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Enfin, on doit se demander si la question de la spécificité se pose à celui qui lit un texte, qui voit un tableau, qui écoute de la musique, etc.

Bernard Vouilloux, L’oeuvre en souffrance

Les recherches récentes sur les relations entre la littérature et les arts, persistante question portée et reportée au fil des siècles, après s’être penchées sur la difficulté de parler d’une image, sur l’impossibilité d’une correspondance véritable entre le visible et le lisible, après avoir montré l’inadéquation du langage face à un certain indicible du visuel — ces autres de toute langue[1] — semblent s’être intéressées tout dernièrement aux manières de détourner ou de contourner ces différentes apories. En croisant souvent les termes dans leurs titres, comme c’est le cas pour Écrire l’image, Les images parlantes, Reading Images and Seeing Words[2], la plupart des collaborateurs de ces ouvrages proposent de faire de la disjonction même entre l’image et l’écriture l’accès inespéré à une réflexion renouvelée, par exemple grâce à une approche en miroir, où lire et voir sont permutés, employés l’un pour l’autre et saisis lorsqu’ils se présentent l’un par l’autre. Ces pratiques redisent néanmoins chaque fois la permanence du rêve de synesthésie, comme la difficulté peut-être inévitable du langage à négocier le passage entre l’oeil et la main, à traduire et à transposer le pictural sur le mode du scriptural et vice versa. D’ailleurs, on peut lire dans l’avant-propos de Détour par les autres arts qu’« il semble en effet par moments que le meilleur point de vue pour parler de certains arts soit celui qu’en offre un autre[3] ». En somme, les efforts de ces auteurs portent surtout sur un désir de théoriser les croisements afin de pallier le manque de modèle pour penser l’entre-deux dont il est toujours question. C’est ainsi que Béatrice Bloch, par exemple, parle d’un « troisième terme qui permettrait de relier les arts entre eux » et qu’elle appelle « un analyseur »[4]. Ce nouvel idiome qui émerge dès lors de la non-correspondance des sens, c’est pourtant encore le langage. Or si celui-ci peut bien faire figure de passeur, il ne manque jamais aussi d’obstruer quelque chose, perdant du coup ce qui se donnait à entendre ou à voir, ce que le dit ou l’écrit « non seulement […] ne peut pas dire, mais qu’il nous empêche de voir[5] ».

Plutôt que de vouloir poursuivre dans cette voie de reconnaissance de l’aporie constitutive « du régime représentatif des arts[6] », nous avons voulu, dans ce numéro, nous placer dans un en-deçà de la théorisation, au plus près d’une certaine expérience du contact, plus proches de la scène où se nouent les liens entre la littérature et les arts, au moment singulier, intime, fantasmé et fictif du contact, du point de friction, devant les toiles, face aux photographies et aux sculptures, de plain-pied dans l’atelier. Nous nous sommes donc déplacés d’un sens, si l’on ose dire, et avons privilégié dans notre réflexion préliminaire le toucher pour penser l’interaction entre les arts et la littérature. Nous avons voulu nous exposer à cette question du contact, qui prend ici de nombreuses tournures, que ce soit depuis le versant d’un texte qui fait place à l’image ou d’un discours sur l’art, depuis une philosophie qui s’intéresse et se mesure aux images, aux sculptures, ou un art visuel qui s’ouvre à l’écriture. Nous avons convié les participants de ce numéro à explorer ce contact, dans ce que le mot a de plus charnel, sexuel, corporel ou tactile, dans ce qu’il a aussi de plus violent, d’imprévu, d’éprouvant, de spectral et d’imaginaire. En effet, sans vouloir nier l’idée d’une non-correspondance, d’une rupture secrète ou béante entre le visible et le lisible, cette question aura été moins importante pour nous que notre pari de mettre au jour justement les possibles d’une telle rencontre, de surprendre, de montrer, d’interpréter et de comprendre l’avènement, les modalités et la nature des points de jonction et de friction, dans ce creuset où les contiguïtés et les oppositions, les correspondances et les taches aveugles, l’indicible et les accords s’accrochent et se mettent en scène dans le même mouvement, tous ensemble.

En ce sens, nos réflexions s’appuient sur l’idée avancée par Jean-Luc Nancy, selon laquelle « les arts se font les uns contre les autres ». La proposition « contre » doit être comprise dans un double sens, dans une « valeur d’opposition ou bien de contiguïté[7] », dans un mouvement d’attraction/répulsion où c’est « le corps de l’art » qui se trouve chaque fois « étendu, étiré et intensifié[8] » par des négociations et des transactions intermédiales, où c’est le corps de la littérature, pourrions-nous ajouter, qui se trouve également et chaque fois remis en cause, transformé. C’est donc là, dans ce battement, dans l’entre-deux des valeurs de la proposition « contre », au moment où lisible et sensible font contact, que nous avons voulu situer ce numéro afin de mieux observer ou concevoir le frottement de la peinture, de la sculpture, de la photographie avec la littérature.

« La littérature au contact du visuel », entre « figures et frictions » : les termes du titre ont été choisis dans l’espoir d’ouvrir la question de plusieurs manières et des deux côtés à la fois, pour offrir une certaine respiration aux échanges. En effet, le génitif « figures » peut s’entendre doublement. Les arts offrent sans doute parfois une image de la littérature qui nous est inconnue, ou du moins qui n’est pas d’entrée de jeu reconnue, mais ils nous permettent aussi de nous la représenter et de la penser encore, et nous rappellent au passage que « pas plus que celles de la peinture », par exemple, « les figures de la littérature et de la philosophie ne sont vraiment acquises »[9]. En retour, la littérature éclaire d’un jour différent les arts, qu’elle s’attache à les décrire, à les commenter, à parler en leur nom, ou encore qu’elle prétende en tirer usage, se renouveler en eux. C’est cette double figuration qui permettra au lecteur des essais qui suivent de percevoir la discrète « inquiétude d’elle-même[10] » qui fonde et défait chacune des muses en présence quand elle se tend vers sa voisine. Notre titre cherche à souligner la polysémie et la pluralité de la figure, qu’on se doit aussi d’entendre sous toutes ses déclinaisons possibles : forme, portrait, style, illustration, métaphore, situation, persona ou visage.

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C’est pour préférer le toucher à la vision qu’Olivier Asselin s’intéresse, en ouverture à ce dossier, aux thèses de Denis Diderot dans sa Lettre sur les aveugles, le Rêve de d’Alembert et le Salon de 1763. L’auteur souligne comment le philosophe parvient, de façon tout à fait surprenante à une époque d’« hégémonie ocularocentriste », à concevoir l’expérience sensible qui fait l’enjeu du rapport esthétique à l’aide de la sculpture (le Pygmalion et Galatée de Falconet). Ce rapport fondé sur le modèle du toucher — dont la sculpture qui emprunte son sujet aux Métamorphoses d’Ovide est aussi bien sûr l’allégorie parfaite —, qui se révèle en être un de continuité sans césure, généralisée, entre le sujet et le monde, entre le vivant et l’inerte, entre la représentation et le spectateur, devient aussi pour Diderot l’occasion de soumettre l’idéalisme philosophique à l’évidence du corps, à la chair et pour tout dire à la sensualité.

Isabelle Décarie se penche quant à elle sur l’oeuvre et la pratique duelles de Sophie Calle, laquelle associe non sans tension littérature et photographie, afin de mettre au jour un curieux effet d’« aplatissement » du texte callien et ce qu’il faut bien appeler une certaine indifférence du propre et du figuré (ou encore une indifférence à cette différence). Ainsi parvient-elle à exposer, dans une lecture tenant de la filature où s’accumulent les indices d’un trajet inéluctable, combien c’est le texte-peau de l’écrivaine qui en vient progressivement à s’absenter au fil de textes inventaires plus qu’inventés et de négociations sans cesse reprises entre images et mots, entre l’oeil voyeur et la main qui signe, jusqu’à contraindre toute lecture de l’oeuvre à se faire elle-même « au pied de la lettre ». Mais le dialogue avec la photographie peut bien sûr prendre d’autres formes et produire d’autres effets. Catherine Mavrikakis choisit de s’interroger sur le rôle de l’apport photographique et musical — et ici, pour un instant, à la question du visuel vient s’ajouter celle du sonore — dans deux recueils de poèmes que Denise Desautels consacre à ceux qui se sont tus. C’est précisément par la disparate du dispositif formel, par lequel ces arts jouent les uns contre les autres, insistent et s’emmêlent, que l’absence et la disparition se laissent saisir ou du moins deviner. S’attachant à penser la place toujours déplacée de la photographie et de la musique au coeur du texte, Catherine Mavrikakis fait surgir une improbable prosopopée spectrale, récital funèbre et pourtant voix vivante de mémoire, des morts pleurés qui prennent la parole afin de dire le présent et la présence du poème.

C’est aussi une figure spectrale que convoque Éric Trudel dans la lecture qu’il fait de la pratique paulhanienne de l’écrit sur l’art. En effet, c’est en se sachant hantés par les spectres de la peinture de Braque et Fautrier — autre nom peut-être de cette Chose troublante, innommable dont parle Jean-Luc Nancy — que le langage comme le texte se mesurent chez Jean Paulhan à l’épreuve de l’art, non pas en se tenant tout « contre » le pictural, mais bien « face à » lui, suspendus et comme en attente d’une réponse muette. L’enjeu de cette hantise, où s’articule pour l’écriture un double impératif à la fois esthétique et éthique, est celui d’une re-connaissance reconnaissante du discours en présence de l’art, autre façon encore de désigner à la fois l’écart et la proximité entre l’un et l’autre. Pierre Vilar revient ensuite sur le désaisissement sensible, mais systématique, que constitue pour la littérature l’épreuve critique de la peinture, en examinant le texte touffu et difficile que Samuel Beckett consacre aux oeuvres de Gerardus et Abraham van Velde. Dans son analyse d’un discours multiple, paradoxal, en ruine, qui fait pourtant savamment appel aux ressources de la rhétorique (et ici encore la prosopopée, entre autres figures, permet de donner voix à l’autre du texte), et tirant conclusion de ce cas exemplaire, Vilar invite le lecteur à considérer l’avantage qu’il y a pour la littérature, au contact des autres arts et face « à ce qui se dérobe[11] », de s’abandonner enfin, de refuser le déshonneur qu’il y aurait à multiplier les dérobades, et de s’ouvrir à son tour, comme figure, pour donner fond et forme à « l’informe figure de l’absence ».

Pour finir, Ginette Michaud se tourne vers trois textes de Jean-Luc Nancy, d’Hélène Cixous et de Jacques Derrida comme vers autant de manières de toucher l’image, lorsque celle-ci, dans le geste qui lui est propre, jette au-devant de nous, nous jette littéralement « à la figure », la Chose de la peinture. Trois manières, trois positions uniques qui se font écho et pourtant divergent, comme le montre l’auteur, quant à la possibilité et aux conditions mêmes d’une parole qui se laisse toucher par l’image ou prétend la toucher en retour. Au passage, c’est la figure rhétorique de l’ekphrasis qui se trouve repensée dans l’échange entre la toile et la page, quand écriture et peinture font contact pour être enfin transies l’une par l’autre et que toute mimesis s’abîme dans l’événement de cette réversibilité.