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Divers travaux ont mis en évidence que la santé et la sécurité des travailleurs sont fonction, entre autres, des caractéristiques des entreprises qui les emploient et des rapports sociaux qui s’y jouent, révélant ce qu’Eakin et MacEachen (1998) appellent la production sociale de la maladie et des blessures au travail. Par exemple, en dressant un portrait de l’influence de la restructuration du marché du travail sur la santé et la sécurité du travail (SST) dans les pays industrialisés, Quinlan (1999) rapporte de nombreuses études mettant en évidence les problèmes de SST associés à la sous-traitance (outsourcing) (voir par exemple Mayhew, Quinlan et Ferris, 1997). L’auteur fait également état de travaux selon lesquels la fréquence des accidents est plus élevée dans les petites entreprises, comme l’indique une étude québécoise (Champoux et Brun, 1999 : 4). Ces observations contribuent à définir le risque comme un phénomène non strictement « technique », mais social.

Par ailleurs, des études qui s’intéressent à l’efficacité des interventions préventives (celles de l’État via les agences d’inspection et la législation, celles des organismes conseil, celles d’acteurs des milieux de travail eux-mêmes, etc.) mettent en évidence l’influence du contexte de chaque établissement sur le processus des interventions (par exemple, Allard et al., 2000) et sur leurs effets (par exemple, Lemire, 1996). C’est un enjeu important de l’efficacité des politiques publiques en matière de SST : par exemple, Saari et al. (1993), analysant l’implantation du système d’information sur les matières dangereuses utilisées au travail (SIMDUT), constatent que le recours à des ressources de conseil externe contribue à la mise en oeuvre adéquate de ces dispositions légales, mais que parmi les établissements qui auraient les plus grands besoins, certains implantent le SIMDUT de la manière la moins susceptible de générer les effets attendus. La modulation des interventions en fonction des caractéristiques du contexte, de manière à en maximiser les retombées, est une préoccupation des intervenants externes en SST, comme le montrent par exemple les réflexions de Carpentier-Roy et al. (2001) sur l’intervention dans les petites entreprises.

La question qui nous intéresse ici est donc de comprendre quelle est l’influence du contexte sur les possibilités que des changements favorables à la prévention soient produits, à l’occasion d’interventions externes en SST. Elle a été traitée dans le cadre d’une étude[1] portant également sur l’influence des caractéristiques de l’intervention elle-même. Nous avons analysé des interventions réalisées par des conseillers de quatre associations sectorielles paritaires en SST. Douze organisations de ce type, dirigées par un conseil d’administration constitué à parts égales de représentants des associations patronales et syndicales d’un ou de plusieurs secteurs d’activité économique, offrent des services de formation, d’information, de conseil et d’assistance techniques, et initient ou collaborent à des recherches et à des activités de développement. Leur financement est assuré par une cotisation obligatoire des employeurs.

L’examen du rôle joué par le contexte propre à chaque milieu de travail nous amènera à souligner l’apport des ressources externes en SST, à discuter de la portée et des limites du principe d’autorégulation tel que mis en oeuvre actuellement dans le régime québécois de prévention, de manière à éclairer la réflexion sur les mesures pouvant favoriser une meilleure protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et travailleuses.

Cadre théorique et modèle

Le cadre théorique de l’étude s’appuie sur trois sources complémentaires : les travaux de Dawson et al. (1988), qui fournissent les concepts de « capacités » et de « dispositions » (ou enjeux) en prévention ; des éléments de la théorie de la segmentation du marché du travail (voir Peck, 1996 pour une synthèse comparative de différentes formulations de cette théorie), permettant de définir de manière synthétique les caractéristiques structurelles des entreprises dans lesquelles s’inscrivent ces capacités et dispositions, des emplois qu’elles offrent et des travailleurs qu’elles emploient, et les travaux de Reynaud (1988, 1991, 1997) qui éclairent les relations entre les acteurs en milieu de travail. Ainsi, sur la base d’études de cas dans trois secteurs, Dawson et al. (1988 : 249) concluent que l’efficacité de l’approche d’autorégulation qui fonde le régime de SST mis en place en Grande-Bretagne dans les années 1970 est directement liée aux dispositions (willingness) et à la capacité (capacity) des entreprises à agir en prévention. On peut regrouper les facteurs identifiés par ces auteurs comme modulant ces capacités et ces dispositions en deux catégories, soit ceux d’ordre structurel (taille, situation économique, importance de la sous-traitance, etc.) et ceux liés aux régulations de la SST dans les rapports entre les acteurs (niveau d’organisation syndicale, relations de travail, contexte légal et politique).

Différents travaux font état d’une association entre le taux de lésions, d’une part, et, d’autre part, des caractéristiques « structurelles » des entreprises et de la main-d’oeuvre, par exemple la taille (Champoux et Brun, 1999), le taux de roulement (Rinefort et Van Fleet, 1998) et le statut d’emploi (Quinlan, 1999). La théorie de la segmentation du marché du travail cherche à expliquer comment ce dernier se structure. Étant donné les objectifs visés ici, c’est-à-dire une caractérisation simple du contexte « structurel » dans lequel ont lieu les interventions, nous n’en retenons que la formulation minimale présente dans les travaux référant à cette théorie pour expliquer les lésions professionnelles et l’organisation de la prévention. On y oppose deux segments du marché du travail (alors que d’autres formulations distinguent des segments intermédiaires) : le segment primaire serait typiquement représenté par les grandes entreprises syndiquées, au personnel masculin, blanc, qualifié, d’âge moyen (ni « trop jeune », ni « trop vieux »), alors que le segment secondaire regrouperait des milieux de travail, des emplois et des travailleurs aux caractéristiques inverses. La formulation élémentaire retenue ici ne permet pas, entre autres choses, de rendre compte adéquatement de la situation de différentes catégories de travailleurs au sein d’une même entreprise (peu et très qualifiés, par exemple), du rôle du statut d’emploi, et seulement partiellement du rôle du genre. Elle fournit cependant déjà des indications pertinentes quant à la construction sociale de la SST. Ainsi, Graham et Sakow (1990) montrent que les travailleurs du segment secondaire du marché du travail expérimentent, dans l’ensemble, des niveaux de risque plus élevés que ceux du segment primaire. Dorman (2000) rapporte également une série de travaux de recherche qui associent les caractéristiques de l’emploi dans le segment secondaire à des risques plus importants, bien que ces études n’examinent ces caractéristiques qu’une à une : travail à contrat, roulement élevé, petite taille de l’entreprise, autonomie réduite, faible sécurité d’emploi, salaires peu élevés, main-d’oeuvre issue de minorités ethniques ou raciales, peu qualifiée, etc. Ces caractéristiques structurelles sont, entre autres, le produit « sédimenté » de choix stratégiques, par exemple quant à la gestion des ressources humaines. Elles ne suffisent pas à rendre compte des rapports sociaux qui se jouent dans le milieu de travail, bien qu’elles en définissent le cadre. Simard et Marchand (1997) observent par exemple que le degré d’appartenance d’une entreprise au segment secondaire affecte négativement la cohésion des groupes de travailleurs, le degré de gestion participative du superviseur et l’organisation de la SST ; or, ils constatent que ces deux premières variables influencent le degré de prudence et d’initiative sécuritaire des travailleurs.

Pour rendre compte des rapports sociaux et de leur influence en SST, nous avons eu recours aux travaux de Reynaud (1988, 1991, 1997), qui utilise le concept de « régulation » pour comprendre la dynamique des organisations, en identifiant deux types : les régulations de contrôle, imposées de l’extérieur par une autorité, quelle qu’elle soit, en s’appuyant sur la relation de subordination ou la relation fonctionnelle, et les régulations autonomes, qu’un groupe (ex. un collectif de travailleurs) définit par lui-même et essaie de faire respecter. La régulation effective est le produit de la rencontre entre ces sources de régulation. Reynaud distingue également la régulation conjointe : par exemple, les règles définies par un syndicat et un employeur (ou les deux parties d’un comité de SST). Pour marquer la différence entre les « codécisions » (qui ne présupposent pas une égalité de pouvoir) et les autres processus par lesquels un acteur en influence un autre, nous avons eu recours, comme Carballeda (1997), aux concepts définis sur la base des travaux de Reynaud par Lompré et de Terssac (1995). Ces derniers proposent :

[…] de distinguer deux logiques dans la définition des règles qui renvoient à des modes de confrontation spécifiques […] : la régulation froide qui renvoie à une certaine institutionnalisation des règles qui sont des accords généraux, un cadre pour l’action formé de métarègles, et la régulation chaude qui renvoie à une confrontation permanente à propos de la définition de règles d’organisation pertinentes pour la réalisation d’un travail donné.

p. 261

Il s’agit donc d’examiner, à travers les technologies, les aménagements, l’organisation du travail et de la prévention, comment les rapports entre les acteurs ont structuré les règles plus ou moins formelles qui organisent les activités de travail et définissent les conditions de SST dans un milieu de travail donné. L’idée de régulation ne correspond donc pas ici à celle d’équilibre ; elle représente ce que font les différents acteurs avec la relation entre le travail et la santé ; ses conséquences négatives peuvent être plus, ou moins, externalisées par l’entreprise (i.e. reportées sur les travailleurs, dans les activités de travail et dans la sphère privée, ou assumées par la société via les services de santé et les protections sociales), ou internalisées (i.e. assumées par l’entreprise), par l’intégration de la prévention et l’indemnisation.

Modèle théorique

Le modèle présenté à la figure 1 a été construit selon une approche à la fois inductive et déductive. Elle s’inspire des propositions d’Eisenhardt (1989) qui visent à élaborer une « théorie » à partir d’études de cas, et se veulent une synthèse de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967), de l’étude de cas (Yin, 1984) et de méthodes qualitatives pour la comparaison entre les cas (Huberman et Miles, 1991). Le contexte de l’intervention est précisé par des facteurs internes et externes à l’établissement. Les facteurs externes correspondent aux caractéristiques du régime de SST et de sa mise en oeuvre (entre autres par l’action d’inspecteurs). Quant aux facteurs internes, on y retrouve les caractéristiques structurelles de l’établissement, soit la taille de l’entreprise et de l’établissement, le niveau de salaire à l’entrée de la catégorie professionnelle la plus nombreuse, la stabilité ou l’instabilité d’emploi, la composition hommes-femmes et ethnique et le niveau de qualification de la main-d’oeuvre. Les « capacités » et les « dispositions » s’expliqueraient à la fois par des facteurs structurels et par les relations entre les acteurs à l’échelle de l’entreprise, du secteur d’activité économique et de la société, dans une période économique et politique donnée. Chacun de ces éléments se modifie dans le temps, d’où le concept de trajectoire (voir Strauss, 1993).

Dans ce modèle, les changements dépendent de caractéristiques du contexte et de l’intervention elle-même, cette dernière se modulant en partie en fonction de ce contexte (d’où les flèches dans les deux sens). Les caractéristiques des interventions[2]ne sont pas traitées ici. Les changements étudiés ne sont pas les effets finaux attendus (le plus souvent la réduction des lésions professionnelles et des symptômes) mais plutôt des effets intermédiaires, soit la réalisation des propositions qui concernent l’objet de l’intervention, i.e. la modification des conditions d’exercice du travail, ou l’implantation des activités de prévention.

Figure 1

Modèle d’analyse

Modèle d’analyse

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Méthodologie

Afin de maximiser la diversité des établissements, quatre associations sectorielles paritaires (ASP) parmi les douze existantes ont été sollicitées, soit : Préventex (2 cas), qui couvre les secteurs du textile primaire et de la bonneterie ; l’Association sectorielle Fabrication d’équipements de transport et de machines (ASFETM) (2 cas) ; l’Association pour la santé et la sécurité du travail, secteur affaires sociales (ASSTSAS) (2 cas), desservant les hôpitaux, les centres d’hébergement et de soins de longue durée, etc., et l’Association paritaire du secteur affaires municipales (APSAM) (1 cas). La sélection des cas est assimilable à un échantillonnage raisonné, visant à retenir ceux qui éclairent le mieux les différentes dimensions sous-tendant la question de recherche : chaque conseiller des associations participantes était libre de proposer des cas, au fur et à mesure que des possibilités d’intervention se présenteraient ; les interventions devaient se répartir en fonction de variables du modèle théorique initial. Comme le montrent les tableaux 1 et 2, nous avons cessé d’accepter des cas lorsqu’une diversité suffisante a été atteinte, ou après avoir constaté que cela serait difficile pour certaines variables, comme la taille. Un seul établissement a refusé de participer ; deux n’ont pas retourné les appels. Une étude de cas a été interrompue en raison de problèmes dans l’entreprise, non reliés à l’intervention. Malgré nos demandes, nous n’avons accompagné un conseiller que dans une seule entreprise non syndiquée, qui a par ailleurs connu une demande d’accréditation en cours d’intervention. L’échantillon ne comprend pas d’organisation de cinquante travailleurs et moins, mais une de moins de cent employés.

Comme le montre le tableau 2, chaque cas peut être situé dans une ou plusieurs catégories selon la nature de l’intervention, définie par le moyen retenu initialement pour faire face au problème de SST à son origine, plutôt que par la nature de ce problème. D’autres moyens ont pu s’ajouter par la suite. Des comparaisons sont donc possibles chaque fois entre plusieurs interventions utilisant le même « moyen ».

La première étude de cas a débuté en septembre 1999 et les dernières au printemps 2000. Les observations et les entrevues ont été terminées en septembre 2001, s’étendant sur une période allant de dix à vingt-deux mois selon l’établissement ; trois interventions étaient toujours en cours au moment de terminer l’étude (B, C et E), leur objet supposant un accompagnement à long terme. Dans tous les cas, des propositions de changement ont été formulées, acceptées ou refusées, certaines réalisées, d’autres pas, les matériaux recueillis apparaissant suffisants pour faire ressortir des tendances quant à l’influence du contexte.

Tableau 1

Caractéristiques des six établissements où ont eu lieu les sept études de cas au début de l’intervention

Caractéristiques

A

B

C

D

E

F et G

Taille de l’organisation*

grande

moyenne

moyenne

moyenne

moyenne

grande

Taille de l’établissement

grande

moyenne

moyenne

moyenne

moyenne

moyenne

Présence d’un CPSST

oui

oui fonctionnement interrompu

non

oui

oui

oui fonctionnement interrompu

Présence d’un syndicat dans l’établissement

oui

oui

non

oui

oui

oui

Obligation d’élaborer un programme de prévention et de mettre en oeuvre un programme de santé

non

oui

non

non

non

oui

* Critère utilisé par Champoux et Brun (1999) soit petite entreprise : 50 travailleurs et moins, moyenne entreprise : de 51 à 250 travailleurs, grande entreprise : plus de 251 travailleurs.

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Tableau 2

Nature des interventions étudiées et des moyens d’action définis au début de l’intervention, durée des interventions et de leur étude

Nature des interventions étudiées et des moyens d’action définis au début de l’intervention, durée des interventions et de leur étude

* Par la suite, d’autres moyens peuvent avoir été convenus et éventuellement mis en place, comme dans le cas B, la formation sur l’entrée en espace clos. Pour un portrait de l’ensemble des propositions soumises/implantées, voir la figure 3 et http://www.irsst.qc.ca/fr/ _publicationirsst_100042.html, p. 126, tableau 10.

** Système d’information sur les matières dangereuses utilisées au travail.

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Nous avons réalisé des observations (non participantes, la chercheure n’intervenant pas elle-même) lors des visites des conseillers dans les établissements (43 événements tels des réunions, visites de postes, inspections, etc.) pour lesquelles nous disposons de notes manuscrites rapportant les activités et échanges. Tout au long des interventions observées, nous avons effectué 50 entrevues semi-dirigées avec des acteurs des établissements et 8 entretiens téléphoniques dont les principaux éléments étaient transcrits en direct. Les acteurs interviewés sont autant des interlocuteurs des conseillers que des personnes qu’ils rencontrent peu ou pas, mais pouvant influencer l’intervention et l’issue des propositions de changement. Nous avons procédé à 26 entrevues et 41 entretiens téléphoniques avec les conseillers tout au long de leurs interventions. Enfin, 10 autres entrevues et 8 entretiens téléphoniques avaient pour objectif la validation de l’analyse par les conseillers. Au total, 186 sources ont ainsi été dépouillées. Nous avons aussi recueilli les documents échangés entre l’ASP et le milieu de travail, des rapports d’intervention, comptes rendus de réunions, plans, photos, procès-verbaux des réunions de comités paritaires de santé et de sécurité du travail (CPSST), rapports annuels, journaux et informations recueillies sur les sites Internet des établissements, etc. Chaque proposition de changement énoncée par un acteur de l’établissement ou par le conseiller (« on devrait faire ça… ») était notée et son issue (acceptation par les différents acteurs et réalisation ou non) suivie jusqu’à la fin de l’intervention du conseiller ou de notre étude, selon le cas. Les établissements et les interventions sont décrits plus en détail dans un rapport de recherche disponible dans Internet (Baril-Gingras, Bellemare et Brun, 2004).

Nous avons utilisé une matrice d’analyse intra et inter-cas de forme « prédicteurs–résultats » (Huberman et Miles, 1991 : 302) ou « process-outcome » (Patton, 1990 : 415). Nous avons eu recours au procédé d’induction analytique proposé par Becker (1998) (voir également Mucchielli, 2004) pour générer des propositions puis les valider itérativement sur chaque cas ; ces propositions sont émises sous la forme « si telle caractéristique est présente, alors… des changements sont (ou ne sont pas) produits ». Un deuxième procédé de comparaison est inspiré de l’évaluation faite par Allard (1996) quant à la réalisation des programmes de santé spécifiques aux établissements (PSSE) prévus par la législation québécoise ; l’auteur positionne chaque cas sur deux axes, le premier exprimant le degré de réalisation du PSSE, le second celui de la prise en charge par l’établissement, ici le degré de développement des activités en prévention.

Résultats

Caractéristiques structurelles et développement des activités de prévention

Le tableau 3 décrit les caractéristiques structurelles des établissements qui permettent de les positionner en rang[3] les uns par rapport aux autres, quant à chacun des critères retenus pour constituer un axe théorique opposant certaines des caractéristiques des segments primaire et secondaire du marché du travail. La syndicalisation n’a pas été retenue ici étant donné que le seul établissement non syndiqué a connu une demande d’accréditation au cours de l’étude. Les établissements se répartissent d’un pôle à l’autre de cet axe théorique, de la manière suivante : quant à la taille de l’organisation, de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs à moins d’une centaine ; quant à la taille de l’établissement, de quelques milliers à moins de cent ; quant au niveau de qualification des travailleurs, d’une exigence minimale d’un diplôme d’étude collégiale pour le corps d’emploi le plus nombreux, à une majorité d’employés n’ayant pas complété onze ans d’études ; quant à la composition en termes d’hommes et de femmes, d’une main-d’oeuvre entièrement masculine à un personnel majoritairement (75 %) féminin dans l’établissement, ou entièrement dans le service concerné ; quant à la composition ethnique, d’un personnel entièrement « blanc » et francophone à un personnel à plus de 90 % noir, asiatique ou d’Amérique centrale ; quant au niveau de salaire, soit, pour le salaire à l’entrée (1er échelon) de la catégorie d’emploi la plus nombreuse, de très légèrement au-dessus du salaire minimum à près de deux fois et demi ce montant horaire ; quant au roulement du personnel, de 1 à 2 % par an à 175 à 200 %.

À la figure 2, chaque établissement est situé sur deux axes. Cette représentation graphique a pour objectif de synthétiser les données recueillies. Elle ne vise pas à tirer des conclusions statistiques, ce que les données ne permettent pas. L’axe horizontal classe les établissements par rang quant à leurs caractéristiques structurelles, à partir des données du tableau 3. Les pôles de cet axe horizontal sont les caractéristiques des segments secondaire et primaire du marché du travail. L’axe vertical situe les établissements quant au développement de leurs activités en prévention, celles-ci étant ordonnées en rang en fonction des capacités requises par l’activité la plus exigeante en place avant l’intervention. Ce sont ici les exigences en termes de temps, de compétences et d’efforts de coordination, plutôt que les coûts, plus variables dans une même catégorie de mesures et d’une importance relative aux caractéristiques de l’établissement. Les pôles de l’axe vertical sont l’externalisation (de l’entreprise ou l’organisation vers les salariés, l’État et la société en général) et l’internalisation (par l’entreprise) des coûts de la santé et de la sécurité et des conséquences éventuellement négatives du travail sur la santé[4].

Tableau 3

Classement par rang des caractéristiques structurelles des établissements

Critères

Rang

cas A

cas B

cas C

cas D

cas E

cas F et G

Taille de l’organisation (ou de l’entreprise)(plus grande = 6)

5

4

2

3

1

6

Taille de l’établissement(plus grande = 6)

6

5

3

4

1

2

Niveau de qualification des travailleurs dans l’établissement(plus grand = 6)

6

5

2

2

4

2

Composition de genre de la main-d’oeuvre (plus masculine= 6)

1

6

2,5

2,5

4,5

4,5

Composition ethnique de la main-d’oeuvre (plus « blanche » = 6)

4

4

1,5

4

6

1,5

Niveau de salaire à l’entrée de la catégorie la plus nombreuse(plus élevé = 6)

5

6

2

3

4

1

Stabilité d’emploi(roulement le moins élevé = 6)

4

5,5

1

4

5,5

4

Total

31

35,5

14

22,5

26

19

Rang global

5

6

1

3

4

2

Caractéristiques correspondent fortement au segment…

primaire

primaire

secondaire

position intermédiaire

position intermédiaire

secondaire

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Figure 2

Degré de développement des activités en prévention pour chacun des établissements selon leurs caractéristiques structurelles avant l’intervention

Degré de développement des activités en prévention pour chacun des établissements selon leurs caractéristiques structurelles avant l’intervention

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La figure 2 suggère donc la présence de deux phénomènes complémentaires. Premièrement, l’opposition marquée entre les cas C, F et G (salaires peu élevés, travailleurs peu qualifiés, etc.) d’une part, et les cas A et B d’autre part (salaires plus élevés, travailleurs plus qualifiés, etc.) supporte l’hypothèse d’une influence des caractéristiques structurelles des établissements sur le degré de développement de leurs activités en prévention au moment où commence l’intervention, celui-ci augmentant quand les caractéristiques structurelles de l’établissement s’apparentent aux caractéristiques du segment primaire du marché du travail. Cependant, la tendance vers les caractéristiques du segment primaire ne garantit ni un degré élevé d’organisation en prévention ni son efficacité. On considérera plus loin le rôle des rapports sociaux dans chaque lieu de travail, qui apparaissent influencés mais non déterminés par ces caractéristiques structurelles. Deuxièmement, on note que dans les cas D et E, la collaboration soutenue entre les établissements et l’ASP a contribué à un développement plus important des activités en prévention ; dans les autres établissements, soit il n’y avait pas eu d’intervention auparavant (B, F et G), soit elles n’avaient pas été de cette ampleur au cours des dernières années.

Quant à ce second phénomène, l’étude des cas met cependant en évidence que les choix stratégiques qui participent à définir les caractéristiques structurelles d’une entreprise (un contexte ne favorisant pas la stabilité d’emploi, par exemple) peuvent être en contradiction avec le besoin, reconnu par la direction elle-même, d’améliorer la situation en SST, compris comme une condition d’améliorer la productivité. Ainsi, dans le cas C, l’intervention est issue de la volonté de l’entreprise de transformer ses relations avec les employés afin de stabiliser le personnel et d’atteindre les niveaux de productivité attendus ; par contre, les conditions salariales qu’elle offre aux travailleurs, dans un contexte de compétition très forte avec des entreprises implantées dans les pays du Sud, contribuent au roulement très élevé. Celui-ci explique à la fois la motivation à agir en prévention et les difficultés à obtenir des résultats. On verra que cette intervention n’efface pas les contradictions structurelles qui l’ont générée, bien qu’elle contribue à des changements favorables à la prévention.

L’influence des caractéristiques structurelles des établissements doit être comprise en tenant compte de la trajectoire (voir figure 1) des établissements et des secteurs d’activités auxquels ils appartiennent, qui participe à expliquer la genèse des interventions. Ces trajectoires sont entre autres le produit de stratégies de gestion, c’est-à-dire de choix technologiques, d’organisation de la production ou du service et de gestion des ressources humaines, s’inscrivant dans les rapports sociaux propres au milieu de travail et une période économique, sociale et politique particulière. Le cas E illustre la situation où ces trajectoires structurelles ont un effet positif pour la prévention : les caractéristiques des organismes de service de ce sous-secteur tendent globalement à se déplacer du segment secondaire vers le segment primaire ; la taille des organisations et les qualifications exigées de sa main-d’oeuvre augmentent. Ces transformations découlent en grande partie de règles définies par l’État quant à la qualité des services. La syndicalisation s’y est fortement accrue et l’amélioration de la SST est directement liée à l’importance accordée à ces questions par des syndicats très revendicateurs. L’action de l’ASP s’inscrit dans cette trajectoire, en participant à la conception d’équipements et d’aménagements sécuritaires et à la formation. L’intervention étudiée pourrait contribuer à la structuration de l’organisation du travail en cours, en définissant des principes qui devraient la guider, afin de prévenir les agressions. Elle s’inscrit ainsi dans une perspective d’amélioration de la qualité des services. La genèse du cas G peut aussi être reliée à la trajectoire de cet établissement, qui aurait pu avoir une influence positive en prévention, n’eût été sa fermeture par la maison mère. Ici, c’est une préoccupation pour la fluidité de la production qui amène à qualifier un plus grand nombre de travailleurs, par la formation à la conduite sécuritaire des chariots élévateurs.

Ces deux exemples illustrent une situation où les « évolutions structurelles » ont une influence positive en prévention. Cependant, d’autres changements structurels observés peuvent introduire de nouveaux risques, et affecter les capacités d’agir en prévention : ainsi, dans le secteur où se trouvent les établissements C et D, la tendance est à la diminution de la taille des entreprises, limitant les ressources professionnelles dédiées à la prévention. La fragilisation des emplois, par la concurrence plus directe avec les entreprises implantées dans les pays du Sud en particulier, apparaît comme un obstacle important à l’amélioration des conditions de SST. Le cas D illustre les effets paradoxaux et potentiellement négatifs de la trajectoire structurelle des établissements sur la SST. Au fil des ans, certaines opérations y ont été mécanisées, de manière à augmenter la productivité et à réduire les coûts de production. Cela a eu pour effet secondaire de réduire la pénibilité du travail associée aux manutentions des produits. Cependant les cadences ont augmenté, ce qui est évoqué comme problématique par les travailleurs et les représentants syndicaux. Par ailleurs, si la production a augmenté, le nombre d’employés a diminué et les mises à pied temporaires sont plus longues. De fait, plusieurs des transformations actuelles du marché du travail sont interprétées comme introduisant de nouveaux risques, rendant plus difficiles l’action en prévention à l’échelle des entreprises comme des politiques publiques (Quinlan, 1999).

Le degré de développement des activités de prévention et l’issue des interventions

La figure 3 situe les activités de prévention proposées (flèches blanches) au cours de l’intervention dans chacun des établissements. Les activités dont l’implantation est complétée ou en cours à la fin de l’étude sont représentées respectivement par les flèches grisées et en pointillé. De manière générale, les activités les plus facilement réalisées (parmi celles complétées au moment où se terminent nos observations) correspondent aux capacités requises par des activités déjà en place, ou sont moins exigeantes. Elles utilisent des capacités déjà présentes, sans supposer le développement de nouvelles compétences, structures ou autres. Or, certaines interventions nécessitent le développement de nouvelles capacités : par exemple, dans le cas B, l’élaboration et la mise en oeuvre de procédures de sécurité passent par des compétences nouvelles, l’ajout de nouvelles tâches et des changements dans l’organisation des relations entre les acteurs, entre autres pour une procédure de cadenassage, nécessitant la collaboration entre les travailleurs qui entretiennent des systèmes et ceux qui les opèrent. Sur la base des interventions étudiées et de l’histoire de l’organisation de la prévention dans l’ensemble des établissements, on peut ainsi préciser quelles sont les capacités nécessaires pour chaque type d’activité. Elles sont présentées en ordre croissant quant aux capacités requises.

Figure 3

Degré de développement des activités proposées et réalisées au cours de l’intervention pour chacun des établissements

Degré de développement des activités proposées et réalisées au cours de l’intervention pour chacun des établissements

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  1. La fourniture d’équipements de protection individuelle (ÉPI). C’est l’activité la plus simple pour l’employeur, une fois les équipements adéquats identifiés. En dehors d’une intervention externe (ASP ou équipe de santé au travail du réseau public), l’employeur peut repérer ce qui est prescrit par la réglementation ou suggéré par les fournisseurs de produits, ce qui ne garantit pas que les EPI sélectionnés protègent alors adéquatement des risques présents dans les conditions réelles de travail, qu’il soient « utilisables », utilisés correctement et donc véritablement efficaces. Les activités qui permettraient de s’en assurer relèvent de la mise en place de procédures ou systèmes, par exemple un véritable programme de protection respiratoire.

  2. La formation des travailleurs en SST. Si elle n’est pas intégrée dans un ensemble d’activités touchant d’autres dimensions de la situation de travail et dans un plan allant de l’identification des risques à l’évaluation des effets, la formation des travailleurs est parmi les activités les moins exigeantes pour l’employeur : il s’agit d’un investissement ponctuel en temps, de l’organisation des libérations et parfois de l’arrêt des opérations. Elle vise le plus souvent le développement de nouvelles compétences chez les travailleurs. Cependant, lorsqu’elle n’est pas l’occasion d’initier des actions à la source et la mise en oeuvre des procédures et systèmes qu’elle est supposée soutenir, la formation ne fait par contre pas appel à de nouvelles compétences chez le responsable SST et les superviseurs, ni à d’autres ressources en temps ou économiques. Les changements correspondent alors à ce qui est directement réalisable par les travailleurs, sans que les conditions de l’intégration à la pratique ne soient nécessairement présentes. On observe cependant qu’au-delà des modifications de comportement, la formation peut entre autres générer une action collective sur les conditions mêmes du travail, correspondant à la catégorie suivante.

  3. Les actions d’élimination à la source et de contrôle des risques par le biais des aménagements et des équipements et la protection collective. Cette fois, il s’agit d’activités qui font aussi appel à d’autres acteurs que les seuls travailleurs. Dans certains cas, les compétences spécifiques requises pour l’analyse de la situation, le diagnostic et la recherche de réponses doivent être apportées par le conseiller externe. L’ampleur, le développement nécessaire et les coûts de ces mesures peuvent être un obstacle, selon les caractéristiques structurelles des établissements. Cependant, l’implantation de ces mesures peut, comme les activités précédentes, ne pas faire appel à des capacités différentes de celles déjà présentes chez le personnel des services techniques, par exemple. Elles peuvent aussi être réalisées par le recours ponctuel à des maîtres d’oeuvre externes. Il arrive que la prévention par l’élimination ou le contrôle des risques soit un effet secondaire de changements touchant les aménagements et équipements, visant d’abord à augmenter la productivité ou la qualité. Cependant de tels objectifs peuvent aussi avoir des effets adverses sur la SST.

  4. L’implantation et le maintien de systèmes, de procédures ou de mesures concernant l’organisation du travail. Il s’agit donc ici de certaines mesures d’identification ou de contrôle des risques comme l’enquête et l’analyse des accidents, le SIMDUT, une procédure d’entrée en espace clos, une révision de l’organisation du travail, etc. Ce type de mesure suppose généralement des changements dans les activités régulières ou l’ajout de nouvelles tâches, qui peuvent nécessiter l’intégration de connaissances en SST, les conditions de leur transfert dans la pratique (la fourniture d’ÉPI, des actions à la source) et la coordination de l’action de plusieurs personnes. De ce fait, les observations suggèrent que leur maintien peut être exigeant. Il faut aussi noter que certaines mesures qui concernent l’organisation du travail peuvent simplement diluer l’exposition et introduire de nouvelles difficultés, alors que des changements plus profonds seraient requis ; leur introduction se substitue parfois aux mesures touchant les équipements ou aménagements et à une réorganisation orientée par la prévention.

  5. La mise en oeuvre d’un plan d’action en SST, comprenant diverses activités parmi les précédentes, dont les dernières (4). Il s’agit d’une liste d’actions jugées prioritaires, sur la base de problèmes existants dont des accidents ou des incidents, ou de problèmes connus dans le secteur, sans que ce plan s’appuie nécessairement sur une analyse systématique des risques comme le suppose l’étape suivante. Cela requiert l’utilisation et éventuellement le développement des capacités propres aux activités précédentes.

  6. L’identification systématique des risques, fondant un programme de prévention intégré. C’est ce qui distingue le programme de prévention, dans sa forme prescrite par la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), des plans d’action adoptés dans les établissements visités. Le seul ayant procédé par le passé à une opération ayant l’objectif d’identifier les risques de manière systématique est celui où se déroule le cas B, du fait qu’il est couvert par la réglementation sur le programme de prévention. Ces activités font appel à la fois à une connaissance pratique du milieu et à des capacités spécialisées en SST. L’analyse du cas B, où l’intervention vise la mise à jour du programme de prévention, illustre les obstacles qui peuvent être rencontrés par les milieux de travail pour la mise en place d’une telle activité : les limites de la formation des ressources internes quant à certaines activités de prévention, et celles du temps octroyé pour ces activités qui sortent des tâches habituelles. Le suivi effectué par le conseiller et la mobilisation des membres du comité de SST seront des facteurs importants pour les surmonter.

Les résultats exposés à la figure 3 suggèrent ainsi que les activités de prévention peuvent être regroupées en trois grands stades de structuration de la prévention. L’axe vertical ordonne déjà les activités de prévention selon les capacités ou ressources requises. Les trois stades, regroupant de une à trois activités, sont délimités par les lignes horizontales pleines. Le passage de l’un à l’autre représenterait un saut qualitatif pour la prévention. Le stade I  correspondrait à la fourniture d’équipements de protection individuelle (1) ; la formation des travailleurs (2) ; des actions d’élimination à la source, de contrôle ou de protection collective (3). Le stade II comprendrait la mise en place d’activités de prévention récurrentes, soit des procédures, des systèmes (comme le SIMDUT) et des actions sur l’organisation du travail (avec la réserve émise précédemment sur ce dernier élément) (4) et la mise en oeuvre d’un plan d’action en prévention (5), comprenant un ensemble de mesures parmi les précédentes. Le stade III concernerait l’identification systématique des risques, fondant un programme de prévention intégré, incluant l’ensemble des activités correspondant aux stades précédents (6).

L’issue des propositions de changement découlerait entre autres de l’ampleur de l’écart entre les activités déjà en place (et les capacités rendues disponibles pour ce faire) et les capacités que nécessitent les activités à mettre en oeuvre. Les programmes fondés sur une approche de santé publique et l’enseignement aux professionnels en SST, comme les dispositions légales, définissent une démarche commençant avec l’identification et l’évaluation des risques, et se poursuivant avec des mesures d’élimination à la source, sinon de contrôle par des moyens passifs (intégrées à la technologie) puis actifs (des procédures, des méthodes, nécessitant la formation des travailleurs) et, en dernier recours, la fourniture d’équipements de protection individuelle. Le processus « spontané » de structuration de la prévention observé ici suit plutôt une logique orientée par le niveau de ressources nécessaire à chaque type d’activité préventive. À moins que des activités n’aient été imposées par l’inspectorat, induites par la réglementation et soutenue par une dynamique interne, ou mises en place du fait d’un accompagnement soutenu par le conseil externe, la structuration de la prévention ne suit pas cette logique rationnelle, fondée sur l’efficacité préventive de chaque mesure, mais plutôt celle des capacités requises. Cela renforcerait la nécessité que la législation prescrive des mesures quant à l’organisation de la prévention tel qu’un programme de prévention, et celle de dispositions visant à assurer la présence de ressources formées en prévention dans les établissements et la représentation des travailleurs dans ce domaine ; de même, cela supporterait la pertinence du conseil externe comme celui des ASP pour soutenir ces activités.

Les régulations des risques dans les rapports entre acteurs collectifs

Pour comprendre le contexte des interventions, il nous reste à examiner comment, dans le cadre défini par les caractéristiques structurelles des établissements, les acteurs sociaux régulent les risques du travail, par leur action propre et dans leurs relations entre eux. Les modes de régulation de la SST observés peuvent être situés les uns par rapport aux autres sur un axe[5] dont l’un des pôles est l’« inorganisation », qui est entre autres une cause et une conséquence de la « sortie » que représente le roulement de la main-d’oeuvre, pouvant générer le « healthy worker effect », phénomène par lequel les conditions de travail difficile produisent une sélection de ceux ou celles qui sont capables d’y résister, souvent au prix d’effets à plus long terme. Bien sûr, la possibilité de « sortir » dépend de la situation sur le marché du travail. L’autre pôle, soit l’« organisation »[6], est associé à la constitution des travailleurs en acteur collectif, permettant l’expression des travailleurs autour des questions de SST, soit informellement (entre superviseurs et travailleurs), soit formellement (par le biais d’un CPSST, de négociations entre un syndicat et un employeur, etc.). Le produit de ces rencontres, contribuant à définir la régulation effective de la SST, dépend de la convergence ou la divergence des enjeux des différents acteurs, autour d’une question en particulier et exprime leurs capacités politiques relatives. La « rencontre » (la discussion formelle ou informelle, la négociation) n’assure pas l’intégration de la prévention ; cependant la capacité d’action collective des travailleurs et l’existence de structures de représentation apparaissent comme une condition nécessaire au développement effectif des activités en prévention.

Figure 4

Régulations de la santé et de la sécurité du travail en fonction des caractéristiques structurelles et en relation avec le degré de développement des activités en prévention (nb : la diagonale ne correspond pas à une droite de régression)

Régulations de la santé et de la sécurité du travail en fonction des caractéristiques structurelles et en relation avec le degré de développement des activités en prévention (nb : la diagonale ne correspond pas à une droite de régression)

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La figure 4 illustre le mode de régulation de la SST dominant dans chaque établissement, avant l’intervention, autour de l’objet particulier auquel elle s’adresse. Cela n’exclut pas que des modes de régulation différents peuvent se côtoyer, selon les objets qu’ils concernent, les enjeux que ceux-ci représentent dans les relations entre les acteurs et les capacités d’actions spécifiques à ces objets : même dans les établissements les plus structurés en prévention, on peut observer la « naturalisation » (voir Allard, 1996) des problèmes de santé psychologique ou des troubles musculo-squelettiques (« ça fait partie du travail »), en l’absence de perspective de changement de l’organisation du travail. Par exemple, dans l’établissement E, relativement structuré en prévention, les agressions étaient jusqu’alors perçues comme en quelque sorte inévitables.

Les cas étudiés suggèrent donc que la régulation par la « sortie » est associée aux caractéristiques du segment secondaire du marché du travail et à un faible degré de développement des activités préventives (on pourrait certainement observer des situations où cette réaction n’est pas possible, le chômage étant trop élevé). À l’inverse, les établissements dont les caractéristiques correspondent plutôt au segment primaire sont ceux où les conditions sont les plus favorables à ce que les travailleurs expriment les difficultés reliées au travail, et qu’elles soient régulées non seulement par des stratégies individuelles et collectives des travailleurs pour changer ce qui est à leur portée immédiate, mais aussi par des actions qu’ils mènent pour la modification des conditions d’exercice des activités de travail par l’employeur. Les régulations de la SST, définies dans les rapports sociaux qui se jouent dans l’entreprise, se construiraient ainsi chaque fois dans le cadre particulier posé par ses caractéristiques structurelles et par les « capacités » qui y sont associées, sans qu’il s’agisse d’un effet de détermination.

Le cas C (voir les tableaux 1 et 2) représente le premier pôle, caractérisé par ce que nous avons appelé la « sortie » des travailleurs : le roulement très important, qui découlerait entre autres d’un salaire peu élevé et de conditions de travail difficiles (des quarts de douze heures en rotation longue sur plusieurs semaines, de jour et de nuit), fait qu’il y a peu de possibilités de développer des stratégies individuelles et encore moins collectives pour faire face aux difficultés du travail et aux risques ; l’absence de structures de représentation collective avant l’intervention limite les possibilités d’expression des problèmes par les travailleurs. Des travailleurs membres du nouveau comité de SST expliquent qu’ils n’étaient pas écoutés par leurs superviseurs, auparavant, lorsqu’ils rapportaient des problèmes et faisaient des suggestions quant à la SST (alors qu’ils constatent que les discussions au comité mènent maintenant à certaines actions). Les horaires de travail sont leur principale préoccupation en ce domaine. En contribuant au roulement, cela participe aussi de l’inorganisation à laquelle l’employeur tente de remédier en mettant en place le comité. C’est une préoccupation importante pour la direction de l’usine, qui a l’expérience d’établissements plus fortement structurés et comprend l’importance d’agir en prévention pour réduire le roulement, et pour cela d’obtenir la participation des travailleurs.

Le cas A illustre le pôle opposé (organisation et établissement de très grande taille, tendant vers les caractéristiques du segment primaire), soit une régulation des conditions du travail ayant une influence sur la SST qui passe par la rencontre informelle entre les travailleurs et leur superviseur et par l’action du collectif. L’intervention y accompagne un changement technologique, architectural et organisationnel, à l’occasion du regroupement de plusieurs services semblables. Le superviseur est préoccupé des effets de ces changements pour les travailleuses. L’activité de travail concernée consiste à répondre à des requêtes d’information des clients et du personnel à l’aide d’outils papier et informatiques. La stabilité du personnel et des collectifs dans chacun des services qui vont fusionner a rendu possible le développement de stratégies individuelles et collectives, et cela bien qu’il s’agisse d’une tâche sous forte contrainte de temps ; les travailleuses s’entraident, partagent des outils de travail qu’elles ont élaborés, formulent des demandes au superviseur et règlent au quotidien, à travers ces échanges, divers problèmes rencontrés. L’importance de ces échanges est soulignée par les difficultés entraînées par le fait qu’il n’y a plus qu’un superviseur pour plusieurs équipes encore dispersées. Ces échanges informels montreront certaines limites : les travailleuses réfèreront à leur syndicat pour régler des questions dépassent l’autonomie décisionnelle du superviseur, tels les horaires de travail. Ce cas illustre l’importance du collectif dans la régulation des risques pour la santé, entre autres pour la santé psychologique. Si les propositions du conseiller quant aux aménagements sont largement reprises dans la conception, les changements favorables à la prévention, quant à l’organisation de leur travail, sont en grande partie le fait du groupe de travailleuses. Ainsi, ce collectif va poser des gestes parmi les plus significatifs pour assurer le fonctionnement du service après la fusion, réduire les effets négatifs du changement pour les personnes et améliorer les conditions dans lesquelles se fait le travail : l’une des travailleuses prépare, en dehors des heures de travail, en s’appuyant sur la collaboration des membres des autres équipes, un outil papier uniforme qui organise et formalise les connaissances de chacune de ces équipes et permet leur circulation. Comme le suggère Reynaud (1997), on peut parler d’une régulation autonome, à la fois porteuse des intérêts propres au collectif, et de préoccupations d’efficacité.

À ce pôle, dans le cas A comme dans le cas B, la régulation de la SST se fait donc (entre autres) par l’action collective, la « négociation » sur les moyens accessibles aux travailleurs et sur les règles qui définissent les activités de travail. Cela passe aussi, dans le cas B, par plusieurs cadres permanents, plus formels que les rapports quotidiens avec les superviseurs, soit les réunions de sécurité, les rencontres du CPSST et du comité de relations de travail. L’origine de l’intervention est liée à la dégradation de ces mécanismes, à la suite de la réduction du nombre de superviseurs, puis au blocage d’une forme de régulation (chaude, soit un conflit travailleur-superviseur, le premier réclamant les conditions pour mettre en oeuvre une procédure de sécurité) comme de l’autre (froide, soit l’absence de réunions du CPSST durant une longue période). La réalisation des propositions de changement suppose, entre autres, le déblocage des deux mécanismes, qui s’amorce avec l’intervention. L’offre d’intervention rejoint les préoccupations du syndicat qui voit les problèmes non réglés s’accumuler, et de la direction, pour qui c’est un moyen de relancer l’action en prévention et de réaffirmer son engagement, malgré les difficultés rencontrées pour allouer des ressources.

La régulation du rapport aux risques, à sa santé et sa sécurité, repose donc essentiellement, à une extrémité de l’axe, sur les stratégies individuelles des travailleurs, dont ce que nous avons appelé la sortie, avec une efficacité limitée et un coût pour leur santé ; à l’autre extrémité, elle passe par des actions afin d’éliminer ou de contrôler les risques directement, ou amener l’employeur à le faire. Entre ces deux pôles, les cas étudiés révèlent divers autres modes de régulation, comme le montre la figure 4. Les deux premiers répondent toujours à une forme d’externalisation des risques par l’entreprise, au sens où celle-ci ne met pas en place l’ensemble des moyens requis pour les éliminer ou les contrôler. L’un des modes de régulation consiste en une régulation par des stratégies défensives fondées sur la négation, la banalisation ou la naturalisation des risques (voir Allard, 1996). Ces stratégies, qui n’éliminent pas les risques mais cherchent à contrôler la peur et l’angoisse, sont présentes dans plusieurs des cas étudiés, entre autres face aux risques d’agression des travailleurs par leurs clients, dans le cas E, et cela malgré que la direction et le syndicat soient très actifs en prévention, sur un ensemble d’autres problématiques. Dans les premiers échanges avec le conseiller, les risques d’agression sont minimisés, présentés comme « faisant partie de la job » et sont l’objet de plaisanteries tant par le représentant des travailleurs que de l’employeur. En fait, les participants à l’intervention expriment des difficultés à concilier les règles concernant l’organisation du travail et du service et leurs critères de qualité, leur éthique du travail, dans des situations qui présentent des risques pour les travailleurs ; se protéger d’abord peut ainsi être en contradiction avec ce qui fonde l’identité des travailleurs (aider, agir vite) et avec certaines sources de valorisation (être là où il se passe quelque chose, pour compenser d’autres dimensions plus routinières du travail). La révision de ces règles, et la démonstration, par le conseiller, qu’il est possible d’agir à la source (par l’information préalable sur les clients et le contexte, la formation pour détecter les situations à risques et pacifier les crises, l’organisation du travail en équipe, etc.), sont des conditions qui permettent le passage à d’autres façons de faire face aux risques, cette fois en les contrôlant.

On observe également des régulations de l’exposition aux risques sur la base de l’ancienneté, gérant la compétition pour les postes les moins pénibles, sans que les risques ne soient éliminés. Cela pourrait se faire, ailleurs, en fonction de l’appartenance à un groupe professionnel ou un autre. Ainsi, dans le cas D, les plus anciens peuvent choisir des postes moins difficiles physiquement, le poste qui fait l’objet de l’intervention étant considéré comme difficile. Ces régulations apparaissent de moins en moins efficaces, puisque la population de l’établissement vieillit, qu’il y a peu de mobilité et que d’autres critères que les efforts sont en jeu (quart de jour plutôt que de soir, salaire, difficultés associées à des réglages sur les machines, etc.). Ainsi, l’un des opérateurs concernés a déjà une quinzaine d’années d’ancienneté, bien qu’il soit parmi les plus « jeunes ». Le syndicat, le superviseur du département et la direction sont préoccupés par les risques associés à la manutention à ce poste et à d’autres, ce qui amènera cette dernière à contacter l’ASP. La réduction des efforts et des postures contraignantes permettrait de sortir d’une situation qui risque de ne pas permettre à chacun de vieillir au travail.

Les autres modes de régulation mis en évidence s’adressent non plus à la représentation des risques (en les banalisant) ou à leur répartition entre les travailleurs, mais à leur élimination ou leur contrôle. Ils se distinguent les uns des autres par les acteurs qui en sont à l’origine : les travailleurs, individuellement et collectivement, à travers les activités de travail ; l’employeur, du fait des modifications associées à des enjeux de productivité ; l’État, ou le contrôle externe par l’inspectorat. Il s’agit entre autres d’une régulation par des stratégies individuelles ou collectives, mises en oeuvre par les travailleurs, dans les activités de travail. Dans chacun des cas étudiés, des « trucs » individuels ou collectifs pour rendre le travail plus facile, moins pénible ou moins risqué ont été évoqués par les travailleurs rencontrés. Dans le cas E, la suite de l’intervention fait ressortir des « savoir-faire de prudence » (Cru, 1988 ; Brun, 1992) individuels ou à l’échelle des petites équipes de travail, qui contribuent à réguler les risques d’agression : des manières d’interagir avec le client, de se placer pour éviter d’être atteint par des coups, etc. Dans le cas A, nous avons évoqué les outils développés par des travailleurs et partagés entre eux. Dans d’autres cas, ce sont les observations faites par le conseiller qui mettent en évidence de telles stratégies comme, dans le cas D, des manières différentes de déplacer une charge entre deux opérateurs, celles utilisées par le plus expérimenté limitant les soulèvements. Cependant, le développement de telles stratégies individuelles apparaît plus facile lorsque qu’il y a une certaine stabilité et une certaine autonomie des travailleurs, et que la direction et les superviseurs créent un contexte favorable. Ainsi, dans le cas C, l’une des motivations à la participation au CPSST de certains travailleurs présents, à l’ancienneté plus importante, est de partager leurs « trucs » avec les nouveaux. Dans le cas G, l’utilisation du klaxon du chariot élévateur pour signaler le passage aux intersections était auparavant réprimandée par l’un des superviseurs : le changement relèvera d’une décision rapportée en utilisant le « nous » par les travailleurs. Les stratégies individuelles et collectives, mises en oeuvre dans les activités de travail, semblent plus facilement développées dans des conditions qui s’éloignent des caractéristiques associées au segment secondaire du marché du travail, comme l’ont suggéré Simard et Marchand (1997).

Dans l’établissement où se déroule le cas D, de même que le cas G, l’histoire de la prévention, autour des problématiques traitées par les interventions étudiées, illustre une régulation par des enjeux liés à la productivité et à la nécessité de qualification du personnel : cela repose, à l’inverse des modes précédents, d’abord sur l’action de l’employeur. Il s’agit, comme on l’a vu, d’une intégration par effet secondaire des stratégies de développement de l’entreprise et des mesures visant à augmenter la productivité. L’association entre des dysfonctionnements dans les opérations et des problèmes de SST est un moteur important des demandes d’intervention : elle est présente dans chacune des trois interventions étudiées qui découlent de demandes (cas A, D et G) plutôt que d’offres ou d’obligations. C’est un enjeu que les conseillers utilisent pour motiver l’action en prévention et offrir des services (cas C). Cependant, ce mode de régulation de la SST a des limites importantes : comme on l’a vu, les changements motivés par une augmentation de la productivité peuvent avoir des effets paradoxaux, introduisant d’autres risques et se traduisant par exemple par une augmentation des cadences de travail ; par ailleurs, tous les problèmes de SST ne sont pas associés à des dysfonctionnements dans les opérations : par exemple, dans le cas des risques à la santé, le délai entre l’exposition et la maladie peut être long. Aucun enjeu de productivité ne fournissait de motivation à une intégration adéquate du SIMDUT, dans le cas F, alors que les travailleurs rencontrés rapportaient des irritations cutanées et des difficultés à l’utilisation des ÉPI, les amenant à ne pas les porter. Enfin, une autre limite de la régulation par les changements visant à augmenter la productivité est qu’elle peut être associée à une réduction de l’emploi.

Le dernier mode observé est une régulation par le contrôle externe ou l’action de l’État. Contrairement au mode précédent, celui-ci concerne, dans les cas étudiés, des risques qui ne sont pas d’emblée associés à des dysfonctionnements dans les opérations perçus comme un problème par l’employeur. Dans l’établissement où se déroulent les cas F et G, les actions en prévention avant la syndicalisation récente, la mise en place d’un CPSST (encore peu fonctionnel) et les pressions par la multinationale qui vient d’acheter l’entreprise, ont été le résultat des obligations faites par des inspecteurs à l’occasion de visites répétées, et de l’action de l’équipe de santé au travail du Centre local de services communautaires (CLSC) dans le cadre de l’élaboration du programme de santé, qui constitue une obligation légale pour cet établissement. De fait, la réglementation et l’action de l’inspectorat ont contribué directement ou indirectement à la structuration de la prévention dans chacun des établissements étudiés, y compris les plus grands (cas A et B). L’issue de l’intervention, dans le cas F montre le rôle clé de la dynamique interne à l’établissement, pour dépasser l’alignement formel (et partiel) plutôt que réel à la réglementation (selon l’expression d’Allard, 1996). L’étude menée par Saari et al. (1993) sur l’implantation du SIMDUT montre que certains établissements ne mettent pas en place les conditions nécessaires afin que leurs actions pour se conformer à l’obligation légale génère les résultats attendus ; or, ces établissements sont ceux où les risques demeurent les plus importants, étant moins structurés en prévention a priori. Cela suggère des réflexions sur les stratégies à déployer par l’inspectorat pour assurer la mise en oeuvre effective des obligations en prévention, de même que sur la conception de la réglementation. Cela soulève aussi, comme on l’a souligné auparavant, la nécessité de structures de représentation. La dynamique engagée par l’accompagnement soutenu de l’intervenant externe est ici interrompue (cas F et G) par la fermeture de l’établissement, alors que le représentant des travailleurs continuait à proposer des mesures pour contrer les risques rencontrés par ses collègues et que la direction locale s’engageait dans diverses actions préventives, au-delà de celles engendrées par l’intervention externe.

Discussion

Bien que nos observations soient limitées quant au nombre d’établissements, la relation suggérée par les observations, entre les caractéristiques structurelles des établissements et le développement des activités en prévention, est cohérente avec divers travaux qui mettent en évidence l’association entre les risques auxquels sont exposés les travailleurs, et les caractéristiques structurelles des entreprises qui les emploient (Graham et Sakow, 1990 ; Dorman, 2000). À l’échelle des intervenants externes, ces observations suggèrent que les établissements qui sont les moins structurés en prévention sont aussi ceux qui sont dans les moins bonnes conditions pour faire appel au conseil de manière spontanée : il est moins probable d’y trouver des personnes en mesure de reconnaître les problèmes de SST et de connaître les ressources externes, et que les travailleurs y soient organisés, d’où l’importance de l’offre par les organismes comme les ASP et celle du contrôle externe. À l’échelle des politiques publiques, cela dénote les limites et même les effets potentiellement négatifs des évolutions « naturelles » et de la seule action du « marché », et suggère la nécessité de mesures contrant ces effets adverses, mesures qui relèvent tant des exigences légales en matière de SST, de l’accès à des ressources de conseil, que des politiques quant à l’emploi, aux conditions de travail et à l’accès à la syndicalisation.

Les résultats présentés à la figure 3 font ressortir l’apport du conseil externe à la structuration de la prévention, dans l’histoire des établissements. Les histoires de cas montrent également la nécessité de l’action de ressources internes aux établissements en particulier pour les activités à caractère récurrent. Si les directions de chacun des établissements étudiés sont sensibles à la prévention, celle-ci demeure en concurrence avec de multiples enjeux, pour l’allocation de ressources. Or, à la différence du Québec, la plupart des autres provinces ont, dans les dernières années, augmenté les obligations quant à des activités en prévention (ex. obligation de politique ou programme de prévention pour tous les employeurs à partir d’une certaine taille d’établissement, etc.) (voir Simard, 2000 et les modifications adoptées depuis), alors que l’obligation d’élaborer un programme de prévention ne s’applique qu’à quinze secteurs sur trente-deux (ou trente, selon qu’on regroupe ou non certains d’entre eux) au Québec, et maintenant aux entreprises faisant partie d’une mutuelle de prévention[7]. Bien sûr, au Québec comme ailleurs, l’obligation ne garantit pas en soit la conformité, la qualité du programme et sa mise en oeuvre. L’obligation de comité de SST est également largement établie maintenant dans différentes provinces canadiennes (et dans le Code canadien du travail, Partie II), alors qu’au Québec, la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) n’en fait pas une obligation systématique[8]. Bien que des ressources externes soient prévues par la LSST (équipes de santé au travail, associations sectorielles paritaires, financement d’activités de formation par des organisations patronales et syndicales), nous signalerons en particulier l’absence d’obligation au Québec quant à la formation des personnes assumant la responsabilité de la SST pour l’employeur (autrement que pour des questions spécifiques, prévues dans la réglementation) ; or, la législation ontarienne, par exemple, prévoit que l’employeur doit veiller à ce qu’au moins un membre du comité de SST le représentant et un membre représentant les travailleurs soient formés, cette formation étant soumise à une accréditation (L.R.O. 1990, chap. O.1, par. 9 (12), voir également Simard, 2000). La Directive européenne de 1989 (Conseil des communautés européennes, 1989), à laquelle chacune des législations nationales doit s’harmoniser, va encore plus loin en prévoyant, à l’article 7, que l’employeur doit désigner un ou plusieurs travailleurs pour s’occuper des activités de protection et de prévention des risques professionnels ; si les compétences internes sont insuffisantes, il doit faire appel à des personnes ou services extérieurs ; ces ressources doivent disposer des capacités ou aptitudes nécessaires et des moyens requis, dont le temps approprié, et être en nombre suffisant, ce qui peut être précisé par les législations nationales. Dressant un bilan de la formation des professionnels en SST en Europe, Hale (2002) constate que ces exigences ont amené l’embauche d’un plus grand nombre de personnes qualifiées, soulignant que la régulation par le marché (par l’offre et la demande de telles ressources) n’aurait pas suffi à assurer la présence de ressources compétentes.

L’examen de l’influence du contexte des interventions, sous l’angle des régulations construites dans les rapports entre les acteurs, met nettement en évidence le caractère social des questions de SST (largement traité dans les travaux de Simard, voir par exemple, 1994), et de ce fait, celui des interventions en ce domaine. Nous rejoignons ici Garrety et Badham (1999) qui constatent, comme de Terssac (1990), que l’action sur le travail et les technologies soulève nécessairement des enjeux politiques. Or, comme le suggèrent les travaux de Lévesque (1993) sur les rapports entre les acteurs au sein des comités de SST, l’intégration de la prévention peut passer tant par des rapports de coopération que de confrontation, en fonction des enjeux propres à chaque objet. Nous rejoignons ici les conclusions tirées par Dawson et al. (1988 : 154-155).

Even if the pursuit of safety is seen to be a shared “objective” interest, issues of resources allocation and the inability to insulate health and safety issues from others such as bonus payments, manning levels, production continuity of work allocation are likely to generate disagreement. However, few issues in industrial life lack potential for conflict, particularly where they make demands on scarce resources.

Nos observations suggèrent qu’une plus grande intégration de la prévention passerait à la fois par les deux formes évoquées de la rencontre entre acteurs collectifs, ce qui suppose la capacité des travailleurs à se constituer comme acteur collectif : informelle, dans le cours des activités de travail, pour faire face à leur variabilité, et formelle, pour traiter des questions qui dépassent l’autonomie décisionnelle des superviseurs et les capacités d’action autonome des travailleurs. C’est ce que suggère le travail de Carballeda (1997) à propos de l’intervention ergonomique sur l’organisation du travail, concluant à la nécessité que les régulations « froides » soit cohérentes avec la réalité du travail et ses régulations « chaudes ». Cela rejoint aussi les conclusions tirées par Fairris (1997), à une échelle historique, quant à l’influence du mode d’organisation des relations de travail dans l’industrie manufacturière américaine, sur l’incidence des accidents. Les pôles opposés de l’axe théorique que nous avons tracé pour décrire les régulations de la SST (voir la figure 4) reproduisent le processus historique décrit par ce dernier : l’auteur rend compte de l’effet à la baisse sur l’incidence des accidents, du passage de la « sortie » à l’« expression » (from exit to voice) : la première période (autour de 1910) est caractérisée par des taux de roulement extrêmement élevés, exprimant la pénibilité des conditions de travail et la volonté des ouvriers d’améliorer leur sort. Ce roulement devient un problème important pour les entreprises. La seconde période (autour de 1920) voit la naissance des company unions : le contenu des échanges entre employeur et représentants des travailleurs est alors centré sur les conditions immédiates de travail, y compris d’hygiène et de sécurité ; cette période est marquée par une baisse très nette de l’incidence des accidents et une augmentation de la productivité. La naissance de syndicats autonomes amène des actions portant aussi sur des enjeux a priori non convergents, comme la vitesse des chaînes de montage. Les premières années après la Seconde Guerre mondiale sont ainsi marquées par une diminution continue de la fréquence des accidents. Le mode de relations de travail combine alors la résolution de problèmes dans l’atelier, au quotidien, entre les représentants des travailleurs et les contremaîtres (ce que nous appelons des « régulations chaudes »), et l’inclusion de clauses sur la SST dans les conventions collectives (des « régulations froides »). L’augmentation de l’incidence des accidents du travail, à partir du milieu des années 50, est attribuée par Fairris à la disparition du processus au plus près du terrain, alors que la procédure de grief est rapidement engorgée.

Conclusion

Nous avons cherché à comprendre l’influence du contexte des milieux de travail sur l’issue des interventions en prévention. Cela nous a amené à examiner ce contexte sous trois angles : celui des caractéristiques structurelles des établissements, inscrites dans une trajectoire, celui des régulations de la SST, dans les rapports entre les acteurs, et enfin celui du degré de développement des activités en prévention, avant l’intervention. Les limites de cette étude sont entre autres celles du petit nombre de cas étudiés et, de ce fait, celles des possibilités de généralisation. La validité des interprétations nous semble cependant renforcée par le fait qu’elles rejoignent les conclusions d’autres études sur l’influence des caractéristiques des milieux de travail sur la SST. Nos travaux à venir auront pour objectif de vérifier les possibilités d’étendre les conclusions tirées ici. Cela pourra donner lieu à des nuances, sur le plan théorique, visant à dépasser les limites de notre utilisation de certains éléments tirés de la théorie de la segmentation du marché du travail. Nous souhaitons à l’avenir faire appel à une représentation de la structuration du marché du travail et de l’emploi permettant de tenir compte, entre autres, de la diversité des statuts d’emploi et des situations dans un même milieu de travail et de mieux intégrer le rôle du genre.

Ce travail ouvre entre autres sur des réflexions quant aux politiques publiques en matière de SST. Outre la nécessité d’obligations quant à des activités en prévention et quant à des ressources formées, dans les établissements, pour les mettre en oeuvre, cela concerne aussi l’accès au conseil. On a vu que les établissements étudiés ayant une longue histoire de collaboration avec l’ASP sont plus fortement structurés en prévention. Dans le contexte actuel du régime québécois, un grand nombre d’établissements n’ont pas accès à des ressources conseil comme les ASP, ni à celles des équipes de santé au travail des CLSC, où l’intervention peut être définie autrement que par la capacité de payer du client ou la rentabilité économique pour l’un comme pour l’autre. Or le marché ne nous apparaît pas comme un moteur efficace de la prévention ; il semble plutôt qu’il génère des tentatives de réduire les coûts par des moyens autres que la prévention.