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Titre, sous-titre, collection convergent : le croyant s’interroge ici sur son rôle de citoyen dans la cité moderne où se posent des questions de société toujours nouvelles ; nées de discussions entre amis réunis en des groupes de travail, les réflexions qui font la substance du volume vont sans cesse indiquer le type de débats où l’on souhaite qu’elles se prolongent.

À l’entendre, l’auteur s’écarte là du domaine propre de ses compétences universitaires ; mais, à le lire, rien ne nous laisse oublier en lui l’érudit dont la carrière d’écrivain, de professeur et de responsable ecclésiastique aligna, sur plus de trente ans, de prestigieux états de service, auxquels la retraite académique, en 1998, est loin d’avoir mis un terme. Son oeuvre lui a valu un doctorat honoris causa de l’Université de Lausanne et un autre de l’Université Laval. D’enseigner près de vingt ans à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier ne l’a pas empêché d’être membre pendant douze ans du Conseil National de l’Église réformée de France, de présider l’Association libérale « Évangile et liberté », de codiriger, ces quinze dernières années, la traduction française des Oeuvres de Paul Tillich.

Si le présent ouvrage nous montre en André Gounelle un théologien de la culture soucieux de rendre compte du fonds religieux sous-jacent à toute pensée politique, la « culture », au sens ancien du terme, le définit tout autant, celle de l’humaniste aussi versé en histoire et en lettres qu’en matière de pensée abstraite. En fait foi la vingtaine de ses publications sur la théologie de la Réforme, du Process ou de la mort de Dieu, sur les diverses christologies américaines ou sur les rapports de Pascal et des jansénistes.

L’auteur a pris soin, dans son « Introduction », de nous préciser le plan de son essai, de le diviser en trois tiers, de trois chapitres chacun :

La première partie porte sur des principes fondamentaux : la relation entre Église et politique, la tolérance et la laïcité, les droits de l’Homme. Une deuxième s’arrête successivement sur chacun des trois termes qui constituent la devise de la République française, liberté, égalité, fraternité. La troisième examine quelques problèmes qui se posent aujourd’hui : ceux qui concernent le nationalisme et l’écologie, et enfin ceux liés à ce qu’on appelle la postmodernité.

Recenser avec un soin particulier le premier tiers et ses trois chapitres, suffira déjà, croyons-nous, pour une large part, à donner une juste idée de l’ensemble. Il ne restera qu’à parcourir sommairement les applications auxquelles donnent lieu, dans les deux derniers tiers, les notions de base étudiées dans le premier.

Que vient faire l’Église dans la cité des hommes ? Y vient-elle faire de la politique, ou, du moins, promouvoir son idée du politique ? Que lui dit là-dessus son fondateur, qui ne lui confia que d’annoncer la Bonne Nouvelle ?

Tant l’exercice du pouvoir que l’organisation relationnelle où il prend place sont des réalités culturelles, des produits de l’esprit créateur de l’homme laissé à ses forces naturelles. Mais un Évangile qui fait appel à la foi ne condamne-t-il pas la culture ? À moins qu’il n’ait tendance à s’y laisser absorber ? Ou qu’il distingue si bien son domaine de celui de l’État qu’entre lui et ce dernier l’interaction ne soit plus possible ? À partir d’un saint Jean mal compris, Tertullien, des anabaptistes et des jansénistes condamnent la culture. À partir d’un saint Paul hellénisé, Justin martyr ouvre une autre voie, où foi et culture font bon ménage, au point que l’Évangile y perde parfois sa force d’interpellation. La théorie des deux règnes a pu avoir le même effet.

Aucune des trois grandes conceptions des rapports entre l’Évangile et la culture, telles que décrites par l’auteur, « de manière typologique » (p. 11), n’a vraiment de quoi le satisfaire. Fort d’une interprétation nuancée d’Ernst Troeltsch, il propose donc, en termes philosophiques, une quatrième conception des rapports entre foi et culture. Définir l’essence du christianisme, disait Troeltsch, c’est donner son point de vue à soi, sans plus. D’accord, dira Gounelle ; encore faut-il prendre nettement position sur ce qu’on estime être pour soi l’essentiel de la foi chrétienne, tout en demeurant conscient du caractère relatif de son opinion. Pour l’auteur, ce qu’affirme l’Évangile avec le plus de constance est la réalité d’un Tout-Autre toujours à l’oeuvre dans l’histoire et dans la nature. Incarnation et altérité : Dieu nous visite, sans se laisser enclore, dit Calvin. Comment vivre à la fois les deux éléments, sans sacrifier aucun des deux, sinon en voyant entre eux la tension bipolaire qui empêche l’un ou l’autre de monopoliser l’attention à son profit ? La secte et l’Église ont besoin l’une de l’autre. L’intransigeance de la première à arguer du spécifique de la foi chrétienne pour la fermer au monde est en tension salutaire avec l’obligation qui incombe à la seconde de s’ouvrir au monde, d’y témoigner de son expérience de foi. Au risque d’être calomniée ou mal comprise, l’Église devra se prononcer sur les réalités profanes où sa foi s’incarne, en particulier sur le domaine politique. Elle donnera donc son idée du politique, au point, s’il y a lieu, de reprocher au système en place ce qu’elle lui voit commettre d’incompatible avec la dignité de l’être humain. Sans faire pour autant de la politique, comme en donnant des consignes de vote à ses fidèles. Une telle Église n’absolutise pas sa conception chrétienne de la chose culturelle, tout en acceptant ce que Troeltsch appelle le compromis politique. Sans compromission, cependant : s’abstenir de remontrances à l’État jugées nécessaires irait contre sa nature et son devoir de témoin.

Ce premier chapitre sur les principes, axé sur le relatif et le rejet tant de l’absolu que de l’inadmissible en soi, donne le ton aux deux suivants. Le chrétien souscrit à la tolérance, à la laïcité, aux droits de l’homme, mais non sans avoir signalé les contradictions qui peuvent affecter ces valeurs.

André Gounelle ne craint pas de prendre au sérieux les propos où tant Bossuet qu’un synode protestant de l’époque s’accordent pour désapprouver la tolérance, « parce que tolérer signifie admettre l’inadmissible […]. Cette critique d’une tolérance lâche et trop permissive […] empêche d’évacuer la question de l’inadmissible, de l’inacceptable » (p. 31). En fait, se demande-t-il, l’avortement, la manipulation génétique, l’excision des fillettes, font-ils partie du tolérable ou non ? Ne sont-ce pas des pratiques sur lesquelles il faudrait provoquer des débats publics ? Au reste, la tolérance peut être insuffisante autant qu’excessive. Elle ne saurait être une simple absence de discrimination. Goethe y voit l’attitude provisoire, qui conduit « à l’accueil profond » (p. 35). Elle doit servir de tremplin aux « vertus fondamentales et difficiles » que sont la liberté, l’égalité et la fraternité (p. 37).

Bien comprise, la laïcité elle-même favorise le relationnel, l’échange, la convivialité au sein de toute diversité que l’on voudra, ethnique, sociale, religieuse. Encore faut-il, pour cela, bien entendre le concept de laïcité. Un laïcisme à tout crin qui dénie à l’Église le droit de s’exprimer publiquement sur les valeurs profanes, telles qu’elle les voit à la lumière de sa foi, sera vite devenu dans les faits une persécution antireligieuse.

Aussi l’auteur se hâte-t-il d’analyser le mot et la notion de laïcité, d’en noter le sens historiquement premier, qui est ecclésial et théologique, d’en faire valoir le sens positif que son usage républicain lui conféra par degrés. S’il y a un statut laïc de la religion, comme l’histoire le révèle, il devra y avoir un statut religieux de la laïcité.

Statut laïc de la religion. Dès l’Église ancienne, le laïc est le simple croyant, distinct du prêtre. Le protestantisme élimine toute différence entre le sacerdoce commun du fidèle et celui des membres de l’Église hiérarchique. Statut religieux de la laïcité. L’école laïque, depuis 1992, n’est-elle pas un lieu où toute diversité, religieuse y comprise, peut être discutée ? Un lieu où, dès le bas âge, on apprend à se connaître mutuellement, à définir ses différences et à reconnaître celles d’autrui ? Un lieu de ces premiers débats salutaires qui se prolongeront sur la place publique, à l’âge adulte ?

Conclusion : religion et laïcité sont des valeurs complémentaires. Pas plus que foi et culture ne doivent si bien circonscrire leur domaine respectif qu’il n’y ait plus d’interaction possible entre elles, pas plus tolérance et laïcité ne doivent mener « à des juxtapositions sans dialogues […]. Il s’agit là d’apprendre à penser et à vivre la relativité, la relationnalité » (p. 49).

Promouvoir les droits de l’homme est aussi pour Gounelle un autre pas vers la culture du relationnel ou du trio de vertus dont la République a fait sa devise. Encore faut-il savoir distinguer, dans les diverses déclarations qui les énumèrent, la notion de droits de l’homme et la liste qu’on en dresse.

C’est de tout temps qu’on s’interroge sur la valeur de l’être humain. La Bible donne l’exemple, qui interdit le sacrifice humain et prône une justice universelle, aussi normative pour le peuple élu que pour les autres nations. La préhistoire d’une explicitation verbale de la dignité humaine remonterait à l’Angleterre du Moyen Âge et de la Renaissance, avec la Charte de 1215 et le Bill of Rights de 1689. Suivront les diverses Déclarations américaine de 1776, française de 1789, onusienne de 1948, africaines de 1976 et de 1981. Chacune d’elles prête à la critique : n’est-elle pas incomplète ? N’insiste-t-elle pas sur les droits au détriment des devoirs ?

Ces Déclarations, dit l’auteur, parlent de droits dont l’homme dispose « du fait même de sa naissance » (p. 54), expriment « une sorte d’impératif catégorique qui vaut pour toute société » (p. 55). Reconnaissant le caractère incomplet de la formulation de tels droits, il nie que la corrélation droit-devoir en soit absente. Ces droits disent « ce que l’on n’a jamais le droit de faire » (p. 57), laissant à l’État le comment, qui peut ouvrir sur le sens le plus aigu du devoir et de la responsabilité. Dès 1789, la Déclaration fait mention des devoirs de l’Homme, que celle de 1795 explicitera. Les suivantes prescriront, de façon plus concrète encore, le devoir d’aller plus outre dans l’assistance au prochain démuni. Elles tendent vers l’idéal commun de liberté, d’égalité, de fraternité, dans l’optique d’une société où régnerait l’accord parfait. Elles ont là leur eschatologie, suggérant même que Dieu exige de tels droits. Ne réfèrent-elles pas toutes à Lui ? Au Créateur, à l’Être suprême, à la dignité humaine, cette sorte de Transcendant de la version onusienne ?

La méthode établie pour l’étude des principes fondamentaux vaudra aussi pour les deux autres tiers, devise républicaine et problèmes d’aujourd’hui : on lève l’ambiguïté des termes désignant les valeurs à l’étude, et on consulte l’histoire, comparant les acquis antérieurs aux gains récents de la pensée.

Quoi de plus ambivalent que la liberté ? On redoute la tyrannie, mais l’anarchie tout autant. Si on souffre d’être privé de liberté, le conflit de devoirs oblige à des choix douloureux. En quoi la liberté est-elle bonne, en quoi est-elle mauvaise ? L’auteur, en réponse, procède a contrario, analysant la dépendance créée par l’autorité, qui menacerait l’autonomie, par le destin, qui la supprimerait, par l’engagement — la parole donnée — qui la limiterait.

C’est le régime totalitaire qui discrédite l’autorité, à l’encontre de ce qu’atteste l’étymologie du mot : auctoritas vient de augere, augmenter.

Dans le Sénat romain, elle désigne le prestige moral de qui propose un décret et en augmente la valeur. Pensons ici aux autorités que l’on cite en sa thèse de doctorat, au chercheur qui fait autorité, à la reconnaissance émue que connote le terme de maître, donné à qui nous a fait vibrer, nous a fait grandir, bref, à l’auteur dont nous recréons l’oeuvre en cours de lecture et qui fait de nous, par là, des auteurs. En voudra-t-on au législateur de munir sa loi de la coercition qui la fait servir à la croissance du corps social ?

Quant au mythe du destin, Gounelle en retient le réel incontournable sur lequel il fut construit, à savoir la destinée, cet ensemble de déterminations qui constitue le lot assigné par le sort à chacun, sans que celui-ci n’y soit pour rien, avantages ou handicaps. Mais chacun doit « faire avec », en tirant parti de ce qui lui est échu. Ce pour quoi le chrétien compte sur la grâce, l’aide que Dieu lui promet, mais qui nous laisse responsable de nos choix.

Quant à l’engagement personnel qui nous lie à la parole donnée, c’est un choix libre auquel on satisfait de façon tout aussi libre, au sens où l’on est tenu en conscience d’y faillir dans les faits, quand des circonstances non prévues font en sorte qu’on ne peut le respecter sans manquer à la justice. Compromis qui n’est pas compromission. Agir selon sa conscience est inclus dès le départ dans l’engagement personnel et l’a rendu par là conditionnel.

Conclusion. Nés dans la dépendance, l’autorité éduque notre liberté tout au long de notre vie, la destinée fournit le champ où cette liberté fera ses choix, et c’est de celle-ci encore que nos engagements raffinent l’usage, par leur contenu de vérité, par leur conformité à notre nature d’êtres libres. La grâce, le secours gratuit de Dieu, connote la responsabilité d’y répondre : elle nous rend libres tout autant que serviteurs. Confiants que rien ne peut nous séparer de l’amour divin qui en est le principe, elle libère de toute crainte dans l’usage qu’on doit en faire au service de Dieu et du prochain.

L’auteur remplacerait volontiers par le terme d’équité le deuxième terme de la devise républicaine, l’égalité. Dans le contexte de la Terreur et de l’invention du Dr Guillotin, elle évoque beaucoup plus le lit de Procuste que le souci républicain d’appliquer à tous les mêmes lois. C’est d’équité qu’il s’agit quand le citoyen signe ses demandes à son député : Ton égal en droits (donc, en dignité, malgré la différence inévitable de talent et de fortune).

N’oublions pourtant pas que cette application des mêmes normes tant aux hommes qu’aux cultures et aux groupes sociaux reste d’une grande difficulté et pourra faire longtemps l’objet de débats. L’homosexualité en est un exemple frappant : nul n’a à juger le mode de vie de l’homosexuel, et il demeure aisé de lui faire bon accueil. Mais s’agit-il du statut juridique à lui conférer, là commencent les difficultés. « L’équité conduit à privilégier ceux qui rendent socialement les plus grands services » (p. 113). Là encore, l’accord ne semble pas près de se faire, et l’auteur y voit une autre confirmation de la difficulté de faire régner l’égalité, au sens noble de l’équité.

L’auteur fait valoir sur ce point son expérience de théologien réformé. Luther et Calvin lui-même, plus que Zwingli, prônaient en leur secte respective une inégalité tant religieuse que sociale entre leurs membres. La réforme radicale est allée plus loin qu’eux en ce sens, notamment chez les Anabaptistes. Sur trois points, cependant, le protestantisme a fait avancer l’idée d’égalité : le rejet de la doctrine de la prédestination — remplacée par l’expérience de la prédestination —, la mise en valeur du sacerdoce baptismal, commun à tous les croyants, et l’égalité devant Dieu de toute personne, croyante ou non, peu importe son rôle social.

Conclusion. Tous les hommes sont égaux en droits, au sens de la devise républicaine, et tous sont égaux aux yeux de Dieu. « Devant sa Parole et sa grâce, nous sommes, croyants ou incroyants, fondamentalement égaux » (p. 123).

Qu’est-ce que le frère, au sens du troisième terme de la devise ? Quel est son rapport à l’étranger, au parent, au concitoyen, au prochain ?

N’y a-t-il pas un aspect discriminatoire inhérent au concept de frère ? Une fraternité assortie de xénophobie discrédite la devise, dont la vie, par contre, dénonce le romantisme : les frères ennemis sont plus qu’un mythe ; en font foi les querelles familiales et les guerres civiles. Critique plus grave encore : la République refuse le père, tue le roi, met Dieu à l’écart, en confinant la religion au domaine privé. Certes, c’est le père abusif dont l’État nouveau ne veut plus, mais la fraternité non fondée sur la filiation reste précaire, malgré le recours à l’Être suprême et à divers ersatz, figures maternelles de la raison, de la nation, de la patrie. Peut-on éviter à la fois la tyrannie du père et l’anarchie d’orphelins privés de références communes ? Dans le Christ, le père prend un visage fraternel : un frère aîné nous initie à la filiation parfaite, amoureusement acceptée dans l’égalité. Seule façon de « comprendre et de vivre la liberté, l’égalité et la fraternité » (p. 137) ? Concitoyen, terme de droit, cède la place à frère, qui connote l’affectivité, ciment des relations d’ordre juridique. Mais faire de la nation une famille tissée de liens étroits, où l’on s’entraide, ne va-t-il pas contre l’égalité en privilégiant le compatriote au nom du lien national, contre la liberté, en opposant une solidarité coûteuse à la libre entreprise, en vue d’exclure de trop grandes disparités économiques et sociales ? Quant au proche non humain qu’est notre environnement, on comprend que le discours anthropomorphique de la Révolution l’ait oublié, à une époque de mauvaises récoltes et de pénurie, où la nature est encore une force hostile à combattre. Mais la technique a si bien changé ce rapport que la victime est devenue le bourreau, au mépris de toute sagesse : l’homme risque de disparaître tant il maltraite son habitat. Comment réagir face à ce proche oublié qu’est la nature, faune et flore ?

Prenons-en conscience : déjà quelque peu archaïque par son culte de la nation et de la raison, la devise républicaine, encore trop centrée sur l’être humain, ignore ces proches qui forment avec nous « une communauté cosmique » (p. 147). Les trois chapitres restants, « Nationalisme », « Écologie », « Postmodernisme » vont mettre à jour la critique ainsi amorcée des grands idéaux républicains.

« Nationalisme ». La terminologie révolutionnaire préfère au mot peuple — cette société de sujets, de soumis — celui de nation, que Sieyès définit : « […] un corps d’associés […] représentés par la même législature » (p. 150). Bref, celle-ci représente les citoyens, elle ne les domine pas. Ce corps de citoyens possède la souveraineté, qu’il délègue à ses représentants. Si le nationalisme n’est qu’un passage de l’hétéronomie — où la loi nous vient de l’extérieur — à l’autonomie — où nous la tirons de l’intérieur ‑, tout peut aller.

Mais un nationalisme axé sur la spécificité de la culture a ses dangers. Telle nation ambitieuse annexera des pays limitrophes, sous le prétexte d’une communauté de race. Par contre, un universalisme qui déclare sans frontières des valeurs humaines essentielles ne vaut guère mieux, s’il sert à justifier l’expansionnisme occidental (colonialisme, soviétisme, américanisme, etc.).

Faudra-t-il dire, au moment d’unifier l’Europe : de deux maux il faut choisir le moindre ? Ce serait ignorer la logique de la bipolarité, qui, encore une fois, peut rendre complémentaires par critique réciproque deux extrêmes apparemment inconciliables. Il faut refuser tant le repli identitaire, indigne de l’animal social, que l’universalisme suspect d’aliéner l’identité d’une nation, sa culture propre qui définit son indépendance ; en venir par là, comme dans l’ONU, à l’interdépendance d’États indépendants. Il faut « bâtir un nationalisme ouvert à l’international ou au supranational, et cultiver un sens de l’universel qui, loin de supprimer les particularismes nationaux, sache les accueillir et les maintenir dans une relation amicale et créatrice » (p. 168).

« Écologie ». « Nature », comme nation, vient de nascor, naître. Écologistes et nationalistes ont beaucoup en commun : une réalité qui nous précède, une origine dont doit tenir compte la finalité de nos libres choix.

Concédons que l’entrée de l’écologie en politique a quelque peu gâté le paysage écologique. « Les dérives démagogiques du politicien salissent les verts », dont on attendait mieux (p. 171). L’idéalisme naïf de certains n’a pas aidé non plus. Ni la querelle doctrinale entre les tenants d’une écologie profonde et ceux d’une écologie douce, les premiers étant parfois soupçonnés de préférer la nature à l’homme lui-même, et les seconds, au contraire, de tout ramener à l’être humain. « Peut-on éviter un anthropocentrisme abusif sans tomber dans une misanthropie excessive ? » (p. 173). Mais critiquer ces mouvements n’est pas nier « la pertinence de leurs interpellations » (p. 174).

Car, maintenant que l’intervention indiscrète de la technique a mis en évidence la vulnérabilité de la nature, celle-ci « prend pour nous un nouveau visage : nous découvrons qu’elle nous ressemble étonnamment » (p. 178). C’est tout de même avant d’avoir créé l’homme que Dieu admira son oeuvre et la jugea bonne. Qu’on apprenne donc à regarder fraternellement des êtres qui sont comme nous des créatures de Dieu. La nature « renvoie au Créateur, dont elle n’est certes pas l’image (seul l’être humain l’est), mais le reflet ». L’auteur va jusqu’à voir dans l’animal un prochain qu’il nous faut aimer comme nous-mêmes.

Moins paradoxale, néanmoins, s’avère l’éthique que la crise écologique lui paraît exiger. L’écologie profonde interdit de tout ramener à l’homme. D’accord, mais c’est celui-ci, dit l’écologie douce, qui joue le rôle décisif au coeur de la menace encourue par son habitat. La solution concrète est la prise de responsabilité de chacun. « Veiller à polluer un peu moins est aussi efficace que les actions d’éclat des organisations écologiques » (p. 189). Économie, frugalité, modération ne feront qu’augmenter notre bien-être.

« Postmodernisme ». Prenant position face au modernisme, l’auteur discerne en cinq valeurs « modernes » l’objet quasi commun de la critique postmoderniste : l’accent mis sur l’individu plutôt que sur le groupe, sur un savoir morcelé plutôt qu’organique, sur la raison instrumentale plutôt que contemplative, sur un progrès plus soucieux de l’avenir que du présent, sur une théorie de la connaissance à deux volets, objective ou subjective, où l’on oublie l’instance déterminante, qui n’est « ni le sujet, ni l’objet, mais le discours » (p. 204).

Trois types de postmodernisme : le fondamentaliste réagit, nostalgique d’un âge d’or présumé ; l’ultramoderniste déconstruit, « en développant à outrance la fonction critique de la raison » (p. 211) ; un troisième et dernier reconstruit, en sage qui tire de son trésor du neuf et du vieux.

Réagir au moi non situé que la modernité a fait de l’homme, ce sera hâter, en décréant ce moi, « l’avènement du nous, ou du groupe » (p. 196). Au savoir parcellaire de la modernité, on préférera aussi la pensée holiste du postmoderne, « qui voit dans l’univers un ensemble d’interactions » (p. 197). Il faudra compléter, voire remplacer la raison — aux lacunes évidentes — « par une participation affective et sensible aux forces mystérieuses qui régissent l’histoire et l’univers » (p. 201). Le postmodernisme ne remet pas à plus tard les problèmes actuels et réagit au cas par cas. D’accord, dit l’auteur, « mais cela suffit-il ? » (p. 203). Quant aux choix idéologiques et religieux, il nie qu’ils relèvent « de préférences esthétiques » (p. 205). Si l’art est de nos jours l’instance du sacré, il ne faut ni les confondre ni les dissocier.

Sachons gré à l’auteur de ce beau livre où la modestie et l’autocritique le disputent à l’érudition ; où la présentation dite « typologique » des grands courants de la pensée philosophique ou religieuse laisse toujours au lecteur la liberté d’en avoir une autre vision.