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En 1957, je crois, Gabriel Marcel rencontrait un groupe d’étudiants en théologie de langue française venant des Facultés protestantes suisses, et saisit l’occasion de livrer ses impressions sur un certain type de catholicisme qu’il venait de rencontrer lors d’un séjour au Canada. Ces gens, dit-il, ont des mentalités de dépositaires. Il définit alors pour moi un certain type de traditionalisme que je dirai traditionnel : sûr de soi, en calme possession de son inventaire et soucieux de transmettre scrupuleusement ce qu’il avait reçu. On trouve en 2002 dans les entretiens que Gwendoline Jarczyk eut avec Claude Geffré une affirmation d’appartenance à une tradition qui nous fait entrer dans un tout autre monde[1]. Le théologien y parle d’abord comme un homme solidement adossé à une tradition dominicaine et il cite les noms de Lacordaire, du Père Lagrange et du Père Chenu. Puis il indique que tous ces dominicains ont fait du travail d’historien. Il y a, semble-t-il, de temps de temps comme un devoir (pour tous les théologiens ?) de se retourner, pour que la tradition (que l’on a derrière soi alors que l’on fait face au monde et à son avenir) devienne un objet que l’on pose devant soi, pour être en mesure de le soupeser et d’y faire des tris. Lacordaire a dépoussiéré l’histoire de saint Dominique pour des générations de lecteurs français. Il raconta comment le fondateur des Dominicains s’est opposé à la manière forte de combattre les hérétiques qui prévalait alors. Le Père Lagrange a montré aux exégètes catholiques comment utiliser les méthodes historico-critiques dans l’étude des Évangiles. Et le Père Chenu a ouvert de nombreuses pistes pour une meilleure connaissance de la pensée médiévale dans sa diversité, et, par là, pour un renouveau de la théologie. Grâce aux travaux de ces dominicains, « notre tradition » devint un objet de connaissance détaillée, précise et sûre, et, surtout, le lieu d’un exercice de responsabilités. Exercice de courage aussi : tous ces religieux historiens firent face à de durs adversaires. Il y a dans la lecture du passé des choix à faire, clairement, sciemment ; ces choix mènent à des conflits, et ils engagent l’avenir. Les trois modèles dont Claude Geffré se réclame aujourd’hui furent souvent, en leur temps, victimes d’incompréhension. La mémoire certes se forme toute seule et se renouvelle selon des processus souvent obscurs. Mais l’histoire, le métier de l’historien, doit parfois la bousculer[2]. Il s’agit là, pour l’homme, d’une oeuvre de raison, et, pour le chrétien, de l’exercice aussi d’une fidélité supérieure.

On voit la tradition chrétienne à l’oeuvre dans un texte bien connu de saint Paul. « Voici ce que j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus dans la nuit où il fut livré, prit du pain […] » (1 Co 11,23). Une génération plus tard, l’auteur de l’Épître à Timothée exhorte son disciple à « garder le dépôt » (1 Tm 6,20). Ce verset est à l’origine de la notion de depositum fidei. Une nouvelle inquiétude se manifeste dans l’Église : le message est menacé par des contaminations. Cette génération devient ainsi caractérisée par un souci d’exactitude, de fidélité dans la transmission. Mais c’est l’historien, appuyé par des travaux modernes sur le premier siècle chrétien qui affirme que cette notion de la tradition, quelque peu différente parce que plus soucieuse, apparaît une génération plus tard[3]. Pendant plus d’un millénaire ce texte passait pour être de la main de Paul et la notion d’un dépôt inaltérable devint bien implantée. Des auteurs modernes parlent d’une version substantialiste de la tradition : les chrétiens se transmettraient la foi comme dans une course de relais on se passe un bâton.

Pourtant dès l’époque des Pères, les théologiens font une distinction entre la traditio activa, l’acte de transmettre, de la tradition passiva, c’est-à-dire du contenu transmis. Cette distinction ouvre la voie à une lecture de la tradition qui ne cache pas les changements au cours de la transmission, qui devient alors une réalité historique au sens fort. Wilfred Cantwell Smith ne cessait de répéter que lorsqu’une mère enseigne le Notre Père à son enfant, elle lui enseigne certes un texte inaltérable (encore qu’il y a eu des changements de traduction…), mais ce que l’enfant apprend pour le reste de sa vie n’est pas seulement un texte classique, c’est aussi la tonalité d’une relation avec son parent. Toute transmission est marquée par la subjectivité de ceux qui transmettent et de ceux qui reçoivent[4]. Les rites sont répétés, mais ils sont aussi performés[5]. Schmitt signale des plaintes formulées par des moines à la fin du Moyen Âge contre le fait que la messe est devenue un théâtre. Elle n’est plus célébrée simplement devant Dieu, disent ces derniers, mais aussi devant des spectateurs et la présence de ceux-ci affecte la performance des célébrants[6]. La disposition des églises jésuites accentue la tendance à la mise en spectacle du rituel. Et aujourd’hui, même dans les célébrations les plus sobres, on ne peut pas être sensible au fait que les officiants ont un style (qui est ou n’est pas dans notre goût).

C’est un truisme aujourd’hui que répéter que toute tradition vit, évolue. Le texte du Misanthrope est bien établi, guère ouvert à des problèmes de chartistes, mais il y a autant d’Alcestes qu’il y a de reprises de la pièce de Molière. En fait le siècle dernier a vu s’opérer un vaste glissement dans l’orientation des études littéraires. Qui se préoccupe encore de connaître le sens d’un texte en sondant les intentions de l’auteur[7] ? Ceux qui continuent l’examen de l’histoire de la littérature s’occupent plutôt de la réception des textes et de l’histoire de son interprétation. Et les histoires sociales des traditions y voient des crises, des morts dans l’histoire, et des renouveaux. Si les Pères antignostiques craignaient que les traditions s’altèrent, nos contemporains, en voyant les modifications apportées par le temps, sont plutôt portés à affirmer qu’elles se perdent[8]. De là l’essor, souvent surprenant pour les modernes, de nouveaux traditionalismes qui, loin d’être des routines paisibles et apparemment pérennes, sont des efforts militants parfois violents, pour remettre en l’avant ce que l’on croit être les traditions. Claude Langlois a forgé le terme d’archéo-modernité pour étiqueter les mouvements de ce genre qui ont pris leur essor sous la Restauration.

Mais les notions de tradition ne font pas qu’alimenter des travaux de sociologues et, de plus en plus, de politologues. Elles ont été aussi au centre de la division entre protestants et catholiques et alimentent aujourd’hui les propos de l’oecuménisme. Là aussi l’attention s’est portée sur le devenir des traditions. Au lieu d’aborder le sujet à partir de l’exhortation à Timothée, on est plutôt porté à se souvenir de la parabole des talents (Mt 25,14-30 ; Lc 19,12-27). Le maître qui confia ses biens à ses serviteurs à son départ en voyage, félicita à son retour les deux qui le firent fructifier et blâma celui qui, mû par la crainte et prétextant la sévérité de son maître, se borna à enterrer dans le sol la somme qui lui avait été confiée. Les théologiens qui revendiquent la liberté de la recherche ne feraient donc que suivre l’injonction dominicale « faites des affaires jusqu’à mon retour ! » (Lc 19,13).

Malgré la grande place occupée par le couple Écriture-tradition dans la polémique confessionnelle, il faut bien voir que le conflit initial était loin de s’articuler en ces termes. Lors du Colloque de Leipzig (1519), John Eck attira son adversaire sur le terrain juridique et Luther l’y suivit volontiers[9]. Le théologien de Wittenberg contesta l’auctoritas du Saint-Siège, spécifiquement son droit de statuer sur le sens des Écritures. Au cours de deux siècles précédents, les canonistes et la Curie avaient élaboré une théorie faisant du pape l’autorité apte à trancher, en dernier recours, toute question disputée dans l’Église. Luther en vint même à affirmer que les conciles peuvent se tromper et que leurs dires ne sauraient lier la conscience du lecteur des Écritures[10]. Certes il s’élève contre des coutumes dites humaines et pour lui sans fondement biblique qui se sont implantées, mais il est prompt à faire aussi usage des travaux historiques pour démontrer qu’elles sont récentes et ne sont pas, pour la plupart, celles de l’Église de quatre premiers conciles et encore moins celles de l’ère apostolique. En fait, sur la Sainte-Cène, il est frappant de constater que l’Explication de la Confession d’Augsbourg rédigée par Melanchthon (1530) s’appuie sur des textes issus de la tradition. Zwingli fait de même dans sa Fidei Ratio[11]. Et le concile de Trente dans ses déclarations sur l’Eucharistie se donne l’élégance de les appuyer par des textes bibliques.

La question de la tradition, de sa nature et de son autorité, était néanmoins dans l’air comme question importante. Jean-Pierre Massaut a montré comment, à la veille de la Réforme en France, Lefèbvre d’Étaples et Jos Clichtove, humanistes chrétiens, ont utilisé les notions d’Écriture et de tradition pour des appels à la réforme. Ils déplorent que la Faculté de théologie ignore la tradition et ne l’enseigne pas. Par tradition, ils entendent avant tout la théologie des Pères. L’Écriture est pour eux souveraine mais pas exclusive ; ils envisagent donc une hiérarchie d’autorités traditionnelles (partim scriptas, partim non scriptas) sous la primauté de l’Écriture, allant d’usages locaux (et souvent récents) aux positions solennelles du magistère[12]. Ainsi pour eux la tradition est pluriforme et n’est pas dissociée de l’Écriture[13].

En fait, c’est à un défenseur quelque peu inattendu de la foi catholique que l’on doit l’implantation du couple Écriture-tradition comme sources distinctes. Dans son Assertio Septem Sacramentorum de 1521, Henry VIII assied l’autorité du pape sur les Écritures et la tradition et maintient que le Christ a placé l’Église au-dessus des évangélistes. L’approche du monarque, comme celle des humanistes, place le débat hors du contexte juridique. Le magistère de l’Église protège la tradition et la tradition alimente le magistère. Mais s’opposant à la théorie qui venait d’être mise en avant sur le baptême et la Sainte-Cène comme les seuls sacrements bibliques, ce traité change l’accent propre à la première génération des humanistes et donne à la tradition les traits d’une source indépendante et également valable[14]. La quatrième session du concile de Trente (1546) poursuit sur cette lancée en enseignant que la vérité de l’Évangile nous est connue par l’Écriture et les traditions non écrites, reçues par les apôtres, dictées par le Saint-Esprit et conservées dans l’Église catholique. Ces deux sources doivent être également respectées, pari pietate ac reverentia.

Les ornières sont dès lors établies pour quatre siècles de polémiques confessionnelles, vu que les protestants affirment que seules les Écritures sont source de révélation et élaborent la théorie de Scriptura suae ipsius interpres pour régler les problèmes de lecture qui ne manquaient pas d’être attirés à leur pas si bienveillante attention. Le cours des débats vérifie la page de Platon sur les inconvénients de l’invention de l’Écriture. Un texte écrit ne peut pas se défendre, alors que la parole vivante peut reprendre celui qui ne l’entend pas bien[15]. N’importe qui peut lire un texte, et le lire de travers. Et l’histoire religieuse atteste que des esprits vifs et zélés n’ont pas tardé à trouver tout et n’importe quoi dans les Bibles qu’ils lisaient. On peut définir la tradition comme la voix des morts. Mais les morts, même si parfois ils laissent des écrits, ne parlent pas. Au bout de la ligne, ce sont toujours des vivants qui établissent ce que les morts disent. La force de la position catholique c’est qu’un individu vivant, juché sur une estrade ou sur un trône, peut déclarer la tradition et se voir appuyé par une institution, pour formuler sa pensée d’abord, puis pour la répandre ensuite, voire l’imposer. La réforme dite magistérielle, celle des Luthériens et des Réformés, est aussi allée dans cette direction avec la formulation de confessions de foi, qui restent néanmoins subordonnées à l’Écriture. De plus dans la tradition réformée, aucune de ces confessions ne déplace ou corrige les autres et le respect va à une série de telles confessions.

Le dialogue oecuménique est, dans une large mesure, sorti des vieilles ornières. On accorde de part et d’autre que l’autorité de l’Écriture est centrale, voire première, que son interprétation est une oeuvre toujours à poursuivre, et que la vie de la tradition est tout aussi centrale, vu que, après tout, c’est une tradition qui a abouti à la constitution des textes du Nouveau Testament et à leur constitution en canon. Il me semble plus intéressant de se tourner dès lors vers ce que l’on pourrait appeler une phénoménologie de la lecture. (De toute façon une telle recherche se rapproche plus de mes compétences.)

Au terme d’une enquête sur l’iconographie chrétienne des livres et de la lecture pieuse, les images me semblent pouvoir être regroupée en trois types.

  1. Dans le type magistral, une personne ayant autorité, vue de face, regarde le spectateur et soit lui montre un livre ouvert (souvent avec un bref texte lisible), soit tient un livre fermé. Le Christ, en Seigneur, est ainsi représenté au cours des premiers siècles. C’est aussi le cas des premières représentations de saint François d’Assise. Une variante montre un maître en train d’enseigner. C’est le cas des images de saint Thomas, assis, avec un livre ouvert devant lui sur un pupitre.

  2. Dans le type mystique, une personne pieuse, souvent une femme, lisait, seule, et vient de lever les yeux, quittant la page pour contempler quelque vision qui s’offre à son regard. Ce type d’image commence avec les Annonciations où la Vierge cesse de lire le livre qu’elle a en main, lève les yeux et se tourne vers l’ange qui vient de pénétrer dans la chambre. Ce type d’image devient fort nombreux à partir du xive siècle et ouvre la voie à toute une série de représentations de lectrices pieuses, Marie-Madeleine repentante en particulier. Souvent la lectrice lève les yeux pour contempler un crucifix.

  3. Et il y a le cas de la lecture absorbée. Ce cas est bien connu par les nombreux dessins, gravures et peintures de Rembrandt. Le lecteur ou lectrice est seul ; toute son attention est portée sur la page[16]. On ne voit pas ses yeux, souvent on ne peut rien lire sur la page. Ces peintures, qui firent école, tentent de représenter l’intériorité et constituent, à mes yeux, l’exemple le plus éclatant de l’iconographie caractéristique de la Réforme.

Ces images de lecture absorbée nous mettent sur la piste des retombées culturelles de la théorie protestante des Écritures. Wesley Kort a analysé les pages de Calvin sur la manière de lire les Écritures. Il convient que le lecteur ou lectrice laisse tout aller, y compris le moi, pour devenir complètement attentif au texte. Lire ainsi c’est être décentré. C’est le commencement d’un processus d’obéissance parce qu’il s’agira ensuite d’agir dans le monde[17]. Kort montre comment Calvin continue la tradition établie par les Bénédictins et leur notion de la lectio divina. Kort s’appuie sur Dom Jean Leclercq qui a bien montré comment cette tradition monastique a utilisé des métaphores alimentaires pour décrire l’absorption du lecteur qui lit pour s’approcher de Dieu : il mâche, goûte, rumine même, digère et ainsi médite[18]. Le propre de Calvin, c’est qu’avec la montée de l’alphabétisation au cours de son siècle, il fait de ce genre de lecture une norme pour tous les chrétiens qui sont appelés à lire leur Bible, en famille et dans la solitude[19]. On ne connaît rien de plus têtu que le vrai croyant qui, livre en main, pointe un verset du doigt et tapote avec ardeur[20]. Il faut néanmoins bien voir que la lecture absorbée est une procédure de résistance à la socialisation coutumière ; pour un moment, ce lecteur se soustrait à l’emprise des façons de faire, de voir, de penser. La lecture bénédictine et cistercienne qu’analyse Dom Leclercq est pratiquée aujourd’hui bien au-delà des cloîtres et des réunions protestantes qui l’ont vue naître. Aujourd’hui, c’est faire le travail d’un philosophe que lire lentement, assidûment, pour apprendre à connaître et pour assimiler la pensée d’un autre dans tous ses détours, pour apprécier la sensibilité de personnes qui ne sont pas des proches que l’on rencontre dans la vie de tous les jours. En fait, ceux qui offrent les meilleurs textes sont en général si éloignés dans le temps et dans l’espace, que l’on est sûr de ne jamais se trouver face à face avec eux dans le monde réel, celui où l’on a des amis et des ennemis. Cette rencontre virtuelle fait de la lecture un aliment exceptionnel, et à mes yeux irremplaçable pour l’essor de la pensée libre. Car c’est laisser derrière soi, pour un instant, les craintes et les espoirs que fait naître la vie en société[21].

La conséquence culturelle de la conception catholique de la tradition, c’est évidemment le sentire cum ecclesia, l’ouverture à la correction fraternelle. C’est aussi le souci de bien se faire comprendre, d’utiliser les mots dans le sens communément accepté, ou de bien expliquer le sens des originalités (en général en assurant qu’elles renouent avec quelque chose de traditionnel).

C’est inviter à un autre décentrement du moi. La charité y joue un plus grand rôle, mais les manipulations sociales aussi.

L’histoire moderne des notions de tradition reçut une nouvelle et puissante impulsion en 1845 quand Newman publia son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne. L’idée de développement était centrale au xixe, en biologie d’abord (l’Origine des espèces de Darwin est de 1859) mais aussi dans les nouvelles philosophies de l’histoire issues du siècle des Lumières. Newman assied la crédibilité de la doctrine que les Jésuites avaient défendue (contre les Jansénistes en particulier) d’un développement dogmatique dans l’histoire de l’Église, en traitant d’une manière générale du développement dans l’histoire des idées. Il donne les caractéristiques du vrai développement : il conserve un type, fait preuve de continuité dans les principes, exhibe un pouvoir d’assimilation et, tout en conservant le passé, fait preuve d’une vigueur chronique. La tradition reçoit donc un caractère organique ; elle est comme un grand arbre issu d’une graine. Newman reprend ici les notions de Burke qui avait pensé la société et l’histoire sur le modèle d’un organisme dont la croissance assure la survie. Retraduit par Maurice Nédoncelle, cet essai fut une oeuvre phare dans les années qui précédèrent le deuxième concile du Vatican. Mais on prit assez vite conscience des carences de la métaphore organique. Newman sépare trop ce qui vient de la graine de ce que donne le terreau où elle pousse. (Au xvie, César Baronius dans ses Annales avait écrit une histoire de l’Église qui se limitait aux faits religieux — c’est-à-dire à la hiérarchie et aux saints — et ignorait tout ce qui touche à l’histoire des États et des sociétés, comme étant trop controversé[22].) Parler de développement suggère que la croissance se fait toute seule ; le Christ a mis la graine dans le sol, Dieu assure le soleil et la pluie… L’idée de développement donne aussi à la tradition un caractère continu que l’histoire est loin d’attester. Certes le processus est cumulatif, mais il y a des ralentissements, voire des arrêts ou des retours en arrière, aussi bien que des accélérations subites. La métaphore tend donc à occulter le fait que le processus connaît des ruptures. Enfin, toutes les branches sur l’arbre n’ont pas les mêmes feuilles et ne portent pas les mêmes fruits. Il y a de rudes hétérogénéités dans « la tradition ».

Les historiens de la chose religieuse, comme tous les historiens, sont extrêmement sensibles aux différences, aux émergences, aux caducités. C’est là qu’ils trouvent ce qui fait la saveur de l’histoire et son intérêt. Discerner le fil d’une tradition ininterrompue, à la manière des apologètes des deux bords, n’est pas leur souci premier. La notion même d’une essence du christianisme n’est plus du tout pour eux un outil familier[23].

Ainsi ce que l’historien voit dans la vie des chrétiens n’est pas ce que le théologien articule sur le message chrétien ou l’Évangile. La question de la tradition débouche alors sur des problèmes de type ecclésiologique, terrain où je m’avance en amateur. Les faits de la tradition ne peuvent pas être traités comme des choses, ou, s’ils le sont, on ne traite plus d’une tradition religieuse ni d’une vie spirituelle. Posons le problème dans les termes d’Érasme.

On rassemble un troupeau, au contraire on convoque des êtres humains à l’assemblée, non pour oeuvrer conformément aux cérémonies de la Loi, mais afin d’entendre, car la Foi — dit Paul — provient de l’audition et c’est le propre des fils d’être invités alors qu’on force les esclaves[24].

La sociologie religieuse n’aurait jamais pu se constituer comme science s’il n’y avait chez les humains quelque chose de grégaire. Et une bonne partie de l’histoire n’aurait pu être écrite non plus. Mais il y a lieu de répéter que la sociologie peut aussi marcher dans les traces de Weber, qui est très attentif à tout ce qui touche à l’appropriation du sens. Mais ceci dit, il n’en reste pas moins que l’Évangile est un appel à la liberté et que cela ne manque pas d’ouvrir une béance au sein des traditions. Au fond, Luther est si libre avec les traditions, rejette certaines et en approuve d’autres, parce que pour lui, la vraie Église, celle rassemblée par la seule Parole de Dieu, est invisible et ne laisse pas de monuments dans l’histoire. La biographie, qui cherche à cerner au plus près le parcours d’une liberté, garde sa place en histoire à côté des histoires des collectivités.

Irons-nous dire que la vraie Église, à défaut de monuments, laisse des traces dans la vie visible des groupes et des peuples ? Je soulève cette question pour en faire une invitation : une invitation à un travail d’historien sur ce qui se voit mal dans la transmission de la foi, c’est-à-dire sur la marche de l’histoire des chrétiens telle qu’elle est suite à l’implication des sujets. Il y a certes encore des faits à établir, des documents à découvrir, d’autres à dater et pour lesquels on pourrait retrouver l’auteur, mais il y a aussi, et ce peut être plus important, beaucoup de pages du passé à revisiter, à examiner plus lentement, beaucoup de choses apparemment bien connues sur lesquelles poser un regard nouveau, bref à réinterpréter. Ce qui fait l’intérêt des travaux d’histoire aujourd’hui, c’est, selon la puissante expression de Paul Veyne, que l’on a beaucoup allongé le questionnaire.