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« Il n’y a d’éthique que des vérités. Ou plus précisément : il n’y a que l’éthique des processus de vérité, du labeur qui fait advenir en ce monde quelques vérités. L’éthique doit se prendre au sens supposé par Lacan… d’éthique de la psychanalyse. »

Alain Badiou

Aux prises avec des symptômes et un mal à vivre qui perturbent sa vie, le sujet s’adresse à un analyste. Il lui parle de ses angoisses, de son questionnement sur son existence et des événements répétitifs qui jalonnent sa vie et dont il ne parvient pas à arrêter le cours. Le sujet sait habituellement reconnaître ce qui revient sans cesse, ce contre quoi il bute, dont il pressent sa part de responsabilité. Prenant appui sur notre expérience de psychanalyste depuis plus de 20 ans, nous retracerons certains parcours, non pas nécessairement de cures menées à terme, mais de recours à l’analyse, à tout le moins à un analyste en guise de premier pas, pour illustrer qu’à un moment ou à un autre du processus analytique, le sujet est appelé à prendre une position éthique. Les enjeux ne sont évidemment pas les mêmes en début de parcours, à un point tournant décisif ou encore à la fin d’une cure, nommément sa conclusion logique. Toutefois, le sujet ne peut éviter cette confrontation où lui et lui seul décide de sou non dans la découverte de son inconscient.

Afin de rendre compte des choix éthiques aux différentes étapes du processus analytique, nous l’aborderons en premier lieu par le biais d’une première consultation où, dès les premières minutes, le sujet se révèle. Dans un second temps, dans le cadre d’une cure, nous verrons comment l’éthique du sujet est interpellée avant qu’il ne s’engage plus à fond dans le transfert. Finalement devant la disparition ou l’estompage des symptômes pour lesquels il avait consulté, l’analysant poursuivra-t-il dans la recherche du savoir et l’élaboration de son inconscient ? Nous nous limiterons à ces trois étapes, sachant que l’éthique du sujet qui mène sa cure à son terme est d’un autre ordre [1]. À travers des cas cliniques, nous aborderons ces temps charnières où le sujet prend position. Il sera également question de l’éthique de l’analyste en regard de son comportement clinique mais aussi de ce qui guide son acte.

L’adresse à un analyste

Ce qui conduit un individu chez l’analyste est généralement l’impasse dans laquelle il se trouve. Dans la plupart des cas, selon l’expérience de notre pratique, le sujet a épuisé les autres recours, qu’il s’agisse de la médecine, de diverses psychothérapies, mais les symptômes persistant et handicapant sa vie le poussent à frapper à la porte de l’analyste. Le malaise de ces personnes est tel qu’il perturbe grandement leur vie et il n’est pas exagéré de dire que les enjeux en sont parfois de l’ordre de la vie ou de la mort ; plus d’un sont conscients que s’ils ne parviennent pas à modifier des comportements qui ont une incidence sur leur santé physique, c’est la maladie qui prendra le pas et les conduira vers une mort prématurée.

Au plan de la santé mentale, si la personne n’est pas nécessairement affectée d’un trouble mental, il n’est pas rare qu’elle évoque la présence de tels troubles dans ses antécédents familiaux, touchant ses proches sous diverses formes : suicide, toxicomanie, alcoolisme, psychose, etc. De plus, nous tenons ici à démystifier un préjugé tenace qui circule à savoir que seuls les individus d’un certain niveau intellectuel, supérieur à la moyenne faut-il entendre, seraient aptes à l’analyse et portés à s’adresser à un analyste. Les personnes que nous avons reçues provenaient de milieux aussi variés que l’étudiant de niveau collégial ou universitaire, l’employé de classe moyenne ou de milieu professionnel, voire même la personne qui se retrouvait sans emploi en raison de ses difficultés mais qui était prête à se chercher du travail aussitôt qu’elle serait en mesure de le faire.

Suite à une première rencontre avec l’analyste, le sujet prend habituellement position. Il peut décider de s’engager ou non dans la cure analytique. Il peut décider de refouler ce qui s’est ouvert pour lui et de colmater la brèche avec ce qu’il trouve à sa portée : médication, psychothérapie, médecines douces. C’est une position, elle appartient au sujet, nous ne la critiquons pas. Il peut également arriver que celui-ci n’ait besoin que de quelques consultations, le temps de venir parler à quelqu’un et d’être entendu dans sa souffrance.

À titre d’exemple, cette femme au début de la quarantaine dont le conjoint s’était suicidé à la suite d’une sévère dépression. Outre un sentiment de culpabilité, même si elle n’y était pour rien dans cet acte ultime, elle désirait parler de certains éléments marquants de son histoire personnelle et familiale, des éléments qui provenaient de son enfance et qu’on désigne généralement comme des « secrets de famille ». Elle avait aussi découvert que son conjoint avait eu sa part de « secret » dans leur vie à deux, dont un en particulier vis-à-vis duquel elle devait prendre position. Il était important pour cette femme de pouvoir formuler à un analyste ce qu’elle ne pouvait aucunement partager avec son entourage familial ou social. Ayant évoqué les jalons de son histoire personnelle dont la trame du secret se répétait dans l’union avec cet homme aimé, elle se questionnait sur des signifiants qui revenaient dans le cours de sa vie et des choix qu’elle avait faits, pressentant qu’ils étaient sans doute motivés par ce qui, à son insu, avait marqué son enfance. Toutefois elle était en mesure de laisser ce questionnement ouvert sans que cela ne perturbe sa vie. Cette femme avait déjà songé à s’engager dans une cure analytique mais elle reconnaissait qu’elle n’était pas prête pour le moment. Elle ne désirait pas non plus, dans cette période de deuil, pour des raisons « d’éthique et d’esthétique » disait-elle, pénétrer dans cet univers où elle aurait à faire un retour sur ce que fut sa vie avec cet époux et père de ses enfants. Elle était soulagée d’avoir pu parler simplement et d’avoir été entendue dans sa souffrance. L’écoute et l’éclairage reçus lui avaient permis de considérer de façon plus sereine cet événement traumatique et de consacrer ses énergies à vivre ce deuil avec ses enfants en protégeant la mémoire de leur père.

Si la psychanalyse peut se prêter à diverses applications, nous considérons qu’elle est avant tout une modalité d’écoute. Dans un texte de 1925 portant sur les résistances à la psychanalyse, Freud rappelle que la psychanalyse a été singulièrement mal accueillie. De portée exclusivement thérapeutique au départ, son développement a par ailleurs donné des bases nouvelles à la conception de la vie mentale et, en conséquence, a permis d’être d’une application plus étendue (Freud, 1985, 126).

Quel sera le comportement clinique du psychanalyste devant une demande, quelle qu’elle soit ? La demande de bonheur est inévitable, mais l’analyste peut-il y répondre ? Devant l’expression d’un mal à vivre, l’analyste entend sans chercher à réconforter, apaiser ou prescrire, que ce soit des conseils ou une autre forme de prescription. Ceci ne veut pas dire que l’analyste n’est pas supportant en certaines circonstances mais son écoute est surtout à l’affût de l’insu, d’une vérité ignorée du sujet. Cette vérité peut toutefois être retrouvée car l’analysant sait mais son savoir lui échappe. L’acte de l’analyste visera, dans le parcours analytique, à ce que le sujet travaille à la découverte de cet insu et qu’il en tire un savoir à partir duquel il guidera sa conduite.

Le simple fait d’avoir été entendu sera parfois suffisant pour que le sujet soit en mesure de composer avec son mal intérieur. Ainsi, on oublie trop souvent que le psychanalyste pratique aussi la consultation et non pas uniquement la cure à long terme. Que n’ai-je entendu de façon répétée l’opinion suivante : une psychanalyse c’est long et coûteux, comme si s’adresser à un analyste engageait nécessairement pour des années. L’analyste écoutera d’abord ce qui se répète dans la vie du sujet. C’est entre autres en se servant de ce repère qu’il accueillera la demande de cure, le cas échéant. Si la personne est aux prises avec une souffrance qui relève d’un événement circonstanciel, l’analyste écoutera, y apportera une parole mais ceci se limitera au cadre de consultation. Ce qui peut en étonner plus d’un, c’est que ce n’est pas seulement le patient qui aura à décider s’il s’engage ou non dans une cure analytique. À l’écoute de la demande, l’analyste doit aussi déterminer la pertinence d’une cure et considérer si celui qui s’adresse à lui est en mesure de s’engager dans un travail qui le conduira à la découverte de son inconscient. Si la cure n’est pas indiquée, l’individu pourra être dirigé, le cas échéant, vers la forme d’aide appropriée ou encore le tout se limitera à une ou quelques consultations.

Une première consultation

Le sujet qui s’adresse à un analyste lui parle généralement de ses symptômes, avons-nous dit, qu’il décrit sous forme de malaises diffus ou qu’il circonscrit dans telle sphère de sa vie sous forme d’excès, d’échecs et d’incapacités, bref ce qui lui apparaît être la source de sa souffrance. Il y a aussi de fortes probabilités qu’il décrive son mal à vivre en invoquant des dérèglements physiques, bio-chimiques, qu’il commence lui-même à questionner quand ce n’est pas un proche ou son médecin qui l’y invite.

Il y a plusieurs années, je reçus en consultation un homme qui, je tiens à souligner, n’avait aucune connaissance particulière de l’analyse. Dès le premier téléphone, il précise qu’il est référé par son médecin. À la toute première séance, invité à parler, il dira dans un premier temps qu’il a « attrapé » un trouble panique. « Quelle est la cause de ça ? », demande-t-il. « Il semble que 15 à 20 % de la population soit atteinte de ce trouble ? » Il décrit donc son symptôme comme s’il parlait d’un virus « attrapé ». Toutefois, sa démarche chez l’analyste indique qu’il en sait un bout sur la vérité de son symptôme. Mais désire-t-il vraiment savoir, malgré ce qu’il affirme ? Généraliser, rationaliser sous l’apparence d’un symptôme de la modernité permet certes de distancer, du moins pour un temps, ce qu’il n’ose encore formuler en paroles. Nous observons alors que la devanture de son symptôme, sous couvert de maladie physique, a déjà quelques brèches. « Mon médecin m’a dit que telle substance chimique était déréglée par rapport à telle autre. Qu’en pensez-vous ? » Puis il ajoutera que sa médication ne fait pas effet. « Je n’arrive pas à me détendre, même avec des médicaments, même avec de la musique. J’ai toujours les dents serrées. Pensez-vous que des techniques de relaxation me feraient du bien ? » Ceci est pourtant demandé avec peu de conviction. N’a-t-il pas choisi de s’adresser à un analyste avec son savoir escompté ? Mais s’il pouvait retarder le moment où il devra prendre la parole et parler de lui comme un sujet aux prises avec ses angoisses ? S’il y avait une planche de salut ultime qui lui permette un tant soit peu de surseoir à ce face à face avec lui-même ? Mais l’analyste ne déroge pas à son éthique et ce, dès le premier entretien. L’analyste, lui, désire que le sujet lui communique son savoir insu.

Après avoir nommé ce qu’il éprouve comme symptôme, cet homme demande à l’analyste de lui adresser des questions dirigées. Confronté au silence de ce dernier en guise de réponse à sa demande, il ressent un malaise et l’exprime en disant qu’il ne supporte pas de la même façon le silence dans sa vie. Nous l’écoutons, sans intervenir, et il est contraint de poursuivre.

Ce trouble est survenu à 50 ans, soit depuis peu de temps. Il explique que ses symptômes se sont d’abord présentés sous la forme d’une crise cardiaque. Puis, avec les résultats des examens médicaux, il a dû se rendre à l’évidence que ce n’était pas le cas. Subjectivement, il a l’impression de « voir sa tombe et de tomber dedans ». À cet âge, il pense au vieillissement et à la mort mais nous apprendrons que ses préoccupations sont beaucoup plus précises. Invité à nous parler de son histoire familiale, il évoquera les relations conflictuelles entre ses parents qui le faisaient souffrir. Aux prises avec des problèmes de toxicomanie, jeune adulte, il se procurait de l’argent en volant l’entreprise de son père pour laquelle il travaillait. Il est convaincu d’avoir causé un tort sérieux à son père même s’il justifie son acte par un ressentiment à l’égard de ce dernier à qui il reprochait une attitude passive et silencieuse envers sa mère qui menaçait de le quitter. « Est-ce cela qui me revient ? » demande-t-il. À partir de cet aveu, une faute commise envers le père, nous observons que le patient laisse en plan les questions médicales qu’il présentait au début, soit celle d’une possible cause physique. Il identifie plutôt son symptôme comme la loi du talion, un symptôme ressenti subjectivement comme une crise cardiaque. À ce temps de la séance, sa question relativement à son père devient : je me demande s’il ne serait pas préférable que je lui avoue tout avant qu’il ne meure ? Ce qui est intéressant, c’est que cette fois, il ne l’adresse pas à l’analyste mais il la formule comme une question avec laquelle il est aux prises depuis longtemps, un dilemme qui le tenaille et que désormais il ne peut plus refouler.

Dans le séminaire Les formations de l’inconscient, Lacan définit le symptôme dans son sens le plus général, «… aussi bien le symptôme morbide que le rêve, que n’importe quoi d’analysable » (Lacan, 1998, 324). Ce sujet a de fait énuméré une série de symptômes qui témoignent d’une impasse. Il a réussi à maîtriser ses problèmes de toxicomanie par une limite financière, sans plus. Sa conjointe lui reproche sa conduite dans plusieurs sphères de sa vie, y compris son attitude envers elle caractérisée par la recherche de sa propre satisfaction au détriment de l’autre, ce qu’il admet volontiers. Mais la formule classique « c’est plus fort que moi » est un bon indice du repère du symptôme. Finalement le récit de deux rêves répétitifs depuis l’enfance, en fait des cauchemars qui se présentent toujours sous la même forme, indique que ces rêves d’angoisse le préoccupent depuis la petite enfance.

Ce qui a surgi comme dérèglement dans son corps à l’âge adulte, et dont le sujet sait à son corps défendant que ce symptôme est lié à son histoire personnelle, le place devant un choix. Ouvrira-t-il cette boîte de pandore ? Qu’y découvrira-t-il ? Ce qu’il avait réussi jusqu’alors à maintenir refoulé, à colmater, à endormir entre autres par la consommation de stupéfiants, vient dérégler le bon fonctionnement de son organisme. Il est venu parler à un analyste, il a formulé des questions pour lesquelles le silence de ce dernier l’a renvoyé à son propre savoir, le contraignant à élaborer sur ce qu’il n’osait s’avouer à lui-même. Mais ce qui s’ouvre, l’espace d’un instant, peut se refermer. Ce sujet n’adressera pas une demande de cure car il n’était pas sans en pressentir l’enjeu. « Si le sujet reconnaissait le refoulé, dira Lacan, il serait forcé de reconnaître en même temps une série d’autre choses, lesquelles lui sont proprement intolérables, ce qui est la source du refoulé » (Lacan, 1998, 234). Or, reconnaître le refoulé implique une démarche où le symptôme est décortiqué, analysé sous toutes ses facettes pour découvrir finalement que le bonheur escompté n’est peut-être pas là où le sujet croyait le trouver. Il apprendra qu’un mieux-être implique souvent des pertes, le renoncement à certains modes de satisfaction et ce n’est que l’assomption de ces pertes au profit de la coexistence avec d’autres qui apportera un changement durable dans sa vie. Mais le sujet est-il prêt à cela ? Tel que le dira un analyste, le terminus s’entrevoit au moment même de l’entrée en analyse (Miller et Miller, 1991, 69). Devant cela, le sujet peut choisir de reculer.

Cet homme a conclu sa démarche chez l’analyste par un acte de répétition. Il quitte en ne payant pas les honoraires. Il balbutie qu’il n’avait pas prévu cela et qu’il enverra le montant par la poste, ce à quoi il n’a pas donné suite. Bien que cet acte apparaisse délibéré et conscient, il n’en conserve pas moins sa part d’insu, le sujet posant un acte qui indique une position qui se répète dans sa vie. En contrepartie, la position d’abstention de l’analyste l’a tout de même conduit à mettre des mots sur ce qu’il savait, entre autres, ce qu’il devait régler dans la relation à son père.

Le début d’une cure

Mélanie, une jeune femme intelligente, demande à rencontrer un analyste parce qu’elle en a assez de ce qui se répète dans sa vie. Dès les premières séances, elle relate que son père est alcoolique et qu’elle a épousé un homme dont le père a également des problèmes d’éthylisme. D’ailleurs elle ne sait pas pourquoi elle a épousé cet homme ; elle se sent encore plus seule avec lui qu’elle ne l’est lorsqu’elle se retrouve effectivement seule, mais à la fois elle craint la solitude. Parlant de sa naissance elle dira : « je suis née avec ça ; je ne sais pas comment ça s’appelle. Ça se répète tout le temps. Je suis venue en analyse pour arrêter ça ». Le fardeau qu’elle porte sur son dos au point d’avoir des maux de dos qui la font souffrir, cet excès qui l’habite, Mélanie sait qu’il est alourdi du poids de ce qui s’est joué dans les générations antérieures de son histoire familiale.

Elle parlera de sa grand-mère maternelle qui s’est laissée mourir à 38 ans, d’une tante maternelle suicidaire, ayant mis en acte plusieurs tentatives, et de sa mère dépressive chronique. De plus, elle observera, tout en se sentant impuissante devant ce constat, qu’elle a tendance à s’engager dans des relations avec des hommes qui présentent un trait distinctif, soit celui « d’être au bord du gouffre », comme sa mère. Mais je ne veux pas prendre cela sur mon dos, dira-t-elle, et ceci se répercutera dans son corps par des chutes fréquentes et des évanouissements sans explication médicale. Elle se plaindra du fait que, lorsqu’elle rencontre un homme, elle ne contrôle plus rien ; elle ne mange plus, elle est malade, elle s’évanouit. Ceci lui vaudra une référence en psychiatrie mais elle a choisi de s’adresser à un analyste.

Mais qui est Mélanie ? Elle soulignera qu’être fille ou femme ne correspondait à rien. À 14 ans, elle a voulu avoir des relations sexuelles afin de se persuader qu’elle était normale. Elle avait l’impression qu’elle n’était « que des manques collés ensemble ». Persuadée qu’à sa naissance son père voulait un garçon, elle ne se sent pas une fille et, dans ses relations, elle ne réagit pas comme une fille, croit-elle.

Ce début de cure semblait bien amorcé. D’abord en face à face, Mélanie demande elle-même à s’étendre sur le divan afin de se sentir plus à l’aise pour parler, face à face avec elle-même. Les éléments de ses rêves la ramènent à des souvenirs d’enfance, des souvenirs douloureux tels les éternelles disputes de ses parents, les crises dépressives de sa mère, ses tentatives de soutenir l’un et l’autre, également les paroles entendues sur le contexte de sa conception ainsi que son histoire familiale incluant ses grands-parents maternels et paternels, etc. Mais voilà qu’au bout de 6 mois, elle arrive un jour en larmes. Elle explique qu’au cours des derniers jours, elle cherchait une porte de sortie. « Je me suis sentie coincée », dira-t-elle. Elle a l’impression de rechercher un paradis perdu. Angoissée, elle n’a pas les mots pour identifier ce qui la met dans cet état. Attentive à ce qui se passe en elle, elle parviendra à formuler : « avant j’étais mal avec les gens, mais j’étais ça ». À présent elle va mieux mais elle a l’impression de ne pas être présente, « comme un oeuf qu’on découvre », précise-t-elle, « on enlève les débris autour et il n’y a rien ». Notant un changement dans les relations avec sa mère où elle n’est plus capable de lui parler, elle a peur que ça explose.

Acceptant de passer à trois séances par semaine à la place de deux, elle fait plusieurs rêves et commence à les écrire afin de « se préparer ». Mais voilà qu’en séance, il lui revient un rêve qu’elle n’a pas écrit. Elle constate l’oubli de celui-là mais se montre surprise qu’il s’impose lorsqu’elle prend la parole. Reconnaissant que ce n’est plus la même chose en cure, elle sent une perte de contrôle et ça lui fait peur. Elle continue par la suite pendant quelques mois à parler de ses angoisses, décrivant « l’impression de fissures » et tentant de mettre des mots sur ce qui a dérapé dans sa vie. Elle questionne également les nombreux symptômes des dernières années qui n’avaient pas trouvé d’explication médicale. Les formations de son inconscient tels les rêves qui surgissaient en réponse au désir de savoir de l’analyste, l’analyse des symptômes sous un angle autre que médical l’ont aidée à circonscrire l’excès qui l’habitait, mais ce n’était qu’une amorce.

Puis, elle annonce qu’elle réfléchit sur une offre d’emploi en région éloignée, ce qui signifierait l’arrêt de la cure. Aurait-elle trouvé une porte de sortie, tel que souhaité six mois plus tôt ? Bien que ce choix lui permettait de prendre une distance avec un père alcoolique qui comptait encore sur elle pour différents besoins et également de s’éloigner de sa mère et de ne plus tenter de répondre à tout ce que celle-ci pouvait attendre d’elle, nous sommes d’avis que ce sujet a sans doute eu le vertige devant ce qui risquait de s’ouvrir dans le dévoilement de son inconscient. Puis, à la dernière séance, elle rêve qu’elle tue un homme mais elle cherche à lui faire dire, avant de mourir, qu’il l’aimait. S’agirait-il d’une demande adressée à l’analyste ?

Chacun de ceux qui entreprennent une démarche analytique n’est pas sans pressentir les changements et les bouleversements que cela risque d’amener dans sa vie. Souvent il espérera l’amour pour suturer la béance de son être. Cette attente est souvent reportée sur l’analyste. Parfois l’analysant tombera amoureux « comme par hasard » et s’éloignera pour un temps des productions de son inconscient. Avant de s’engager plus à fond, un analysant préférera parfois quitter. Il ne faut pas confondre le début factuel d’une cure et l’entrée qui signe un engagement différent dans le processus analytique, soit la mise au travail de l’analysant qui est décidé à dégager le savoir de son inconscient. Après un an de cure, Mélanie a tout de même amorcé des changements dans sa vie, en prenant une distance avec les demandes parentales indues, en quittant un conjoint et en acceptant un travail qui présentait un nouveau défi, ce qu’elle croyait ne pas être en mesure de faire auparavant.

L’estompage d’un symptôme et une prise sur sa vie

Hélène, une femme au début de la quarantaine, portait sur son visage et sa posture la détresse qui l’affligeait. Elle venait de réorienter sa carrière, délaissant une profession au service des autres, profession choisie pour plaire à son père, affirmait-elle. Hospitalisée en psychiatrie pour une dépression il y avait plus de dix ans, elle avait reçu le conseil de s’engager dans une cure analytique qu’elle avait différée. Elle avait préféré entreprendre une psychothérapie mais après quatre ans, son psychothérapeute, un psychologue avisé, me l’avait adressée parce que, selon la patiente, des symptômes ne cédaient pas.

Voilà qu’elle se résignait à présent à construire un savoir sur son inconscient, ce qui n’était pas sans susciter chez elle des accès de révolte. Lorsqu’un acte manqué était souligné, elle ripostait en disant : « mais je ne faisais pas de tels actes manqués avec mon thérapeute, pourquoi est-ce que j’en ferais ici ? » Elle aurait pu aussi s’interroger sur le fait qu’elle n’avait jamais parlé à son thérapeute d’une relation incestueuse avec un oncle paternel vers l’âge de vingt ans. L’écoute de l’analyste du non-dit, de ce qui semble laissé dans l’ombre, point nébuleux dans le discours, avait amené l’analysante à cette révélation. Les règles de l’analyse, avec la contrainte de l’association libre sous transfert, suscitent la mise en acte des formations de l’inconscient sous forme de lapsus, actes manqués, rêves et conduisent le sujet à parler des pans de son histoire dont il n’avait jamais parlé avant. Bien que ces formations ne constituent pas l’inconscient en tant que tel, l’analyste y prend appui afin de conduire le sujet à une élaboration de la trame signifiante constitutive de son inconscient.

Lors de son engagement dans la cure, Hélène présentait des accès d’angoisse qui perturbaient sérieusement sa vie sociale, l’empêchant même pour un temps d’occuper un emploi. Elle avait peur de mourir, peur de devenir folle et ces accès la rendaient parfois incapable de fonctionner de façon autonome. Elle avait cessé de conduire l’auto par peur de se suicider en perdant le contrôle d’elle-même et elle sortait peu, craignant d’être assaillie par l’angoisse.

Comment en était-elle arrivée là ? Dès la première séance, elle exprime qu’elle a l’impression d’être dans « la chambre ». Plus tard elle dira avoir partagé la chambre de ses parents jusqu’à l’âge de 7 ans. Au fil des séances, nous apprendrons que jusqu’à la fin de son adolescence, son père pouvait entrer dans la salle de bains alors qu’elle y était. Il se présentait en sous-vêtement dans le salon, ce qui gênait la patiente mais elle n’osait pas et ne pouvait pas le lui dire. Un jour, après avoir rencontré un exhibitionniste qui s’était montré nu devant elle alors qu’elle revenait de l’école, elle n’en parle pas à ses parents. Interrogée par l’analyste sur ce mutisme, elle dira que pour elle, son père avait un comportement analogue, alors pourquoi en aurait-elle parlé ? Quant à sa mère, la patiente croyait que c’était son choix de la garder dans la chambre parentale pendant toute sa petite enfance. Celle-ci se plaignait également ouvertement devant ses enfants de ses insatisfactions sexuelles à l’égard de son conjoint et père de ses enfants. De plus, il lui arrivait de partir quelques jours, sans aviser les siens, les laissant dans une inquiétude affolante. Devant cela, le père, incapable d’imposer sa Loi, demandait à sa fille : « fais quelque chose ».

Nous écrivons ici la Loi avec une majuscule afin de stipuler qu’il s’agit de la limite que tout père doit poser dans sa fonction paternelle [2]. Qu’il s’agisse de l’inceste, un des interdits fondamentaux ou encore d’une limite à toute forme d’abus subi par l’enfant, il relève du rôle du père de poser cette limite. Cette patiente a été confrontée à un défaut de la fonction paternelle. Le père, non seulement n’a pas respecté son intimité de jeune fille mais il l’a obligée à vivre des situations de promiscuité. De plus, ce dernier n’avait pas à demander à sa fille de régler la conduite de la mère. Les parents se devaient de résoudre entre eux leurs conflits conjugaux et la mère n’avait pas non plus à exposer à ses enfants ses insatisfactions sexuelles, leur donnant ainsi accès à son intimité conjugale, ce qui aurait dû également demeurer dans le domaine de l’interdit. Pour la patiente, à défaut d’avoir été confrontée à un interdit sans ambiguïté, ceci est revenu, entre autres, dans un passage à l’acte : la relation incestueuse avec le frère du père. Elle dira d’ailleurs explicitement qu’à l’âge de 20 ans, tous les tabous ont volé en éclat, y compris le tabou de l’inceste.

En plus de ce passage à l’acte symptomatique, cette femme avait développé une multitude de symptômes qui affectaient son corps depuis l’adolescence par des pertes successives, qu’il s’agisse d’une baisse soudaine de l’audition non expliquée médicalement, l’ablation partielle d’une glande vers l’âge de 30 ans, une hystéro-ovariectomie à un âge inhabituel pour une femme, soit au début de la vingtaine. À ce sujet, la patiente en ressentait encore de la rage, n’arrivant pas à faire le « deuil », selon son expression, de ce morceau de corps qui la privait de la maternité. Cette patiente dévoilait un corps souffrant dont la souffrance était située subjectivement par rapport à un manque, un vide, voire un impossible.

À défaut de limitation de la jouissance, à défaut que la fonction paternelle soit venue limiter cette jouissance là, c’est le symptôme qui a pris le relais. Nous entendons ici par jouissance une effraction dans la vie psychique qui laisse des traces dans le corps et la vie du sujet. Le père n’était pas venu soutenir pour elle l’impossible. Elle aurait dû y avoir accès à travers l’interdit mais celui-ci, mal posé, a compromis ce rapport à l’impossible, d’où l’inscription dans le corps de cet impossible. Dans le cas de cette femme, ce sont des morceaux de corps qu’elle perdait au fil des années, ou encore des fonctions telle l’audition perdaient de leur acuité, la laissant avec l’inscription d’un impossible, la maternité pour ne désigner que celui-là. À défaut que la castration ait été vécue à un niveau symbolique, il a été vécu dans le réel de son corps. L’impossible qui ne parvenait pas à s’inscrire dans le symbolique, signifié entre autres par cette affirmation qu’à 20 ans le tabou de l’inceste a volé en éclat, cet impossible était venu s’inscrire dans son corps par une série de pertes réelles de morceaux de corps, des pertes de fonctions sensorielles et des impossibilités de fonctionnement social.

Nous ne pouvons pas développer ici plus à fond le déroulement de cette cure et l’acte de l’analyste qui a permis de faire limite à ce ravage dans son corps. Nous pouvons affirmer toutefois qu’en contraignant le sujet au passage par la parole, un lien s’est fait pour cette analysante entre les symptômes qui l’affligeaient et la situation incestueuse recouverte dans sa famille. Avant la cure, le symptôme travaillait à limiter la jouissance mais ça échouait sans cesse, le sujet perdant un morceau après l’autre, dont la limite aurait pu aller jusqu’à la mort.

Après 3 ans de cure, il n’y avait pas eu d’autre dérèglement qui était apparu dans son corps et l’angoisse s’était atténuée au point que la patiente pouvait à nouveau occuper un emploi, conduire une auto, avoir des loisirs, bref la vie était devenue supportable. Elle décida de quitter la cure sur cette amélioration de son état. Bien sûr, elle n’était pas allée jusqu’à la conclusion de sa cure où elle aurait pu cerner le fantasme dont ses symptômes étaient la métaphore corporelle, ce qui l’aurait confrontée à la castration de façon plus radicale. Mais, pour ce sujet, ne plus être aux prises avec des symptômes handicapants et pouvoir jouir un peu mieux de la vie lui suffisait. Elle était repartie avec un certain savoir, une lecture autre de son histoire et ce qui s’était ainsi inscrit sur son corps.

Oser savoir

Nous avons vu que des sujets peuvent s’arrêter à différentes étapes d’une démarche analytique. L’une considère qu’il relève d’un choix éthique et esthétique de ne pas s’engager dans un processus analytique à cette étape de sa vie. Un autre décide de ne pas entreprendre ce processus mais il repart avec un savoir qu’il a lui-même formulé : ses symptômes ne relèvent pas du champ de la médecine mais de ce qu’il a à régler avec son père. Une patiente en début de cure a réussi à prendre une distance avec des demandes parentales indues et elle quitte un homme qui n’était que la répétition d’une relation à la figure maternelle. Pour la patiente aux prises avec des symptômes handicapant sa vie, elle a pu parler pour la première fois de sa vie de la relation incestueuse recouverte dans sa famille et les ravages sur son corps de ce manque d’interdit. Devant l’amélioration de son état et d’une capacité de mieux jouir de la vie, elle a opté pour ne pas poursuivre sa cure.

L’analyste respecte la position éthique de chacun. Cette liberté laissée au sujet pourrait se résumer dans le message laissé par Lacan : « Je ne te promets rien, je ne t’oblige ni te suggestionne, à toi de décider si tu veux ou si tu ne veux pas savoir, sache que si tu le veux tu le peux. » (De Cossé Brissac et al., 1992, 235). L’analyste fait une offre à qui le désire : un espace de parole pour le sujet. Nous disons bien le sujet car l’analyste se tient du côté du tranchant de la vérité par rapport à laquelle il ne fait aucune concession. Ne cédant pas sur son désir de savoir, il oriente son acte afin que le sujet ait accès à ce qui le cause.