que de clichés et ne s’incarnait que comme apparition lumineuse, qui sort du noir, de l’obscurité de la vie, instant luminescent. Desautels compare même la mémoire à un mélange sensible à la lumière et grâce auquel s’impriment les souvenirs comme des négatifs. Elle écrit des phrases sans verbe, opérant ainsi de véritables saisies rapides et soudain étincelantes du monde : « La surface sensible de la mémoire. Le temps déjà. Son insertion dans l’émulsion photographique » (LKM, 107). Le souvenir serait comme une photo prise et que l’on reprend sans cesse quand la mémoire l’accueille à nouveau, dès qu’il s’agit de se remémorer le passé. Ce sont alors toutes les traces mnésiques constituées comme photographies qui surgissent dans le présent, tels des clichés que l’on prend, dans la rapidité, l’immédiateté d’une saisie du réel. Le souvenir cadre et encadre fugitivement un moment passager du passé. Le processus mémoriel est à penser chez Desautels sous le mode de cette apparition et disparition de clichés temporels. Elle écrit :

Juin 1950 : Les mères : « Nos petites filles ont le même âge », et elles sourient en penchant la tête. Cinq ans. Là, près d’un banc de parc, la persistance d’une image. Du grain de mémoire. Côte à côte, au centre de la photo, les mères. Si jeunes. N’ont pas encore quarante ans. Aux deux extrémités, leurs petites filles les tenant par la main. Elle sourient. Des esquisses de sourire et de l’éclat. Le plus beau jour de juin. Une image de femmes. Complices. Une image intime.

LKM, 98

Or, la description d’un temps-image qui hante encore le présent va de pair avec la sensation nette de la fausseté du cliché qui n’arrive pas à rendre compte de la complexité du moment saisi. Sur la photographie du passé, quelque chose manque qui s’est joué à l’extérieur du découpage du réel effectué par le cliché. Si, sur la photo, c’est une superbe journée de juin, dans l’espace que la lumière n’a pu saisir, ce dont il est question, c’est d’un secret, d’un non-dit, d’un irreprésentable que le souvenir ne peut nommer, que le texte garde secret :

Hors du cadre, ta mère s’est approchée de la mienne, s’est penchée : « Je sais, j’ai appris par… ». Deux corps de femmes si près se touchent. Nous étions là en peu en retrait : des étrangères contemplent le tableau sans rien dire.

LKM, 100

On peut dire que le poème chez Desautels, tout comme le souvenir photographique, renvoie à un cadre, à une forme qui ne peut témoigner totalement du passé et fait plutôt signe à un hors-champ, à un extérieur aux bordures imposées. Cet espace « hors du cadre », comme l’appelle Desautels, est le lieu infigurable de la mort et des morts. Ce qui n’est pas dit dans l’extrait que je viens de citer est le décès du père de la poète, survenu alors que celle-ci était encore enfant et sur lequel l’autre mère à la fois parle et se tait, et sur lequel le poème bavarde et garde le silence, laissant au lecteur le soin de reconstituer le temps de la perte. Dans le lieu commun du souvenir, il fait toujours beau, mais cette apparence heureuse du souvenir-écran, cette illusion de la mémoire perçue comme une lumière radieuse cache le monde des morts qui ne peut se donner à voir de façon manifeste sur aucune photographie, dans aucun souvenir. La mort, il ne peut être question de la voir, parce que les disparus sont précisément ceux que l’on a perdus de vue, sur lesquels il n’est pas possible de poser le regard. Pour voir, il faut imaginer. Et pour imaginer il faut quand même passer à travers des images qui sont des clichés de la mémoire. Or comment trouver dans le dispositif mémoriel constitué comme un album de photos que l’on regarde vite, une image qui ne serait pas préfabriquée par le temps si essentiellement photographique ?

Si le poème est construit, chez Desautels, comme je l’ai pensé plus tôt, tel un espace musical où la voix chère fait retentir jusqu’à sa disparition dans l’air poétique, si le « désormais tu » continue à se faire entendre pendant la mort qui n’en finit pas, il faut se demander ce qui advient dans le monde de Desautels de l’invisible, de l’effacé que produit l’absence. La mémoire est faite de choses visibles, imprimées à même le temps. Mais c’est l’invisible qui doit se donner à voir pour faire apparaître ce qui est hors de la vue : le mort, l’effacé. Or, il faut le souligner d’emblée, Desautels a publié un grand nombre de textes accompagnés de photographies et d’illustrations et la présence dans son travail d’une poétique du visible est importante. Comme il est écrit dans beaucoup de ses livres, dans ses notices biographiques : « Denise Desautels travaille souvent en collaboration avec des artistes visuels[10]. » Il existe bel et bien pour elle un hors-cadre poétique qui vient border le texte et entrer en dialogue avec lui. C’est cette relation entre le texte et son extérieur qui est travaillée par cette tentative désespérée chez Desautels d’attraper le spectre évanescent de la mort. Par la mémoire musicale, Desautels faisait danser les ombres des disparus pour faire du poème le véritable espace vivant des morts. Par la mémoire photographique, l’économie du visible semble dans un premier temps ne pas laisser de place à ce qui échappe à l’oeil, à la lumière. En fait, le visible du souvenir empêche à la vie tout présent. Celui-ci se donne d’avance comme cliché, comme trace nostalgique, et est toujours pris à l’avance dans sa remémoration qui apparaît comme lieu commun. Au sujet de sa mère, Desautels a ces mots durs, qui nous renvoient à l’empaillage, la taxidermie de l’événement :

D’ailleurs elle a toujours aimé se souvenir, toujours préféré le souvenir : j’allais écrire le regret, à l’événement lui-même. Comme si le présent, objet perdu d’avance, dont il ne lui serait jamais possible de faire le deuil, elle le savait, n’avait été pour elle que matière informe, insensée, inutilement douloureuse à laquelle seul le temps finirait un jour par donner une vie autre, une part à la fois métamorphosable et supportable d’existence.

PLM, 97

Dans le monde des vivants, le souvenir photographique « préfabrique » la mémoire et devient même un film au scénario artificiel qui fait défiler des images toutes faites, alors que dans le monde des morts, avec lequel le poème communique, il n’est question que de ce qui ne peut se mettre en souvenir ou dans une quelconque représentation. Desautels écrit à son amie morte, perdue dans l’espace fluide et aérien des morts :

Là-haut, comme on dit, dans l’élégance de l’air, tu t’amuses à résoudre des énigmes entre nos vieux silences, à saisir, à percer l’insaisissable, alors qu’au premier plan, de ce côté-ci du monde, s’avance rêche le souvenir. Ses images coulent en moi cinématographiques. Portraits juxtaposés de femmes en pied, un soir d’exception, un soir de tempête.

TL, 87

Le souvenir empêche de toucher l’insaisissable, il est déjà dans le cadre de la représentation.

Dans Tombeau de Lou, texte écrit pour et à cette amie disparue, Lou, se trouvent quelques photographies d’Alain Laframboise, réunies sous le nom de Visions domestiques. Ces treize photographies en noir et blanc jouant sur les ombres, à peine sorties de la pénombre qui semble être toujours en train d’avaler les objets, émergeant parfois très difficilement d’une véritable obscurité, font apparaître des figurines, des statues qui ne représentent aucune vie, aucun être humain. Ces photos montrent plutôt une série d’objets reproduisant des vivants pétrifiés en statues ou en poupées. Il s’agit de petites natures mortes, d’un cimetière aux tombes minuscules et de statuettes qui semblent décapitées. Entre le texte et les photographies, des liens s’établissent pourtant : tombeaux et enfance surannée, désuète, se font écho ici, sans qu’il soit possible de comprendre réellement ce qui se joue de l’image au texte, si ce n’est la force de la mort qui envahit tout, les mots et les photos, si ce n’est l’opacité du sens. Néanmoins, on peut dire que les photographies de Laframboise viennent donner au texte de Desautels une lumière impossible. Les images que le lecteur-spectateur peut regarder n’arrivent pas à sortir totalement du noir qui veut les engloutir et qui les rend difficiles à contempler. Même la photo sur la couverture du livre, en couleurs, reprenant une photo du portfolio qui ouvre le livre, est envahie par le noir et maintient une grande part d’ombre. Il s’agit bien de visions, d’apparitions connues, domestiques, qui pourtant ne se révèlent jamais tout à fait dans leur pleine lumière. Le lecteur devient alors nyctalope et essaie de percevoir les objets dans leur reflet faible, dans leur apparition qui est aussi leur disparition, leur impossible présence claire dans le monde. Or, ces photographies, le texte les porte et les décrit même dans certains passages, sans parvenir pourtant à dire ce qui dans ces photos éclaireraient le lecteur sur le sens de tout ce dispositif. L’ombre reste sur le texte et les photos ne viennent pas faire la lumière sur ce qui ne peut se dire. Au contraire, on a plutôt l’impression que les photographies viennent ajouter une opacité au poème. Elle se font ténèbres et nuit herméneutique. L’apparition incertaine de choses sur les photos montre l’humilité de l’image qui ne peut tout saisir. Le poétique ici ne peut pas montrer la vie ni les vivants, pas plus qu’il ne peut saisir les morts. Il se contraint à montrer la lente progression de la disparition de la lumière, la venue de la mort. Tombeau de Lou s’ouvre sur un texte intitulé « Le déplacement de l’ombre » (TL, 37). Tout commence précisément par l’obscurité, l’ombre qui commence à recouvrir le sens des choses et à pénétrer la chair, le corps. Desautels parle à deux reprises ainsi à son amie morte de l’ombre qui mange le jour et la vie.

Avec innocence, la mort, en tous points parfaite. Tu ne l’auras pas vue venir, elle se sera vite terrée au plus creux de tes os. Malgré l’ombre épaisse que projettent sur le mur ocre, les cordons et les lames du store vénitien, la douceur du jour continue de s’infiltrer, comme si de rien n’était, par les interstices.

TL, 37

Or parce qu’elle aura deviné ton astuce, t’aura choisie pour lieu de son dévoilement, l’ombre raffinée se déplacera un jour, allant avec innocence du mur ocre à ta figure qu’elle atteindra à la joue, tache sur ta joue, avant de l’obscurcir tout à fait.

TL, 42

Si la mort ne permet pas qu’on la voie venir, parce qu’elle est précisément ce qui vient obscurcir le monde, le projet poétique de Desautels est de saisir ce mouvement de disparition et de montrer la trajectoire même de la nuit qui s’installe. On ne peut s’empêcher ici de penser à Orphée qui veut voir Eurydice dans la lumière « oxymorique » de sa mort. Le poème ne peut sortir de la problématique du clair-obscur, de la lumière dans la chambre noire que pose le souvenir photographique. Pourtant il ne s’agit pas de produire ici du cliché, de l’instantané qui fige le temps et empêche toute présence du présent, mais au contraire de faire du livre poétique un lieu qui permet de voir l’ombre se déplacer avant et pendant la mort. On pourrait dire alors que, comme toute image, l’image obscure, poétique, hermétique, pour Desautels ne ressuscite pas les morts, mais elle fait obstacle au souvenir-méduse, souvenir-écran qui vient pétrifier le temps et lui enlever toute vie. Desautels veut saisir le mouvement de la mort qui est encore celui de la vie et reconduit dans ses textes ce mouvement, ultime manifestation de la vie du disparu. Il faut montrer le mourant au plus près de sa mort, le montrer encore vivant dans la mort, petite lumière évanescente dans l’ombre engloutissante. Le modèle photographique ne peut être aboli de la réflexion de Desautels sur la mort. Le poème se doit de laisser passer la plus faible lumière dans la chambre noire de la mort. Ainsi, pourtant le cliché disparaît pour octroyer une place à une image non convenue dont le sens reste incertain. Pour Georges Didi-Huberman, l’image peut déconstruire la réalité grâce à ses effets de construction. « Des objets inobservés apparaissent, les changements d’échelle changent notre regard sur le monde, les agencements inédits produits par le montage nous font comprendre les choses autrement[11]. » Et c’est là que se situerait le travail de Desautels, dans ce désir de montrer le monde de telle sorte qu’en lui apparaisse l’invisible des morts et de la mort, le mouvement ultime et fugitif de la vie disparaissant, allant au plus près de sa fin. Le poème, à travers son oeuvre photographique, aurait une fonction révélatrice, mais pour ce faire il doit se débarrasser de sa possibilité à devenir lui-même un cliché.

C’est contre un passé figé en mots, en lieux communs, en photos toutes faites, que le poème-tombeau se pense comme espace d’accueil des derniers instants de la lumière, comme lieu qui offre l’hospitalité à la fragilité de la voix. Le poème reste un espace sombre, une chambre de résonance qui fait place à la disparate de la mémoire, des mots et des images. Mais dans ce bric-à-brac du temps, surgit le chant évanescent de la morte, apparaît sa disparition que le poème embrasse et veille jalousement. Dans la grisaille du deuil et de la mémoire encombrée, le poème libère d’un passé mort, puisqu’il échappe à la collection de souvenirs et remet l’image et la voix en mouvement. C’est donc à travers l’appel constant au musical et au photographique, dans la juxtaposition étonnante des médias artistiques que le poétique chez Desautels permet d’octroyer à la mort une place vivante qui ouvre sur un présent du poème. Le tombeau-livre n’est plus un simple monument, une pierre de plus dans le cimetière du temps littéraire. Il est la déchirure du présent.