Corps de l’article

1. Le document original : enjeux débattus et conclusions d'ensemble

Le document Projet national, immigration et intégration dans un Québec souverain a été présenté, le 19 février 1992, sous forme de mémoire à la Commission d’étude des questions afférentes à l’accession du Québec à la souveraineté. À l’opposé de certaines études explicitement commandées à l’époque par le gouvernement du Québec, il ne s’agissait pas d’une nouvelle recherche, mais plutôt d’un texte de réflexion critique, basé sur une synthèse large mais non exhaustive de données émanant de sources variées, tant gouvernementales qu’académiques.

Le texte comportait quatre parties. La première — de nature plus théorique — examinait l’évolution du modèle de nation prévalant au Québec, en s’interrogeant notamment sur le caractère plus ou moins normativement pluraliste de notre rapport à la diversité. Les trois suivantes, plus directement concernées par des choix de politiques, programmes et interventions, tentaient de cerner un éventuel impact de la souveraineté, respectivement sur la sélection et la composition du mouvement migratoire, la dynamique d’intégration linguistique des allophones ainsi que l’évolution des attitudes et comportements des Québécois d’origine française à l’égard des immigrants et des Québécois des communautés culturelles.

Dans l’ensemble, le texte insistait sur les tendances lourdes et les déterminants structuraux influençant la marge de manoeuvre des décideurs pour illustrer son propos central, celui de la déconstruction des attentes irréalistes ou des craintes alarmistes face à la souveraineté. Sur aucune des dimensions explorées, en effet, l’impact de ce choix politique ne nous paraissait devoir être ni le « Grand Soir » ni la « Grande Catastrophe » que ses partisans ou ses détracteurs envisagent parfois.

Pour des fins de clarté, les conclusions détaillées relatives aux quatre questions ainsi que l’argumentaire qui les soutient seront présentées en introduction de chaque sous-partie de la mise à jour. Il est toutefois pertinent de rappeler dès maintenant les grands constats du document.

Le seul domaine où nous avions identifié un impact potentiellement positif, mais limité, de la souveraineté, était celui de l’intégration linguistique des nouveaux arrivants, plus précisément le rythme où celle-ci se réalise. À l’inverse, il apparaissait fortement improbable que l’accession à la souveraineté modifie significativement la politique de sélection ainsi que la composition des flux.

Entre ces deux extrêmes, l’évolution des relations interethniques était plus difficile à prédire. À court terme, on pouvait craindre certains dérapages, autant dans l’hypothèse de l’échec ou du succès d’un prochain référendum. À moyen terme, toutefois, étant donné la complexité des déterminants des attitudes et des comportements en cette matière, nous postulions que cet impact s’avérait, à nouveau, peu significatif.

Finalement, concernant l’émergence, réelle mais inachevée, d’un modèle pluraliste de nation, nous n’avions pas eu la présomption de nous ériger en Cassandre, nous contentant d’en rappeler les grandes avancées ainsi que certains blocages, sans les lier de manière précise au statut constitutionnel du Québec. Toutefois, il nous apparaissait peu probable qu’un Québec souverain serait moins enclin à parachever l’évolution amorcée.

Les recommandations du document portaient donc bien davantage sur la consolidation des acquis dans chacun des domaines, atteints sous le régime actuel, que sur des changements radicaux. Nous insistions notamment sur la nécessité d’actualiser, par une action publique constante, le projet d’une société ouverte à l’immigration, francophone, pluraliste et égalitaire, qu’aucun changement constitutionnel ne saurait garantir. De plus, il apparaissait essentiel de disséminer plus largement les données relatives à l’immigration, à l’intégration et à la gestion de la diversité, le manque de compréhension de la complexité de ces enjeux étant susceptible de nourrir, de part et d’autre, les attentes irréalistes et les craintes alarmistes quant à un éventuel impact de la souveraineté.

2. Mise à jour 1992-2002

2.1 L’émergence d’un modèle de nation pluraliste

En 1992, le regard rétrospectif que nous portions sur l’évolution du modèle québécois de nation était marqué d’un certain optimisme. D’une part, en effet, il nous apparaissait que le passage de la nation « canadienne-française » à la nation « québécoise », relativement rapide quand on adopte une perspective comparative, et les mesures subséquentes mises en oeuvre par le gouvernement ces trente dernières années, avaient permis de mettre de l’avant un modèle volontariste et inclusif basé sur le vouloir vivre ensemble et non sur l’origine ethnique. Cette conclusion positive portait cependant essentiellement sur le discours normatif et l’action des élites politiques, sa plus ou moins grande actualisation au sein de la société civile faisant précisément l’objet de la dernière question débattue dans l’article.

D’autre part, dans la foulée des autres sociétés d’immigration et à l’opposé des modèles plus homogènes mis de l’avant en Europe, le Québec semblait définitivement avoir opté pour un modèle pluraliste, où la dissociation du fait culturel et du fait politique ainsi que la reconnaissance de la diversité, tant dans la sphère publique que privée, sont plus poussées. La position normative de l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (MCCI, 1990) se distinguait, certes, du multiculturalisme canadien par l’accent plus marqué mis sur la nécessité du partage d’institutions communes et sur l’identification des limites qu’imposent à la reconnaissance du pluralisme, le respect des valeurs démocratiques fondamentales. Toutefois, rien ne permettait de conclure que cette position soit, a priori, moins respectueuse des droits des minorités, ni moins favorable à leur inclusion égalitaire au sein de la société (Pietrantonio et al., 1996 ; Juteau et al., 1998).

Pour l’essentiel, la période 1992-2002 a été marquée par deux tendances quelque peu contradictoires qui nous amènent à nuancer légèrement le constat positif de 1992.

D’une part, en effet, la consolidation du modèle volontariste et inclusif de la nation s’est poursuivie. Celle-ci a été grandement facilitée par les tendances démographiques au sein de la société civile, où l’accession graduelle de la génération des enfants de la Loi 101 à l’âge adulte impose de plus en plus la reconnaissance des multiples façons d’être Québécois... francophones. Chez cette génération, en effet, l’identité citoyenne, l’appartenance culturelle et l’allégeance à une trajectoire historique spécifique entretiennent des rapports d’une complexité autrefois inconnue au Québec, mais très caractéristique de la dynamique postmoderne (Pagé et al., 1998 ; Meintel et Fortin, 2001). Le maintien d’une politique d’immigration non discriminatoire au plan des origines, qui sera discutée plus loin, a aussi été fortement opérant à cet égard. Rappelons, en effet, que la diversification de la population québécoise s’est poursuivie durant toute la décennie, avec des flux migratoires où les sources non traditionnelles (soient autres que l’Europe et l’Amérique du Nord) représentent désormais plus de soixante-quinze pour cent (MRCI, 2000a).

Parmi les avancées les plus intéressantes des dix dernières années, deux méritent tout particulièrement d’être soulignées : la création, en 1996, du ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI), dont le projet original était d’aborder la diversité ethnoculturelle dans une perspective citoyenne en regroupant sous un même mandat un ensemble de critères d’appartenance et d’obstacles à la participation justifiant une action gouvernementale (Gouvernement du Québec, 2000 ; MRCI, 2001a), ainsi que le remplacement des commissions scolaires confessionnelles par des commissions scolaires linguistiques, qui est venu corriger l’anachronisme du marqueur religieux et des privilèges consentis à certaines confessions comme base dde services publics dans une société démocratique (Proulx et Woehrling, 1997 ; Proulx, 2000). Ces deux réformes sont, toutefois, loin d’être achevées pour des raisons purement endogènes et ne tenant pas du régime constitutionnel. Dans le premier cas, la compétition caractéristique des grandes bureaucraties a graduellement vidé le concept initial de son potentiel unificateur en « redistribuant » diverses clientèles à d’autres ministères (Helly et al., 2000 ; Juteau, 2000). Dans le second, la résistance de certains secteurs de la population francophone, notamment celle des régions où la dissociation entre l’identité québécoise et la religion paraît bien moins poussée que nous ne l’avions pensé en 1992 — ainsi qu’un manque de courage politique — ont empêché que les privilèges consentis aux catholiques et aux protestants en matière d’enseignement de la religion soient également abolis (Proulx, 2000 ; Milot, 2001).

D’autre part, l’actualisation d’un modèle de nation, non seulement inclusif, mais également pluraliste, s’est révélée beaucoup plus complexe que l’Énoncé de 1990, dans la foulée duquel se situait notre analyse, ne le laissait prévoir. On doit, certes, souligner comme acquis à cet égard la publication de la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998) qui se situe clairement dans une perspective de valorisation de la diversité. Sa mise en oeuvre devrait avoir un impact appréciable sur la formation des générations futures et, surtout, sur l’extension de la sensibilisation du pluralisme aux régions traditionnellement moins touchées par l’immigration.

Les années 1990 auront toutefois été marquées par une série de controverses témoignant d’un manque de consensus en cette matière. Celles-ci ont porté successivement sur le caractère plus ou moins substantif de la culture civique commune, qu’on a voulu ajouter au contrat moral de 1990 jugé trop procédural (Harvey, 1991 ; CCCI, 1993 ; Bourgeault et al., 1995), l’arbitrage du pluralisme religieux avec les droits de la personne, notamment l’égalité des sexes (CDP, 1995 ; Mc Andrew et Pagé, 1996 ; Ciceri, 1999) qui a culminé avec la crise du hijab en 1995, ainsi que l’interprétation du nouveau concept de citoyenneté mis de l’avant par la création du MRCI, notamment jusqu’à quel point un tel paradigme permet de prendre en compte les identités et appartenances diverses des citoyens (CRI, 1997 ; Sarra-Bournet, 1998 ; Helly et al., 2000).

L’existence de positions multiples et divergentes quant à la nature du projet citoyen à mettre en oeuvre au Québec n’est pas en soi problématique. On pourrait même la considérer comme un signe de santé démocratique, puisqu’on ne peut prétendre ex cathedra, du fond des officines des ministères ou des universités, à la supériorité morale d’un arbitrage aux dépens d’un autre en cette matière. Elle ne doit pas non plus être interprétée a priori comme une preuve que le modèle de nation pluraliste aurait plus de difficultés à s’incarner ici, étant donné notre trajectoire historique. La plupart des enjeux ci-haut mentionnés font également, ou ont fait récemment, l’objet de controverses dans l’ensemble des grandes démocraties occidentales (Gagnon et Pagé, 1999 ; Mc Andrew, 2001). C’est particulièrement le cas au Canada où la politique du multiculturalisme a connu une redéfinition majeure en 1995, suite à certaines critiques sur ses effets pervers potentiels (Abu-Laban et Stasilius, 1992 ; Bissoondath, 1994). On y met, en effet, de plus en plus l’accent sur la participation égalitaire des Canadiens de toutes origines et sur la promotion de la cohésion sociale, ce qui a suscité, dans certains milieux, le même type de crainte que le virage de l’interculturel au civique au Québec (MPC, 1997, 2000 ; Helly, 1999).

Toutefois, certains obstacles apparaissent spécifiques ou du moins plus marqués au Québec et, sans doute, en avions-nous quelque peu minimisé l’impact dans notre analyse de 1992. Le premier réside dans la difficulté plus grande, étant donné le caractère relativement récent de l’intégration des immigrants aux institutions francophones, d’assurer l’inclusion égalitaire des membres des minorités dans la définition de l’agenda du débat public relatif au développement d’un modèle de nation pluraliste au Québec (Labelle et Levy, 1995 ; El Yamani, 1996 ; Juteau, 1999). Il s’agit pourtant d’une condition absolument incontournable pour que les consensus atteints en ces matières — tant en ce qui concerne les balises à l’intérieur desquelles doit s’épanouir le pluralisme que la pertinence respective d’un modèle républicain ou différencié de citoyenneté au Québec — soient légitimes (Kymlicka, 1996 ; Black et al., 1998). Cette inclusion est particulièrement difficile lorsque le parti au pouvoir est lui-même encore largement le fief de la majorité francophone, ce qui pourrait le rendre moins réceptif aux positions divergentes venant de secteurs de la population qui ne sont pas sa clientèle « naturelle ».

Les solutions à ce dilemme qui tient de l’oeuf et de la poule ne sont pas évidentes, à en juger par le succès mitigé des tentatives du Parti québécois pour recruter davantage de membres d’origine immigrante. Toutefois, l’émergence de la génération de la Loi 101 joue et jouera probablement favorablement à cet égard.

Par ailleurs, il est évident que la non-résolution de la question constitutionnelle introduit une certaine confusion entre le soutien à l’actualisation des composantes sociales et économiques de la citoyenneté, qui jouit d’un large consensus au Québec, et la promotion du projet politique d’une citoyenneté québécoise, qui suscite des résistances chez une partie importante de la population, notamment celle des minorités d’origine immigrante, plus concernées par la première dimension (Mc Andrew, 1998 ; Helly et Van Schendel, 1999 ; Juteau, 2000). Cette tension a été une des causes de l’échec du Forum sur la citoyenneté et l’intégration en septembre 2000, qui devait servir de base au développement d’une Politique de relations civiques que l’on attend toujours. Le document de consultation (MRCI, 2000b) a été contesté, entre autres, parce qu’il posait l’allégeance aux communautés canadienne et québécoise comme des réalités antithétiques, ce qui était susceptible d’introduire un critère de différenciation inacceptable entres les vrais citoyens « souverainistes » et les autres qui conçoivent leurs identités multiples de manière additive (CRI, 2000 ; TCRI, 2000). Notons que cette critique est aussi partagée par nombre de souverainistes, qui considèrent qu’il faut d’ores et déjà amorcer une réflexion, sur le modèle de celle qui prévaut actuellement en Europe, sur la dynamique d’allégeances multiples et d’identités « en poupée russe » qui serait celle d’un Québec souverain, pluriethnique, entretenant des liens privilégiés avec le Canada et membre de l’ALENA (CRI, 1997 ; Seymour, 1998).

Quand on examine ces deux obstacles, on peut penser à première vue que l’accession à la souveraineté contribuerait à les aplanir. D’une part, en effet, la politique québécoise — et ses partis politiques — serait moins clivée en fonction d’une option constitutionnelle et, d’autre part, ayant résolu la question de la citoyenneté politique, nous pourrions consacrer l’essentiel des efforts à la citoyenneté sociale et économique. Toutefois, cette analyse se heurte à une réalité incontournable, le fait qu’une majorité de la population québécoise n’est pas favorable à cette option. L’actualisation d’un modèle inclusif, volontariste et pluraliste de nation au Québec nous paraît donc, aujourd’hui comme en 1992, relever davantage d’une action publique systémique permettant de répondre aux défis que nous partageons avec d’autres nations ou qui nous sont spécifiques. Dans ce dernier cas, en plus de s’attaquer résolument à l’anachronisme du marqueur religieux maintenu dans la Loi de l’instruction publique par une clause dérogative à notre propre Charte des droits et libertés, il est essentiel, sans doute davantage qu’auparavant puisque le débat est devenu plus complexe, d’assurer l’inclusion égalitaire des minorités sous-représentées dans la définition du modèle de citoyenneté que nous voulons mettre de l’avant. Il faudra aussi lutter avec diligence, quelle que soit la solution constitutionnelle qui prévaudra, contre toute tentation de subordonner la prise en compte de leurs préoccupations à leur adhésion à un projet politique particulier.

2.2 La politique de sélection et la composition du mouvement migratoire

Dans le document original, nous avions conclu qu’un Québec souverain pratiquerait sensiblement la même politique de sélection que celle qu’il mène dans le cadre constitutionnel actuel défini par l’Accord Canada-Québec en matière d’immigration et d’admission temporaire des Aubains, mieux connu sous le nom de ses deux signataires comme l’Accord Gagnon-Tremblay-McDougall. Comme cette politique est basée sur un consensus historique et social de longue date, sur l’arbitrage d’objectifs divers répondant à des défis d’importance égale pour le Québec et sur la nature des déterminants exogènes des migrations internationales (MCCI, 1990), il nous apparaissait peu probable que l’accession à la souveraineté ait un impact autre que marginal sur les volumes d’immigration, le maintien d’une politique non discriminatoire, la représentation des diverses catégories ainsi que la proportion de l’immigration francophone ou des immigrants « franconisables » dans le flux total.

À la lumière de l’évolution des dix dernières années, et sans la reprendre ici point par point, l’analyse proposée nous paraît encore très largement pertinente. Le gouvernement du Parti québécois a, en effet, à quelques nuances près, poursuivi la même politique que celle de son prédécesseur (Gagné et Chamberland, 1999 ; Gouvernement du Québec, 2001). Qui plus est, nulle part dans le discours souverainiste, du moins celui des élites politiques, on n’a invoqué le « carcan constitutionnel » comme un des motifs à l’origine de ces choix.

Avec une moyenne de trente-cinq mille cinq cent vingt-cinq immigrants pour les années 1990 à 1999, les volumes ont, certes, été moins importants que prévu, mais ce réajustement avait été amorcé par le gouvernement libéral, lors de la crise économique du milieu des années 1990, et dans son plan d’immigration 2001-2003, le MRCI s’engage résolument de nouveau dans des scénarios d’augmentation (MRCI, 2000a, 2001b). La diminution marquée des demandes d’asile qui a entouré la tenue du référendum ne vient pas en porte-à-faux de notre analyse, qui l’avait prévue. Toutefois, comme cet événement n’a pas été suivi de l’accession à la souveraineté, nous n’avons pu vérifier la justesse de notre hypothèse voulant qu’à moyen terme, l’effet d’incertitude se dissipe, ramenant des niveaux équivalents à ceux de la période précédente.

L’Accord Canada-Québec n’a toutefois pas permis d’atteindre l’objectif d’une immigration à destination du Québec qui représenterait vingt-cinq pour cent de l’immigration totale au Canada. La moyenne de la décennie n’atteint en effet que seize pour cent et le port du Québec est même en décroissance depuis 1995. C’est une tendance que l’option de hausse annoncée récemment par le fédéral, qui prévoit des admissions se situant entre deux cent cinquante-cinq mille et deux cent soixante-cinq mille en 2001, ne saurait qu’accentuer (CIC, 2001). On peut, certes, regretter que le Canada n’accepte pas de limiter ses volumes d’immigration pour que les planifications canadienne et québécoise soient mieux harmonisées. Toutefois, il faut rappeler que l’effet de l’immigration sur la minorisation des francophones ou des Québécois dans l’ensemble canadien ou nord-américain ne serait aucunement atténué par l’accession à la souveraineté du Québec, qui permettrait au Canada de mener encore plus librement sa propre politique.

Le maintien d’une politique de sélection non discriminatoire sur le plan des origines ethniques dans un Québec souverain continue également d’être probable. Notre analyse de 1992 est même confortée par le relatif discrédit où sont désormais tombés les concepts, potentiellement porteurs d’effets pervers à cet égard, d’immigrants « francophonisables » ou « francothropes », notamment à la lumière des travaux et mémoires soumis à la Commission Larose où cette option n’a pas été retenue (Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française, 2001).

Quant à la sélection d’une immigration francophone, les avancées importantes réalisées depuis dix ans à cet égard, qui dépassent nos prévisions, confirment, pour le moins, le fait que le régime actuel ne constitue pas un obstacle important à cet égard. Les quarante pour cent fixés comme objectif par l’Énoncé de 1990 ont été atteints dès 1998 et l’on vise désormais, pour 2003, un objectif de cinquante pour cent que nous avions jugé peu réaliste en 1992 (MRCI, 2000a, 2001b).

Qui plus est, ces avancées ont été réalisées, d’une part, en haussant la part de l’immigration francophone à plus de soixante pour cent au sein des travailleurs sélectionnés et, d’autre part, en recrutant davantage de gens d’affaires connaissant le français. Elles n’ont donc pas, pour l’essentiel, remis en question l’engagement du Québec en faveur de la réunification familiale et du mouvement humanitaire, moins francophones, dont la proportion dans le flux total, dans le premier cas, est demeurée constante durant la décennie (29,7%) et, dans le second, a connu une augmentation notable depuis 1995 (de 20,9% à 25,8%). À cet égard, rappelons que si certains ont pu manifester des inquiétudes quant à l’impact de la souveraineté sur l’évolution de la catégorie de la famille, proportionnellement moins importante que dans le reste du Canada (CIC, 2000), celles-ci paraissent peu fondées étant donné le rôle important que joue la réunification familiale dans la rétention de l’immigration, une préoccupation qui demeure importante au Québec même si nos résultats à cet égard ont désormais atteint la moyenne canadienne (MRCI, 2001c). De plus, cette inquiétude ne saurait être étendue à l’engagement humanitaire qui continue d’être systématiquement plus élevé au Québec qu’ailleurs au Canada (13,2%).

Dans le cadre de notre document de 1992, nous avions toutefois fait valoir que l’accession à la souveraineté pourrait avoir un impact positif sur la gestion des flux des demandeurs d’asile au Québec. Notre hypothèse n’était pas basée sur le présupposé naïf que le Québec serait nécessairement plus efficace que le fédéral ou moins soumis aux aléas de la conjoncture internationale à cet égard, mais sur le fait qu’une responsabilité unique dans le domaine permettrait un meilleur arrimage entre le contrôle des entrées, le processus d’examen des demandes et la planification de l’accès aux services, y compris la prévision de leurs coûts. C’est une analyse que nous réitérons aujourd’hui, même s’il faut reconnaître que le fédéral semble s’être mis beaucoup plus sérieusement à « ses devoirs », notamment depuis le rapport du Groupe de révision de la législation sur l’immigration et la proposition de projet de Loi C-11 (Gouvernement du Canada, 1998, 2001). À défaut de devenir signataire de la Convention de Genève, le Québec devrait au moins réclamer résolument la mise sur pied du Conseil fédéral/provincial sur l’immigration et la protection, proposée dans le rapport, afin d’assurer la prise en compte de ses préoccupations dans ce domaine.

Finalement, une nouvelle donne nous apparaît justifier la complexification de nos conclusions de 2002, du moins dans une perspective prospective. Il s’agit de l’importance accrue de l’immigration temporaire dont la proportion au sein des flux n’a cessé de croître depuis dix ans. De plus, le gouvernement fédéral a fait de la compétition internationale pour l’attraction des cerveaux, essentiellement les travailleurs qualifiés mobiles, une de ses priorités 2002-2004 (CIC, 2001). Ce mouvement, sur lequel le Québec n’exerce aucun contrôle, a généré quelque vingt-six mille cinquante-quatre entrées sur le territoire québécois en 1999, dont une partie non négligeable finit par devenir résidents permanents (CIC, 1999a). Cette tendance, que la globalisation des échanges ne peut qu’accentuer dans le futur, plaide minimalement pour l’extension des pouvoirs du Québec en cette matière, que celle-ci se fasse par l’accession à la souveraineté ou, plus modestement, par une réouverture de l’Accord Canada-Québec.

2.3 La dynamique d’intégration linguistique des allophones

En 1992, cette dimension nous paraissait être la plus susceptible d’être influencée positivement, bien que de manière limitée, par l’accession du Québec à la souveraineté. Les progrès significatifs atteints depuis vingt ans en matière de francisation des immigrants et des allophones délégitimaient, certes, tout discours voulant que le régime constitutionnel actuel soit un obstacle majeur à cet égard. Mais nous postulions que la levée du message ambigu émanant du caractère contradictoire des politiques linguistiques canadienne et québécoise pourrait influencer le rythme où se réalise l’intégration linguistique.

L’évaluation de l’ampleur d’un éventuel impact de la souveraineté à cet égard est fonction du poids que l’on accorde à l’ambiguïté constitutionnelle dans les choix linguistiques des immigrants par rapport à un ensemble de facteurs endogènes ou exogènes, peu susceptibles d’être modifiés par un changement de statut politique. Dans le document original, nous avions notamment débattu de la concentration métropolitaine de l’immigration, des obstacles à la francisation dans les petites et moyennes entreprises ainsi que de la concentration ethnique dans les écoles. Nous avions aussi tenté de tempérer l’optimisme souverainiste en illustrant à quel point, même dans les pays à dominance ethnique simple, l’intégration linguistique est un processus complexe, qui s’étend sur plusieurs générations et qui dépend autant de l’ouverture de la société d’accueil que des attitudes des immigrants.

La tendance majeure des dix dernières années réside, sans contredit, dans la confirmation et la consolidation des résultats positifs en matière de francisation des immigrants. Une part non négligeable de notre constat de 1992 était fondée, en effet, sur le pari que diverses tendances émergentes, encore fragiles, s’accentueraient au fur et à mesure que la dynamique temporelle jouerait. C’est clairement le cas de la connaissance du français chez les allophones, qui a atteint soixante-dix neuf pour cent au dernier recensement de 1996 alors qu’elle n’était que de soixante-dix pour cent en 1986 (MRCI, 2001c). La proportion totale d’allophones effectuant un transfert vers le français a également progressé de vingt-six pour cent en 1971 à quarante pour cent en 1996, alors qu’elle atteint soixante-quatre pour cent chez les allophones arrivés après 1986 (Castonguay, 2001 ; Levine, 2001). Rappelons toutefois que la légitimité de cet indicateur ne fait pas l’objet d’un consensus dans une société qui ne valorise pas normativement l’assimilation linguistique (CRI, 2001 ; Piché, 2001).

La fréquentation de l’école française par les allophones est aussi passée de soixante-treize pour cent en 1991 à quatre-vingt trois pour cent en 2001 (Maheu, 2001), alors que les résultats aux épreuves ministérielles de français langue d’enseignement de secondaire cinq confirment que leur maîtrise du français est appréciable, bien que légèrement inférieure à celle des locuteurs natifs (MEQ, 1994), une tendance qui n’a d’ailleurs rien de spécifique au Québec. Notons qu’au sein de cette clientèle, ceux qui effectuent un transfert linguistique le font à quatre-vingt-dix pour cent en faveur du français.

Les données relatives à la libre fréquentation des cégeps se sont avérées plus problématiques, connaissant un certain recul au milieu de la décennie, avant de remonter légèrement ces deux dernières années (Maheu, 2001). Toutefois, comme le montre le débat relatif à cet enjeu lors de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, l’interprétation de cette tendance, tant au plan de ses causes que de ses conséquences, ne fait pas l’objet d’un consensus. De plus, la décision d’agir ou non en cette matière n’est pas conditionnée par le régime constitutionnel actuel.

De plus, alors qu’en 1992 nous disposions de peu de données sur les usages linguistiques que nous devions déduire de quelques enquêtes sur les attitudes ou des perceptions ambiantes, depuis dix ans, nous avons assisté à une véritable explosion de résultats largement positifs et convergents basés sur des études fiables (entre autres, CLF, 1999 ; Mc Andrew et al., 1999, 2000 ; Renaud et al., 2001). Dans l’ensemble, celles-ci permettent d’établir le bilan suivant. Le français domine clairement face à l’anglais chez les immigrants arrivés depuis dix ans, tant en ce qui concerne la langue parlée à la maison (22,9% vs 4%), la langue d’usage public (60,7% vs 19,4%) que la langue de travail (66% vs 27,4%). C’est également le cas des échanges informels entre élèves au sein des écoles pluriethniques montréalaises. La part du français y dépasse généralement les quatre-vingt pour cent, quel que soit leur taux de densité de clientèle non francophone, même si la présence d’élèves anglophones, anglophiles ou anglicisés dans le passé fait augmenter l’anglais dans certains milieux où il demeure toutefois minoritaire. Les données relatives à la langue publique chez l’ensemble des allophones témoignent également d’une percée significative du français qui est utilisé exclusivement (41%) ou de façon partagée (22%) par soixante-trois pour cent d’entre eux. Parmi les allophones arrivés entre 1980 et 1990, l’usage exclusif du français atteint même cinquante pour cent.

Par rapport à la situation qui prévalait au début des années 1990, ces progrès remarquables, conjugués au fait que les déterminants exogènes ou endogènes de la dynamique sociolinguistique se sont peu modifiés, nous paraissent venir réduire encore davantage la plausibilité d’un impact de la souveraineté — et surtout son ampleur potentielle — sur le rythme où se réaliserait l’intégration linguistique.

En effet, d’une part, s’il sera peut-être à moyen terme atténué par l’intégration des Amériques (CLF, 2000), le statut de l’anglais comme langue internationale et langue dominante de l’Amérique du Nord, qui amène les immigrants comme les natifs à valoriser le plurilinguisme, est peu susceptible d’être affecté par d’éventuels changements constitutionnels. D’autre part, depuis dix ans nous avons continué à agir dans les domaines de la régionalisation de l’immigration, de la francisation des petites et moyennes entreprises et de la promotion d’une scolarisation commune entre élèves allophones et francophones. Les résultats à cet égard sont variés, allant d’avancées modestes concernant la présence des immigrants en région (qui atteint aujourd’hui treize pour cent de l’immigration totale au Québec et qu’on veut hausser à vingt-cinq pour cent pour 2003) (MRCI, 2001c) à un match nul en matière de concentration ethnique où l’impact de l’abolition des commissions scolaires confessionnelles n’a pas suffi à contrebalancer l’augmentation de la présence immigrante et de la fréquentation de l’école privée par les francophones (Mc Andrew et Ledoux, 1996 ; Mc Andrew et Jodoin, 1999). La progression du français dans les entreprises à forte proportion d’allophones a aussi été mitigée : des percées importantes ont été réalisées dans certains milieux mais globalement la complexité de la donne en cette matière s’est peu modifiée (CLF, 1995 ; OLF, 2001).

Aucun de ces demi-succès ou demi-échecs n’est toutefois attribuable au cadre constitutionnel actuel et notre analyse de 1992 quant au peu d’impact de l’accession à la souveraineté sur ces facteurs tient toujours.

Par ailleurs, la perspective comparative, que nous évoquions pour « relativiser » la spécificité du cas québécois, plaiderait encore davantage aujourd’hui en faveur de la complexité du processus d’intégration linguistique, même au sein de pays qui sont souverains et qui ne connaissent pas notre ambiguïté sociolinguistique. Deux phénomènes sont particulièrement à signaler à cet égard. D’une part, on note la résurgence du débat linguistique aux États-Unis, où l’espagnol occupe, dans certains États, un statut de langue d’usage public, de plus en plus marqué et ce, au sein d’une communauté qui est loin d’être systématiquement d’immigration récente (Crawford, 1997 ; Galindo, 1997). D’autre part, la percée majeure du multilinguisme en Europe, surtout au plan normatif mais également au niveau des pratiques, programmes et interventions, commence à dépasser les seules langues communautaires pour atteindre de plus en plus les langues immigrantes (Truchot, 1997 ; Moys, 1998). Un peu partout, on est à repenser les aménagements linguistiques et la définition même de l’intégration pour tenir compte des nouvelles donnes (CLF, 1998). Plutôt que d’attendre en vain un éventuel impact de la souveraineté sur le rythme ou la complexité de l’intégration linguistique des allophones, il nous semble donc plus urgent aujourd’hui que le Québec s’engage résolument dans cette voie. Le récent rapport de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française nous apparaît d’ailleurs comme un excellent premier pas à cet égard.

2.4 L’évolution des attitudes et des comportements des Québécois d’origine française à l’égard des immigrants et des Québécois des communautés culturelles

Dans le document original, nous avions conclu que l’accession à la souveraineté était peu susceptible d’avoir un impact significatif, à moyen terme, sur les attitudes et comportements de tolérance et d’ouverture au sein de la population immigrante. Notre argumentation, à l’encontre d’éventuelles inquiétudes à cet égard, était basée sur le rejet de la thèse essentialiste voulant que les Canadiens français aient été historiquement plus fermés à la diversité culturelle, ethnique ou religieuse que les Canadiens anglais et sur l’évolution très positive des vingt dernières années de divers indicateurs relatifs aux attitudes, comportements et contacts interethniques.

À l’inverse, nous questionnions fortement la pertinence de considérer l’insécurité linguistique comme le principal déterminant en cette matière, fondement des attentes, irréalistes à notre avis, des promoteurs d’un impact positif de la souveraineté à cet égard. À partir d’une analyse des causes complexes de la production de l’intolérance et de ses mutations dans divers contextes, nous postulions, en effet, que la délégitimation d’un motif d’exclusion (« le refus de s’intégrer sur le plan linguistique ») serait loin d’impliquer que d’autres critères d’intolérance n’émergent, et ce tout particulièrement au fur et à mesure que la situation québécoise se « normaliserait » dans une perspective comparative.

Toutefois, à plus court terme, nous exprimions quelques mises en garde sur les dérapages potentiels que pourraient susciter, de part et d’autre, selon les résultats d’un prochain référendum, les espoirs déçus ou les craintes appréhendées en cette matière.

Pour l’essentiel, notre analyse de 1992 apparaît encore largement fondée. D’une part, en effet, la notion de palmarès des peuples au plan de l’intolérance, notamment telle qu’appliquée traditionnellement dans le contexte canadien, est plus discréditée que jamais. L’échec du référendum de 1995 a, certes, suscité des dérapages mineurs chez les Québécois d’origine française, notamment au sein des élites politiques, d’ailleurs rapidement dénoncés. Mais paradoxalement, l’impact de la défaite ici a été bien moindre que celui de la victoire serrée dans le reste du Canada, où l’on a assisté à un foisonnement de discours « antiséparatistes » où le référent politique cache mal un essentialisme antiquébécois proche du racisme (Cisco et Gagné, 1998 ; Potvin, 1999).

De plus, l’évolution positive des attitudes des Québécois à l’égard de l’immigration s’est systématiquement poursuivie durant toute la décennie, même s’il convient de signaler que les francophones et les répondants des régions continuent d’avoir plus de réserve à cet égard que les non-francophones et les répondants montréalais (MRCI, 2001c et d). Les Québécois manifestent également une ouverture plus grande qu’il y a dix ans à la diversité culturelle alors que la fréquence des contacts interethniques snettement accrue, notamment à Montréal. Ainsi, par exemple, le pourcentage de répondants considérant qu’il y a trop d’immigrants est passé de trente-neuf pour cent en 1999 à dix-neuf pour cent en 2001, alors que ce pourcentage atteint trente-cinq pour cent dans le reste du Canada. Le même hiatus, favorable au Québec, est constaté en ce qui concerne le trop grand nombre de minorités visibles (treize pour cent vs vingt-sept pour cent) ainsi que le soutien aux programmes d’accès à l’égalité, notamment au sein des partis politiques (où l’appui québécois s’élève à soixante-et-un pour cent alors qu’il n’atteint respectivement que presque trente-huit pour cent et quarante-quatre pour cent en Ontario et en Colombie-Britannique). Il faut toutefois éviter le triomphalisme à cet égard, une tentation à laquelle les pouvoirs publics québécois n’ont pas toujours résisté récemment. En effet, l’analyse qui établit un lien entre la variation de ces données à travers le Canada et le taux régional d’immigration par habitant apparaît convaincante (CIC, 1999b).

D’autre part, comme nous l’avions prévu, le remplacement graduel du marqueur linguistique, comme base d’intolérance ou de tensions interethniques, par les marqueurs culturel, religieux ou racial s’est intensifié depuis 1992.

Ainsi, alors que soixante-six pour cent des francophones reconnaissent que les immigrants s’intègrent désormais davantage à la société québécoise francophone, cinquante-huit pour cent entretiennent des inquiétudes quant au respect des valeurs démocratiques par ces derniers (SOM, 2001), une crainte non corroborée par diverses études (Mc Andrew, 1999 ; Laperrière et Dumont, 2000 ; Helly et al., 2001) qui montrent, au contraire, une grande similarité quant aux styles de vie et aux principes fondamentaux, notamment chez les Enfants de la Loi 101. À cet égard, l’étude qualitative de divers conflits ayant touché le milieu scolaire québécois depuis dix ans, relatifs à l’apprentissage des langues d’origine (Mc Andrew, 1991), à l’enseignement de la religion (Proulx, 1995) ou à l’adaptation des normes et règlements (Mc Andrew et Pagé, 1996 ; Ciceri, 1999), ainsi que les données d’un sondage post-11 septembre où le Québec se distingue négativement (Presse canadienne, 2001), illustrent clairement l’accession, si l’on peut dire, de la communauté musulmane au statut de groupe cible privilégié des craintes et d’un rejet potentiel.

Cette évolution, qui touche une communauté largement francophone, tend à confirmer la mutation de la « menace perçue » par les francophones, pour employer ici l’expression de Lambert et Curtis, cités dans l’article de 1992. C’est le cas également des travaux récents de Bourhis et al. (2000a et b) qui pointent vers la salience nouvelle du marqueur racial, ici encore à propos d’un groupe, les Haïtiens, dont l’intégration linguistique est peu sujette à débat. Quelque peu inquiétants, les résultats de cette étude confirment à la fois la persistance du sentiment de menace linguistique chez une minorité non négligeable de répondants et la non-congruence de leurs attitudes et comportements à cet égard, nettement plus négatifs envers les minorités raciales qu’envers les minorités linguistiques. L’étude de Pagé et Chastenay (2002), également menée auprès de jeunes des cégeps, est toutefois plus optimiste : elle montre, en effet, chez les répondants francophones une claire distinction entre leur rejet de l’usage d’autres langues dans la vie publique et leur ouverture à divers accommodements à caractère culturel ou leur soutien à la lutte contre la discrimination raciale. Un récent sondage international sur les jeunes et le racisme, où l’échantillon québécois se distincte positivement, va dans le même sens (Binette et Guay, 2002).

Tout comme en 1992, rien n’indique donc aujourd’hui qu’un Québec souverain serait davantage à l’abri des dérapages intolérants et racistes qu’il ne l’est dans le cadre constitutionnel actuel. La plus grande sécurité linguistique que nous connaissons en 2002 n’a pas généré, par miracle, une société à l’abri des défis qui confrontent l’ensemble des pays occidentaux. Il est même probable que l’intégration accrue des immigrants, notamment au plan linguistique, contribue à leur complexification, puisque nous avons désormais à partager avec eux nos institutions et surtout, cette ressource symbolique (Breton, 1997) si génératrice d’angoisse, notre identité collective. L’ensemble des mesures destinées à lutter contre le racisme, à assurer l’intégration sociale des nouveaux arrivants et à promouvoir la solidarité et la qualité des relations interethniques devrait donc être maintenu, voire même intensifié, quel que soit le statut futur du Québec. À l’inverse, il faut rejeter vigoureusement, encore plus en 2002 étant donné sa nouvelle popularité, un certain discours canadien-anglais, lui même teinté de racisme, qui considère notre maintien au sein du Canada comme la condition nécessaire de notre ouverture à l’immigration et au pluralisme.

3. Conclusion

Dans l’ensemble, les hypothèses proposées en 1992, présentées de manière synthétique dans la première partie de l’article, tiennent toujours. Sans reprendre ici l’analyse détaillée de l’évolution de la situation relative à chacun des enjeux débattus, les changements intervenus depuis dix ans nous amènent, toutefois, à énoncer les nuances suivantes.

  1. Les progrès en matière de francisation des immigrants ont été tels que notre hypothèse d’un impact, même limité, de la souveraineté sur l’ampleur et le rythme de cette dynamique apparaît nettement moins fondée qu’en 1992. On peut, en effet, difficilement imaginer comment la simple levée de l’ambiguïté du message symbolique envoyé aux immigrants, qui ne modifierait pas substantiellement les déterminants structuraux de la dynamique sociolinguistique, pourrait venir bonifier une situation qui apparaît, d’ores et déjà, en voie de normalisation par rapport à celle qui est vécue au sein de sociétés à dominance ethnique simple.

  2. L’absence d’un impact significatif de l’accession à la souveraineté sur la politique de sélection et la composition du mouvement migratoire est confirmée. Toutefois, l’accroissement de l’immigration temporaire et le maintien du problème relatif à la gestion des demandes d’asile exigent un accroissement des pouvoirs du Québec dans ces domaines, quelle que soit la voie empruntée à cet égard.

  3. Nous maintenons également nos conclusions relatives à l’impact limité qu’aurait, à moyen terme, un changement de régime constitutionnel sur les attitudes et les comportements des Québécois francophones à l’égard des Québécois des communautés culturelles, de plus en plus similaires, tant au plan positif que négatif, avec la réalité vécue ailleurs. De plus, en ce qui concerne les conséquences à court terme, l’expérience du référendum de 1995, qui a confirmé la modération caractéristique de la population québécoise de toutes origines et de toutes allégeances politiques, est rassurante.

  4. Finalement, si l’émergence d’un modèle normatif de nation inclusive et égalitaire nous paraît clairement confirmée, le degré où celle-ci devrait également être structurellement et institutionnellement pluraliste nous paraît susciter aujourd’hui davantage de controverses qu’il y a dix ans. Cette dynamique relève à la fois du contexte international et de spécificités québécoises. C’est pourquoi, sans considérer que l’accession à la souveraineté ferait nécessairement pencher la balance d’un côté ou de l’autre, nous réitérons l’importance que les minorités soient pleinement intégrées au débat public à cet égard et que toute ambiguïté ente la promotion de la citoyenneté économique et sociale, à laquelle elles aspirent, et l’adhésion à un projet spécifique de citoyenneté politique soit levée.

Quelles pistes de questionnements nouveaux et de recherche peut-on dégager de ces constats ? Sans prétendre ici à l’exhaustivité, nous en soumettrons deux à nos lecteurs, à des fins de débat et d’échange. La première porte sur le danger d’assumer que, du fait de sa normalisation, la donne québécoise serait aujourd’hui plus simple que la situation que nous connaissions à l’aube des années 1990. Qu’il s’agisse de la gestion des flux migratoires, de l’intégration linguistique des immigrants, des relations interethniques ou de la définition d’un cadre civique commun, notre analyse montre, au contraire, que les défis, de plus en plus similaires à ceux vécus ailleurs, ont plutôt muté. Nous avons ainsi un urgent besoin de mieux comprendre, entre autres, comment se négocient les rapports linguistiques au quotidien, dans un contexte où multilinguisme et statut du français comme langue commune sont désormais vécus davantage comme complémentaires qu’antithétiques ou, encore, notamment dans le contexte post-11 septembre, jusqu’à quel point et dans quel sens la mémoire de victimisation passée du groupe francophone détermine encore ses attitudes et ses comportements à l’égard de l’immigration, face à de nouveaux facteurs d’influence de nature internationale ? De même, le modèle canado-québécois d’immigration, basé sur le dogme d’une sélection visant l’établissement permanent des candidats, qui a mieux résisté ici qu’ailleurs sans doute à cause de notre géographie, est de plus en plus remis en question par la globalisation des mouvements de population. Celle-ci fait émerger un nouveau modèle, non plus de citoyenneté multiculturelle mais plutôt de citoyenneté multiple, où les droits politiques sont dissociés de l’engagement à prendre racine dans un seul pays et à lui consacrer l’essentiel de sa loyauté. Nombre de travaux théoriques et empiriques seront nécessaires pour mieux cerner les conséquences d’une telle dynamique, d’une part, sur l’association étroite que les gouvernements québécois successifs ont voulu établir entre la construction de la nation et la sélection de l’immigration et, d’autre part, sur la définition même du cadre normatif qui doit unir les citoyens du Québec.

Au-delà de ces enjeux directement ou indirectement liés à des questions de politiques publiques, la seconde voie de questionnement porte sur les dynamiques sociales sous-jacentes à l’évolution cernée depuis dix ans ainsi que sur ses conséquences, potentiellement différentes, pour les groupes qui se sont confrontés, depuis les années 1970, à travers le processus de redéfinition des rapports ethniques au Québec. Sans nous prononcer ici sur le cas de la communauté anglophone, dont le degré de minorisation est loin de faire consensus, les données présentées plus haut semblent minimalement pointer vers une accession, certes inachevée mais de plus en plus congruente, des francophones aux statut et privilèges d’une majorité sociologique face aux groupes d’origine immigrée. Au-delà du réconfort que les partisans du maintien du Québec dans la fédération canadienne pourront y trouver à leur thèse, ce constat illustre la nécessité de définir les priorités de recherche dans le champ de manière sensiblement différente que nous ne l’avions fait en 1992 et, par la force des choses, pour respecter le parallélisme des deux analyses, en 2002. En effet, l’impact spécifique de ce changement de communauté d’accueil pour les groupes concernés a besoin d’être davantage exploré, tant en ce qui concerne les inégalités socioéconomiques et scolaires que la participation institutionnelle et civique. À cet égard, les difficultés accrues d’intégration au marché du travail au sein de l’immigration récente, qui font l’objet de nombre de travaux récents, représentent une priorité incontournable. En effet, sans être exclusivement ou prioritairement liée à la redéfinition des rapports linguistiques, et encore moins à la nature du régime constitutionnel qu’adoptera le Québec, la nouvelle problématique doit aussi être analysée à travers ce prisme. De manière plus large, face à l’évolution des dix dernières années, il nous apparaît également que la dynamique des rapports de pouvoir qui génèrent l’inclusion ou l’exclusion de divers groupes devrait demeurer, plus que jamais, au coeur de nos analyses, que celles-ci portent sur les problématiques sociales ou la production des connaissances scientifiques. À cet égard, pour terminer ici sur une boutade, dont on ne devrait toutefois pas sous-estimer le sérieux, il faut souhaiter que la mise à jour 2012 de ce mémoire, tant en ce qui concerne ses auteurs potentiels que les thématiques traitées, témoigne pleinement de la redéfinition pluraliste du Québec, quel que soit le statut politique qui prévaudra alors.