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Ce livre de Geneviève Nootens part du postulat que les processus liés à la mondialisation mettent en évidence les insuffisances d’un exercice démocratique confiné à l’intérieur des frontières étatiques, alors que nous assistons à la multiplication d’autres lieux de pouvoir ayant de plus en plus d’influence sur l’existence des individus. L’auteur entreprend conséquemment l’articulation d’une critique normative du modèle de l’État, non seulement en lien avec le contexte de mondialisation, mais également du modèle de l’État lui-même, dont plusieurs principes et contraintes associés à son fonctionnement demeurent difficilement justifiables d’un point de vue moral et politique (p. 15).

Soulignons d’entrée de jeu que Nootens n’est pas un apôtre de la « mort » de l’État, ou du remisage définitif des catégories normatives par lesquelles nous pensons le politique. L’auteur se propose plutôt de dénouer certaines associations liées à notre compréhension du politique afin d’articuler de nouveaux lieux de solidarité et de participation citoyenne devant coïncider avec l’émergence de nouveaux espaces civiques supranationaux. Ce faisant, Nootens critique tour à tour certaines thèses du nationalisme, du multiculturalisme et du cosmopolitisme libéral, en circonscrivant plus particulièrement trois aspects de l’identité politique, soit « la manière dont les identités sont politisées, la nature des liens de coopération et de solidarité, et les modalités et formes de stabilisation de la dynamique d’ouverture et de fermeture autour de nouveaux repères [normatifs] » (p. 164). Désirant explorer le potentiel de nouvelles catégories normatives et politiques comme l’identité plurielle, la souveraineté différenciée et le pluralisme juridique, l’auteur soutient la possibilité d’élaborer une conception du politique qui réconcilierait la prise en charge d’enjeux supranationaux et la protection des minorités nationales et des nations minoritaires, en explorant la solution d’une démocratie dont le modèle serait multiscalaire.

Pour y parvenir, Geneviève Nootens critique d’abord le modèle de l’État-nation à travers trois de ses concepts clés, soit : la « citoyenneté », l’idée de « nation » et la « souveraineté territoriale ». En bref, l’imbrication de ces concepts au sein de ce qui devient « l’État national territorial souverain » offre, selon l’auteur, un portrait d’une identité politique monolithique et exclusive qui n’a jamais représenté exactement la réalité multiforme des différentes allégeances et loyautés des individus. En fait, l’auteur montre que ce type de construction nationale se fit généralement au prix de l’assimilation plus ou moins forcée des minorités nationales et culturelles, qui se virent nivelées sous le poids d’une souveraineté conçue comme indivisible et absolue, et par son corollaire qu’est l’imposition d’une identité homogène, où l’individu devient le sujet juridique d’un constitutionnalisme régi par la majorité. C’est donc l’idée d’une communauté ou d’un demos homogène préétabli, devant coïncider parfaitement avec les appareils de l’État national, qui se voit solidement ébranlée ici par l’auteur.

Or, à la lumière des processus liés au phénomène de la mondialisation, cette première critique du modèle de l’État national ne fait qu’annoncer les insuffisances de celui-ci face aux enjeux qui se profilent sur le plan international. En effet, Nootens développe l’idée que les pressions exercées par la multiplication des lieux de pouvoir, dont l’imputabilité est difficilement circonscriptible au niveau étatique, provoquent une crise de légitimité des institutions démocratiques et la croissance d’un cynisme grinçant à l’égard du politique. L’auteur fait particulièrement bien ressortir la dynamique de déterritorialisation et de reterritorialisation des lieux de pouvoir que provoquent les nouveaux développements socio-économiques traversés par la compression de l’espace-temps propre au phénomène de la mondialisation ; des développements qui échappent de plus en plus au contrôle démocratique, laissant les individus et les peuples sans véritable ressource pour resserrer le contrôle qu’ils exercent sur leurs propres destinées.

Ici ne nous y trompons pas : la solution de resserrer le contrôle démocratique au sein des États n’esquive pas aussi facilement les critiques faites au modèle de l’État national par l’auteur. En effet, Nootens illustre bien que nous sommes déjà passés d’un régime classique de souveraineté à ce que l’on pourrait appeler un « constitutionnalisme supranational », dont les multiples foyers d’apparition défendent actuellement des principes régulateurs de plus en plus globaux. Par conséquent, puisque l’idée d’une « communauté de destin » se voit de plus en plus catapultée à l’extérieur des sphères de solidarité strictement étatiques par l’impulsion d’enjeux globaux (humanitaires, économiques et environnementaux par exemple), il devient d’autant plus urgent, selon l’auteur, de conceptualiser une représentation politique stratifiée qui permette l’articulation d’une justice à l’échelle mondiale, et ce, à travers la coexistence d’ordres juridico-politiques distincts. C’est ainsi que Nootens vient à défendre l’idée d’une souveraineté différenciée, opérant un partage des pouvoirs en fonction des types de problèmes qui nécessite, selon le cas, une compétence transétatique, régionale, étatique ou locale, suivant le principe de subsidiarité.

En somme, ce livre très bien écrit, qui a le mérite d’une grande clarté conceptuelle et d’une concision remarquable, se veut une contribution importante aux travaux sur le sujet en philosophie politique contemporaine. Bien sûr, le propos de Nootens demeure à un niveau d’abstraction assez élevé, et ce, malgré les efforts notables que déploie l’auteur pour situer les origines socio-historiques, donc contingentes, des concepts politiques qu’elle critique. On peut par exemple se demander quels seront la place et le rôle de l’État au sein d’une démocratie multiscalaire ; ce dernier ne devient-il qu’un échelon consultatif parmi tant d’autres ? Cette position semble en effet problématique si l’on anticipe l’antagonisme pouvant se dessiner entre des intérêts nationaux et des intérêts globaux, et que l’on veuille éviter à tout prix la subordination d’un ordre juridique à un autre. Formulé d’une façon plus concrète, on peut se demander quelle institution aurait la légitimité et la « neutralité » d’arbitrer les litiges à l’intérieur du processus de consultation multiscalaire ? On le voit, les solutions de rechange que propose Nootens ne manquent pas de poser elles-mêmes des difficultés. Quoi qu’il en soit, le livre de Nootens demeure une mine de réflexions féconde, qui, en dernière instance, a l’immense mérite de poser la question de savoir jusqu’où on peut critiquer le modèle de l’État sans compromettre sa continuité. Car, il faut bien reconnaître que les alternatives juridico-normatives que propose Nootens ne sont pas qu’un simple plaidoyer en faveur du cosmopolitisme ; elles sont les conséquences directes d’une critique profonde que la plasticité du modèle de l’État national ne peut que difficilement, sinon aucunement, intégrer, nous forçant ainsi à tâtonner une nouvelle compréhension de nos rapports politiques.