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Si j’étais jeune, je referais la sémiotique.

Algirdas Julien Greimas[1]

Dédiée depuis maintenant plus de vingt ans aux diverses théories et pratiques sémiotiques, la revue Protée s’est donné le projet de revoir les ouvrages qui ont marqué le développement de son champ disciplinaire. Le présent dossier propose, plus précisément, de mesurer la fortune et l’actualité sémiotiques du livre Du sens d’Algirdas Julien Greimas, paru aux Éditions du Seuil en 1970. Trois principaux axes de réflexion ont été soumis aux collaborateurs. Quelle place occupe Du sens dans l’histoire de la sémiotique ? Quels usages fait-on encore aujourd’hui de cet ouvrage ? À quelle lecture ou relecture donne-t-il lieu plus de trente ans après sa parution ? Le premier axe vise à rappeler le contexte dans lequel est né Du sens et à mesurer son rôle dans le domaine de la sémiotique au moment de sa publication ou peu après. Le deuxième axe cherche à montrer la présence de Du sens dans les travaux sémiotiques actuels et son utilisation. Enfin, le troisième axe propose de relire Du sens à la lumière de l’état et des préoccupations du champ sémiotique contemporain.

Regroupant quinze textes (incluant l’introduction), qui pour la plupart avaient déjà paru antérieurement dans différents périodiques[2], Du sens (dont on trouvera la table des matières à la suite de cette présentation) occupe une place particulière dans le parcours de Greimas. Bien que Sémantique structurale (1966) le précède de quelques années et contienne, selon Anne Hénault, « toute la base axiomatique et l’ensemble des hypothèses qui devaient être exploitées par Greimas »[3], Du sens s’inscrit quant à lui franchement dans le champ de la sémiotique. En effet, la question posée n’est plus celle de la légitimité et du développement de la sémantique, « parente pauvre » et « dernière-née » des disciplines linguistiques[4]. Elle est devenue celle du sens, de ses conditions d’existence, de ses différents modes de manifestation et, surtout, celle des possibilités de description et d’analyse de la signification. La réflexion ne se limite donc plus à un seul objet aussi considérable soit-il, les langues naturelles, mais s’étend potentiellement à tous les ensembles signifiants. Il y sera question, entre autres, du mythe, de la poésie, du récit, des mots croisés, mais aussi du monde naturel, de la gestualité et du sens commun. Du sens constitue, par ailleurs, un ouvrage éminemment prospectif qui se présente comme un vaste chantier. Il précède la synthèse méthodologique qu’offrira le Maupassant (1976) et celle du métalangage proposée par le Dictionnaire (1979). Il contraste également sur ce point avec Du sens II (1983), autre recueil d’articles parmi les plus connus et cités de Greimas, qui en introduction portait déjà un regard rétrospectif, bien que provisoire, sur l’état des travaux et allait entre autres confirmer l’engagement de la sémiotique dans l’étude des passions.

Du sens n’en est pas encore là. On n’y évalue pas les avancées d’un parcours, mais tout au plus l’ambition un peu excessive d’un projet, « tempéré[e] par le désir explicite de déceler les immenses lacunes de notre savoir et d’explorer les possibilités de les combler »[5]. S’y voient toutefois posés des principes et des orientations qui connaîtront une fortune immédiate auprès d’une large communauté de chercheurs (le carré sémiotique, le modèle actantiel, la théorie des modalités, le schéma narratif, le parcours génératif[6]) et susciteront des débats aussi bien que des discussions. C’est, par exemple, à partir de Du sens, et plus particulièrement des articles « Éléments d’une grammaire narrative » et « Les jeux des contraintes sémiotiques », que naît un long échange entre Ricoeur et Greimas autour de la narrativité, développé et nourri au fil de leurs publications respectives. Au nombre des points soumis à la discussion par Ricoeur, se trouvera principalement la question de l’atemporalité d’une grammaire narrative fondamentale, l’auteur de la somme Temps et Récit s’inquiétant « d’une réduction du narratif au logique »[7]. Jacques Geninasca, un des nombreux autres interlocuteurs de Greimas, élaborera aussi une critique franche et souvent sévère de l’édifice sémiotique à partir du « moment pivotal » que constitue Du sens, plus particulièrement l’« article-programme » « Éléments d’une grammaire narrative », où sont mis en place les principaux invariants de la théorie, dont certains, devenus de véritables emblèmes, ont échappé, de l’avis de Geninasca, à une réévaluation sérieuse[8].

Ce travail de lecture et d’évaluation de Du sens, les collaborateurs de ce dossier de Protée ont généreusement accepté de le mener. Un premier ensemble d’articles privilégie l’examen épistémologique des fondements et des enjeux théoriques de Du sens. L’article initial de Denis Bertrand contextualise et aborde dans sa globalité l’entreprise théorique de l’ouvrage, mais aussi l’écriture particulière et le questionnement continu qui animent, et ébranlent parfois, une telle entreprise. Se voit dégagée une double orientation théorique générale qui agit comme une tension au sein de Du sens et anticipe le développement des recherches ultérieures en sémiotique : aussi bien, parmi d’autres avenues et tendances, la revendication du principe de réalité, que « l’intensification progressive de la référence phénoménologique ». L’article suivant, de Jacques Fontanille et Gian Maria Tore, s’arrête quant à lui de façon plus précise à la théorie des modalités, considérée comme « la vraie innovation de la théorie de Greimas » et envisagée sous le mode d’une rupture entre Du sens et Du sens II. Le déplacement conceptuel opéré et les horizons alors ouverts (ceux de l’esthésie et des passions) retiennent ici les auteurs, dont l’objectif est épistémologique, mais aussi résolument pragmatique : voir « ce que l’on peut faire avec les oeuvres de Greimas ». L’article de Cécilia W. Francis offre un point de vue différent sur Du sens et les travaux qui l’ont suivi, en relativisant l’image de rupture entre deux visages de la sémiotique, celle du discontinu et celle du continu. Ce sont ainsi les zones de filiation entre les dispositifs théoriques « à visée fortement structuraliste » de Du sens et les fondements épistémologiques de la sémiotique des passions qui se voient ici recherchées : un regard sur « un en-deçà du sens », « sur le rôle primordial du corps et de la perception dans l’émergence de la signification » serait déjà présent dans Du sens, de même qu’une conception dynamique de la signification que les développements ultérieurs viendront approfondir et articuler. Gianfranco Marrone, dans le quatrième article du dossier, aborde plutôt une zone d’ombre de Du sens, c’est-à-dire l’un des textes et l’une des voies de cet ouvrage prospectif restés à peu près inexplorés : l’étude du langage gestuel telle qu’appelée dans « Conditions d’une sémiotique du monde naturel ». Interrogeant l’importance accordée par Greimas à la nécessité d’une notation symbolique pour l’appréhension du langage gestuel, l’auteur situe et renoue les fils d’une argumentation et d’un travail de définition qui intéressent l’histoire de la sémiotique[9]. Toutefois, c’est plus encore la mise en garde qu’une telle réflexion oppose aux orientations naturalistes de certaines recherches (où subjectivité et corporalité semblent liées par une adhérence absolue) qui, selon Marrone, rend utile et actuelle la lecture de cet article majeur de Du sens.

Avec l’étude de Jean-Yves Thériault, le dossier aborde des objets ou des champs d’étude plus spécifiques qui ont mis à l’épreuve certains éléments théoriques et méthodologiques de Du sens et ont dès lors appelé des transformations. L’article de Thériault retrace plus particulièrement la rencontre de deux pratiques, celles de l’exégèse biblique et de la sémiotique greimassienne. Ouvrir la lecture de la Bible aux perspectives offertes par les sciences du langage et des systèmes signifiants n’ira pas sans difficultés et résistance, rappelle l’auteur, puisqu’il aura fallu soumettre un « document historique source de révélation » à une nouvelle manière de concevoir le texte et le sens, et parce que les récits de miracle, les paraboles et les textes apocalyptiques ont vite résisté « aux schémas narratifs simples » et à « la stricte modélisation en structures fondamentales » proposés par Du sens. La lecture de la Bible aura ainsi conduit la sémiotique à développer et à revoir la saisie théorique et méthodologique de la relation fiduciaire, de la figurativité et de l’énonciation. Si les schémas narratifs de l’action, à la mise en forme desquels plusieurs articles de Du sens ont participé, figurent au nombre des instruments d’analyse les plus connus et utilisés de la sémiotique greimassienne, ils se sont pourtant rapidement heurtés aux récits comportant « un déficit en action ». Dans son article, Denise Cliche montre le travail de schématisation de l’action à l’oeuvre dans Du sens et la révision des schémas narratifs canoniques de l’épreuve et de la quête amenée par la perspective du discours en acte développée principalement par Jacques Fontanille. L’analyse des pièces L’Homme gris de Marie Laberge et La Répétition de Dominic Champagne permet de voir de façon plus précise comment ces schémas de l’intersubjectivité ouvrent sur d’autres modes de relation des actants et sur d’autres logiques de transformation. Thomas F. Broden s’intéresse également à l’intersubjectivité, plus précisément aux relations contractuelles entre deux sujets dans Les Yeux bleus cheveux noirs de Marguerite Duras. S’il tient à s’inscrire dans la lignée de Du sens qui déjà, grâce aux modalités, cherchait à rendre compte de la circulation des valeurs et de la relation contractuelle entre deux sujets, il offre cependant une analyse de la dynamique intersubjective particulièrement enrichie, notamment par les travaux de Jean-Claude Coquet. C’est une réflexion à partir du jeu vidéo qui vient clore le dossier. L’article de Shawn Huffman rappelle ainsi la diversité des objets que la théorie sémiotique en voie d’élaboration dans Du sens cherchait à appréhender et montre surtout le défi que représentent pour cet essai fondateur « l’évolution et la sophistication grandissante de ces jeux » qui « poussent à leurs limites les idées de structure annoncées par Greimas ». À travers trois générations de jeu, l’étude dégage les questions théoriques et méthodologiques qu’entraîne la complexification croissante des suites performancielles, des agencements spatiaux et de la relation entre le joueur et son avatar.

Ces lectures rétrospectives mais aussi prospectives de Du sens permettent de renouer avec un ouvrage fondateur de la sémiotique, et peut-être même de découvrir ce que les « acquis » et une utilisation rigide de certains instruments d’analyse ont pu cacher. Poser la question de la fortune et de l’actualité de Du sens, c’est également se rappeler que la sémiotique est une praxis historique, qu’elle est appelée à se transformer et à être jugée : « L’histoire jugera de l’efficacité de ces procédures », écrivait d’ailleurs Greimas dans l’introduction de son ouvrage, déjà prêt à soumettre ses questionnements et ses avancées à ceux qui, comme lui, entendaient parler du sens.