Corps de l’article

« Vous voyez par tous ces projets en voie de réalisation que nos idées font leur chemin. Avec patience et persévérance nous arriverons à installer solidement le folklore dans l’Université » avait écrit Luc Lacourcière à son maître, Marius Barbeau (MCC, fonds Marius Barbeau, 8 janvier 1945). Soixante ans plus tard, soixante années après le début des études de folklore et la fondation des Archives de folklore de l’Université Laval, on peut constater que leurs efforts ont été récompensés.

Beaucoup d’encre a coulé au sujet des deux folkloristes qui ont le plus marqué les études de folklore au Canada. Loin de signifier que tout a été dit, cette abondance d’écrits témoigne de leur rôle prépondérant dans le cheminement de la discipline. Plonger dans les travaux, la correspondance, dans les textes de conférences, les notes personnelles et les notes de cours de ces hommes de lettres et grands humanistes, c’est découvrir, certes, une autre époque, mais c’est surtout découvrir une profonde passion pour un champ du savoir en quête d’autonomie. Cet article se veut une réflexion sur la conception du folklore de trois pionniers : Marius Barbeau, Luc Lacourcière et Carmen Roy. Il nous paraît important de partir d’une relecture des sources et des études de ces scientifiques. De cette manière, nous tentons ici de déceler les différences et les ressemblances dans le discours, le ton, le vocabulaire, les nuances, bref les subtilités des conceptions respectives des folkloristes. Nous voulons aussi, en nous penchant sur Carmen Roy, l’un des bras droits de Barbeau dans ses études folkloriques au Canada, essayer de comprendre le rôle qu’a joué cette femme dans le développement du folklore et de l’ethnologie au pays, sa manière de le concevoir, et pourquoi elle a créé à Ottawa un Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle (CCECT), précédant de dix ans la politique sur le multiculturalisme du gouvernement fédéral de Pierre-Elliott Trudeau.

Marius Barbeau (1883-1969), Luc Lacourcière (1910-1989) et Carmen Roy (1919- ) : retour aux sources

Écrire sur Barbeau, Lacourcière et Roy comporte plusieurs défis. C’est en les confrontant, sur la base de leurs idées, de leur tradition intellectuelle et de leur milieu respectif, que nous inscrivons notre démarche. À cet effet, nous avons consulté le fonds Luc Lacourcière aux Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval. À Gatineau, aux Archives du Musée canadien des civilisations, nous avons pu nous plonger dans le fonds d’archives de Marius Barbeau et prendre connaissance, également, de documents fort importants contenus dans le fonds d’archives de Carmen Roy. « Les mémoires de Marius Barbeau », recueillies par Carmen Roy en 1957, par exemple, sont d’un très grand intérêt. Il s’agit en effet pour Marius Barbeau d’une réflexion rétrospective sur sa carrière et, de ce fait, sur la discipline.

Bien entendu, le rôle de Marius Barbeau et de Luc Lacourcière dans le développement du folklore et de l’ethnologie n’est plus à démontrer ; nombre d’articles l’ont déjà fait (voir Du Berger 1978 ; 1997 ; Pichette 2004 ; Genest 2001 ; 2002). Très peu insistent toutefois sur celui de Carmen Roy, qui reste largement méconnu, à l’ombre des deux géants. Il nous paraît donc important de retourner directement aux documents d’archives, de façon à tenter de saisir quelques-unes des nuances et des similarités entre Marius Barbeau, Luc Lacourcière et Carmen Roy quant à leur vision respective du folklore. Certes, la pensée des trois a évolué durant leur carrière. Mais il paraît néanmoins fort intéressant d’essayer de comprendre l’influence de leur formation académique et intellectuelle, en anthropologie ou en littérature, sur le folklore qu’ils contribuent à définir et à ériger en discipline au Canada ; de voir comment leur époque et leur milieu — le Canada du début du XXe siècle et le Canada français des années qui précèdent et suivent la Seconde Guerre mondiale — ont marqué leur propre conception de cette discipline, née en Europe à la fin du XIXe siècle et pour laquelle la recherche de l’identité reste centrale. La réflexion se veut donc récapitulative d’une période riche et féconde pour l’émergence de la discipline au Canada d’une part, et au Québec — alors appelé Canada français — en particulier.

Le folklore, matériau de la nation

L’étude des faits culturels mène inévitablement à une prise de position, à une réflexion sur le rôle que la culture peut jouer dans la définition de l’identité d’une nation, d’un pays. Tant dans le discours de Barbeau que dans celui de Lacourcière, on peut percevoir une certaine forme de nationalisme qui va puiser dans la culture populaire, écrite ou non — essentiellement celle du monde rural — et qui relève en somme de l’ethnographie. Il est toutefois important de nuancer ici la vision qu’ont les deux hommes du rôle que peut jouer le folklore dans la construction d’une riche culture nationale.

Marius Barbeau ou la volonté de faire valoir une culture canadienne

On peut dire de Barbeau qu’il est un grand nationaliste. Toutefois, sa conception en est subtile, même si les très nombreux documents de ses archives permettent de mieux la saisir. D’emblée, disons qu’il croit fermement en une identité pancanadienne. Son nationalisme est un nationalisme culturel, large, global et non restrictif. Il y intègre différentes cultures. Et pour lui, folkloriste, la culture devient, quand elle est justement utilisée, un outil « politique », au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui renvoie, comme chez les Grecs, à la « cité », la collectivité, et concerne l’ensemble de la communauté. Être folkloriste, c’est penser au mieux-être de la collectivité. Même s’il travaille à faire reconnaître la culture canadienne-française pour le mieux-être des Canadiens français, sa vision « politique » est cependant celle d’un Canada riche de ses différences ethniques. Marius Barbeau croit profondément à la création d’un sentiment d’unité nationale ; sa vision du folklore est teintée de grands idéaux nationaux. Il conçoit le Canada comme un pays riche des idées de chacun et chacune, de chaque culture, de chaque famille. Par exemple, en même temps qu’il fonde en 1917 une section québécoise de l’American Folklore Society, Barbeau propose immédiatement la création d’une branche ontarienne, exposant cette idée dans l’introduction d’un numéro du Journal of American Folklore de 1918 consacré au folklore de l’Ontario.

It is now proposed to extend the activities of the Folk-Lore Society to Ontario and other parts of Canada. The publication of the present volume, and the simultaneous organization of an Ontario Branch, will, it is hoped, lead to a more careful survey of the English, Scotch, Pennsylvania German, and other branches of oral lore in Canada, and to the periodical issue of other Canadian numbers of “The Journal of American Folk-Lore”.

1918 : 3

Sa formation d’anthropologue n’est pas loin : toutes les sociétés ont leur culture propre, et la culture est la richesse d’une société. C’est cette vision qu’il transmettra à Carmen Roy, dont il sera question un peu plus loin. En cela, la culture devient un élément centralisateur par lequel on peut véhiculer certaines idées. Il écrit : « Rien n’est vraiment plus national que la culture et les arts. […] La culture et les arts, à qui les possède activement ou à titre de patrimoine en friche ont aussi une portée politique, dans le sens large du mot » (Barbeau 1945 : 77-78).

« Homère était un folkloriste »

Barbeau accepte les influences extérieures, même s’il redoute très fortement l’uniformisation d’une culture « yankee » qui se répandrait sur toute l’Amérique du Nord. À commencer par les Canadiens français, qui ne reconnaissent pas la richesse de leur propre culture, ne font rien pour qu’elle soit reconnue à l’intérieur même du pays, qu’elle vive et se développe ; qui vont tout droit vers une assimilation qui sera de toute façon américaine. Il pointe du doigt les jeunes étudiants qui, par soif de nouveauté, vont étudier en France. À l’hiver 1931, il s’adresse ainsi aux membres de la Société Royale du Canada, à Montréal : « […] les festivals de folklore sont à Québec appréciés par les Canadiens anglais et les Américains, tandis que la plupart des nôtres y soupçonnent l’intention caricaturale de nous montrer arriérés » (MCC, fonds Marius Barbeau, 16 janvier 1931). Sans aucun doute, Barbeau ne déplore pas ici la présence des Américains ou des Canadiens anglais ; ce qu’il prône, c’est qu’avant de faire connaître le folklore canadien à autrui, il faut d’abord que les détenteurs de ces savoirs se réapproprient ce qui leur appartient. Il tient aux traits caractéristiques d’une population et croit en leur potentiel. Il redoute, en définitive, de voir les habitants des rives du Saint-Laurent devenir des Yankees, « comme le sont d’ailleurs un peu [les habitants de] Québec et Montréal » (MCC, fonds Marius Barbeau, 27 mars 1920). Comme il s’évertue à le dire et à le rappeler, en tant qu’anthropologue il conçoit véritablement le folklore comme un matériau utile aux artistes, aux lettrés et aux penseurs. Un matériau dans lequel on peut puiser pour créer des oeuvres enracinées collectivement dans un processus historique et identitaire. Ainsi, il refuse vivement que des artistes canadiens ne s’inspirent pas de leur propre culture. Il écrit dans une brochure publiée à la suite de la tenue des Veillées du bon vieux temps à la bibliothèque Saint-Sulpice, les 18 mars et 24 avril 1919 : « L’imitation de ce qui est à la mode ailleurs entrave l’essor viril et indépendant » (Société historique de Montréal 1920 : 2). Le discours de Barbeau est particulièrement éloquent lorsqu’il s’adresse par écrit aux étudiants, à la jeunesse d’après-guerre.

Chacun doit contribuer selon sa mesure à une oeuvre universelle de relèvement intellectuel, moral et politique d’après-guerre. L’humble part qui nous revient, […] celle du folklore et de l’anthropologie forme seulement une partie de l’ensemble, à l’université. Mais elle est votre part, notre part, dans le grand total ; chaque partie n’est d’ailleurs pas plus importante qu’une autre, ici ou ailleurs. Nous sommes tous, en quelque sorte, au centre du monde.

Barbeau 1945 : 80

Cet extrait est riche de sens, puisqu’il montre réellement le type de nationalisme de Barbeau : un nationalisme unificateur.

Dans son ouvrage l’Arbre des rêves, Barbeau explique comment il approuve les dires de Russel K. Alspack : « Folklore may be serving its finest end when it inspires a country’s poets and prosemen » (cité dans Barbeau 1948 : 7). Cela semble répondre, pour Barbeau, à une double visée : connaître et étudier le folklore, tout en alimentant l’identité du peuple. Il tente de diffuser un matériel riche, source d’inspiration pour le peuple, et écrit en ce sens : « C’est de chez nous, et non d’ailleurs, que doivent nous venir les ressources nécessaires à l’expansion de nos recherches, à nos publications et à la floraison culturelle qu’elles doivent engendrer de tous côtés » (Barbeau 1949 : 71). Barbeau évoquera même les écrits d’Homère pour montrer qu’une nation qui se réapproprie ses traditions peut aboutir à de grandes réalisations.

It is to (sic) the artist to come into contact with our work, utilize it and to become great artists themselves like Homer was and so many others after him. Homer was simply a folklorist telling the epic poems of his own nation and he was among the first we know.

MCC, fonds Carmen Roy, « Letters involving Marius Barbeau, Correspondence 1957-1958 »

Ce qui émane de plusieurs textes, conférences et notes personnelles de Barbeau est d’ailleurs ce respect et cette importance qu’il accorde au peuple. Marius Barbeau a une confiance absolue et une grande admiration pour celui-ci. C’est ce qui l’amène à se passionner pour tout, car pour Barbeau, le folklore se retrouve partout. Ce qu’il veut, c’est que ce peuple, riche de savoir, soit reconnu par tous les membres de la société, urbains comme ruraux, et en particulier par les élites. Les festivals de folklore dont nous parlerons plus loin ne constituent-ils pas des marques de reconnaissance et de respect du travail de ces porteurs de tradition venus montrer aux citadins la richesse de leur savoir ?

De la même façon, il conçoit difficilement le caractère unilatéral des tâches que le Musée national lui confie au début de son mandat, en 1911. Le folklore canadien-français ne peut pas, selon lui, se dissocier de son travail dans cette institution. Il s’agit d’une seule et même discipline. Nous pouvons voir là encore, sans aucun doute, sa formation d’anthropologue : toutes les cultures composent le même ensemble, explique-t-il à Carmen Roy. 

Il s’agissait toujours de la même rengaine : prétendre travailler chez les Indiens du Québec, quand je sillonnais la province en quête de données folkloriques et artisanales. Je m’arrêtais certes de temps à autre à l’une des réserves indiennes pendant un jour ou deux, mais pas davantage ; en tout cas pas au point de négliger mon ouvrage, juste ce qu’il fallait pour ménager les intérêts du Musée.

MCC, Fonds Carmen Roy, «Les mémoires de Marius Barbeau, 1957-1958 » : 307

Croyant à la possibilité d’une étude pancanadienne du folklore et des traditions, Barbeau travaillera à faire valoir et à concilier l’étude de l’ensemble des traditions canadiennes. Dans la même veine, Patrick Dubois écrit : « Autant il prôna au Québec le respect de la tradition pour la survivance de la culture francophone, autant il chercha par divers moyens à intéresser le reste du Canada à ce folklore français, dans le but de combler le fossé séparant les deux cultures dominantes du pays » (Dubois 2003 : 94). Pour Barbeau, les métissages sont souhaitables, voire nécessaires pour créer une nation canadienne originale et originelle.

Pour lui, et les textes des nombreux cours donnés en témoignent, l’ethnologie, le folklore et l’anthropologie, bref, les sciences de l’homme, mènent inévitablement à une compréhension sensible et concrète du monde présent. La connaissance des coutumes, moeurs, langues, contes et métiers d’un peuple favorise l’intériorisation d’une culture. Souvent subtils, les propos de Barbeau et la fonctionnalité qu’il donne à la discipline sont cependant quelquefois éloquents. Il dit, lors d’une conférence intitulée « Folklore canadien » : « Le fruit de la connaissance de notre folklore sera notre indépendance nationale, la floraison de notre légitime fierté, le bien-être, le bonheur de tous dans une culture nationale qui s’acheminera en l’an Mil » (MCC, fonds Marius Barbeau, 14 septembre 1946). Et le terme national, vu le titre de la conférence, renvoie véritablement au pays entier. Sa conception de la nation est culturelle, elle englobe le Canada dans son ensemble. Là se trouve sans doute la réponse à l’interrogation de Patrick Dubois : « Comment peut-on alors définir le nationalisme d’un homme qui est considéré comme un patriote par les “deux solitudes” qui composent le pays ? » (Dubois 2003 : 36). Sans conteste, pour Barbeau, l’avenir d’un Canada meilleur passe par la constitution d’un pays qui prendrait en compte l’ensemble de ses composantes culturelles.

Il perçoit ainsi véritablement les contes, légendes, chansons, bref tous les faits de folklore centrés alors sur les traditions orales, comme de véritables éléments rassembleurs de la culture. Il cite fièrement, dans un cours donné à l’Université Laval en 1945, les propos du Dr Baker, président de l’Empire Club de Toronto, qui évoque à la suite d’une conférence de Barbeau ce pouvoir rassembleur des chansons populaires.

Voyez comme nous sommes ici tous ensemble, Québécois et Ontariens, de joyeux compères, bras dessus-bras dessous, à chanter. Nous ne sommes qu’un pays, qu’une province. Lorsque des orateurs politiques de Québec (M. Alexandre Taschereau était leur invité le mois précédent) viennent nous parler de leurs affaires, on est loin d’aussi bien s’entendre. Nous sommes alors deux provinces ; chacune a une manière différente de voir la politique, le gouvernement. Que Québec chante donc plus en chansons — même en français — et plus souvent. Nous nous entendrons mieux.

Barbeau 1945 : 78

Barbeau apprécie et espère ce type de réaction. L’anthropologue croit que l’avenir du Canada est viable à travers l’exploitation de l’intelligence nationale. Il a le souci de rendre au peuple les connaissances qu’il détient. Les nombreuses publications « populaires », les festivals de musique de danse et d’artisanat, les émissions de radio et de télévision en sont témoin, tout comme Carmen Roy d’ailleurs.

Les découvertes de Marius Barbeau n’ont donc pas été mises sous clé au profit d’un petit groupe d’érudits, ni pour son seul et unique profit. Car tel l’arbre qui rend à la terre les fruits qu’elle lui a promis de produire, il a rendu à l’informateur le plus doux pollen de la fleur folklorique au cours d’une carrière humaine autant que savante.

MCC, fonds Carmen Roy 1959

Luc Lacourcière ou la volonté de faire valoir une culture canadienne-française

Lacourcière a une manière quelque peu différente de concevoir le folklore. Son nationalisme passe avant tout par la connaissance empirique des faits de culture : « La recherche, l’étude et l’enseignement de nos traditions constituent donc l’un des devoirs de l’heure, et l’un des moyens de promouvoir notre culture distinctive et d’assurer l’unité et le rayonnement de notre Canada » (AFEUL, fonds Lacourcière, 4 août 1951)[2]. Il faut cependant tenir compte du fait que ses études, son bagage personnel et le contexte sociopolitique du Québec sont sans doute pour beaucoup dans sa perception de la discipline et dans le rôle qu’elle peut jouer au sein de la société à laquelle il appartient, soit la société canadienne-française. Le Québec des années 1930 est en effet le théâtre d’une mutation sociale, évoquée entre autres par les écrivains et les éducateurs lors du Deuxième Congrès de la langue française au Canada en 1937. L’alarme du péril francophone est sonnée et un nationalisme naissant — dirigé par une certaine élite religieuse et littéraire — se met timidement en place. C’est dans un contexte d’inquiétude, liée à une prise de conscience de la fragilité du fait français en Amérique du Nord, que Luc Lacourcière élabore son projet de Chaire de folklore et d’archives, qui voit le jour en 1944. Au fond, Luc Lacourcière, comme ses contemporains, sont les témoins d’un changement social d’envergure amorcé par la modernité et le progrès technologique, l’industrialisation rapide et l’urbanisation croissante, mutation qui contribuera à révéler une situation de crise face à la disparition — ou la menace de disparition — du mode de vie des sociétés rurales et paysannes. Les nombreux textes mentionnés plus haut ont déjà montré, à propos de Lacourcière, sa découverte de la vulnérabilité de la langue française et des faits de culture francophone lors du Deuxième Congrès de la langue française. C’est tout ce contexte qui sera la toile de fond de sa conception du folklore et de la reconnaissance académique de cette discipline ; discipline qui, le rappellera-t-il sans cesse et tiendra à le démontrer, est une discipline « scientifique ». Pour lui, le folklore est un moyen de conserver et de faire valoir le fait français en Amérique, à la différence de Barbeau pour qui toute création s’inspirant du passé était une véritable création culturelle. Lacourcière recherche l’« authentique » passé. D’ailleurs, il insistera beaucoup au cours de sa carrière sur la nécessité de l’« authenticité » des faits culturels comme outils de prise de conscience nationale. Il explique : « Les renseignements que recueillent les folkloristes canadiens avec méthode et piété, forment la matière d’une véritable étude de l’âme nationale. Vulgarisés, ces documents raviveront, dans le coeur du peuple, le Souvenir du passé, ils mettront à l’honneur le devoir de la Fidélité » (Monnier 11 mai 1946).

La création de la Chaire de folklore que l’Université Laval lui confie en 1944 se veut une sorte de réponse au péril de la culture francophone. Titulaire de cette chaire, avec toute la latitude qu’elle lui octroie, il peut alors fonder ce qui, avec Barbeau, lui tient tant à coeur : un centre universitaire pour l’étude du folklore qui serait constitué d’un centre de documentation— bibliothèque et archives — et d’un programme académique. Animé par un sentiment d’urgence, dont la « sauvegarde des traditions » sera le mot d’ordre, Luc Lacourcière et la petite équipe qui se forme autour de lui se donnent pour mission de faire « un inventaire scientifique et complet du folklore » et « d’instituer un enseignement » qui en ferait « valoir toutes les richesses » afin de rendre « au peuple, dans l’avenir, une partie des biens qu’il [nous] a légués » (Du Berger 1997). C’est ainsi que l’École des archives est née, expression qui désigne la première vague des folkloristes du Québec, dont le guide scientifique demeure sans conteste Charles-Marius Barbeau. Regroupés autour de Luc Lacourcière, les chercheurs partagent les mêmes objectifs que le titulaire de la chaire tout en développant un secteur en particulier. La démarche est motivée par un triple but : cueillette des données, conservation (incluant la classification des données) et diffusion. Ce mandat de diffusion, lié au titulaire et non au centre lui-même, prend corps en 1946. Luc Lacourcière fonde en effet et dirige une collection aux éditions Fides qui publient la revue Archives de folklore[3].

Le nationalisme de Lacourcière s’appuie sur le thème de la survivance française en Amérique du Nord et s’étend à l’ensemble des populations de langue française du continent. Il se fonde également sur l’hypothèse d’une origine commune de ces populations dans la vallée du Saint-Laurent. Lacourcière n’ignore toutefois pas l’apport et l’importance des autres cultures et reconnaît les emprunts qu’ont pu leur faire les francophones, ce qu’il mentionne, d’ailleurs, dans la présentation du premier numéro des Archives de folklore.

Le présent recueil est le premier d’une série qui se propose comme objet d’étude le folklore des Français d’Amérique, dans son état actuel, ses sources européennes, ses créations, ses rapports avec les civilisations indiennes et saxonnes, ses modifications, et dans son caractère indéniable de signe ethnique.

Lacourcière 1946 : 7

Mais il reste que, pour lui, la référence à la nation renvoie au fait français alors considéré en voie de disparition. Aussi faut-il, comme au temps des premiers folkloristes européens (c’était d’ailleurs aussi l’avis de Barbeau), recueillir au plus vite et conserver pour le reproduire ce passé « authentique », venu de France, même modifié par ses emprunts aux autres communautés culturelles.

Parlant de l’Université Laval, il dit lors d’une conférence : « Elle veut [à travers les études de folklore] tout recueillir, tout conserver pour que soit perdurable, sur cette terre d’Amérique, la plus belle et la plus humaine de toutes les civilisations » (Perron 8 février 1945). Il se situe là tout à fait dans la ligne des premiers folkloristes occidentaux. Mais pour Lacourcière, à la différence de Barbeau dont la conception du folklore est beaucoup plus englobante, c’est l’objet premier de sa démarche. C’est cette fragilité du fait français, langue, croyances, coutumes, etc., qui l’éveille à la discipline, le pousse à rencontrer Barbeau « le scientifique », Barbeau que sa formation académique, comme nous venons de le voir, porte à étudier la culture de chacune des communautés du Canada, autochtones compris, même si les circonstances scientifiques l’ont d’abord plongé dans sa propre culture avant que, très vite, il n’incite les autres collectivités à faire de même.

Carmen Roy : une vision multiculturelle de la nation

L’habitude de consigner tout ce qu’elle observait et qu’on lui disait dès son plus jeune âge a certainement prédisposé Carmen Roy à la carrière de folkloriste et d’ethnologue que l’on connaît. « Toutes ces notes, écrit-elle, m’ont introduite au monde du folklore sans y avoir prétendu » (Roy 1982 : 10). Dès 1948, Marius Barbeau lui offre son premier emploi de folkloriste au Musée national du Canada à Ottawa. Elle lui en sera toujours reconnaissante. Barbeau devient le maître qui l’initie au folklore et le mentor qui lui transmet la vision d’un Canada dont les multiples composantes ethnoculturelles sont à l’origine d’une nouvelle civilisation, d’une nation canadienne en devenir. D’ailleurs, la création du Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle par Carmen Roy en 1970 « was a direct and logical extension of Barbeau’s pioneering vision » (Nowry 1995 : 362).

Si l’influence de Barbeau sur Carmen Roy est entendue, la contribution de cette dernière au développement de la discipline au Canada n’en est pas moins certaine, originale et distincte. Trop souvent attribue-t-on à Carmen Roy un rôle de second plan à l’ombre du grand homme qu’a été Barbeau. Rien n’est plus faux. L’extraordinaire dynamisme et la ténacité de cette femme en font une actrice incontournable de la reconnaissance du folklore et de l’ethnologie en dehors de la seule communauté scientifique, au sein de la fonction publique fédérale notamment. L’enjeu était de taille. Il était aussi fondamental. En effet, Barbeau reconnaissait déjà l’importance du folklore dans la définition d’une identité nationale — entendons canadienne. Toute sa démarche d’ethnographe et d’animateur culturel s’en inspire. Carmen Roy, si elle partage avec lui cette vision nationaliste d’un Canada riche de ses différences culturelles et ethniques appelé à devenir une grande nation, concentrera davantage son action sur le terrain institutionnel. C’est ainsi que, « neuf ans à peine après son arrivée [au musée], elle avait convaincu ses supérieurs de la nécessité de créer un organisme voué à l’étude spécifique du folklore » (Carpentier 1978 : 160). Inscrit au sein du Musée national de l’homme, indépendant de l’anthropologie et de la sociologie, le folklore acquiert un statut officiel au sein de la fonction publique fédérale, ouvrant la voie à de nouvelles perspectives de recherche basées sur une société canadienne multiculturelle en mouvement et en évolution. Le folklore comme discipline scientifique allait faire un pas de géant.

Ce qui est nouveau avec Carmen Roy, c’est la prise de conscience d’une réalité canadienne à la fois démographique, sociologique et culturelle qui correspond à la présence d’une population immigrante de plus en plus influente. La pratique du folklore, jusqu’alors centrée sur les « peuples fondateurs », les deux grands blocs linguistiques au Canada, et leurs traditions respectives, ressemblait davantage à une grande entreprise de collecte et de sauvegarde indépendante de la réalité sociale environnante. Cette pratique de la discipline tentait de répondre à une modernité menaçante : « C’est sur l’ensemble des traditions, y compris la langue et la religion, qu’a reposé jusqu’ici la survivance française sur le bas Saint-Laurent », écrit Marius Barbeau (1949 : 74). Carmen Roy, quant à elle, est convaincue que le folklore peut contribuer à apporter un éclairage sur les mutations et les mouvements de la société canadienne en même temps qu’il participe à l’identification, la préservation et la valorisation des multiples objets culturels d’origines et de traditions diverses qui enrichissent et composent le patrimoine national canadien. Elle ne s’embarrasse pas d’une longue réflexion sur la société canadienne avant de passer à l’action et d’encourager une approche multidisciplinaire face à la culture traditionnelle et « les aspects traditionnels de la mosaïque canadienne » (voir Roy 1973). L’approche est d’autant plus audacieuse que « personne n’était prêt ! » (Roy 1982 : 13), se plaint-elle. Dix ans avant la politique officielle sur le multiculturalisme de 1971, Carmen Roy commence un projet d’étude « reposant sur un axiome selon lequel la mosaïque de la population canadienne présente un complexe de vie culturelle unique » (Carpentier 1978 : 161). Ce projet, lancé parmi ce qu’elle appelle « les sociétés complexes (néo-canadiennes) », s’écarte de l’approche résolument traditionaliste de Luc Lacourcière et des folkloristes formés à l’École des archives qui, s’ils « possèdent tous les outils pour découvrir des nouveaux documents, […] sont à peu près dépourvus de moyens quand ils partent à la recherche de connaissances nouvelles qui seraient extraites de ces documents » (160). Elle s’en explique lors d’une émission de radio où elle expose ses « vues sur un folklore basé sur une société en évolution » qui lui valent de nombreuses critiques.

Certes la fièvre du nationalisme de ces [sociétés complexes], les traditions de leur pays d’origine, les sentiments et l’expression de leur exil sont encore tellement vivaces dans leur coeur que la courbe de l’enracinement culturel y est plus manifeste et méritent d’être enregistrées dans nos archives pendant qu’il en est encore temps. Certes il est intéressant pour le folkloriste de comparer ces nouveaux apports culturels aux nôtres, mais il reste que de suivre l’acculturation, ou le lent envahissement d’un groupe par l’autre ou par les autres l’est bien davantage[4].

MCC, fonds Carmen Roy 1969 : 1-2

Autant la nation s’enrichit de l’apport de nouvelles cultures, autant le folklore s’affirme comme une discipline ouverte, inclusive, capable de répondre aux grands enjeux de la société qu’il se propose d’étudier en favorisant une approche multidisciplinaire.

Un folklore vivant : conservatisme et modernisme

Barbeau : Tradition et modernité

Les écrits et les notes personnelles de Barbeau portent à croire qu’il ne rejette pas du revers de la main le modernisme, comme on a souvent été tenté de le croire. Certes, certains propos vont en ce sens mais nous tenterons ici de mieux comprendre sa position.

Barbeau se démarque. Il comprend les racines du folklore comme étant ancrées et enracinées dans le contemporain. De son point de vue, les racines de toutes les cultures remontent à la surface et doivent être mises en valeur. C’est, entre autres, de cette façon qu’il conserve l’influence de l’école anthropologique. Il a une vision globalisante et, en ce sens, trouve plus difficile de faire une véritable distinction entre culture exotique et endotique. Pour Barbeau, les traditions, les faits folkloriques dans toute leur ampleur ne sont pas des faits passés ou archéologiques mais véritablement des forces latentes et actives. Il y a donc possibilité de les faire émerger. Il expose en conférence que, pour lui, le monde est « changeant, industriel et commercial » et mène parfois à « une déchéance industrielle de goût, d’initiative privée et de culture ». Selon lui, la clef est de populariser et d’étudier ces arts français et canadiens d’autrefois. Il termine en ajoutant : « Les traditions sont le meilleur passeport du monde vers notre avenir national » (MCC, fonds Marius Barbeau, 26 août 1946). Le folklore, pour lui, a sa place partout et doit devenir un outil précieux du développement culturel, mais aussi économique et politique. Paul Gardner utilise même le terme « amertume » pour montrer la crainte de Barbeau envers le processus d’évolution parfois dévastateur de la culture moderne (Gardner, cité dans Dubois 2004 : 31). On a souvent eu tendance à concevoir Marius Barbeau comme un antimoderniste convaincu et ses écrits rendent bien compte qu’il est tout à fait conscient que le temps est au changement. Cependant, ce qu’il tente plutôt de dire, c’est que le folklore, les traditions, ont une place à conserver au sein de cette société changeante et que la population doit donc y accorder l’importance qu’elle mérite.

La conception du folklore de Barbeau ne rejoint qu’en partie celle des premiers folkloristes européens pour qui les faits traditionnels sont des survivances ; le folklore de Barbeau est dynamique et vivant. Il est même proche de la vision de Saintyves pour qui « le folkloriste […] s’efforce à son tour de recueillir des faits vivants et de les enregistrer avec précision » (Saintyves 1936 : 9). Rejoint-il complètement la position que prendra ouvertement Van Gennep ? Pour ce dernier, rappelons-le,

[…] ce ne sont pas seulement des restes d’institutions anciennes que [le folklore] étudie, ce qu’on nomme des superstitions ou des survivances, mais aussi des faits actuels, ceux que j’ai proposé d’appeler des « faits naissants » […]. Voici un cas récent : un de mes amis acquiert une statuette nègre ; il constate qu’elle est moderne et porte des traces d’influence européenne ; il me dit : « Puisqu’elle n’est pas ancienne, je vais la donner comme jouet à ma petite fille ». Je lui réponds : « Mais non, gardez-la soigneusement ; c’est un exemple direct des modifications actuelles, celles dont nous pouvons saisir le mécanisme, alors que les mécanismes des modifications anciennes, nous ne pouvons les reconstituer que par analogie ou par hypothèse ». Le fait vivant, analysable, vraie matière de sens, était ainsi dédaigné.

Van Gennep 1924 : 30-33

Si, pour Barbeau, les faits étudiés par le folklore sont des faits vivants, c’est aussi parce qu’ils sont le résultat d’incessantes modifications. L’étude de ces faits constitue donc une manière de comprendre le présent. Barbeau non plus ne conçoit pas le folklore comme la préservation des survivances, mais bien plutôt comme l’étude du fait vivant, du fait qui se modifie sans cesse et qui marque donc l’identité présente. Il écrit en 1937, dans l’ouvrage intitulé Québec, où survit l’ancienne France : « “Survivance” n’est pas le bon mot puisqu’il s’applique à ce qui dure après la mort » (Barbeau 1937 : 1). Pour lui, la tradition ne meurt pas. Elle se nourrit de ce qui parsème son chemin et évolue ainsi pour mener à cette tradition vivante, si riche à ses yeux. Il écrit à ce sujet : « En sa présence, où qu’elle se trouve, nous constatons qu’elle est faite de conservatisme et de changements, en opposition l’un à l’autre, mais opérant conjointement suivant des lois qui lui sont propres » (MCC, fonds Marius Barbeau, 17 septembre 1952). En résumé : « Folklore is a thing essentially alive, variable, containing much beauty and much ugliness » (MCC, Fonds Carmen Roy, « Entrevue CBC [Radio-Canada], Marius Barbeau 1957-1971 »).

Nul doute que Barbeau ne soumette à l’investigation le présent autant que le passé. La tradition est vivante, elle renaît en chaque instant et, tout comme pour Van Gennep, elle est aussi création. Création qui, nécessairement, doit puiser dans le fonds culturel commun qu’est son folklore. C’est encore dans ses notes de cours de 1945 qu’il insiste sur cette nécessaire inspiration du passé d’un peuple pour que ce peuple crée de véritables oeuvres d’art : 

Les yeux fixés sur un nouvel idéal, nous devons améliorer le sort de notre coin de pays, dans la sphère restreinte relevant de notre juridiction, de notre pouvoir. Que nos jeunes musiciens s’inspirent des thèmes folkloriques recueillis, publiés, ou qu’ils découvrent eux-mêmes parmi le peuple. Que leur imagination, leur style et leur souffle créateur les mènent loin dans une carrière aventureuse. Une fois leur heure venue, on prêtera l’oreille à leurs créations nouvelles. Ils deviendront des maîtres.

Barbeau 1945 : 79

Il s’adresse de même aux sculpteurs et aux peintres, car « par leur entremise on apprendra les traits, les qualités distinctes de notre pays ! », ainsi qu’aux littérateurs (79). Là encore, il rejoint Van Gennep qui écrivait, en 1924, à propos des chansons et de la musique : « […] le folkloriste en étudie la formation et la diffusion dans un milieu particulier, celui-là même où vinrent puiser des inspirations Chopin, Schumann et d’autres musiciens individuels » (Van Gennep 1924 : 30). Et cette position quant à la richesse du passé qui doit constamment nourrir le présent n’est d’ailleurs pas récente.

Festivals de folklore et Mardis universitaires

Le modernisme de Marius Barbeau se fait déjà remarquer en 1927, lors du Festival de folklore tenu au Château Frontenac dont il est un des principaux organisateurs. À cette occasion, des pièces de vêtements tout à fait caractéristiques de la vision plutôt moderne de Barbeau sont présentées. Ainsi, Madame F.-X. Cimon, de Baie Saint-Paul, y expose des pièces d’inspiration traditionnelle de par leurs tissus et leurs motifs, mais plutôt de dernière tendance de par leur coupe. Ces pièces de vêtements féminins sont d’ailleurs vendues par la chaîne de renom Holt Renfrew, ce qui ravit Barbeau : le présent, et donc le moderne, est en parfaite continuité avec la tradition. On écrit à propos de ces pièces

Madame F.X. Cimon and her daughter, of Baie St. Paul, Charlevoix, are famous for their fabrications domestiques (sic). The sofa cushions were theirs, as were the most charming sets in various soft colors, of hat, bag and scarf. Madame’s daughter (sic) were young women well versed in the mode, although she herself was entirely of the old school. Doubtless they were responsible for the smart suitability for modern Summer costume of the hat, scarf and bag sets that proved such a popular medium for the homespun.

MCC, fonds Marius Barbeau, « Press clippings and comments »

Figure 1

Pièces fabriquées par Madame F.-X. Cimon et présentées pour la vente dans la boutique de Holt Renfrew. Festival de folklore tenu au Château Frontenac en 1927, Musée Canadien des Civilisations, fonds Marius Barbeau, B297-9.3.

-> Voir la liste des figures

Pour Barbeau, on le voit, créer c’est puiser dans l’humus de la tradition, c’est s’en inspirer pour, certes, conserver l’essence des savoir-faire et savoir-dire, mais c’est aussi pour actualiser les médiums, leur permettre d’être « de leur temps ».

À l’aide d’expositions — comme celles tenues ici au Château Frontenac, lors des Festivals de 1927-28 — et d’écrits sur nos artisans, la connaissance et l’appréciation de nos arts populaires ou professionnels gagnèrent beaucoup de terrain. Et, avec le temps, cet aspect finira par prendre la place, dans notre histoire, qu’il occuperait depuis longtemps dans un pays plus cultivé.

Barbeau 1945 : 27

Barbeau a déjà une vision avant-gardiste de son domaine. En ce sens, on peut véritablement le voir comme un animateur de folklore, un agent culturel (folklorique) avant son temps. Pour lui, le folklore s’applique à tout et pour tous.

Par l’intermédiaire des conférences connues sous la dénomination de mardis universitaires, Barbeau, là encore, voulait faire connaître les arts traditionnels tout en sensibilisant l’élite universitaire à la pertinence de telles études dans leurs facultés. Le 22 mars 1950, au lendemain d’une conférence donnée dans ce cadre, un article mentionne que les pièces présentées prenaient place dans trois sphères : le tissage rustique, le tissage moderne et le tapis. D’entrée de jeu, une place est faite à l’actualisation d’une pratique passée. Barbeau présente même « un art nouveau au Canada, celui de la tapisserie » (MCC, fonds Marius Barbeau, 22 mars 1950). Constituées de véritables enquêtes orales en direct, ces rencontres consistaient en quelques démonstrations techniques des artisans. Fait à noter, les mardis universitaires rappellent, en quelque sorte, les Veillées du bon vieux temps. Le contexte de présentation est cependant différent. Cette fois, on invite directement le peuple dans l’enceinte universitaire. C’est l’élite qui doit « ré-apprendre », se « ré-approprier » sa culture auprès du populaire qui en détient toute la richesse. Plus que tout, de tels évènements étaient l’occasion, pour Barbeau, d’enquêter avec certains porteurs de savoirs en ayant derrière lui un auditoire passionné et réceptif. Il évoque dans ses mémoires les mardis universitaires, ces conférences données dans le courant des années 1950.

Les « mardis universitaires » assidûment fréquentés par le public, marquèrent le point culminant de ces cours de français que je donnais chaque année sur le folklore […]. Cette série qui dura quelques années, apporta au public de Québec beaucoup de renseignements sur le folklore qui devint du fait plus populaire, mieux connu.

MCC, Fonds Carmen Roy, «Les mémoires de Marius Barbeau, 1957-1958 » : 307

Luc Lacourcière, l’authentique

Pour Lacourcière, le folklore a une résonance quelque peu différente, fortement marquée, comme il a été dit plus haut, par le contexte idéologique et politique de son époque.

Folklore canadien : folklore français pieusement conservé tel quel comme un bijou de famille, mais souvent aussi, transformé, augmenté par notre peuple, héritage de notre vieille et chère France, de la féodalité, de sa paysannerie, de ses dames et jouvenceaux, mais rajeuni chez nous par le grand souffle vierge du pays neuf et plein de berceaux, de forêts et de rivières, d’angoisses et d’aventures. 

Lacourcière 1947 : 5

On le voit très bien, le discours de Lacourcière est beaucoup plus marqué par l’influence française que celui de Barbeau : il faut avant tout recueillir et conserver le folklore des francophones d’Amérique pour « maintenir sur cette terre d’Amérique la civilisation de ses premiers découvreurs et conquérants » (12). Lacourcière entend le folklore comme « une science pacifique, (désintéressée) qui veut savoir ce qui a été et ce qui est et pour quelles raisons il en fut et en est ainsi » (AFEUL, fonds Lacourcière, 6 février 1950).

Toutefois, tout comme Barbeau, Lacourcière demeure homme de son temps, conscient des modifications qui se jouent, bien malgré lui, dans les valeurs de la société. Il admet donc que « la fidélité à la tradition n’exige pas que nous revenions à l’éclairage à la chandelle mais [qu’]il y a un équilibre à conserver et [que] l’erreur est grande de tout démolir au nom d’un progrès pour remplacer par de la pacotille » (AFEUL, fonds Lacourcière, 7 février 1945). Cette recherche de l’équilibre se fait donc sentir chez les deux folkloristes.

Luc Lacourcière attache cependant une importance peu commune au caractère « authentique » des faits folkloriques. « L’authentique », c’est le « vrai », le « pur », tout ce qui était autrefois réellement en usage dans la vie courante, et non une approximation de ces modes de vie. Aux nombreuses demandes de renseignements faites à l’institution des Archives de folklore, Lacourcière répond clairement : « Nous essayons toujours de rechercher l’authentique dans les danses comme dans les chansons. Notre but est donc assez différent des organisations de loisirs qui se présentent sous le nom d’équipes folkloriques et dont le but est de s’amuser quelle que soit la provenance de leurs danses » (AFEUL, fonds Lacourcière, 21 décembre 1959). Pour lui, le terme folklore ne doit pas être automatiquement associé à tout ce qui est populaire ; et populaire a bien le sens, ici, de tout ce qui circule dans le peuple et lui plaît. Lacourcière est d’ailleurs moins proche du peuple que Barbeau ; il n’est pas ce que l’on pourrait appeler un homme d’application concrète. C’est souvent aux élites qu’il s’adresse d’abord ; il demeure un scientifique qui voudrait profondément sensibiliser l’élite intellectuelle à l’importance du folklore. On découvre par exemple dans ses archives un document intitulé « Autres personnes qui ne comprennent pas le folklore et qui en ont mal parlé » (AFEUL, fonds Lacourcière, « Cours de folklore »), qui témoigne bien de l’importance qu’il accorde à l’utilisation adéquate du terme « folklore » par les élites, tant universitaires que littéraires ou artistiques. Pour lui ce document est un aide-mémoire où tout est noté : l’auteur du propos, écrit ou oral, qu’il désavoue, le motif de son désaccord et les commentaires qu’il entend faire à ce qu’il considère être une mauvaise interprétation. Il nous est également donné de constater que Lacourcière pratique souvent une dichotomie[5] entre « vrai » et « faux » folklore, ce que l’on constate par exemple dans ce qu’il écrit à un journaliste, en réponse au choix d’une troupe de danse destinée à présenter la danse traditionnelle dans un document cinématographique consacré à la carrière de Marius Barbeau.

Le seul fait de choisir ce groupe, même pour une séquence de très courte durée, dans un documentaire destiné à illustrer la recherche folklorique de Monsieur Barbeau, est de nature à augmenter une confusion déjà trop répandue dans le public urbain entre le vrai et le faux folklore. […] Il suffit, pour en avoir la preuve, de te renvoyer à la publicité de ce même organisme qui, entre autres choses, annonce des nouvelles danses canadiennes sur les rythmes de valses mexicaines. Cela peut être divertissant pour des groupes de jeunes, mais c’est quand même ce que l’on appelle du « fake-lore ».

AFEUL, fonds Lacourcière, 4 mars 1959

Mais là encore, il importe de reporter Lacourcière dans son époque. Luc Lacourcière et les Archives de folklore auront donc une influence importante sur la perception du folklore par la population. Puisqu’elle est la première et la seule institution de recherche folklorique du Québec, une profusion de demandes de renseignements est acheminée aux Archives. Par exemple, en 1948, lorsque Jacques Labrecque prépare un camp de folklore et d’art dramatique, il demande des suggestions à Luc Lacourcière. Ce dernier répondra, par l’intermédiaire de la secrétaire générale de l’Institut d’arts populaires : « Quant aux suggestions que je pourrais vous faire, elles se résument en deux mots : authenticité et beauté. J’ai déjà eu l’occasion de discuter ce point avec M. Labrecque. Ce me semble d’ailleurs celui qui a le plus de chance de succès parce qu’il repose sur des connaissances précises de la tradition populaire » (AFEUL, fonds Lacourcière, 26 juin 1948)[6]. Le respect des traditions « authentiques » est donc un élément caractéristique de la vision de Lacourcière, ce qui le différencie sensiblement de Barbeau qui, de son côté, accepte dans certaines conditions que le folklore, à défaut d’être authentique, soit populaire. Et, par populaire, Barbeau entend bien ce qui appartient au peuple et ce qui lui revient, ce qu’il produit, qu’il utilise et qui correspond à son mode de vie, ce qui fonde son identité.

En ce sens, Lacourcière entretient des sentiments très mitigés vis-à-vis des médias modernes. En parlant de l’influence de la radio, il écrit : « On entend chanter n’importe quoi à la journée longue. Alors on sent moins le besoin de chanter soi-même et lorsqu’on le fait, on répète ce que la radio nous a appris. Et ce n’est pas toujours du meilleur goût » (AFEUL, fonds Lacourcière, « Enseignement, notes de cours »). À cet effet, n’est-il pas justifié de se demander ce que Barbeau et Lacourcière penseraient actuellement des groupes québécois tels « Les Batinses » ou « La Bottine souriante », groupes dits de musique traditionnelle ou d’inspiration traditionnelle ? Ces groupes qui intègrent de nouveaux instruments de musique et puisent dans de nouveaux répertoires interpelleraient Barbeau et Lacourcière. Sans doute, Barbeau serait plus ouvert, plus réceptif à ces types d’emprunts, tandis que Lacourcière condamnerait peut-être davantage ce bricolage musical.

Pour Lacourcière, le folklore « authentique » se fait de plus en plus rare. Comme il lui attribue un caractère quasi sacré, ouvrir la voie à l’inauthentique est inquiétant, voire menaçant, parce qu’incontrôlable. Forte d’une reconnaissance presque internationale, l’étude du folklore au niveau universitaire est pour Lacourcière d’une importance majeure. À l’instar de Barbeau, il y voit une discipline intégrative affectant toutes les disciplines des sciences humaines et sociales.

Lacourcière semble avoir consacré beaucoup d’efforts et d’énergie à la justification de l’étude du folklore. Il doit déjà se battre contre le caractère de plus en plus péjoratif attribué au terme. Il écrit, dans une rubrique intitulée « Quelques réflexions formulées au cours d’insomnies causées par des inquiétudes grandissantes sur l’avenir des Archives de folklore » : 

… il ne faut pas se le cacher, il y a là un problème central qui pourrait se résumer en cette réflexion d’Hamlet «To be or not to be folklorist ». Le problème d’une appellation. Être le dernier survivant actif de l’époque de la fondation des Archives de folklore n’est pas un titre très enviable.

AFEUL, fonds Lacourcière, « Semaine ethnographique »

Fidèle à sa recherche de « l’authentique », il sera de ceux qui n’accepteront pas la décision internationale qui, en 1955, proposera que les termes trop ambigus de folklore ou d’arts et traditions populaires soient remplacés par celui d’ethnologie, « complété des attributs de régionale ou nationale, chaque fois qu’on voudra de cette façon distinguer l’étude des peuples dits historiques et celle des peuples sans histoire écrite »[7]. Il n’est qu’à se reporter à sa communication « L’étude de la culture : le folklore », prononcée en 1962 et transcrite dans Recherches sociographiques.

Est-ce à dire qu’il faille abandonner le mot « folklore » aux profanes et lui substituer, comme certaine école l’a fait en France, le mot ethnographie pour décrire la démarche scientifique du spécialiste de la tradition ? Pour ma part, je ne le crois pas. Cela ne fait que déplacer le problème vers un autre mot dont l’évolution sémantique n’est pas non plus complètement fixée. Contentons-nous de constater qu’actuellement les mots folklore et ethnographie sont employés concurremment.

Lacourcière 1962 : 257

Qu’aurait fait Barbeau s’il avait été à la direction de la Chaire de folklore ? Lui qui, déjà dans les années 1930, reconnaissait à propos de la tradition, et pour reprendre ce qui a été dit un peu plus haut, qu’« en sa présence, où qu’elle se trouve, nous constatons qu’elle est faite de conservatisme et de changements, en opposition l’un à l’autre, mais opérant conjointement suivant des lois qui lui sont propres » (Barbeau 1937 : 1).

Bref, Barbeau a une vision plus holiste de la discipline. Il croit à son utilisation par les modernes. D’une autre manière, Lacourcière tente de montrer à quel point est important le lien étroit entre la culture au présent et le respect du passé, même s’il reconnaît que des éléments de modernité facilitent son travail : « Ce qui nous réconcilie avec notre époque c’est qu’elle a aussi inventé des techniques qui permettent de conserver ce que, par ailleurs, elle semble s’acharner à détruire » (AFEUL, fonds Lacourcière, 9 février 1965). Barbeau et Lacourcière conçoivent le folklore comme un tout accessible à tous et connu de tous, domaine qui se devait de devenir à tout prix un objet d’étude universitaire.

Conception de la discipline : contacts, démarches et méthodes

Pour reprendre les définitions de Barbeau sur l’ethnographie et l’ethnologie, « la première se rapporte au sujet observé, la deuxième repose sur la première, mais élargit le champ d’action en s’intéressant surtout aux généralisations, à l’ensemble des particularités » (MCC, fonds Marius Barbeau, août 1945). Le folklore, lui, renvoie aux « traditions orales, qu’elles soient anciennes et qu’elles soient transmises sous une forme plus ou moins arrêtée, ou encore vivantes et plus ou moins informes » (MCC, fonds Marius Barbeau, août 1945). Le folklore est intimement lié à quasiment tous les champs de la vie sociale. « En ce domaine champêtre qui va de pair avec celui du village et de la ville, on trouve la chanson populaire, le conte, la légende, la danse, les jeux, les rimettes, les proverbes, les recettes et tout ce qui tient de l’intelligence, du souvenir, de la parole et du goût pour le plaisir et l’entrain de la société » (Barbeau 1964 : 16). Lacourcière n’en est finalement pas très loin : « […] le domaine de la science, de cette science aujourd’hui, du folklore, l’objet, son objet matériel, c’est la vie populaire dans son ensemble, toute l’étude de la vie populaire » (AFEUL, fonds Lacourcière, 1er avril 1949). Pourtant Lacourcière, par son grand souci de rigueur et sa volonté forte de démontrer, de justifier le folklore comme une discipline scientifique à part entière, cherche à déterminer des caractéristiques bien précises qui permettent de distinguer ce qui est folklorique de ce qui ne l’est pas. Neuf critères lui paraissent essentiels même si, de son aveu même, « à aucun moment, […] un fait de folklore [ne] répond à tous ces caractères […] de l’ensemble de ces caractères on déduit ce qui est folklorique de ce qui ne l’est pas » (AFEUL, fonds Lacourcière, 1er avril 1949). Est folklorique ce qui :

  • est traditionnel, c’est-à-dire transmis (par la parole ou le geste)

  • est collectif

  • est anonyme

  • possède un caractère de variabilité

  • est vivant

  • peut se comparer à d’autres faits folkloriques universels

  • est fonctionnel, « c’est-à-dire que chaque détail a son sens »

  • puise ses sources dans l’oralité

  • est une discipline au carrefour d’autres sciences humaines et sociales comme l’histoire, la géographie humaine, l’histoire littéraire, la sociologie, le droit, et même« presqu’avec toutes les autres sciences »

AFEUL, fonds Lacourcière, 1er avril 1949

C’est à Lacourcière que l’Université Laval confie la Chaire de folklore en 1944. Il n’en reste pas moins que Barbeau restera toujours la référence scientifique pour toute l’équipe, celle de l’École des archives, qui travailla avec Lacourcière. Barbeau peut être considéré comme le co-fondateur de ces Archives. Lacourcière dira d’ailleurs à son propos : « his argument on Folklore was too important to leave it outside the University, and that was quite a new idea at this time. No other Canadian University had folklore archives or folklore lectures »(MCC, fonds Marius Barbeau, 23 mars 1971).

Même si les deux hommes se retrouvent sur beaucoup de points quant à la conception de la discipline, ils éprouvent néanmoins de la difficulté à s’entendre sur la dénomination que porteront la Division et les Archives de folklore qu’ils désirent fonder. Le premier insiste pour que l’appellation porte l’étiquette géographique. Barbeau raconte : « Luc, pour sa part, insista vivement sur l’appellation Folklore canadien-français ou Folklore… joint à un autre mot pour préciser non seulement le lieu de la division à l’Université Laval mais également le nom de la publication à laquelle nous songions » (MCC, fonds Carmen Roy, « Les mémoires de Marius Barbeau, 1957-1958 »). Barbeau juge qu’ils ne sont plus novices et que le prestige dont ils jouissent depuis quelques années leur permet d’être placés sur un pied d’égalité avec la France, les États-Unis ou d’autres pays. Barbeau rêve par contre, pour la collection des volumes de recherche, d’un titre plus attrayant, moins « incolore ». Il écrit, le 26 janvier 1946, dans une lettre à Lacourcière : « Folklore est déjà, pour des gens préjugés, une poussière d’antan. Ce terme abstrait n’est d’ailleurs pas entièrement dans l’esprit toujours concret […] On y parle d’une chose, non pas d’une abstraction » (AFEUL, fonds Lacourcière, 26 janvier 1946). Lacourcière lui répondra : « Bien que le titre Archives de Folklore soit terne, je crois qu’il ne faut pas trop prêter l’oreille aux qu’en-dira-t-on. La publication vaudra par les travaux qui y seront présentés. Ce sont eux, en définitive, qui permettront de porter un jugement » (AFEUL, fonds Lacourcière, 29 janvier 1946). Centre de recherche et collection de volumes de recherche s’appelleront finalement tous deux « Les Archives de folklore ».

Contacts

Même si Barbeau et Lacourcière, profondément marqués par leur propre conception du folklore, lui-même inscrit dans des contextes différents, ont tous deux à coeur le développement de la discipline par un réseau d’échanges avec les scientifiques étrangers, leurs contacts diffèrent. Sans conteste, Barbeau demeure profondément influencé par les concepts, méthodes et théories anthropologiques de la culture. Ses études à Oxford ont favorisé certaines idées conceptuelles et théoriques qui le différencient de Luc Lacourcière. De la même façon, on ne peut nier l’influence des cours de Marcel Mauss sur la conception de la discipline de Barbeau.

Barbeau a un réseau de contacts large et diversifié. Loin de se restreindre aux folkloristes français, il collabore abondamment avec les folkloristes et anthropologues anglophones canadiens et américains. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il est d’abord anthropologue et que c’est Boas lui-même qui le guide vers la collecte des récits oraux francophones dans sa propre culture canadienne. Rien d’étonnant non plus, puisque Boas est de son côté directeur de l’American Folklore Society et du Journal of American Folklore, direction qu’il délègue à Barbeau dès 1918. Barbeau veut néanmoins faire valoir la discipline telle qu’il la conçoit au Canada français. Par exemple, en plus de nombreux articles, il prépare dix numéros thématiques canadiens, écrits en français, pour le Journal of American Folklore.

Si les contacts de Barbeau s’étendent autant aux États-Unis qu’en Europe, Luc Lacourcière, lui, correspond surtout avec des folkloristes français. Ainsi il écrit, dans une lettre adressée à Roger Lecotté en 1959 : « Laissez-moi d’abord vous dire que la triste nouvelle de la mort du maître Patrice Coirault nous a surpris et peinés profondément. Il était avec Arnold Van Gennep et Paul Delarue l’un des trois maîtres français contemporains dont les oeuvres ont le plus marqué l’orientation de notre centre de recherche » (AFEUL, fonds Lacourcière, 14 mars 1959). Là encore, il ne faut pas oublier que la toile de fond des recherches sur le folklore canadien-français reste la précarité de la langue et donc de la culture dans un pays où le français est minoritaire. La référence à cette époque n’est-elle pas : « La langue gardienne de la foi » ? Rien d’étonnant alors à ce que Luc Lacourcière entretienne de constantes relations avec certains membres du clergé, notamment ceux du monde universitaire. Il développe aussi une profonde amitié envers Paul Delarue, spécialiste du conte populaire français ; mais Lacourcière est un littéraire, on le sait, et son objet d’étude privilégié restera toujours la littérature orale. Il correspond aussi beaucoup avec de nombreux folkloristes francophones : Patrice Coireault ; Henri-Irénée Marrou, Président de l’Institut Scientifique franco-canadien à la Sorbonne ; Roger Lecotté, de la Fédération folklorique d’Île-de-France ; Charles Joisten, du Musée départemental des Hautes-Alpes au Centre alpin de recherche et d’information folkloriques ; André Varagnac, Conservateur au Musée des Antiquités Nationales ; et il a même quelques contacts avec Georges Henri Rivière qui, pourtant, contribua tant au passage, en France, du folklore à l’ethnologie. Ses contacts avec les Américains demeurent nettement moindres : Alan Dundes, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Californie à Berkeley ; Richard Dorson, au Folklore Institute de l’Université d’Indiana ; Joseph Médard Carrière, professeur au département de français de l’Université de Virginie. Mais, pour lui, ne faut-il pas d’abord élaborer un folklore d’urgence pour la francophonie avant de s’engager vers un folklore pan-canadien comme l’a fait Barbeau ? Il ne faut donc pas s’étonner que les idées et travaux des folkloristes français aient profondément marqué ses propres travaux et recherches.

Influencé sans doute par son maître Barbeau, l’idée de créer une Corporation des Folkloristes canadiens[8] germe dans l’esprit de Lacourcière en 1945. L’organisation, répartie selon les trois degrés des anciennes corporations de métiers, maîtres, compagnons et apprentis, aurait pour intention de « grouper toutes les personnes qui s’occupent des traditions populaires ; établir des contacts entre les différents folkloristes qui actuellement travaillent isolément ; former de nouveaux adeptes à la science du folklore » (AFEUL, fonds Lacourcière, 15 mars 1945). Elle serait patronnée par Notre-Dame-de-la-Recouvrance et viserait une adhésion de 140 spécialistes. Un article de l’Action catholique explique d’ailleurs, l’année suivante, la visée réunificatrice de l’entreprise : rassembler des folkloristes « non seulement dans la province et le Canada, mais partout dans le monde. Le folklore a un caractère universel, dit Marius Barbeau » (AFEUL, fonds Lacourcière, 25 novembre 1946).

Ce qui reste néanmoins du travail infatigable de Lacourcière, c’est ce lien étroit qu’il entretient avec la France, la mère patrie, lieu des origines. De manière plus imagée, on peut penser à un cordon ombilical entre Lacourcière et les folkloristes français desquels il se nourrit, tout comme il se nourrit de Marius Barbeau. Barbeau, quant à lui, entretient une foule de contacts avec les Canadiens-français, les Canadiens-anglais, les Amérindiens, les Irlandais, les Écossais, etc.

Démarches et méthodes

« Où recueillir du folklore ? » interroge Barbeau lors d’une conférence tenue en 1923. Et il enchaîne immédiatement :

partout serait la réponse, si on pouvait jamais espérer d’étudier le sujet à fond. Les villes, les campagnes, ici, ailleurs ont leur folklore. Comme il est impossible d’aller dans ce domaine incommensurable, il est bon de diriger ses efforts vers les endroits les plus aptes à procurer les meilleurs matériaux avec le moindre effort. Dans ces régions, rangs isolés, où les coutumes se conservent […].

MCC, fonds Marius Barbeau, 6 février 1923

Cet extrait montre bien sa vision quant aux lieux de folklore : tous les lieux, autant urbains que ruraux, sont témoins ou empreints de faits folkloriques. Toutefois, comme il le souligne lui-même, étant donné l’incommensurabilité du domaine, il est plus pertinent et important de s’attarder aux campagnes, régions et rangs isolés. « Le folklore proprement dit est plutôt rural ou rustique, analphabète mais non ignorant ; autrement dit, illettré mais non dépourvu de goût » (Barbeau 1964 : 16).

Barbeau, on l’a vu, prône le travail de terrain : « personal investigation in the field by trained observers is the only satisfactory method of obtaining good and extensive results » écrit-il déjà en 1918 (Barbeau dans Du Berger 1973 : 156-169)[9]. En cela, il est très proche de Bronislaw Malinowski. Il fait, en quelque sorte, de l’ethnologie régionale. Pour lui, c’est au niveau des régionalismes que les différences se font sentir. Sa formation en anthropologie le mène à étudier l’homme dans les microsociétés. En ce sens, on peut encore ici voir une ressemblance avec Van Gennep.

Il s’en prend d’ailleurs vivement à la démarche employée par les linguistes de la Société du Parler français à propos de l’étude du vocabulaire utilisé au Canada français, publiée dans le Glossaire du Parler Français. Dans de telles entreprises, il faut, dit-il, aller à la rencontre des gens et « poursuivre une recherche directe » (Barbeau 1945 : 61).

Le tout indifférencié de la langue française au Canada est une pure fiction propagée par le Glossaire du Parler français. Ce tout n’existe pas réellement ; le morcellement total ne se produisit tel que M. Rivard l’a dit. Les variations et les nuances régionales marquées dans le langage et le folklore du terroir laurentien, encore davantage des terroirs acadiens ou louisianais, demeurent encore leur trait distinctif, intéressant, invitant notre sérieuse attention. Pour n’avoir pas saisi cela, pour n’avoir pas étudié sous la dictée des gens du terroir, pour n’avoir pas recueilli des textes originaux, pour n’avoir pas examiné la phonétique à l’aide des méthodes admises, la société du Parler français a fait une oeuvre sans doute louable, mais fort imparfaite. Elle n’a pas, du fait de sa simple omission, aboli les différences régionales qui persistent, ni les éléments nombreux qu’on n’a pas encore relevés.

On n’a qu’à consulter les gens, qu’à poursuivre des recherches directes, à faire parler le conservateur authentique du langage au Canada — l’illettré, l’homme du peuple, l’habitant, le pêcheur, le descendant du colon provincial d’autrefois, les uns de la Normandie, les autres de la Loire, pour se convaincre que le relevé, tel que les linguistes l’ont poursuivi en France, reste encore à entreprendre chez nous. […] Son défaut est qu’il fut trop français, pas assez canadien. L’influence d’outre-mer, en lui, a supprimé, comme par un trait de plume distrait, une multitude de réalités qui protestent toutes de leur arbitraire effacement.

61

Il blâme aussi « l’approche des savants européens […] trop hypothétique », tout autant que celle des Américains, dont « la recherche du concret entraîne parfois au terre à terre. […] Les résultats devraient à la longue s’en ressentir. À cause de l’accumulation des faits, on oubliait l’ensemble, la généralisation. En se frottant trop le nez aux arbres, on perdait de vue la forêt » (58).

Il faut, pour lui, dépasser les études monographiques menées par les anthropologues américains pour envisager, par des analyses comparatives et en prenant en compte l’historicité des phénomènes sociaux, des études globales sur l’ensemble des cultures. C’est une école nouvelle de l’ethnologie et du folklore comparé qu’il propose ; une école qui « n’existe vraiment pas encore ; elle est de l’avenir plutôt que du présent, potentielle plutôt qu’effective, individuelle plutôt que collective ». Une école qui doit mener à la production d’une synthèse — synthèse qui restera hélas toujours à l’état de projet — et qu’il définit clairement dans ses notes de cours. 

Si, à l’instar de l’école ethnographique américaine, [l’école nouvelle de l’ethnologie et du folklore comparé] doit pousser encore plus loin, là où les vides persistent, les reconnaissances géographiques et les travaux monographiques, elle ne devra pas plus longtemps patauger dans le marasme du seul concret ; elle ne devra plus se perdre derrière les arbres qui l’empêchent de voir la forêt ; il lui faudra escalader les sommets où se présentent des vues d’ensemble sur le grand panorama de l’histoire de la culture, des langues, des races et de l’humanité.

59

Lacourcière, tout comme Barbeau, s’inscrit dans la ligne du diffusionnisme, largement utilisé par les anthropologues au début du XXe siècle. Les nombreux articles, mémoires et thèses dirigés par les membres de l’École des archives analysent contes, légendes et chansons selon la méthode historico-géographique[10]. Cette définition du folklore donnée par Lacourcière en témoigne.

Le folklore est donc une science qui regarde vers le passé, mais partant des indices actuels cherche au-delà à retrouver, à reconstituer cette vie ancienne, dans le triple but de la décrire, la comparer avec d’autres manières de vivre et enfin de l’expliquer.

AFEUL, fonds Lacourcière, 6 février 1950

Les travaux présentés dans la série Les Archives de folklore en témoignent également. Tout en montrant ses contacts avec d’autres cultures (cultures autochtones, cultures amérindiennes), les premières recherches publiées sont descriptives et visent à montrer les origines françaises de la culture canadienne-française, à retracer le chemin historique et spatial de ces faits culturels relevés pourtant au Canada français, et dans les années 1950 encore.

À défaut de synthèse, Lacourcière aussi cherche à comprendre les liens entre les faits culturels observés et recueillis au Canada français. Les recherches effectuées dans son fonds aux Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval ont permis de découvrir — et c’est aussi très visible dans certaines thèses qu’il a dirigées, celle de soeur Marie-Ursule sur la Civilisation traditionnelle des Lavalois (soeur Marie-Ursule 1951) par exemple — que ce dernier prenait pour modèle les folkloristes français tels que Sébillot et Van Gennep. De Sébillot, Lacourcière emprunte son minutieux découpage du folklore cosmique et du folklore marin, qui est un « folklore qui a trait au monde naturel, […] ce qui peut se rapporter soit au ciel, à la terre, aux eaux, rivières, etc…, fontaines, sources. La faune, la flore, le corps humain, enfin le folklore de la nature » (AFEUL, fonds Lacourcière, 1er avril 1949). Un tableau qu’il a rédigé, tiré de son fonds d’archives montre fort bien les emprunts à ces deux folkloristes. C’est aussi sur la dichotomie proposée par Van Gennep et qui résulte de son étude sur les rites de passage, appliquée tant à la vie individuelle (du berceau à la tombe) qu’au cycle calendaire (Van Gennep 1943), que s’appuie Lacourcière pour préparer son propre « Manuel du folklore canadien-français contemporain ». Malheureusement, cette synthèse ne vit jamais le jour. C’est son fonds d’archives qui, là encore, a permis de découvrir l’ensemble des tableaux qu’il avait préparés pour une éventuelle publication. Reste que, « surtout dans un domaine comme celui des coutumes, l’exploration de méthodes plus récentes semblerait bienvenue » (Carpentier 1978 : 159).

Pourtant formée par Marius Barbeau à l’instar de Luc Lacourcière, Carmen Roy reconnaît qu’une « certaine inquiétude nous habitait, malaise que pas même le doyen de notre discipline, Marius Barbeau, n’a semblé pouvoir nous faire surmonter. Peu de choses pour ouvrir nos horizons » (Roy 1982 : 12-13). La discipline et l’activité des folkloristes étaient alors définies autour de trois pôles : la cueillette ou sauvegarde, la conservation et la diffusion du patrimoine. « C’était simple. […] Rien de transcendant dans le domaine de la recherche », regrette Carmen Roy (12). Trop simple en réalité et surtout incapable de répondre aux profonds changements socioculturels des années soixante qui étaient en train de modifier le visage du Canada. Carmen Roy choisit de réagir alors que « le folkloriste ne voyait encore les faits que sous l’angle traditionnel, excluant de son champ d’observation tout ce qui s’en écartait, niant — inconsciemment bien sûr — tout ce qui voulait éclater et/ou se transformer dans les manifestations de la connaissance du peuple » (13). C’est ainsi qu’elle inaugure des recherches avec de « très humbles moyens » dès 1961 « vers les sociétés complexes (dites “ethniques” ou “minorités canadiennes”) jusqu’alors ignorées de nos anthropologues » (MCC, fonds Carmen Roy, 16 février 1971). Elle a alors de nombreux échanges avec l’ethnomusicologue américain Alan Lomax et collabore de près avec Kenneth Peacock qui recueille de la musique auprès d’une trentaine de communautés ethnoculturelles de l’Ouest canadien. Toute une équipe de chercheurs se lance avec Carmen Roy dans « l’aventure du multiculturalisme » (Carpentier 1978 : 161), dix ans avant la politique du gouvernement Trudeau et avec une certaine naïveté, « de la même façon qu’un jeune oiseau s’élance avant de pouvoir compter sur son aile » (Roy 1982 : 13). Le projet est de couvrir le territoire canadien à travers ses multiples différences ethnoculturelles, de répertorier et d’étudier l’ensemble des traditions des communautés ethniques canadiennes. En 1970, à l’initiative de Carmen Roy, la Division du folklore du Musée devient le Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle (CCECT). La recherche privilégie alors une approche multidisciplinaire face à la culture traditionnelle dans le contexte d’une société multiculturelle. « Le Centre, écrit Carmen Roy, est à la fois collectionneur, dépositaire, organe de diffusion et innovateur scientifique dans la recherche des caractéristiques ethnoculturelles du Canada » (Roy 1973 : 6). Ce caractère novateur distingue résolument les activités de recherche entreprises sous la direction de Carmen Roy de celles de l’École des archives à l’initiative de Lacourcière. Paul Carpentier n’hésite d’ailleurs pas à parler « d’une école de pensée nouvelle en folklore, celle que j’ai nommée expérimentaliste » (Carpentier 1978 : 160). Le CCECT regroupe plusieurs chercheurs issus de disciplines différentes telles que le folklore, l’anthropologie, la sociologie, la linguistique et la musicologie. Peacock, nous l’avons mentionné, mais également Helen Creighton sont envoyés sur le terrain. D’autres chercheurs se joignent progressivement au projet, au fur et à mesure que se précisent des domaines de recherche et des aires culturelles : Robert Klymasz est en charge des immigrants d’Europe de l’Est installés dans les Prairies ; Magnus Einarsson est responsable du programme germano-scandinave ; Paul Carpentier, du programme franco-roman. À la fin des années soixante, l’équipe a déjà travaillé, entre autres, auprès des communautés ethnoculturelles polonaise, lithuanienne, yiddish, doukhobor, hollandaise, suédoise, thaïlandaise, ukrainienne, norvégienne, japonaise, latvienne, haïtienne. On continue de couvrir le patrimoine canadien-français, on découvre de véritables enclaves culturelles dans les Maritimes et à Terre-Neuve, où l’héritage gaélique est encore très présent. Libre à chacun de choisir ses orientations et ses méthodes de travail. L’Université Laval reste longtemps à l’école de la collecte et de la classification, tandis que le Centre canadien d’études sur la culture traditionnelle à Ottawa opte pour le risque, la nouveauté et l’originalité dans les études de folklore. On peut parler d’une véritable ethnologie : les faits folkloriques sont désormais abordés « non plus uniquement sous l’angle de leur histoire, de leur passé, mais sous celui du milieu social afin d’y observer le rôle qu’ils y jouent et de dégager la fonction qu’ils y remplissent » (Roy 1982 :13).

Conclusion

Des deux hommes, on peut retenir certes la volonté et l’acharnement de tous les instants pour une discipline devenue une manière de concevoir le monde, de comprendre ce qui les entoure. Le folklore semble être devenu, dans leur esprit, une réflexion constante et sans fin, une philosophie, une façon d’appréhender la réalité. Tenter de comprendre la conception du folklore de Barbeau et Lacourcière permet inévitablement d’en arriver à l’ethnologie contemporaine : l’étude de toutes les cultures dans un Canada multiculturel, à l’intérieur duquel le Québec oriente plus particulièrement son regard sur la francophonie nord-américaine. Dans ce domaine, Carmen Roy aura largement contribué à ouvrir la voie à de nouvelles perspectives de recherche en ethnologie. « Notre rôle, précise-t-elle, est pourtant bien humble : il se veut de préparer la voie aux folkloristes de demain qui, faisant face à une nouvelle civilisation, auront besoin de connaître quels auront été les phénomènes de transformation de la mosaïque culturelle canadienne » (MCC, fonds Carmen Roy 1969 : 8).