Corps de l’article

Traduction : Suzanne Mineau

Au moment où la Turquie amorce des négociations pour devenir membre de l’Union européenne, les alévis turcs tentent de profiter des pressions exercées par l’Europe en faveur de certaines réformes[1]. La plupart des alévis sont heureux de voir la Commission européenne affirmer qu’ils constituent une minorité religieuse qui mérite d’être reconnue[2]. Tout en affichant publiquement leur identité à titre de communauté culturelle et religieuse, ils discutent entre eux des caractéristiques de cette communauté. Un point primordial est le rôle à l’avenir du dede, le chef traditionnel de la communauté alévie.

Les débats internes des alévis sur le dedelik, l’institution des dedes, sont liés à un processus plus large de reconceptualisation de la tradition aléviste. La première phase de ce processus, qui a débuté à la fin des années 1980, portait sur la construction d’associations et d’institutions et sur une quête acharnée de reconnaissance. On admet généralement aujourd’hui la légitimité d’une identité alévie distincte, et les débats actuels semblent entrer dans une nouvelle phase, qui place à l’avant-plan les questions reliées à l’organisation interne et à la représentation du mouvement. Je considère que l’alévisme contemporain fait face à deux grands défis d’une importance cruciale pour son développement futur.

Le premier défi a trait à la représentation de l’alévisme face à l’islam et à l’État. Les alévis multiplient actuellement les démarches pour se faire reconnaître officiellement par l’État. Ces efforts mettent en lumière et intensifient leurs discussions internes au sujet de la nécessité et de la façon d’être incorporés dans la structure étatique. Des débats houleux se centrent sur quelques questions hautement contestées : Quels organismes et quels porte-parole peuvent légitimement représenter l’alévisme ? L’alévisme doit-il être considéré comme une secte islamique ou comme une religion à part entière ? L’alévisme est-il une religion ou faut-il plutôt le considérer comme une philosophie et une culture propres à l’Anatolie ?

Le deuxième défi peut être vu comme une modification des structures d’autorité et comme de nouvelles exigences en matière de leadership religieux. Dans le village aléviste traditionnel, l’autorité du dede dépendait d’un ensemble de qualifications : ascendance, habiletés sociales ainsi que connaissances rituelles, mythiques et doctrinales. Idéalement, le dede possédait toutes ces qualifications. C’est pourquoi, à l’époque prémoderne, son autorité couvrait les sphères politique et religieuse de la vie. En fait, ces sphères n’étaient pas séparées, mais reliées l’une à l’autre, aussi bien en pratique que selon la conception que les alévis se faisaient du monde[3]. Au cours du vingtième siècle, toutefois, les structures des communautés traditionnelles se sont dissoutes à cause de la sécularisation et de l’urbanisation. L’évolution sociale rapide a contribué au déclin de l’autorité du dede, ce qui a coïncidé avec l’apparition d’un nouveau type de leader alévi. Ces nouveaux leaders sont à la tête d’organismes alévis modernes et représentent l’alévisme en public. Actuellement, les élites alévies de la Turquie et de la diaspora européenne discutent des qualités et des connaissances que doit posséder un dede « moderne », de la formation qu’il doit recevoir et des fonctions qu’il doit remplir.

Dans le présent article, je décris ces débats au sujet du dede moderne et je les analyse dans le contexte de la redéfinition actuelle de l’alévisme du point de vue culturel et religieux. Je montre que le dedelik, l’institution des dedes, se sécularise, c’est-à-dire que le rôle du dede est confiné dans des contextes rituels, de plus en plus définis comme « religieux » par opposition à des fonctions « non religieuses » comme la représentation de la communauté. Même si elle marque une réduction de son autorité, cette situation apporte aussi au dede un nouveau respect et, comme je tenterai de le montrer, la possibilité d’accroître son influence.

Afin de clarifier la signification des efforts actuels pour redéfinir l’institution des dedes, je vais d’abord donner une brève description du dedelik traditionnel et de son évolution au cours de la transformation de l’alévisme au vingtième siècle.

L’autorité dans l’alévisme traditionnel

La fonction de dede est une institution au coeur de l’alévisme turc traditionnel[4]. Le mot « traditionnel » ne cherche pas à marquer un statut inférieur par rapport au qualificatif « moderne » et ne sous-entend pas une évolution nécessaire de la « tradition » au « modernisme ». Par « alévisme traditionnel », j’entends simplement l’alévisme tel qu’il se pratiquait avant que la sécularisation et la modernisation n’influent sur les milieux ruraux de l’Anatolie et de la Thrace et n’altèrent ainsi leurs structures et leurs frontières sociales[5]. Dans ce sens, la notion d’« alévisme traditionnel » est une reconstruction historique qui se fonde surtout sur les récits des alévis au vingtième siècle et sur un nombre très limité de recherches anthropologiques relativement récentes. Il ne faut pas oublier que le terme lui-même, « alévisme » (Alevilik), est nettement moderne. Il n’est apparu qu’au début du vingtième siècle et reflétait l’évolution d’une nouvelle identité transrégionale unissant des groupes qui n’étaient auparavant que partiellement reliés et qui partageaient des récits, des croyances, des pratiques sociales et des rituels identiques. Ces groupes « proto-alévis[6] » vivaient passablement séparés de la société ottomane et n’avaient qu’un accès limité à la culture écrite.

Malgré ces restrictions méthodologiques, je maintiens pourtant que l’expression alévisme traditionnel a une valeur heuristique. Tout d’abord, les différents récits sur l’« alévisme traditionnel » (geleneksel Alevilik) ainsi que les recherches anthropologiques démontrent que même les communautés alévies qui n’avaient pas de liens directs entre elles et vivaient loin les unes des autres semblent avoir eu un grand nombre de points communs en ce qui concerne leurs structures, leurs pratiques et leurs croyances. J’utilise l’expression « alévisme traditionnel » pour désigner ces points communs qui se sont transmis. Il s’agit donc d’une notion désignant un type idéal d’alévisme qui n’a pas encore connu la sécularisation et l’urbanisation, tel qu’il surgit de la mémoire collective des alévis eux-mêmes et aussi des reconstructions historiques.

Dans l’alévisme traditionnel, le dedelik, la charge de dede, englobait les fonctions de chef social et religieux. Irène Mélikoff voit dans le dede un prolongement du shaman de la Turquie pré-islamique, le kam-ozan[7]. Concevoir l’alévisme comme un « shamanisme islamisé[8] » lui permet d’expliquer les pouvoirs miraculeux attribués au dede, ainsi que son rôle de guérisseur et de médiateur. Qu’elles aient ou non leur origine dans le shamanisme, de telles aptitudes, ainsi que l’idée d’une ascendance noble, soy, forment la pierre d’assise de l’autorité du dede[9]. Dans l’alévisme traditionnel, l’ascendance est le principal marqueur social[10]. Les dedes alévis sont révérés comme des evlad-ı resul ou des seyyid, les deux termes désignant des descendants du prophète Mahomet, généralement de sa fille Fatima et d’Ali ; on croit que le charisme de la famille du prophète (le ahl al-bayt) s’est transmis de génération en génération. Les lignées de dedes portent le nom de ocak. Littéralement ce mot signifie « foyer » et indique une sainte lignée[11]. Aux lignées ocak viennent s’ajouter des lignées non ocak dont les membres portent le nom de talib. Un talib ne peut devenir dede, puisque cette prérogative appartient aux membres mâles des ocak. Quant à savoir quel membre d’une lignée ocak deviendra dede, tout dépend de son statut social dans la communauté, de ses connaissances religieuses, de ses qualités de chef[12]. Les relations entre les membres d’un clan ocak et les talibs qui reconnaissent les membres de ce clan comme leurs dedes se comparent à des relations entre parents et enfants[13]. Le mariage entre membres des deux groupes est considéré comme un inceste et strictement interdit ; autrefois, le lien entre un dede et les familles talib était héréditaire.

Le rôle principal du dede est de célébrer les rituels alévis, notamment les cérémonies cem, la principale forme de pratique religieuse commune. Son ascendance lui confère le charisme religieux nécessaire à la célébration des rituels ainsi qu’à l’enseignement des contraintes et des règles de la voie mystique. De plus, le dede agissait comme médiateur et juge[14]. Les alevis traditionnels ne s’adressaient pas aux tribunaux de la charia, mais réglaient leurs conflits à l’intérieur de leur communauté ; le dede avait le droit de punir les mauvaises conduites et d’expulser de la communauté les membres qui violaient ses règles fondamentales[15].

Les frontières sociales imperméables de l’alévisme traditionnel, ainsi que la position prédominante du dede, étaient des facteurs importants qui permettaient aux alévis de demeurer relativement autonomes, en marge de la société ottomane. Déjà dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, on a vu apparaître des signes d’érosion des structures sociales de l’alévisme traditionnel[16]. Ce processus d’érosion fut graduel et s’est déroulé à des rythmes et à des degrés divers selon les endroits. En règle générale, on peut dire que ce ne fut pas avant le milieu du vingtième siècle que les dommages dans les structures des communautés se sont révélés irréversibles.

Déclin et retour du dedelik

Les structures sociales de l’alévisme traditionnel ont été ébranlées par les politiques de sécularisation mises de l’avant par la nouvelle République turque (1923), comme l’interdiction de toutes les activités des tarikats (confréries soufies). Même si l’alévisme n’est pas une branche du soufisme au sens technique du terme, certains alévis étaient associés à la branche çelebi de la confrérie soufie bektashie, qui fut également interdite. Il existe des récits sur la discrimination dont les dedes furent victimes de la part des représentants de l’État dans les premières années de la République. Toutefois, comme le soutient Ali Yaman, les efforts pour empêcher les dedes de visiter leurs associés talibs n’ont eu que peu d’effets et ne peuvent être considérés comme la principale raison du déclin du dedelik[17].

L’exode vers les centres urbains au milieu du siècle pour des motifs économiques a eu des répercussions beaucoup plus significatives, car il a souvent coupé les liens étroits entre dedes et talibs et miné ainsi le réseau social des communautés alévies traditionnelles[18]. L’autorité des dedes fut encore ébranlée dans les années 1960 et 1970 lorsque la jeune génération s’est tournée vers les idéologies de gauche. Les dedes étaient parfois peints comme des charlatans qui exploitaient les citoyens ordinaires. En ce qui concerne les dedes, Ali Yaman signale que dans la période entre le début des années 1960 et la fin des années 1980, ils furent « relevés temporairement de leurs fonctions[19] ». Au cours de la même période, une nouvelle classe moyenne alévie se développa dans les villes. La disparition des hiérarchies traditionnelles a permis l’émergence d’une nouvelle élite urbaine, c’est-à-dire d’individus qui ont assumé les fonctions de leaders dans des associations séculières qui recrutaient des membres alévis[20]. Cette nouvelle élite est le fer de lance de la réapparition publique des alévis en tant que puissant mouvement social.

Aujourd’hui, les dedes ont « repris leurs fonctions », mais ces fonctions sont en train d’être renégociées. À partir de la fin des années 1980, les alévis ont insisté davantage sur la dimension religieuse de l’alévisme[21]. À la suite du coup d’État de 1980, les paramètres du discours politicoreligieux de la Turquie ont été redéfinis[22]. La gauche, refuge politique de beaucoup d’alévis à cette époque, a été en grande partie détruite et a perdu son lustre. Dans leurs efforts pour dépolitiser la sphère publique, les élites militaires ont encouragé les institutions et les symboles islamiques. La présence de symboles religieux a considérablement augmenté dans la sphère publique en suivant dans ses grandes lignes la soi-disant synthèse turco-islamiste, une idéologie encouragée par les élites militaires et par des hommes politiques comme Turgut Özal, premier ministre de la Turquie de 1983 à 1989[23]. La synthèse turco-islamiste visait à réconcilier une religion musulmane universaliste avec une identité turque particulière. Elle cherchait à redéfinir le kémalisme pour le transformer en un modernisme conservateur qui était islamique mais séculier, voué au nationalisme par opposition à de supposées menaces séparatistes de nature ethnique ou religieuse. Les alévis n’ont pas accepté cette nouvelle idéologie, qui définissait l’islam turc comme l’islam sunnite et qui pavait la voie à une intensification des efforts pour les assimiler. L’établissement dans les écoles d’une éducation religieuse obligatoire fondée sur la doctrine sunnite et l’augmentation de la construction de mosquées dans les villages alévis, le plus souvent contre la volonté de la population, ont constitué des manifestations de cette politique.

À la recherche d’une place à l’intérieur des paramètres de ce nouveau discours, les alévis se sont tournés vers leur tradition culturelle, qu’ils ont formulée de plus en plus en termes religieux, s’appropriant ainsi jusqu’à un certain point le discours politique identitaire qui avait cours depuis 1980. Ils ont commencé à confronter de plus en plus la société turque, en réclamant que l’alévisme soit reconnu comme une identité très différente de l’islam sunnite de la majorité. On a vu surgir des discussions publiques sur la nature de l’alévisme. Qu’est-ce que l’alévisme ? et Que veulent les alévis ? sont devenues des questions largement débattues. Faisant valoir leurs différences par rapport aux musulmans sunnites, les militants alévis ont élaboré des réponses pour un public curieux et aussi pour la communauté alévie elle-même. Ils ont commencé à écrire sur l’alévisme, amorçant ainsi une historiographie alévie et une transcription des croyances et des pratiques alévies. Parallèlement, ils ont amorcé un processus de construction d’organismes, créant de nouveaux réseaux et espaces alévis. Dans un tel contexte, les dedes se sont mérité un nouveau respect et ont commencé à jouer un rôle important dans le rétablissement des liens entre l’alévisme et ses traditions.

Pour que l’alévisme survive en tant que tradition religieuse ayant plus qu’un simple attrait folklorique, il était devenu important de savoir de quelle façon il fallait soutenir l’institution des dedes. Comment fallait-il redéfinir le dedelik dans le contexte d’un alévisme moderne, majoritairement urbain ? Aujourd’hui, surtout en milieu urbain, la fonction de médiateur du dede semble avoir disparu, car elle était liée aux relations sociales dans l’alévisme rural traditionnel. Il existe de grandes différences sociologiques entre les structures communautaires traditionnelles et urbanisées des alévis. En milieu urbain, les cérémonies cem, qui se déroulent dans les cemevis (« maisons de cem ») des nouvelles associations alévies, ne tiennent habituellement pas compte des affiliations dedes-talibs qui étaient l’élément fondamental des cérémonies dans les milieux traditionnels, puisqu’elles définissaient les rituels et les frontières sociales de la communauté. Dans un cem urbain, le dede qui préside la cérémonie ne connaît pas nécessairement les participants, réunis le plus souvent par le hasard et ayant tous des antécédents différents[24].

Le débat actuel sur le dedelik a débuté en milieu urbain, mais ses répercussions se font également sentir dans les campagnes[25]. Beaucoup d’alévis considèrent encore les dedes comme les porteurs autorisés des traditions alévies. Le dede demeure toujours indispensable lors des grands rituels. Je n’ai jamais entendu parler d’une cérémonie cem qui n’était pas présidée par un dede. Toutefois, son rôle comme principale source du savoir alévi est contesté par les non-dedes et par les nouvelles organisations communautaires qui fournissent des services sociaux et culturels[26]. Les alévis non-dedes, qui écrivent sur un vaste éventail de thèmes alévis, comme la mythologie, l’histoire, les croyances et les pratiques[27], contribuent directement à la production d’un nouveau savoir alévi[28]. Les dedes ne jouent qu’un rôle marginal à la tête des associations alévies qui sont dirigées pour la plupart par des alévis talibs : intellectuels, journalistes, hommes d’affaires, avocats et ingénieurs[29]. La nouvelle élite alévie possède les qualités d’organisation nécessaires à la gestion de ces associations ainsi que les aptitudes de communication qu’il faut pour profiter des opportunités apportées par la privatisation des médias dans les années 1980[30]. Connaissant bien les codes culturels de la classe moyenne kémaliste, les membres de cette nouvelle élite séculière représentent l’alévisme en public ; ils donnent des conférences de presse, participent à des interviews-variétés et prennent la parole à des congrès[31]. C’est pourquoi les chefs des principales associations alévies ont acquis un « charisme médiatique » ; en d’autres mots, leur présence en public réaffirme leur autorité et accroît leur réputation au sein de la communauté alévie.

İzzettin Doğan : prototype du dede moderne

Il y a très peu de dedes qui travaillent à la construction d’institutions alévies et représentent publiquement les alévis. Une exception notable est İzzettin Doğan (né en 1940), professeur de droit à l’Université Galatasaray d’Istanbul, qui est le président de la Fondation Cem, une association alévie kémaliste loyale à l’État dont le bureau central se trouve à Istanbul[32]. Plusieurs raisons expliquent le succès de Doğan : ses liens relativement étroits avec l’État turc et ses élites, son réseautage fructueux et ses origines. Toutes ces qualités réunies lui confèrent un charisme qui est plutôt unique au sein de l’élite alévie contemporaine et qui l’ont aidé à devenir le chef alévi contemporain qui a le plus d’influence et qui bénéficie de loin de la plus grande couverture médiatique[33].

İzzettin Doğan a eu le privilège d’étudier avec l’élite turque à Galatasaray Lisesi à Istanbul, une école secondaire privée prestigieuse où les cours se donnent en français. Dès sa jeunesse, il s’est familiarisé avec les visions du monde et les codes culturels de la classe moyenne supérieure séculière ; cela l’a certainement aidé par la suite à créer des liens avec les cercles kémalistes[34]. Politiquement, Doğan tente de contrer l’image prévalente qui place l’alévisme naturellement à gauche. En 1983, il a été parmi les membres fondateurs du Parti nationaliste démocratique qui était parrainé par les militaires après le coup d’État[35]. En joignant ce parti nationaliste plutôt de droite, son but avoué était de forcer le centre politique à prendre acte des questions touchant les alévis. Il a toutefois laissé ce parti au bout de trois mois, se rendant compte que son objectif est irréaliste[36]. Depuis, il s’est abstenu de toute participation directe à un parti politique ; il a plutôt tenté de projeter une image d’indépendance politique, ce qui lui permet de dialoguer avec tous les partis, notamment la droite religieuse, s’attirant ainsi inévitablement des critiques sévères de la part des alévis de gauche[37]. Doğan peut être considéré comme un kémaliste modéré et pragmatique, partisan d’un nationalisme turc ouvert à tous. Son engagement envers le kémalisme et l’État accroît son prestige, compte tenu du discours politique centriste de l’État turc.

Voulant parvenir à la tête du mouvement alévi, İzzettin Doğan tente de conquérir le territoire symbolique de l’imagerie alévie. La représentation visuelle dans son organisme en est un exemple. Il est courant chez les alévis turcs de placer la photo d’Atatürk à côté des images des saints alévis[38], mais la Fondation Cem va un pas plus loin. Dans ses publications comme lors des événements publics qu’elle organise, elle ajoute le portrait de Doğan à cette galerie d’images, l’élevant ainsi, pourrait-on dire, au rang des saints alévis[39]. Le symbolisme de cette façon de faire particulière est important. Ali et Hacı Bektaş, les saints anatoliens du treizième siècle, représentent la tradition alévie. Dans l’imaginaire alévi, Ali symbolise le combat pour la justice et Hacı Bektaş, l’éthique alévie et le sécularisme[40]. Ce dernier est perçu en outre comme un père fondateur prémoderne du nationalisme turc. Le portrait d’Atatürk, le symbole même du kémalisme, souligne l’engagement envers le sécularisme et le nationalisme. İzzettin Doğan tente de se faire reconnaître comme l’héritier moderne des pères fondateurs alévis ; en proclamant qu’il partage les valeurs qu’ils représentent, il essaie de s’attirer une part de leur charisme. À partir de ce statut qu’il s’est lui-même donné, il fait valoir que l’alévisme doit être perçu, à l’instar de l’islam turc, comme soumis aux principes séculiers et nationalistes du pays[41].

Une des raisons pour lesquelles Doğan peut adopter un symbolisme si lourd de sens réside dans ses origines. Dans la province de Malatya, son père, le dede Hüseyin Doğan, a été à la fois un puissant leader régional de la tribu Baliyan et un éminent dede en tant que représentant de la ocak Aguiçen, qui est l’une des plus importantes de l’Anatolie. Comme chef religieux et tribal, Hüseyin Doğan a eu une influence politique considérable, comme le prouve son titre de membre du Parlement dans les années 1950. Il fut au départ un membre du Parti républicain populaire, mais s’est joint ensuite au Parti démocratique, changement qui a provoqué beaucoup de ressentiment chez les alévis de gauche qui associaient le Parti démocratique aux politiques islamistes réactionnaires[42]. Comme son père, İzzettin est un personnage controversé dans la communauté alévie. Il est évident, cependant, qu’il a hérité du charisme de son père et qu’il s’en sert.

Dans un contexte alévi urbain, il arrive que les liens dede-talib s’affaiblissent, ce qui permet à des dedes charismatiques comme İzzettin Doğan de rallier des partisans qui n’appartiennent pas aux lignées auxquelles ces dedes étaient traditionnellement associés. Lorsque les liens dede-talib traditionnels perdent de l’importance, les lignées de dedes peuvent se faire concurrence. On trouve un exemple de cette situation dans la correspondance entre un groupe de talibs établis à Istanbul et leur efendi de la lignée Hacıbektas, un représentant des çelebiyans[43], qu’ils reconnaissaient comment l’autorité suprême. Les échanges ont eu lieu en 1990 et débutent par une lettre des talibs dans laquelle ceux-ci transmettent à l’efendi une liste de propositions pour améliorer la position des alévis dans la Turquie contemporaine. Dans cette lettre, ils incitent le çelebiyan à surveiller plus étroitement les communautés alévies et à mettre sur pied un réseau alévi centralisé. Ils demandent en outre l’organisation de congrès nationaux de dedes, la vérification du niveau d’instruction des dedes et l’établissement de programmes de formation des dedes. Dans sa réponse, l’efendi s’explique ainsi :

Vous dites que les dedes doivent toujours être titulaires d’une autorisation officielle. La majorité d’entre eux disent que leurs ancêtres ont vécu avant Hacıbektaş ou encore que ce dernier n’a pas de descendants de toute façon[44]. Il y a ceux qui disent que leurs ancêtres sont plus anciens. Comment est-il possible de discipliner ceux qui souhaitent agir de cette façon, qui ignorent la vérité ?[45]

Les critiques de l’efendi à l’égard des ocaks indépendants, qui défient l’autorité du çelebiyan, visent des dedes alévis comme İzzettin Doğan[46]. Celui-ci insiste sur la prédominance de sa lignée ocak Aguiçen, la faisant remonter à Mohamet et Ali (par Ali Asker, fils du quatrième imam shiite Zayn Al-’Abidin)[47]. Il prétend que sa ocak était déjà établie en Anatolie au tout début de l’invasion turque dans les années 1070. Au moment de l’arrivée de Hacı Bektaş Veli au treizième siècle, la ocak Aguiçen pratiquait déjà l’alévisme depuis au moins deux cents ans[48].

La correspondance entre l’efendi et ses talibs a eu un dénouement intéressant. Confronté aux demandes des talibs d’assumer plus activement son rôle de leader, de centraliser les ressources pour les concentrer et d’exercer une meilleure surveillance de la formation et des activités des dedes, l’efendi ne pouvait qu’exprimer son accord avec ces demandes sans être en mesure de mettre de l’avant une proposition concrète pour y répondre. Par la suite, le groupe alévi en cause s’est joint à la Fondation Cem dont le chef, comme je l’ai montré, concurrence directement les efendis de la lignée Hacı Bektaş. Avec des fonds obtenus grâce à İzzettin Doğan, la communauté a réussi à construire et à administrer un cemevi dans lequel beaucoup d’entre eux ont trouvé un emploi[49]. Il semble bien que la Fondation Cem, à titre d’organisme qui représente les intérêts des alévis face à l’État et qui tente de leur allouer des ressources, puisse leur offrir davantage que l’efendi de Hacıbektaş et paraît ainsi avoir gagné la lutte pour détenir l’autorité religieuse.

Grâce à la Fondation Cem et à l’influence exercée par celle-ci sur d’autres associations alévies qu’elle parraine, İzzettin Doğan a créé une infrastructure qui lui permet de populariser sa vision de l’alévisme et d’aspirer à diriger le mouvement alévi. Cependant, la Fondation et son chef sont fortement contestés au sein de la communauté. Doğan prétend représenter quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population alévie[50]. Ce chiffre est illusoire et vient en contradiction directe avec les prétentions similaires de la Fédération alévie bektashie[51] qui regroupe et coordonne quatre cent cinquante organismes parmi lesquels on ne compte pas seulement des associations turques, mais aussi la puissante Fédération des communautés alévies d’Allemagne.

La formation du dede moderne

Un sondage récent, au cours duquel on a demandé à quatre cents alévis de la campagne et de la ville leur avis au sujet du dedelik, confirme le sentiment d’urgence exprimé dans les publications alévies. Alors que 79,9% des personnes interrogées considéraient que les dedes n’étaient pas suffisamment qualifiés, 73,5% jugeaient néanmoins que l’institution était nécessaire au développement de l’alévisme[52]. Ces chiffres ont sans doute une valeur limitée du point de vue statistique, mais ils semblent bien refléter le sentiment général.

Une des grandes préoccupations est le niveau d’instruction des dedes. En 1998, Mehmet Çamur, président de la Fondation Sultan Şahkulu, qui administre l’un des centres alévis les plus pieux d’Istanbul dans un ancien lieu bektashi, demandait que les dedes fassent leurs études à l’université : « [Ils] doivent étudier la philosophie, bien connaître les sciences sociales et être également très versés en littérature »[53]. Plus récemment, il déclarait que les alévis devaient plutôt s’occuper eux-mêmes de leurs affaires et garder leur indépendance vis-à-vis des institutions de l’État. Il a donc annoncé que la Fondation Sahkulu inaugurerait bientôt un programme de formation des dedes[54].

Il existe de nombreux membres des lignées de dedes, mais une poignée seulement est capable de célébrer les rituels[55]. Trouver ces dedes est l’un des plus grands problèmes des associations alévies qui veulent organiser régulièrement des cérémonies cem[56]. Hüseyin Gülen, ancien président du cemevi Gazi Mahallesi d’Istanbul, estime qu’il n’y a pas plus de cinq cents dedes capables de célébrer les cérémonies alévies de la façon traditionnelle[57]. Pour résoudre ce problème, il prône la création d’écoles secondaires réservées aux dedes, sur le modèle des écoles secondaires Imam Hatip qui enseignent aux étudiants à offrir des services de base dans les mosquées et qui les préparent à entrer à l’université. Reha Çamuroğlu, intellectuel très respecté et auteur de nombreux articles et livres sur l’alévisme, s’est récemment prononcé lui aussi en faveur de cette idée[58].

Ce n’est pas un hasard si les alévis qui sont établis en Europe de l’Ouest, particulièrement en Allemagne, et qui sont au coeur du renouveau alévi, participent activement aux débats[59]. Encore plus que les alévis de Turquie, ils ont été confrontés au problème de trouver de temps à autre des dedes qualifiés pour des cérémonies cem[60]. Toutefois, le statut séculier de l’Allemagne permet aux alévis de s’attaquer plus ouvertement à ce problème qu’il est possible de le faire en Turquie où le discours politicoreligieux officiel impose des contraintes[61].

Les débats sur le dedelik en Allemagne

L’Académie alévie établie à Wiesloch en Allemagne a été jusqu’à maintenant celle qui a fait le plus d’efforts pour tenter de moderniser l’éducation des dedes. À l’instar de la Fédération alévie bektashie, l’Académie s’oppose à l’intégration de l’alévisme dans les structures du Directorat des affaires religieuses et préfère ne pas placer l’éducation des dedes sous la supervision de l’État.

En 2003, l’Académie a lancé un « programme éducatif pour le perfectionnement des dedes », qu’elle avait élaboré en étroite collaboration avec la Fédération des communautés alévies d’Allemagne. Le programme avait pour objectif l’amélioration du niveau d’instruction des candidats au dedelik. Le programme couvrait les matières suivantes : histoire des religions, histoire de l’islam et de l’alévisme, la voie alévie et ses règles, la poésie alévie, les sous-groupes de l’alévisme, formes et problèmes de l’éducation alévie, le soufisme, religions comparées, jours sacrés et principes de l’alévisme, vocabulaire de base de l’alévisme, l’alévisme en Europe, importance de la musique dans l’alévisme, dimensions historiques et religieuses du bektashisme[62]. Ces matières étaient étudiées le week-end, au cours de séminaires, et enseignées par des universitaires alévis ou non alévis ainsi que par un petit nombre de dedes. Les matières enseignées par des dedes indiquent les domaines de connaissance dans lesquels leur autorité est encore jugée indispensable. Dans les faits, ils étaient coenseignants pour les cours suivants : la voie alévie et ses principes religieux ; les jours sacrés de l’alévisme et ses principes religieux. Les autres matières étaient enseignées par des non-dedes et même par des non-alévis. Comme l’a fait judicieusement remarquer Aykan Erdemir : « les universitaires qui avaient antérieurement effectué des recherches ethnographiques sur les alévis étaient maintenant en mesure d’enseigner aux guides religieux alévis la nature de l’alévisme[63]. »

L’Académie souligne que ce programme de séminaires ne constitue pas une formation suffisante pour le futur dede et ne peut lui conférer la légitimité nécessaire à la pratique du dedelik. Il s’agit plutôt d’un programme d’éducation complémentaire, qui vise à fusionner des méthodes traditionnelles et modernes et différents types de connaissances. Ce programme nous laisse entrevoir les efforts délibérés des alévis pour maintenir leurs traditions face aux défis auxquels ils sont confrontés dans leur vie. La citation ci-dessous tirée du programme est un bon exemple des liens dialectiques entre la force légitimiste de la tradition, les contraintes contemporaines et la vision utopique dans la conceptualisation d’un « alévisme moderne ».

Nous sommes d’avis qu’il est impossible d’aborder l’éducation de spécialistes religieux (dinadamları) comme les dedes...répondant aux besoins de la société alévie d’aujourd’hui si nous fermons les yeux devant les exigences de notre société et si nous utilisons [plutôt] les définitions, les habitudes et les méthodes traditionnelles... À tout point de vue, des différences énormes apparaissent entre les lieux, les fonctions et les méthodes d’éducation des spécialistes religieux reconnus du passé et ceux d’aujourd’hui. Nous croyons que la façon la plus raisonnable de procéder est d’adopter une approche qui unit aujourd’hui et demain sans rompre avec le passé et sans détruire l’essence même de notre foi et de nos valeurs...[64]

Récemment, le dede Hasan Kılavuz, président du Conseil des dedes de la Fédération des communautés alévies d’Allemagne, a fait monter le ton des discussions en faisant des déclarations controversées au sujet de la signification du dedelik à l’ère moderne. Contrairement aux organismes relevant de la Fondation Cem qui tentent de faire reconnaître la notion d’« islam alévi », il souligne l’incompatibilité de l’alévisme et d’un dedelik qui puise ses caractéristiques de base dans l’islam sunnite, et il rejette avec véhémence toute tentative de réconcilier l’alévisme avec la tradition islamiste :

L’alevilik est une croyance (inanç) à part entière. Les alévis croient que Dieu est partout dans l’univers. Depuis mille ans, leurs pratiques et leur croyance s’expriment sous une forme modeste et extrêmement pure ; aujourd’hui, certains dedes tentent d’enjoliver cette forme de croyance avec de fausses perles. Ces dedes, qui n’ont pas confiance en eux et qui se laissent entraîner par un complexe d’infériorité face à la foi islamiste sunnite retranchent l’essence de l’alévisme de nos traditions et de nos coutumes...Nous ne pouvons pas relier la foi des alévis anatoliens aux principes de base de la religion islamiste.[65]

Kılavuz maintient de plus que les alévis ne peuvent partager aucune des grandes pratiques religieuses obligatoires chez les musulmans ; les croyances et les pratiques fondamentales de l’alévisme ne peuvent pas non plus se retrouver dans l’islam sunnite. En différenciant nettement l’alévisme de l’islam, les arguments de Kılavuz préparent la voie à une interprétation de l’alévisme en tant que croyance (inanç) « à part entière ». Il voit dans l’histoire de l’alévisme des Anatoliens l’histoire d’une opposition à l’islam sunnite, et renforce ainsi l’idée d’une identité alévie particulière, fondée sur le souvenir commun de la résistance à l’oppression sunnite. Kılavuz reconnaît néanmoins la nécessité d’adapter la tradition aux conditions modernes. Pourtant, contrairement aux défenseurs de « l’islam alévi », sa vision du modernisme ne suppose pas la reconnaissance de caractéristiques islamistes dans l’alévisme, et il n’emploie pas le mot « religion » (din) pour désigner l’alévisme. Il insiste plutôt sur des principes humanistes et plus particulièrement sur l’instauration de l’égalité des sexes dans les pratiques alévies : « Ces jeunes dedes doivent mettre de côté leur conservatisme et leur fanatisme, et diriger [nos] mères et soeurs, qui sont compétentes et enracinées dans la tradition, vers des tâches d’enseignement et de services[66]. »

Kılavuz énumère ensuite différents postes traditionnellement réservés aux hommes (notamment le poste de dede) et demande qu’ils soient ouverts aux femmes. En outre, il réclame une redéfinition des relations entre dede et talib. Il voudrait adapter le dedelik aux besoins actuels, ce qui pourrait signifier aussi un élargissement des devoirs du dede. Ainsi, il propose que les alévis fassent diriger leurs services d’enterrement par un dede, au lieu d’un imam sunnite comme cela se fait couramment. Dans les faits, il semble qu’on veuille acquérir plus d’indépendance face aux institutions sunnites, et les cérémonies funèbres sont un exemple de cette évolution. Les alévis demandent habituellement à l’imam local de faire la toilette du défunt et de diriger les cérémonies. De plus en plus cependant, les cemevis possèdent leurs propres installations, pour laver le défunt et le conserver au froid. En juin 2004, j’ai observé un service funéraire à la branche Okmeydanı d’Istanbul de la Fondation culturelle anatolienne Hacı Bektaş Veli. La cérémonie était dirigée conjointement par un dede et un imam. De toute évidence, il s’agissait d’une pratique nouvelle. Des participants m’ont dit que d’habitude le dede n’était pas présent. Ils m’ont dit aussi que l’imam envoyé par la municipalité devait être d’origine alévie (Alevi çocuğu, littéralement « un enfant alévi »), car on ne l’aurait pas accepté autrement[67].

Les idées provocantes de Kılavuz ont soulevé de vifs débats. Récemment, dans une entrevue pour le magazine mensuel de la Fédération des communautés alévies d’Allemagne, Cafer Kaplan, un jeune dede alévi vivant en Allemagne et membre du conseil des dedes (en allemand, le Geistlichenrat, le « conseil des membres du clergé ») de la Fédération, a fortement appuyé les propositions de Hasan Kılavuz. Il a insisté en particulier sur la nécessité pour les dedes de recevoir une solide éducation et a réclamé des mesures concrètes pour moderniser le dedelik : « Si nous, les dedes, pouvions développer un système commun et une voix commune, nous pourrions alors établir l’alévisme sur des bases plus solides. Par conséquent, les dedes doivent normaliser la croyance. Nous pourrons ainsi prévenir les différences de croyance dans la population[68]. »

La nécessité de normaliser l’alévisme se fait également sentir en Turquie. Ali Yaman, lui-même membre d’une lignée de dedes, explique que, selon ce qu’il a pu observer, « l’idée qu’une normalisation de l’alévisme soit nécessaire est de plus en plus populaire parmi les dedes et toutes les élites alévies[69] ». Cette normalisation toucherait surtout la forme et le contenu des cérémonies cem.

Il est courant aujourd’hui, dans les associations alévies importantes, de voir une commission de dedes figurer dans l’organigramme. Le conseil des dedes de la Confédération européenne des communautés alévies, le plus important regroupement d’organismes alévis en Europe, a diffusé un « programme d’une cérémonie cem », tentant ainsi de fournir aux dedes un modèle du déroulement d’une cérémonie cem dont les formes régionales présentent de légères variantes[70]. Le même conseil a également publié un calendrier des jours sacrés pour les alévis, dans lequel figurent des informations sur la façon de les célébrer[71].

Les associations alévies qui possèdent un cemevis emploient habituellement un dede pour les rites et aussi à titre de conseiller[72]. Elles recherchent évidemment un dede dont les idées religieuses et politiques correspondent à leurs convictions[73]. Dans un cemevis d’une certaine importance, il est courant de trouver une salle spéciale, magnifiquement décorée et destinée au dede en poste. L’intégration des dedes dans les associations alévies séculières et la création de conseils de dedes à titre de nouvelle institution constituent des exemples de la division de l’autorité dans l’alévisme moderne. Cela assure la participation active du dede au processus de réforme, tout en limitant son autorité à une sphère religieuse nouvellement définie. Son intégration plus ou moins systématique aux associations alévies marque un changement dans les relations de pouvoir entre dedes et non-dedes, puisqu’elle « signifie que leurs administrateurs peuvent non seulement embaucher et renvoyer les guides religieux [dedes], mais qu’ils peuvent aussi avoir leur mot à dire au sujet des cérémonies de la congrégation et des questions religieuses[74] ». Erdemir cite l’exemple d’un dede qui fut embauché, puis renvoyé après qu’il eût incité les femmes qui participaient à une cérémonie cem à couvrir leurs cheveux, demande que l’association jugea inacceptable[75].

Les discussions internes des alévis sur l’éducation moderne de leurs membres nous fournissent un autre exemple des limites de l’autorité des dedes. Ceux-ci semblent n’avoir eu qu’une influence très limitée lors de l’élaboration d’un programme d’enseignement alévi pour les écoles élémentaires qui est maintenant offert depuis 2002 dans certaines écoles publiques de Berlin. Depuis l’automne 2004, l’alévisme est également intégré à un nouveau cours appelé « L’enseignement religieux pour tous », qui est axé sur le dialogue entre les religions et qui est offert dans les écoles d’État de Hambourg[76]. Dirigée par Ismail Kaplan, la Fédération des communautés alévies d’Allemagne est l’instigatrice de l’enseignement alévi dans les écoles allemandes. Elle a créé un « conseil d’éducation » distinct du conseil des dedes[77]. Les alévis qui s’impliquent le plus aujourd’hui dans ce projet éducatif, comme Ismail Kaplan, font partie d’une nouvelle élite séculière, formée de fonctionnaires et d’intellectuels. Cela prouve que les dedes ne sont plus considérés comme la principale autorité en matière d’enseignement de l’alévisme. Toutefois, ils ont encore un rôle symbolique à jouer en soutenant et en légitimant le projet ; c’est ainsi qu’on trouve dans le programme provisoire des cours de la Fédération des communautés alévies d’Allemagne les noms d’éminents dedes à titre de membres d’un comité consultatif[78]. Parmi eux figurent Veliyettin Ulusoy, chef actuel du çelebiyan de Hacıbekataş, le dede Derviş Tur, ancien président du conseil des dedes de la Fédération ainsi que Şükrü Ağcagül, qui est également membre du programme de formation des dedes de l’Académie alévie. La participation de Veliyettin Ulusoy est particulièrement importante, puisque beaucoup d’alévis le considèrent comme le descendant direct de Hacı Bektaş Veli et que bien des ocaks voient en lui la plus haute autorité alévie. Ces liens symboliques avec Ulusoy et le fait que le conseil de dedes de la Fédération allemande compte dans ses rangs des dedes de Turquie illustrent le caractère transnational du mouvement aléviste.

Conclusion : l’évolution des paramètres d’autorité

La transformation de l’identité alévie au vingtième siècle peut être vue d’abord sous l’angle de la sécularisation, puis d’un virage vers les idéologies de gauche et, finalement, d’une réorientation culturelle et religieuse. Cette transformation a eu de graves conséquences pour les structures socioreligieuses de l’alévisme, notamment pour la position des dedes. Traditionnellement, l’alévisme reposait sur des interactions sociales et religieuses dans les communautés rurales. Toutefois, de profonds bouleversements économiques et sociaux ont provoqué un exode rural qui a détruit les liens traditionnels d’affiliation fondés sur la parenté et la lignée. Conséquemment, l’alévisme a perdu beaucoup de sa toute-puissance comme système de contrôle social[79]. Parallèlement, un concept élargi de l’alévisme, capable de fournir une identité commune qui transcendait les particularismes régionaux, a surgi dans les milieux urbains. Les alévis ont commencé à se voir eux-mêmes à travers la lunette plus large de la « culture » et aussi, depuis le renouveau alévi à la fin des années 1980, de plus en plus à travers celle de la « religion »[80]. Dans un tel contexte, les dedes se sont mérité un nouveau respect et ont commencé à jouer un rôle important pour rétablir les liens entre l’alévisme et ses traditions, même si ce nouveau rôle qui leur est assigné comporte moins de pouvoir qu’ils n’en avaient traditionnellement. Ce n’est que rarement qu’ils assument un poste de direction dans les organismes alévis, comme İzzettin Doğan à la Fondation Cem et Hasan Kılavuz, président du conseil des dedes de la Fédération des communautés alévies d’Allemagne. La seule sphère encore dominée par le dede est celle du rituel alévi. Descendre d’une lignée ocak est toujours considéré comme une condition essentielle pour célébrer les cérémonies[81]. Cependant, même dans ce domaine, les associations alévies restreignent l’autorité du dede, et celui-ci remplit surtout des fonctions symboliques, ainsi que certains devoirs, qui lui sont assignés dans un alévisme défini de plus en plus explicitement. Pourtant, la séparation de l’autorité dans l’alévisme contemporain peut aussi mener à un accroissement de l’importance du dede, surtout si la tendance à considérer l’alévisme comme une religion se maintient. Il est probable que le dede acquerra alors, à titre en quelque sorte de prêtre alévi, de nouvelles fonctions, comme des tâches rituelles plus nombreuses, ainsi que des fonctions de conseiller spirituel et de représentant de la communauté.

Pour que l’alévisme survive en tant que tradition religieuse n’ayant pas uniquement un attrait folklorique, il est essentiel de savoir de quelle façon il faut maintenir le dedelik. Comment peut-il être redéfini dans le contexte d’un alévisme moderne, surtout urbain ? Une nouvelle définition du dedelik, du poste et des fonctions du dede, figure ainsi parmi les changements les plus visibles et les plus radicaux de l’alévisme moderne.

C’est à la faveur de ces changements que l’alévisme s’est sécularisé, dans la mesure où les pouvoirs et fonctions traditionnellement concentrés dans l’institution du dedelik ont été séparés. Tout en maintenant leur autorité dans les contextes rituels, les dedes ne sont plus les leaders de la communauté, qui est maintenant regroupée au sein d’associations et de fondations qui la représentent et qui sont généralement dirigées par des alévis non dedes. En ce qui concerne les questions de croyance, le dede voit des sources séculières de savoir lui faire concurrence. Ce changement et cette séparation de l’autorité reflètent la rationalisation et la sécularisation de l’alévisme. À cet égard, İzzettin Doğan n’est pas un cas isolé. Il sort de l’ordinaire, cependant, dans la mesure où il a les qualifications à la fois traditionnelles et modernes d’un leader, puisqu’il allie à sa descendance d’une lignée prestigieuse de dedes un savoir séculier, des influences politiques et des qualités d’organisateur.

Le cas des alévis montre que l’autorité n’est pas un état statique ; la désignation et l’exercice de l’autorité doivent plutôt être vus comme un élément d’une négociation dynamique dans un discours donné, discours perçu ici dans un contexte institutionnel qui fixe les règles de la politique d’identité et contrôle le langage pour la communiquer. Toute revendication de l’autorité doit être renégociée lorsque cette autorité perd de son évidence dans un contexte en évolution. De nouvelles autorités ont la possibilité de se faire reconnaître si elles réussissent à justifier leur revendication et à convaincre de leur légitimité ceux sur qui elles veulent s’exercer. La concentration de l’autorité dans l’institution des dedes était justifiée dans l’alévisme prémoderne, au moment où le bien-être de la communauté dépendait des strictes frontières socioreligieuses érigées contre un environnement hostile. Les liens entre les lignées de dedes et de talibs garantissaient l’allégeance et façonnaient la structure sociale. Dans un contexte moderne urbain, les choses ont changé. Erdemir cite des alevis qui donnent le nom d’un organisme alévi lorsqu’on les interroge sur leur ocak. « À leurs yeux, dit-il, l’organisme alévi qu’ils fréquentent est leur lignée et le dede qui travaille au sein de cet organisme est leur guide religieux.[82] »

Cet exemple illustre à quel point les affiliations traditionnelles des alévis font place à des liens moins formels qui semblent mieux adaptés à un milieu urbain. Après la reconstruction d’identités alévies selon des critères moins axés sur la parenté et la descendance, mais davantage sur l’ethnicité, sur la vision politique, sur les convictions religieuses et — comme dernier facteur mais non le moindre — sur des accommodements, les relations entre alévis ainsi que les frontières entre alévis et sunnites devront être renégociées.

Pour ne pas finir par être absorbés par la majorité sunnite, les alévis sont forcés d’avoir des interactions avec des institutions étatiques qui sont nettement favorables aux sunnites. Il est plus que probable que l’autorité sera conférée à ceux que l’on croit les mieux en mesure de remplir les conditions requises pour assumer cette responsabilité, et les jugements en cette matière dépendront évidemment de la position adoptée face à l’autorité de l’État. Toutefois, la légitimité ne s’acquiert pas uniquement grâce à une position idéologique, mais grâce aussi aux avantages manifestes qu’une autorité particulière obtient pour ceux qui la reconnaissent, comme nous l’avons vu dans le cas des alévis qui avaient migré à Istanbul et qui se sont joints à la Fondation Cem parce que leurs dedes ne pouvaient leur offrir aucune aide matérielle ou organisationnelle.

La séparation de l’autorité dans l’alévisme moderne entraîne des tensions internes. Les alévis traditionalistes craignent que ces transformations institutionnelles constituent une trahison de leur héritage et finissent par accélérer leur disparition. Les alévis modernistes voient dans l’ouverture et la redéfinition de la tradition et des institutions alévies, dans l’élaboration de critères objectifs pour le dedelik en plus de l’obligation de descendre d’une lignée ocak, des conditions indispensables à la survie de l’alévisme dans un contexte moderne. Les traditionalistes, comme les modernistes, sont bien conscients des graves défis auxquels l’alévisme fera face dans la période posttraditionnelle. Les débats sur le dedelik le prouvent. Ils doivent être vus en lien avec un processus d’objectivation[83] qui se manifeste dans de nouvelles formes d’organisation (par exemple, les fédérations regroupant des associations alévies), dans de nouvelles institutions (par exemple, les conseils de dedes) ainsi que dans les tentatives pour normaliser les croyances et les rituels. L’alévisme fait l’objet de plus en plus d’écrits et en arrive ainsi inévitablement à être défini de façon beaucoup plus précise qu’il a pu l’être à l’époque orale prémoderne. Selon moi, la création du dede moderne se rattache à une redéfinition de l’alévisme en tant que tradition religieuse et, au cours de ce processus, il y a une séparation de l’autorité. Le dede moderne semble devenir une sorte de prêtre alévi, un spécialiste religieux, dont l’autorité repose sur son savoir et sur les services qu’il rend dans le domaine des rituels. Dans cet accommodement « moderne », le dede se voit assigné le rôle de chef religieux comme le montre cette citation de İzzettin Doğan : « [Les dedes] sont les chefs de la foi. C’est l’institution du dedelik qui... garantit l’interprétation du Coran en tenant compte des conditions de l’époque actuelle[84]. »