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Dans cet article, nous nous proposons de porter un regard critique sur l’ethnologie au Québec des trente dernières années, particulièrement à l’Université Laval, par l’examen de la production scientifique (mémoires, thèses, ouvrages, recherches subventionnées ou non, etc.). Un découpage sur trois décennies (1970-1980, 1980-1990, 1990-2000) permet, pour des raisons pratiques, de tisser la toile de fond et de situer en contexte les acteurs, les sujets, les études, les terrains et les approches, afin de mieux déterminer les orientations et le parcours de la discipline au Québec.

Si l’examen des trois phases chronologiques de développement est révélateur des orientations qui ont marqué cette évolution, un regard rétrospectif sur la phase de mise en place de la discipline (1940-1970) permet de mettre en perspective la production actuelle en ethnologie à laquelle nous participons tous, à des degrés plus ou moins intensifs. Comment alors exercer une certaine critique quand nous sommes partie prenante du processus de construction scientifique ? L’entreprise de synthèse présente certaines difficultés, comme celle du recul nécessaire, mais également un défi, celui de porter un regard critique juste et le plus objectif possible. C’est pourquoi l’examen de la production ethnologique s’arrête avec l’année 2000 comme date commode pour boucler un bilan, mais aussi comme point tournant dans les orientations de la discipline. L’hypothèse qui nous anime est que l’ethnologie des années 2000 sera nettement tournée vers la multidisciplinarité, où l’on sent une influence manifeste de plusieurs autres disciplines connexes telles que l’anthropologie culturelle et sociale, la sociologie, l’histoire, l’archéologie, la géographie, la muséologie, le design, l’histoire de l’art ou la communication.

Première phase : la mise en place de la discipline (1940-1970)

Cette période est certainement la plus connue et la plus critiquée du développement de la discipline au Québec, bien que peu de bilans historiographiques en aient dégagé les véritables enjeux. On a, certes, épilogué sur la chronologie des événements sociopolitiques qui ont marqué la discipline, ou encore sur certains acteurs que l’on a reconnus comme des pionniers et dont on a longuement fait état du parcours dans des bio-bibliographies. Loin de nous l’idée de reprendre ici ce travail de synthèse et de produire un énième bilan. Par contre, il nous apparaît primordial de rappeler les points marquants de cette phase de mise en place, afin de tracer un portrait juste de l’évolution qu’a subie la discipline au cours des trois dernières décennies.

Rappelons que c’est Luc Lacourcière qui fonde en 1944 les Archives de folklore, à la fois chaire d’enseignement et centre de documentation. Jeune professeur à la faculté des lettres de l’Université Laval, Lacourcière s’éveille très vite au folklore par son intérêt pour la littérature et la langue françaises. Restreinte au départ, l’équipe des Archives se compose de Luc Lacourcière, Félix-Antoine Savard, Madeleine Doyon et Conrad Laforte. Marius Barbeau sera invité à quelques reprises à participer aux travaux de la Chaire. Ce sont principalement leurs enquêtes de terrain qui alimentent au début le centre de documentation. De 1944 à 1970, c’est l’époque des grandes collectes, entre autres sur le conte populaire et la chanson de tradition orale, mais aussi sur les coutumes de la vie privée et celles de l’année, ou encore sur les divertissements, jeux et danses, sur le costume et les savoirs ethnoscientifiques comme la médecine populaire ou les dictons météorologiques. Les enquêtes sur les objets, les habitations, le mobilier, les outils, ainsi que sur les savoir-faire et les technologies qui leur sont liés, sont apparues plus tardivement dans les préoccupations des chercheurs de l’École des archives, soit vers le milieu des années 1960. Deux grands objets d’étude se profilent dans les recherches de terrain : la littérature orale et la vie quotidienne rurale[1]. Ces deux domaines d’études vont également déboucher sur une production scientifique très marquée. Les premières recherches de l’École des archives sont surtout descriptives et portent sur la question des origines. On s’intéresse aux éléments les plus anciens de la culture qui perdurent, c’est-à-dire ceux qui sont transmis de génération en génération, ainsi qu’aux origines françaises de ces éléments, sans toutefois omettre les emprunts à d’autres cultures existant sur le territoire ; bref, on recherche une identité commune aux francophones et ce qui la caractérise. Les études de la vie quotidienne rurale sont livrées sous forme de monographies descriptives. D’abord élaborées dans le cadre de mémoires ou de thèses, elles sont publiées dans la collection « Les Archives de folklore », fondée par Lacourcière en 1946. Les études, centrées sur la littérature orale, le conte et la chanson, sont construites sur le modèle d’analyse de la méthode historico-géographique qui porte sur l’origine et la diffusion d’un récit par la comparaison de ses motifs, variantes et versions à travers la francophonie. Quant à l’étude des coutumes et des croyances, elles reprennent le modèle d’Arnold van Gennep élaboré dans son Manuel de folklore français, modèle qui propose de répartir les coutumes selon deux grands cycles : le cycle de la vie individuelle (du berceau à la tombe) et le cycle calendaire. Ces études descriptives se présentent également sous la forme de monographies[2]. Les études de la culture matérielle sont rarissimes pour cette période et se concentrent surtout sur l’examen des sources manuscrites, comme les inventaires après-décès et les actes notariés, que Robert-Lionel Séguin sera le premier à exploiter pour révéler les aspects de la vie matérielle quotidienne.

Les études de cette période sont aussi marquées par des méthodes de relevés documentaires et d’enquêtes qui s’appuient sur des sources manuscrites ou orales (documents de première main) et qui constituent la base documentaire. Pendant de nombreuses années, les recherches et les projets des premiers folkloristes ont consisté à « ramasser », collecter, constituer le matériau qui allait servir par la suite à l’analyse et à l’interprétation plus approfondie des faits de culture. Ces sources orales, iconographiques, manuscrites ou figurées (objets eux-mêmes) ne sont pourtant pas dépourvues d’intérêt. Un premier niveau d’analyse est d’abord obtenu par le classement des éléments qui repose sur un examen minutieux de la matière. Dans cet exercice d’analyse, des chercheurs ont produit des systèmes de classification complexes et élaborés permettant de mettre de l’ordre, d’identifier et de reconnaître des ensembles homogènes. Le catalogue raisonné du conte populaire[3] comme celui de la chanson de tradition orale[4], de même que la classification des faits de folklore des Archives de folklore[5] étaient une phase préliminaire à l’application de la méthode historico-géographique.

Cette première phase de la mise en place de la discipline se caractérise par une approche comparative. À la base même de la méthode historico-géographique, utilisée notamment dans l’étude de la littérature orale, la comparaison guide bon nombre de recherches à caractère descriptif portant sur le « local ». Plusieurs régions du Québec sont parcourues par des ethnographes, afin d’inventorier les éléments de la culture populaire autour d’objets prédéfinis comme constituants du folklore, celui-ci étant entendu au sens de traditions. Les recherches de cette période portent surtout sur le monde rural, là où les traditions semblent les mieux conservées aux yeux des chercheurs de cette époque.

Une ethnographie qui a fait ses preuves : la décennie 1970-1980

Cette période du développement de la discipline est particulièrement florissante. La production des recherches ethnographiques de cette décennie se caractérise par un développement phénoménal, où les efforts concertés des institutions gouvernementales se conjuguent à ceux des institutions universitaires, élargissant ainsi la scène : les recherches fondamentales côtoient aisément les projets subventionnés de recherche appliquée.

Dans son bilan critique de cette période, Paul-Louis Martin recense près de 50 productions majeures en histoire de la culture matérielle et ethnographie de Parcs Canada et plus de 3 000 rapports de recherche découlant de huit projets d’envergure de la Direction générale du patrimoine du Ministère des Affaires culturelles du Québec (Martin 1979 : 153-154). Ces travaux sont principalement des inventaires dont le but est le repérage, l’identification et la description. Ils ont permis de rassembler une importante documentation et, dans plusieurs cas, ont mené à la production d’instruments de travail comme des répertoires, glossaires ou typologies[6]. Ces instruments allaient mener plus tard à des études thématiques davantage axées sur l’analyse et l’interprétation des phénomènes sociaux.

C’est aussi au cours de cette décennie qu’un troisième acteur d’importance fait son apparition sur la scène ethnographique scientifique : le Centre d’études sur la langue, les arts et les traditions populaires (Célat) de l’Université Laval est fondé en 1976 et prend la relève du volet recherche jusque-là pris en charge par la Chaire de folklore et ses archives. Le Célat voit le jour à une période de grands bouleversements dans la recherche universitaire, qui se place au premier plan des préoccupations. L’Université Laval place la recherche au coeur de sa mission et la rend indissociable de l’enseignement, l’une nourrissant l’autre et vice versa. Avec le démantèlement du Département d’études canadiennes en 1971, moment où les professeurs d’ethnographie traditionnelle sont rattachés aux nouveaux programmes d’études du Département d’histoire, la réforme administrative gagne les Archives de folklore dont le statut est redéfini (Du Berger 1997a : 19). Progressivement, ces dernières sont rattachées à la Division des archives, qui relevait à cette époque du Service de la Bibliothèque, et leur mandat de conservation et de centre de documentation se réaffirme[7]. Elles délaissent petit à petit l’aspect de diffusion — seule la collection des Archives de folklore demeurera sous la direction de Luc Lacourcière — et l’enseignement est pris en charge par le Département d’histoire, le volet recherche étant désormais assumé par le Célat. Le rôle des AFUL comme premier partenaire d’importance en ethnologie à l’Université pour le soutien à l’enseignement et à la recherche continuera de se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Les collections et les fonds d’archives sont constamment réactualisés par les recherches, réalisées par les chercheurs ou les étudiants, qui sont fréquemment versées aux Archives.

Dès sa création en 1976, le Célat connaît une activité de recherche soutenue et alimentée par les professeurs du Centre et les étudiants des deuxième et troisième cycles. Le nombre de publications du Célat suit une progression parallèle aux études fondamentales. Paul-Louis Martin observe « une progression marquée des thèses de deuxième cycle, souvent liées à la préparation ou à l’exécution des travaux commandés ou commandités par les services gouvernementaux. Jusqu’à un certain point, le nombre de thèses de deuxième cycle confirme aussi la tendance majeure de formation et de développement accéléré de l’ethnographie en regard de la recherche fondamentale, généralement associée aux études de troisième cycle » (Martin 1979 : 154). L’analyse de Martin fait bien ressortir la synergie, voire la complicité, entre le milieu universitaire de la recherche et le milieu de la recherche appliquée et commanditée, milieux qui se sont mutuellement influencés durant les années 1970-1980. Influence positive ou stagnation des orientations de recherche ? Quel a été l’impact réel de cette influence sur le développement des recherches et sur la discipline ? Quels en ont été les enjeux sur l’avenir de la recherche ?

Dans son bilan, Martin critique avec nuance les projets de mise en valeur du patrimoine culturel réalisés dans la décennie 1970 et dégage un certain nombre d’éléments contextuels qui ont présidé à la naissance des travaux de recherche et des publications dans le domaine. Parmi ces « contraintes », il relève « le caractère pressant des projets commandés ; la nature prioritairement et trop exclusivement descriptive, inventorielle, taxonomique des travaux de grande envergure ; la discontinuité administrative et l’incohérence des gestionnaires publics ; l’absence de politique globale d’intervention » (152). En somme, pour Martin, le bilan est lourd : si la décennie 1970 est marquée par un « développement phénoménal » des recherches ethnographiques quant au nombre, il n’en demeure pas moins une certaine stagnation des orientations, approches et méthodes qui ont comme dénominateur commun l’accumulation et la description.

Cette période est qualifiée d’âge d’or par certains (voir Genest 2002 : 54) qui y reconnaissent le rôle dominant de l’État dans le déploiement des efforts de sauvegarde et de mise en valeur et dont les deux principaux acteurs ont sans aucun doute été le Ministère des Affaires culturelles du Québec et Parcs Canada. L’apparente collaboration qui existait avec l’Université Laval, et plus particulièrement avec le Célat à partir de 1976, a aussi fait en sorte que la recherche fondamentale a été pratiquement éclipsée au profit des recherches commanditées par les gouvernements dont les intentions étaient clairement exprimées dans les objectifs des projets. À titre d’exemple, l’Inventaire des biens culturels (1975-1978), qui a porté sur les artisans traditionnels, avait « pour objectif de dresser un état de la situation, de sensibiliser le public à ce patrimoine menacé d’extinction, et de contribuer à sa sauvegarde par la connaissance et par la conservation de certains biens physiques particulièrement représentatifs » (Genest 2002 : 55). Si ce projet, comme bien d’autres entreprises semblables de l’époque, a eu le mérite de permettre « de développer une approche spécifique par l’observation in vivo d’artisans » (55), d’asseoir en quelque sorte la méthodologie d’enquête et de permettre à plusieurs chercheurs d’exercer leur travail d’ethnologue, il reste que la réflexion fondamentale autour de la discipline ethnologique a été mise de côté, particulièrement dans les travaux des deuxième et troisième cycles. À l’heure où partout les sciences humaines et sociales étaient en plein questionnement, le Québec, tous acteurs confondus, se confortait dans une ethnographie de sauvegarde et d’urgence.

En 1976, Elli Köngäs-Maranda est introduite à Laval comme professeure d’ethnologie et se joint à la petite équipe alors composée de Luc Lacoucière, Madeleine Doyon-Ferland, Jean Du Berger, Jean-Claude Dupont, Conrad Laforte et Jean Simard (voir le Tableau 1). Folkloriste et anthropologue de formation, Köngäs-Maranda, qui a beaucoup réfléchi sur la relation du chercheur à son objet d’étude, pose un regard critique sur la production scientifique en ethnologie qui, pour elle, est en lien direct avec ses archives et l’histoire de son peuple. Cette proposition lui permet d’ailleurs d’argumenter sur les distinctions entre l’anthropologie et le folklore.

Là où on trouve des archives de folklore, on trouve des travaux de documentation. Là où on ne trouve pas d’archives de folklore, on trouve des travaux basés sur la documentation existante. Il existe une corrélation entre la carence des données et la prolifération théorique en anthropologie. Inversement, il existe une corrélation entre l’abondance des données et la carence théorique en folklore.

Köngäs Maranda 1983 : 166

Tableau 1

Profil des professeurs d’ethnologie à l’Université Laval et secteurs de recherche.

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La différence entre les travaux de première main et ceux de seconde main n’est certes pas la seule qui permette de distinguer l’anthropologie de l’ethnologie. Les deux disciplines sont issues de préoccupations différentes liées au contexte historico-politique. Köngäs-Maranda dira en ce sens « que les pays colonisés ont des archives de folklore, et que les pays colonisateurs ont des musées anthropologiques » (168). Sur les rapports entre science et société, elle affirme que l’anthropologie de la période classique[8] serait née de l’expansion coloniale, tandis que le folklore serait issu du nationalisme et du romantisme.

Le développement de la discipline ethnologique au Québec, spécifiquement à l’Université Laval, entretient donc un rapport étroit avec la présence des Archives de folklore, qui semblent avoir joué un rôle déterminant dans les orientations de recherche par la constitution et l’accumulation de données d’enquête faisant état des traits culturels des francophones de l’Amérique du Nord[9]. C’est en effet au cours des décennies 1960 et surtout 1970 que s’est constituée de façon plus massive cette exceptionnelle banque d’informations, grâce à la collaboration de plusieurs générations d’étudiants inscrits successivement aux programmes d’études de Civilisation canadienne, d’Ethnographie traditionnelle ainsi que d’Arts et traditions populaires. À cette époque, l’enseignement du folklore est bien institué et les étudiants sont invités à verser systématiquement aux Archives toutes les enquêtes effectuées dans le cadre de leurs cours. Les grandes enquêtes monographiques et thématiques entreprises dans le cadre des recherches doctorales et de maîtrises enrichissent également les collections des Archives et ces travaux comptent parmi les plus importants. De plus, l’expertise développée par les chercheurs et les professionnels des AFUL, notamment dans le traitement, l’organisation et le classement des archives sonores et manuscrites, ou encore dans l’élaboration de catalogues raisonnés et de typologies spécialisées, a contribué, en plus de fournir une documentation riche pouvant conduire à des analyses plus approfondies, à leur façonner une solide réputation sur le plan national et international. Tant par la qualité et la quantité de documents qu’elles contiennent que par les techniques et les outils qu’elles ont su développer sur le plan de la conservation, de la classification et du repérage de l’information, les Archives ont servi ni plus ni moins de modèle au développement d’autres centres d’archives, notamment au Centre d’études acadiennes à l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick, ou au Centre d’études franco-ontariennes à l’Université de Sudbury, en Ontario. De manière générale, l’Université Laval, par ses programmes d’ethnologie, sa Chaire de folklore et ses Archives, a grandement contribué à former une relève de chercheurs et de professionnels de l’ethnologie qui ont trouvé des emplois dans l’enseignement, dans les musées et dans les centres d’interprétation liés au patrimoine culturel.

Ce qui motive les entreprises de collecte et d’inventaire des années 1970 est encore teinté d’un certain sentiment d’urgence doublé d’une recherche de l’exhaustivité. Il n’en demeure pas moins que l’élaboration des typologies nécessite un regard critique sur un corpus de données et que cette opération est tributaire de l’approche comparative. La classification des éléments d’un même tout — l’organisation du matériau appartenant à un ensemble — constitue un préalable aux études thématiques et aux analyses sociales. Les travaux de cette période sont marqués par l’analyse comparative et les méthodes d’analyse descriptive qui conduisent à des études de type monographique.

Domaines de recherche et libellés

Si l’on examine les sujets et les domaines représentés dans les recherches de la décennie 1970, on note un intérêt croissant pour le secteur de la culture matérielle en général. Les champs d’étude portant sur la fabrication des objets, les métiers traditionnels et les techniques de transformation de la matière sont particulièrement prisés. Rappelons que ce secteur n’a pu être développé à l’Université Laval qu’à partir de 1968, année de l’engagement de Jean-Claude Dupont comme professeur en civilisation matérielle. Jusque-là, les travaux de Robert-Lionel Séguin étaient presque les seuls dans ce domaine et connaissaient une diffusion relativement timide. Avec l’instauration de ce secteur dans les programmes d’études universitaires, il fallait s’attendre à ce que les recherches se développent dans cette direction. La production du Célat de la période 1976-1980 est majoritairement axée sur la culture matérielle qui, elle-même, est alimentée par les grands inventaires gouvernementaux touchant les biens culturels et les ensembles architecturaux, ou les projets de sites patrimoniaux de Parcs Canada. Ce constat va de pair avec le fait que Jean-Claude Dupont assume la direction du Célat de 1976 à 1981. À cette époque, le Célat réunit trois groupes de chercheurs : les ethnologues rattachés au programme d’Arts et traditions populaires, les linguistes du Trésor de la langue française au Québec et ceux de l’Atlas linguistique de l’Est du Québec, avec comme élément unificateur des trois groupes, les Archives de folklore (Harvengt 1998 : 47). La plupart des chercheurs du Célat travaillent sur des projets d’inventaire, de catalogues ou de typologies et les principales études portent sur les croix de chemin, les technologies préindustrielles, les arts populaires, la chanson folklorique et le conte populaire.

Paul-Louis Martin trace un examen critique de la production scientifique de 1970-1980 à partir de deux constats de situation.

D’une part, s’appuyant sur une tradition plus ancienne et plus forte de collecte et d’enseignement, la recherche en culture orale apparaît aujourd’hui plus sûre d’elle-même, en pleine maturité ; d’autre part, créée depuis moins de quinze ans et obligée d’établir ses méthodes et de défricher son champ d’action, la recherche en culture matérielle sort à peine de la phase d’investigation et de cueillette de données ; elle est encore une « jeune discipline ».

1979 : 151

Martin catégorise ainsi les deux grands secteurs de l’ethnologie, culture orale et culture matérielle. La discipline sera stigmatisée pendant longtemps par cette dichotomie apparente qui contribue à cantonner les chercheurs et les méthodes dans une sorte d’impasse terminologique et épistémologique, allant jusqu’à opposer folkloristes (ceux qui s’intéressent à la tradition orale) et ethnologues (ceux qui étudient les technologies, les savoir-faire, les objets).

Maintes tentatives de présenter les divisions du domaine de l’ethnologie ont été élaborées au fil du temps (voir Köngäs-Maranda 1983 : 206-207) et ont alimenté la réflexion sur les programmes d’études de l’Université Laval. Jean Du Berger expose très bien dans quel contexte s’est opéré le changement de nom du programme d’Ethnographie traditionnelle, en mars 1973, pour le nom d’Arts et traditions populaires. Celui-ci, « comprenant la littérature orale, les coutumes et croyances, les techniques et les arts du peuple, [constitue] une contribution à l’histoire culturelle et sociale du Canada français » (Jean Du Berger 1997a : 21), rattachant ainsi professeurs et étudiants aux disciplines historiques et traçant du même coup au programme d’ethnologie une route parallèle à celle de l’anthropologie. Durant cette période, si les sujets de recherche sont bien sectorisés, les libellés, eux, apparaissent plus confus et aux contours moins bien définis. Mais pour la plupart des chercheurs en ethnologie, y compris ceux qui proviennent de l’École des archives, l’affiliation des programmes d’ethnologie aux sciences historiques est pour le moins « naturelle ». Elle va de pair avec les orientations de la discipline et les méthodes où les perspectives historique et comparative sont mises de l’avant[10].

Thèses et mémoires : la recherche fondamentale reprend ses droits

De 1970 à 1979, trente mémoires de maîtrise et sept thèses de doctorat sont déposés à l’Université Laval (voir le Tableau 2). Une période plus intense de production se déroule en 1976, qui coïncide avec la création du Célat : de 1976 à 1979, sur trente-sept projets entrepris, vingt-quatre maîtrises et cinq doctorats sont menés à bien, soit 78 %. La progression est fulgurante, si l’on tient compte du fait que les études doctorales sont plus longues que les études de deuxième cycle. Le secteur de la culture matérielle est bien représenté dans les sujets d’études de maîtrise, mais les doctorats de cette période se font encore majoritairement dans le champ de l’oralité.

Une étude doctorale se démarque pourtant : il s’agit de la thèse de Jean-Claude Dupont, soutenue en 1975, sur Les traditions de l’artisan du fer dans la civilisation traditionnelle au Québec. Cette étude, influencée par les travaux d’André Leroi-Gourhan[11] du Musée de l’Homme à Paris, met l’accent sur le fonctionnement d’une technologie, en l’occurrence la forge, à travers des typologies d’objets, de gestes et de fonctions. Il s’agit d’une analyse de l’univers matériel de la forge qui prend pour point de départ les traditions d’acquisition des matériaux et de leur transformation, des productions d’objets utilitaires, ainsi que des coutumes liées à ces objets. Jean-Claude Dupont expose ainsi en avant-propos de sa thèse l’intention et la portée de son étude sur l’artisan du fer.

Afin de présenter une étude globale[12] du genre de vie de cet artisan, nous avons cru qu’il y avait lieu d’étudier ce métier, tant dans ses aspects techniques, qu’au point de vue des autres traditions qui lui sont associées. Ce métier s’est enrichi au cours des âges d’un ensemble de coutumes, qui ont un écho dans les manifestations de la littérature orale.

1975 : iv

Cette étude allait donner le coup d’envoi d’une nouvelle orientation de la recherche fondamentale qui ne se satisfaisait déjà plus des compilations, inventaires et typologies axés sur l’analyse comparative. Cette approche tente désormais d’étudier les faits de culture matérielle dans une perspective systémique.

Tableau 2

Mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, 1970-1979

* Désigne les secteurs de la culture orale (CO) et de la culture matérielle (CM)

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Tableau 3

Mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, 1980-1989

* Désigne les secteurs de la culture orale (CO) et de la culture matérielle (CM)

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De l’ethnographie à l’ethnologie : un passage obligé (1980-1990)

On pourrait croire que, dans l’évolution de la discipline, les travaux d’analyse aient mis du temps à se mettre en place. Logiquement pourtant, l’utilisation interprétative ne pouvait succéder à l’analyse descriptive qu’une fois les données collectées, amassées et organisées, « qu’une fois l’instrumentation établie » (Martin 1979 : 162). Au cours de la décennie 1980-1990, une nouvelle vague d’études, amorcée par les travaux de doctorat de Jean-Claude Dupont, s’installe tant dans le domaine de la culture matérielle que dans celui de la culture orale.

Le travail de Dupont peut en effet être qualifié de première étude globale, ou de tentative holistique, qui s’intéresse au « genre de vie » de l’artisan du fer. Désormais, l’accent est déplacé des objets aux traditions du geste et privilégie l’acteur dans son rapport à la communauté. Pour Dupont, l’artisan du fer occupe une place importante au sein de la société paysanne et sa fonction a des ramifications dans plusieurs sphères de la vie traditionnelle. L’étude est publiée aux Presses de l’Université Laval en 1979 sous le titre significatif de L’artisan forgeron. Avec cet intitulé, on sent donc un passage important qui donne préséance à l’acteur plutôt qu’à la technologie culturelle.

Autour de Jean-Claude Dupont, alors directeur du Célat, prend forme une nouvelle approche de la culture matérielle où l’on tente d’étudier les différents sens d’un objet pour atteindre une compréhension plus globale. Cette nouvelle approche se démarque, entre autres, des travaux de Robert-Lionel Séguin qui isolaient, par la constitution des collections et des catalogues, les objets de leur contexte de production et d’utilisation[13]. L’approche contextuelle, appelée ainsi par la référence aux angles d’analyse, repose sur deux constats. L’analyse du contexte culturel d’un objet doit tenir compte des variables spatio-temporelles autant que de son utilisateur. D’autre part, pour comprendre un objet et dépasser la simple description d’inventaire, il faut chercher sa signification dans les multiples gestes, croyances, fonctions et usages entourant les objets. À ce genre d’études préside un regard systémique où, selon le sociologue Jean Baudrillard, l’objet matériel a un sens et un contresens (1968 : 15). À partir de l’exemple du tisonnier, dont il étudie les usages tant fonctionnels que symboliques, Dupont démontre que tous les aspects d’un objet sont liés entre eux et forment une sorte de système d’interprétation culturelle en lien avec les modes de vie. Pour Dupont cependant, la fonction utilitaire[14] — entretenir ou attiser le feu dans le cas du tisonnier —, demeure la fonction principale de l’objet. L’identification des autres fonctions du tisonnier — par exemple marquer les barils de poissons destinés à l’expédition ou frapper sur de vieux récipients lors d’un charivari —, qualifiées de fonctions secondaires, imaginaires, rituelles ou symboliques, lui permet de dresser un portrait plus complet des contextes dans lequel l’outil est utilisé. L’approche contextuelle révèle que l’objet est polyvalent : Dupont relève en effet, à partir de ses observations de terrain, 27 fonctions techniques réelles du tisonnier et 38 fonctions imaginaires, incluant les fonctions rituelles et symboliques (1986 : 189).

L’ethnologue et archéologue Marcel Moussette[15] propose de définir plus précisément l’analyse contextuelle des objets. Il distingue l’usage et la fonction d’un objet selon l’angle d’observation ou la nature de celui-ci.

La fonction [est] une partie de la signification attribuée à un objet par [l’]informateur (de là la difficulté à l’identifier quand il s’agit d’une autre culture ou d’une autre époque) tandis que l’usage d’un objet serait quelque chose de physique qui puisse être identifié et décrit à partir de l’observation d’un geste technique. L’un, la fonction, serait intérieur et ferait partie intrinsèque de l’univers de l’informateur, tandis que l’autre, l’usage, serait une manifestation extérieure facilement observable par l’ethnographe.

1984 : 14

Pour Moussette, un objet n’a de sens au point de vue culturel que par la signification qu’il acquiert dans la culture où il est utilisé (8). C’est surtout la notion de « fonction » qui permet d’atteindre la signification et le sens des objets, puis de trouver leur place dans le système culturel. En d’autres termes, pour Moussette, la « fonction » correspond à la perception que l’utilisateur désigne comme rôle de l’objet. Lui seul peut expliquer l’ensemble des connotations ou des usages d’un objet. L’intérêt de l’analyse contextuelle est qu’elle permet, entre autres, de révéler les fonctions des objets qui font référence à des utilisations d’une autre époque ou d’une autre culture pour laquelle on aurait perdu la trace des utilisateurs, comme c’est fréquemment le cas en archéologie.

Si plusieurs confondent usages et fonctions, Moussette affirme que l’ethnologue qui veut parvenir à une véritable synthèse des objets doit intégrer dans l’approche contextuelle cette double réalité : tenir compte des usages observés en même temps que s’intéresser à la signification que les informateurs donnent aux objets qu’ils utilisent, puisqu’il s’agit d’une vision complémentaire. L’approche contextuelle rend possible l’interprétation des objets dans le but de reconstituer les modes de vie. Dans cette approche, l’observation des objets prend en compte leur milieu naturel et matériel, qui devient lui-même objet d’étude. La description du geste, de la technique ou de l’outil est désormais reléguée au second plan, puisque l’univers matériel est vu comme un système où tous les éléments sont liés entre eux. L’approche contextuelle « révolutionne » jusqu’à un certain point les travaux en culture matérielle qui se raffinent et se complètent au contact des travaux des archéologues. C’est le début de la pluridisciplinarité.

À la même période, soit la première moitié de la décennie 1980, l’approche contextuelle a aussi ses adeptes chez les chercheurs qui s’intéressent aux aspects plus intangibles de la culture. Les travaux des ethnologues du domaine de la culture orale accusent la même « décontextualisation » par rapport aux textes (chanson, légendes, contes, etc.) qu’ils étudient, inventorient, classent.

De la performance

Au sein de l’équipe du Célat, deux acteurs jouent indépendamment un rôle important dans le développement de l’approche contextuelle : Elli Köngäs-Maranda et Jean Du Berger. Tout porte à croire qu’ils s’abreuvent intellectuellement aux mêmes sources (l’École américaine) et se sont mutuellement inspirés et influencés. Le décès prématuré de la première a cependant empêché cette influence de déboucher sur de longues collaborations.

À l’instar de plusieurs folkloristes américains, Köngäs-Maranda a une conception dynamique du folklore. Pour elle, la tradition ne s’attache pas seulement au passé ; le folklore est vivant et il faut observer son processus dynamique de transmission tout comme ce qu’il produit. Le fait de folklore vit donc par l’acte de communication. L’observation du processus de transmission doit se faire en lien avec les différents contextes culturels. Elli Köngäs-Maranda s’intéresse au fonctionnement de la tradition folklorique dans sa totalité, c’est-à-dire à l’ensemble de la communication folklorique. C’est d’abord en lien avec les récits oraux qu’elle étudie le processus dynamique de transmission, en utilisant entre autres les ressources de l’analyse structurale. Sa production scientifique combine toutefois trois approches qui sont pour elle complémentaires : la méthode historico-géographique, l’approche contextuelle américaine et l’approche structuraliste française.

Cette nouvelle conception du folklore dans son contexte d’énonciation (de communication) relève de la folkloristique américaine mise en place par de jeunes chercheurs tels que Robert A. Georges, Alan Dundes, Roger Abraham et Dan Ben-Amos[16] au début des années 1970 (Du Berger 1989 : 29). Cette conception repose sur le concept de « performance » et les premiers travaux effectués dans cette perspective analytique ont porté sur le conte et les récits oraux. Il ne s’agit plus de voir le folklore comme un ensemble d’objets (qu’il s’agisse de récits ou d’artefacts dont on peut faire la collecte et le classement), mais de considérer plutôt son mode d’être, qui est un processus. Les récits sont vus ici comme des actes complexes de communication qui se laissent comprendre dans la performance de l’acte de conter. Chaque performance est un acte de communication qui suppose la mise en oeuvre de plusieurs éléments, parmi lesquels l’acteur social (celui qui accomplit la performance), le destinataire de l’acte social (l’auditoire) et un message (récit, énoncé de croyance) qui remplit un ou plusieurs usages sociaux (divertir, enseigner, avertir). Tout acte de conter est unique, dans le sens qu’il est la résultante de plusieurs facteurs qui ne se produisent qu’une seule fois, mais il présente des similitudes avec d’autres actes de conter dans lesquels on reconnaît le même processus de communication. La performance soumet donc chaque acte social à une évaluation et à une constante élaboration qui lui donnent un caractère vivant, dynamique et non statique[17]. Ce n’est pas un hasard si les premiers travaux de l’approche contextuelle et de la théorie performantielle se sont développés autour des objets de la littérature orale. La nature des récits et leur mode d’énonciation — tradition orale — mène directement de l’acte verbal aux aspects dynamiques du contexte d’énonciation, considéré comme le premier niveau contextuel. Cette conception a évolué vers une approche contextuelle plus globalisante. Malgré ses développements prometteurs, peu d’études en ethnologie au Québec reprendront le modèle de la communication[18]. Cependant, pour Jean Du Berger, l’approche contextuelle et la théorie performantielle constituent le point de départ d’une réflexion autour de « l’objet traditionnel » qui l’amène à réviser sa position d’ethnologue[19] et qui prendra forme dans un nouveau concept, celui de « pratique culturelle traditionnelle ».

Du fait au système

Dès le début des années 1980, Jean Du Berger met en place une réflexion à partir du modèle de la communication et de la théorie performantielle. Cette réflexion prend place dans un document synthèse intitulé « Du fait au système » qu’il distribue dans le cadre de ses cours et au sein de l’équipe du Célat[20]. Rédigé à l’intention des étudiants pour faire le point sur les orientations de recherche et d’enseignement des programmes d’ethnologie, le document présente également le concept de performance en tant que processus d’apprentissage et reconstitue cet apprentissage à partir du schéma de Charles W. Joyner (1975) et de son prolongement dans les communautés d’appartenance. La mise en application de ce modèle laisse entrevoir que les pratiques culturelles (notamment l’art de raconter) sont « actualisées » dans la performance qui révèle les interactions et les réseaux de relations conférant un sens à l’acte social. Dans cette perspective, il est du plus grand intérêt de considérer, dans l’étude des pratiques culturelles, tout élément contextuel permettant de décrire et d’analyser la pratique. Cette vision fait éclater le concept de performance, qui ne se limite pas aux pratiques associées au champ de l’oralité mais rejoint l’ensemble des comportements sociaux observables au sein d’un groupe dans la vie quotidienne. Pour Jean Du Berger, les pratiques culturelles, observées dans leur contexte d’énonciation qu’est la performance, s’organisent en un système dynamique et relationnel qui reflète une culture. C’est ainsi qu’allait naître le système des pratiques culturelles traditionnelles, organisé sous la forme d’une grille synthèse[21] qui cherchait à représenter l’ensemble des faits culturels qui se donnent à l’étude pour l’ethnologue. Élaborée à partir du concept de pratique culturelle traditionnelle, cette grille d’analyse a le mérite de fournir une vision systémique et dynamique pour l’étude et la compréhension d’une culture.

En marge de ces travaux de réflexion qui ont débordé du champ de l’oralité, un autre courant des études contextuelles s’est développé autour de l’analyse des textes (texte oral et ethnotexte) : la sémiotique. Dans le cadre du Célat, un groupe de recherche et d’étude sur les marginalités, dirigé par Jean Du Berger et Lucille Guilbert, se met en place dès 1983. Les travaux de recherche du groupe ont porté sur l’étude du personnage du « quêteux-vagabond-pauvre-errant-pèlerin » dans l’imaginaire social québécois, à partir d’un corpus de récits oraux qui racontent la présence des marginaux dans le discours social. Si ces récits font appel à une contextualisation historique et socio-économique, c’est surtout l’analyse sémiotique qui est utilisée pour dégager les systèmes de signification des récits. « Cette analyse permet non seulement une compréhension du marginal, mais surtout une compréhension plus en profondeur des normes, des valeurs et des motivations du groupe-hôte telles qu’elles sont exprimées et organisées dans le récit » (Guilbert 1987 : 21). À cette réalité révélée par la narration s’ajoute le fonctionnement intertextuel[22] des récits oraux, car le récit prend place dans un ensemble de « textes » sur la marginalité, ce qui n’est pas sans rappeler les études comparées et le croisement des sources. Ce courant des études contextuelles associées au champ de l’oralité domine en bonne partie la décennie 1980[23]. À partir de l’analyse sémiotique des textes (appelés souvent ethnotextes parce qu’ils sont le fruit d’enquêtes orales), ces travaux intègreront les notions de contexte d’énonciation (à la fois de situation dans la performance et de contexte social) et celles d’intertexte.

Grâce à la notion des contextes, l’approche contextuelle semble faire le pont entre le domaine de la culture matérielle et celui de l’oralité. L’un et l’autre des domaines y trouvent une voie féconde de réflexion qui permet d’approfondir l’analyse de leur objet d’étude — les objets pour l’un et les textes pour l’autre. La vision dynamique qui ressort prioritairement de l’approche contextuelle prend désormais en compte la vitalité des pratiques culturelles, qui ne sont plus vues comme traces du passé et objets statiques. À l’aube de la décennie 1980, Jean Cuisenier utilisait déjà cette métaphore du vivant pour qualifier la nouvelle perception du patrimoine ethnologique : « […] à la différence des autres formes de patrimoine, qui consistent en oeuvres, le patrimoine ethnographique est un patrimoine vivant[24], un ensemble de compétences qui pour s’actualiser requiert les performances d’hommes et de femmes vivants » (1980 : 159).

Approche contextuelle : la recherche fondamentale prend son essor

La décennie 1980-1990 est marquée par une effervescence scientifique surtout motivée par l’équipe de chercheurs du Célat et les professeurs d’ethnologie. Le nombre de maîtrises et de doctorats déposés entre 1980 et 1989 est impressionnant. On dénombre 20 doctorats et 64 maîtrises pour un total de 84 thèses et mémoires qui se répartissent en divers champs (voir Tableau 3). L’encadrement scientifique du Célat et les projets des chercheurs membres expliquent en partie l’essor de cette production, qui est aussi visible dans les sciences humaines en général. La structure du Centre de recherches permet la mise en place de groupes de réflexion dirigés par les membres, qui fournissent aux étudiants de deuxième et troisième cycles un cadre dynamique de recherche. En effet, les étudiants engagés dans cette réflexion ont l’obligation de produire des mémoires et des thèses en lien avec les travaux subventionnés des chercheurs. Les domaines se partagent selon les projets de recherche en culture matérielle ou en oralité — on note cependant que les domaines de la langue et du folklore sont en régression — mais d’autres domaines liés à l’histoire, à l’histoire de l’art et à l’archéologie commencent à faire leur apparition[25] et reflètent les préoccupations des chercheurs réguliers (Harvengt 1998 : 59). De plus, à partir de 1982, le Célat développe un programme scientifique[26] qui s’articule autour de trois axes de recherche : les faits de langue, les traditions et les espaces culturels. Ce dernier sera le plus valorisé par la suite (54). Jusqu’en 1986, les chercheurs du Célat travailleront également dans la perspective d’une problématique commune reprenant trois concepts intégrateurs : les réseaux d’appartenance, la territorialité et la mémoire collective. Ces trois concepts donneront lieu à des activités scientifiques telles que séminaires et colloques interdisciplinaires, qui constituent des lieux de réflexion autour de ce programme. Malgré cette volonté de développer le travail en équipe par la collaboration entre des chercheurs de disciplines différentes, l’interdisciplinarité demeure un phénomène très passager : pendant la décennie 1980, les chercheurs travaillent surtout de façon individuelle à leur projet de recherche. Tout au plus trouve-t-on des collaborations entre deux chercheurs de la même discipline[27]. Malgré cette réalité, il faut voir que l’intention de développer des collaborations était clairement exprimée dans l’infrastructure du Centre et son programme scientifique axé sur une problématique commune. Il fallait peut-être attendre que les diverses disciplines présentes dans le Centre montrent un peu plus de maturité pour que le besoin de partage, voire de renouvellement, se fasse plus pressant. L’ethnologie avait désormais trouvé dans l’approche contextuelle une voie à exploiter qui lui offrait un second souffle. Cet élan a porté la discipline jusqu’à la fin des années 1980.

Encadrement scientifique et soutien à la recherche

Les revues scientifiques sont un autre signe de l’essor de la recherche en ethnologie au cours des années 1980. Fondée en 1979 et parrainée par l’Association canadienne d’ethnologie et de folklore (FSAC/ACEF)[28], la revue Canadian Folklore Canadien a pour but « de promouvoir l’enseignement, la recherche et la diffusion des connaissances dans le domaine de l’ethnologie au Canada » (Turgeon 1997 : 271). Même si la revue n’est pas l’unique lieu de publication des ethnologues canadiens, elle demeure la seule revue scientifique[29] et, de ce fait, un lieu de convergence des pratiques anglophones et francophones par excellence. Entre 1980 et 1989, onze volumes de la revue paraissent qui se composent de numéros simples ou doubles. Les sujets des articles sont plutôt conservateurs et correspondent à « des sujets déjà bien identifiés comme étant folkloriques ou ethnologiques tels que la chanson […], les contes et légendes […] et le costume. On constate aussi une certaine prédilection pour l’étude des maîtres, des figures fondatrices de la discipline » (276). La revue se veut donc le reflet d’une certaine production scientifique canadienne et elle évoluera au même rythme que la recherche elle-même. En ce sens, il est intéressant de constater que la rencontre annuelle de l’ACEF se tient à l’Université Laval en 1989 et que les ethnologues francophones y assistent en grand nombre et y présentent des communications. Parmi les thèmes des conférences, notons quelques-unes des préoccupations de la recherche de l’heure en ethnologie :

  • Le patrimoine vivant : nouvel enjeu du développement culturel ?

  • La vie des choses : transferts culturels et dynamique des objets

  • Néo-conteurs et conteurs médiatisés : vers une recontextualisation des contes

  • Usages sociaux du conte

  • Communication interculturelle et narratologie

  • Performances traditionnelles

  • Signes et symboles d’identité culturelle

(FSAC/ACEF 1989 : 7-14)

On voit ici transparaître les tendances de l’approche contextuelle et l’apparition de nouvelles notions telles que le patrimoine vivant, les transferts culturels et la construction de l’identité culturelle, qui seront manifestement les enjeux de la prochaine décennie.

Malgré le décalage obligé entre la réalisation des études et leur publication, qui peut varier de quelques mois à quelques années (cet écart est moindre pour les périodiques), l’examen des oeuvres primées en ethnologie est certainement un autre indicateur de l’évolution des travaux dans le domaine de l’ethnologie. Créée en 1978, la médaille Luc Lacourcière est décernée annuellement et a pour but de récompenser une publication de langue française d’importance en ethnologie. En onze ans, de 1978 à 1989, treize ouvrages ont été primés, dont deux ouvrages ex aequo pour les années 1983 et 1985 et un seul pour l’année 1988-1989. L’analyse du profil des travaux par Jean-Claude Dupont (1991 : 93-96) montre que les sujets des ouvrages se répartissent également selon quatre champs de spécialisation : ethnolinguistique (3), ethnohistoire (3), culture spirituelle (4) et culture matérielle (3). La plupart des ouvrages sont des contributions d’envergure qui sont le fruit de longues recherches comme des études doctorales. Mais bien que l’un des critères de sélection soit le renouvellement des méthodes, on peut noter que parmi les onze ouvrages primés, peu utilisent l’approche contextuelle qui domine les recherches de la décennie 1980. L’approche comparative et historique est plutôt prépondérante dans ces ouvrages de type monographique. Ce constat n’est peut-être que le fait d’un décalage entre la production des études et l’attribution du prix. Quoi qu’il en soit, ce concours n’est qu’un indicateur de l’ensemble de la production scientifique publiée qui mériterait d’être nuancé à la lumière des autres ouvrages publiés à la même période et non soumis au concours.

Il n’y a pas que la recherche qui évolue au cours des années 1980. Les programmes d’études en ethnologie font eux aussi l’objet de plusieurs réflexions et de refontes. Certains intitulés de cours sont modifiés, tandis que de nouveaux cours sont créés pour rendre compte de la diversité des angles d’observation des faits culturels. Ces refontes trouvent leur aboutissement dans la nouvelle appellation du programme de premier cycle, « Ethnologie du Québec », voté en 1993 et celle d’« Ethnologie des francophones de l’Amérique du Nord » pour les programmes de deuxième et de troisième cycles.

La publication du rapport-synthèse du grand projet du Macro-inventaire du patrimoine québécois en 1985 marque la fin des grands inventaires nationaux. Commence alors une sorte de désengagement de l’État vis-à-vis du patrimoine culturel et de nouvelles orientations gouvernementales insistent sur la décentralisation des projets vers les régions. Seules quelques études thématiques, par exemple sur les sites de pêche, sur des grands jardins ou des moulins, font l’objet de mandats précis du Ministère des Affaires culturelles. Au cours de cette période et plus particulièrement de la deuxième moitié de la décennie 1980, la collaboration avec les chercheurs universitaires, professeurs comme étudiants, est de plus en plus diffuse et n’oriente plus vraiment les objets d’étude en fonction des besoins de la recherche appliquée et de la mise en valeur. C’est, entre autres, cette autonomie, cette indépendance des deux milieux, qui va permettre à la recherche fondamentale de prendre son essor.

L’ethnologie explore de nouvelles avenues : la décennie 1990-2000

Au cours de la décennie 1990-2000, l’ethnologie est en pleine redéfinition. Le mouvement contemporain des sciences humaines et sociales la plonge désormais dans l’ère du postmodernisme. Elle quitte définitivement l’impasse dans laquelle elle s’enlisait en séparant ses domaines d’étude entre culture matérielle et oralité pour s’étendre à l’étude de notions plus théoriques comme l’identité ou la culture, au sens large. Au contact des chercheurs des autres disciplines, elle s’ouvre, comme les autres disciplines qu’elle côtoie d’ailleurs, à de nouvelles méthodes, à de nouveaux concepts, qui lui permettent d’explorer de nouveaux terrains.

L’arrivée de chercheurs historiens tels que Jocelyn Létourneau, Bogumil Jewsiewicki et Laurier Turgeon relance la recherche au Célat. Les années 1990 sont marquées par une ouverture nationale et internationale du Centre qui cristallise les intérêts des chercheurs vers une approche plus théorique et conceptuelle d’une part, vers une interaction et un partage plus systématique entre les disciplines du Centre d’autre part. L’évolution du Célat suit en quelque sorte l’évolution générale des sciences humaines et sociales, qui se tournent vers l’interdisciplinarité dans une problématique commune. Au Célat, les axes de recherche se précisent autour de la notion d’identité. Au début des années 1990, on définit six axes : 1) les usages du passé dans la construction identitaire et nationale ; 2) l’identité comme mémoire octroyée et récit étatique ; 3) les transferts culturels et les métissages identitaires ; 4) la ville comme espace mémoriel, symbolique et identitaire ; 5) l’art comme matrice identitaire et lieu idéel de communication collective ; 6) les configurations actuelles du grand récit collectif des Québécois (Harvengt 1998 : 61). Ces six axes, qui semblent davantage sectoriser les recherches des membres du Centre que les unifier, sont ramenés, dès 1994[30], à trois axes majeurs autour du thème unificateur de la « construction des espaces identitaires ». Ces trois axes portent sur : 1) la formation historique des espaces identitaires et nationaux ; 2) la genèse des espaces identitaires urbains et 3) la dynamique des espaces interculturels, laissant ainsi apparaître deux notions clés : l’identité et l’interculturalité (61). Par un retour au local, au particulier, le mouvement postmoderne ouvrait la voie à l’examen des rapports entre mondialisation et identité, entre global et local. Que devient l’ethnologie dans ce contexte ? Pendant les années 1990, les ethnologues sont peu représentés au sein du Célat, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de recherche en ethnologie en dehors du Centre. Ceux qui y demeurent ou s’y joignent trouveront cependant un terreau fertile. Au Célat comme à l’extérieur, loin de se conforter dans l’approche contextuelle, l’ethnologie prend une nouvelle direction et l’émulation intensive du Centre au contact des autres disciplines la propulse vers une approche plus contemporaine. De nouveaux domaines font leur apparition, ainsi l’ethnologie urbaine (qui s’intéressera d’abord à l’activité industrielle et à l’ethnologie des milieux de travail), l’ethnologie régionale (à travers l’analyse des rituels ou du costume), l’ethnologie de l’interculturalité (vers l’étude des rapports entre les cultures et des transferts culturels) et le domaine du patrimoine vivant (en lien avec les aspects immatériels de la culture populaire). Ces nouveaux domaines seront développés de manière différente selon les chercheurs et feront aussi appel à de nouvelles méthodologies telles que les récits de vie ou la recherche-action.

L’approche contemporaine : nouveaux objets, nouveaux terrains, nouvelles méthodes

L’une des premières études à s’intéresser à l’activité industrielle dans une perspective ethnologique est celle de Nicole Dorion sur la brasserie Boswell de Québec (1989). Réalisée dans le cadre de son mémoire de maîtrise, qui s’inscrivait dans une recherche plus vaste dirigée par Marcel Moussette, l’étude porte principalement sur les techniques de fabrication de la bière et les conditions de travail des ouvriers à partir du témoignage d’anciens travailleurs de la brasserie. Ce modèle d’étude sur les pratiques du travail en milieu industriel sera repris, entre autres, pour une étude sur la fonderie Drolet à Québec, effectuée en 1990 sous la direction de Jean Du Berger et de Jacques Mathieu, à qui la Ville de Québec avait confié le mandat de recherche. Cette étude sur la fonderie était préliminaire à la mise en place d’un laboratoire d’ethnologie urbaine, qui est créé en avril 1991. Parmi les premiers travaux de ce groupe de recherche installé au Célat, on compte l’étude ethnologique sur les ouvrières de la Dominion Corset de Québec (Du Berger et Mathieu 1993), la plus importante manufacture de sous-vêtements féminins de l’Empire britannique, qui a été en activité durant près d’un siècle. L’étude, en plus d’être réalisée en contexte urbain, retrace, à partir des témoignages des ouvrières, les aspects techniques du travail en manufacture, mais révèle davantage les aspects sociaux et les conditions de travail des ouvrières. Elle porte surtout sur l’organisation du milieu de travail et les relations sociales entre employés, aspects plutôt négligés en ethnologie au profit des savoirs et savoir-faire liés à la technologie, au geste.

Même si l’ethnologie urbaine fait partie des intérêts des chercheurs américains depuis les années 1950, il faut attendre le début des années 1990, avec la création du Laboratoire d’ethnologie urbaine, pour que ce domaine se développe. Les travaux de recherche du LEU ont pour objectif de reconstituer les mémoires des quartiers de la ville de Québec par le recours aux témoignages des habitants qui ont parcouru et vécu la ville. L’originalité de la recherche repose sur l’expérience des témoins, recueillie par la méthodologie du récit de vie[31], afin de définir les trajectoires singulières et communes des divers aspects de la vie en milieu urbain. Parmi les orientations qui définissent l’ethnologie urbaine, les travaux du laboratoire se distinguent des études qui prennent la ville en tant qu’espace pour cadre de recherche, mais portent leur regard sur l’imaginaire de la ville à travers la reconstitution des parcours de ses habitants vus par les habitants eux-mêmes.

Les travaux de recherche d’Anne-Marie Desdouits, réalisés de 1988 à 1998 dans le cadre de l’Institut interuniversitaire de recherche sur les populations (IREP), constituent un autre signe de changement d’orientation dans les études ethnologiques. Son travail sur les processus de formation de la culture populaire québécoise par l’étude de corpus de chansons, traditionnelles ou autres, interprétées à des noces entre 1920 et 1960 dans l’Est du Québec et dans la ville de Québec même, démontre qu’une culture populaire s’est développée de façon sous-jacente à la culture diffusée par les élites[32] : l’examen des répertoires de chansons fait ressortir à quel point la pénétration des éléments culturels populaires américains et français (à travers la chanson de variété) a nourri la culture populaire québécoise (Desdouits 1995a, 1997, 1999). On est loin ici des études thématiques sur la chanson folklorique à partir des textes. Un autre travail, en collaboration avec d’autres chercheurs de disciplines et d’universités différentes, portait sur les dynamiques culturelles interrégionales à partir des grands rituels de passage comme le mariage, la naissance et la mort, et comportait un volet comparatif avec la France. Ce sont cette fois les grands rites de passage qui sont revisités en fonction des migrations de la population d’une région à une autre (Desdouits 1993, 1995b, 1995c, 1996).

Dans la foulée de ces nouvelles approches, même le costume n’est plus étudié en tant que simple vêtement, mais en tant qu’élément s’inscrivant dans des pratiques. Les travaux de Jocelyne Mathieu, sur l’identité vestimentaire, le costume québécois et la modernité au Québec, mettent notamment en lumière l’influence de l’industrie de la mode sur les pratiques vestimentaires.

L’ethnologie de l’interculturalité[33] fait son apparition dès le milieu des années 1980 avec les travaux de Lucille Guilbert, qui portent sur les rapports entre Québécois et Vietnamiens et la communication interethnique. Par ailleurs, les travaux de Laurier Turgeon sur les transferts culturels, entre autres dans l’alimentation et les pratiques alimentaires, marqueront aussi la production des études ethnologiques sur l’interculturel au cours des années 1990. Ce type d’études allie l’approche interculturelle à une approche historique.

Dans un autre ordre d’idées, la recherche-action, cette modalité de recherche qui oriente la recherche vers l’action culturelle, prend son essor au sein des sciences sociales vers la fin des années 1980. Le but de la recherche-action est la prise en charge par le milieu, ou la ré-appropriation du fait culturel par les citoyens ou les ayants-droit culturels. La recherche-action permet aux chercheurs de « mettre leurs savoirs et leurs pratiques scientifiques au service des milieux d’appartenance plutôt qu’aux pouvoirs constitués » (Desdouits et Turgeon 1997 : 313). Pour l’ethnologue Jean Simard, qui sera le promoteur de cette approche en ethnologie, il y a là une voie d’avenir pour la conservation et la mise en valeur du patrimoine religieux. Cette approche participative constituera l’un des principaux enjeux des débats des années 2000 sur la situation du patrimoine religieux.

On note donc ici un déplacement des intérêts de la recherche en ethnologie, qui quitte les objets d’étude classiques, définis selon les grands secteurs de la culture matérielle ou de la culture spirituelle, pour s’orienter vers des approches plus théoriques qui transcendent les frontières entre les disciplines. On le voit, il n’y a plus une ethnologie qui se pratique, mais des ethnologies qui se côtoient, dans les approches comme dans les méthodes. On peut alors parler d’une lecture plurielle des approches de la culture : ethnologie urbaine, ethnologie de l’interculturalité, ethnologie des femmes, ethnologie du corps, ethnologie du quotidien, ethnologie du loisir, ethnologie appliquée, ethnologie régionale, etc., autant de voies qui caractérisent l’approche contemporaine des recherches à caractère ethnologique.

Les années 1990 : une recherche fondamentale éclectique

L’examen de la production des mémoires de maîtrise et des thèses de doctorat de la décennie 1990 laisse-t-il transparaître que les nouveaux domaines de recherche ont été féconds pour la recherche fondamentale ? De 1990 à 1999, 50 maîtrises et 15 doctorats sont réalisés en ethnologie, soit 65 recherches au total, ce qui signifie une légère baisse par rapport à la décennie précédente. Si l’on exclut de cette production les mémoires (10) et thèses conduits dans une perspective d’archéologie historique, qui relève encore durant cette période des programmes d’ethnologie de deuxième et de troisième cycle, cela nous ramène à 40 mémoires de maîtrise et 15 thèses de doctorat, soit un total de 55 études (voir Tableau 4). Parmi celles-ci, les thèmes classiques en culture matérielle ou en oralité (courtepointes, voitures hippomobiles, robes de mariées, récits traditionnels) côtoient les domaines plus nouveaux (communication interculturelle, performance, diffusion médiatique de la chanson traditionnelle, identité culturelle et construction identitaire). Certaines recherches sont nettement marquées par l’orientation des projets de recherche subventionnés, comme ceux du laboratoire d’ethnologie urbaine.[34] Par exemple, entre 1991 et 1997, quatre mémoires de maîtrise sont produits dans le domaine de l’ethnologie urbaine. Mais la plupart des études portent sur des sujets très divers, en fonction des champs respectifs des professeurs habilités à diriger des recherches de maîtrise et de doctorat. Toujours en tenant compte du temps nécessaire à la réalisation de ces recherches (on met en moyenne entre 2 ans et 7 ans), on ne peut pas vraiment affirmer que la production scientifique de la décennie 1990 corrobore le vent de changement dans les études ethnologiques. Seule une analyse approfondie pourrait permettre de montrer s’il y a une corrélation directe. Cependant, on voit poindre, dans certains titres de thèses et mémoires, des thématiques qui relèvent d’une approche plus contemporaine, comme dans la liste ci-dessous.

Tableau 4

Mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, 1990-1999.

* Désigne les secteurs de la culture orale (CO), de la culture matérielle (CM), de l’archéologie historique (AH) et des nouveaux secteurs (A), dont l’ethnologie urbaine et l’interculturalité.

-> Voir la liste des tableaux

  • Humour verbal et communication interculturelle : quand deux traditions se rencontrent[35]

  • Héros traditionnels et héros médiatisés : permanence ou changement ?[36]

  • Pratiques musicales collectives : l’exemple des harmonies comme modèle populaire de sociabilité et d’identité collective[37]

  • Le journal personnel : objet d’analyse de l’identité culturelle et des relations intergroupes[38]

  • Contribution à l’étude du trickster : une figure de la modernité[39]

  • The dynamic relationship between historic site and identity construction : Grand-Pré and the Acadians[40]

  • Un cas d’ethnologie appliquée : la technologie de communication mise au point par Bell Canada pour les sourds[41]

  • Théâtre d’été : instrument de divertissement, d’apprentissage et de conscientisation sociale ?[42]

  • Femmes et aire domestique, un mode de vie : modèles, valeurs et comportements[43]

  • Différenciation sociale et rituels du mariage : les Montréalais, 1925-1940[44]

  • Le costume en Beauce, 1920-1960 : tradition, innovation et régionalisme[45]

Ces titres illustrent également la diversité des thèmes et des champs d’étude en ethnologie. Au cours de cette décennie, par ailleurs, on peut remarquer que des sujets de mémoires ou de thèses relevant d’une approche plus classique jouxtent les recherches à caractère contemporain. Pensons ici à l’étude de Monique Genest-Leblanc sur la ceinture fléchée au Québec (1991) ou à l’étude doctorale de Lise Fournier sur la fromagerie Perron (1994). À la fin de l’année 2000, trois professeurs prennent leur retraite de l’enseignement[46], ce qui réoriente les secteurs de recherche vers d’autres horizons pour la prochaine décennie, tout en restreignant les possibilités d’encadrement scientifique[47]. Le bilan reste à faire.

Quelques événements marquants des années 1990 : symptômes d’une ethnologie en questionnement

Parmi les événements survenus dans la décennie 1990 qui traduisent les questionnements et les changements d’orientation de la discipline, on peut retenir cinq dates ou moments importants. En 1992, ont lieu les États généraux du patrimoine vivant, parrainés par le Centre de valorisation du patrimoine vivant de Québec. L’événement regroupe, pour la première fois, plusieurs intervenants du milieu de la pratique des arts traditionnels, amateurs autant que professionnels, du milieu associatif autant que du milieu universitaire et scientifique. Toutes les instances sont présentes. On s’interroge sur le concept de patrimoine vivant, nouvellement mis de l’avant par l’UNESCO, pour désigner les formes d’expression des communautés culturelles recouvertes par les termes de folklore et de traditions. Dans le milieu universitaire, Jean Du Berger sera le premier à intégrer le concept de patrimoine vivant à ses travaux sur les pratiques culturelles traditionnelles. Au terme de cet événement, un organisme national de représentation voué à la promotion et à la mise en valeur du patrimoine vivant est créé : le Conseil québécois du patrimoine vivant. Au cours des années 2000, le concept réapparaîtra sous l’appellation de patrimoine « immatériel », suivant la réflexion internationale de l’ UNESCO. Le patrimoine vivant sera désavoué et confiné au seul patrimoine oral des communautés.

Pour suivre le mouvement mondial francophone sur la redéfinition de la discipline en lien avec les traditions scientifiques de chaque pays, l’Université Laval, par l’entremise des professeurs d’ethnologie, adopte en assemblée le terme « ethnologie » en 1993 pour désigner la discipline. Conformément aux recommandations du Symposium international d’Amsterdam, on complète la désignation par des attributs, « régional » ou « national ». Le programme de premier cycle est intitulé « Ethnologie du Québec » et ceux des deuxième et troisième cycles sont dénommés « Ethnologie des francophones de l’Amérique du Nord », afin de mieux rendre compte des études qui sont réalisées à l’Université. Cependant, on aura compris que cette désignation n’est pas restrictive au territoire et qu’elle embrasse non seulement les faits culturels passés, mais aussi les phénomènes actuels et contemporains. Le terme « ethnologie », en ce sens, désigne vraiment l’étude du « proche ». Même après des années, ce changement de nom ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté universitaire « lavaloise ». Pour les ethnologues cependant, il a permis d’asseoir le domaine sur le plan scientifique, même s’ils doivent constamment réaffirmer leur position en rappelant, aux plus jeunes ou aux nouveaux venus, le cheminement de la discipline.

L’année 1994 est une année charnière au cours de laquelle les ethnologues européens et canadiens se sont réunis à Québec lors d’un colloque international pour faire le point sur l’ethnologie. Parrainé par l’Université Laval, ce colloque a aussi été l’occasion de souligner le 50e anniversaire de la fondation des Archives de folklore et de la mise en place des études de folklore par la Chaire de recherche. « Un bilan de la discipline s’imposait pour rappeler les circonstances de la naissance d’un tel domaine d’étude, relativement mal connu dans l’ensemble des sciences humaines et sociales. Et ce, dans une perspective comparative Europe et Amérique du Nord » (Desdouits et Turgeon 1997 : vii). Ce bilan, qui éclaire les passages du folklore à l’ethnologie tout en s’interrogeant sur l’avenir de la discipline, est repris par la publication des actes du colloque en 1997 sous le titre, au pluriel, d’Ethnologies francophones de l’Amérique et d’ailleurs.

Un autre signe tangible du questionnement de la discipline est sans doute le changement de nom de la revue de l’ACEF qui survient au printemps 1998. C’est lors de l’assemblée générale annuelle, au printemps 1998, que les membres de l’ACEF votent pour changer le nom de la revue, Canadian Folklore Canadien, en Ethnologies. Cela semble refléter davantage les champs d’intérêt couverts par la revue, qui débordent largement à présent le domaine des arts et traditions populaires et qui traite autant de culture matérielle que des nouvelles formes d’expression de la culture, tout en s’ajustant au lectorat francophone canadien et européen (Schmitz 1998 : 5). On note que le choix délibéré du pluriel dans le nouveau titre de la revue, qui est aussi significatif en français qu’en anglais, veut traduire les préoccupations actuelles d’une science en pleine mutation. Lors de son colloque en 2001, l’ACEF fera écho à cette initiative en réunissant à Québec des francophones et des anglophones d’Amérique et d’Europe autour d’une vaste réflexion sur l’avenir de la discipline[48].

Enfin, en 1999, à la suite des recommandations de la direction de l’Université qui veut abolir les programmes de majeure (60 crédits de cours), un comité de refonte des programmes d’ethnologie est formé pour réfléchir à la création d’un baccalauréat intégré en anthropologie et en ethnologie, qui sera mis en place à l’automne 2001. La formule du baccalauréat intégré a pour but de former les étudiants dans deux domaines connexes du savoir. Pour le comité, il était naturel que l’ethnologie se tourne vers sa consoeur l’anthropologie, dont les démarches et les méthodes lui sont complémentaires.

On voit, par la constance de ces événements, que l’ethnologie est une discipline toujours en questionnement quant à son objet, sa démarche, ses méthodes, ses approches.

Vers une ethnologie plurielle

L’ethnologie des années 2000 est en pleine transition. Si l’histoire, l’anthropologie et la sociologie ont encore du mal à lui donner sa place, les années 2000 sont prometteuses. L’intérêt croissant pour l’étude du proche est palpable : une nouvelle chaire sur le patrimoine ethnologique, un nombre croissant d’étudiants aux trois cycles, des journées d’étude et des colloques dont les sujets traitent de débats cruciaux dans le Québec contemporain — sur le patrimoine immatériel, sur l’avenir du patrimoine religieux — et au cours desquels le nombre des participants dépasse toutes les attentes… Les réflexions sur la mondialisation incitent-elles à redéfinir ses propres éléments culturels ? La question est d’autant plus cruciale dans un Québec et un Canada qui sont et seront, comme bien d’autres pays, multiculturels et multiconfessionnels. Mais cette étude du proche ne peut se faire qu’en complémentarité avec les autres sciences humaines et sociales. Qu’elle le veuille ou non, l’ethnologie contemporaine ne peut être que plurielle, car la science transcende les disciplines.