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Dans cet ouvrage, suite du récit de l’Occident amorcé dans Raconter et mourir (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002), Thierry Hentsch continue sa recherche de l’Occident imaginaire, de l’aube de la modernité jusqu’au début du xxe siècle. Dans l’ouvrage précédent, le héros avait été présenté comme celui dont l’existence rayonne par sa proximité à la mort ; le héros est celui dont on raconte l’histoire. Maintenant face à la modernité, l’auteur s’arme d’un esprit critique puissant et, devenant lui-même l’un des héros modernes, entre courageusement dans la mêlée avec le déchirement, le vertige, le désespoir. Le temps aboli dévoile un Occident en fuite en avant, un Occident déchiré entre le triomphe et le sens incertain de son existence au monde qui prend parfois l’apparence terrifiante du néant, le poussant aux limites de la folie. Folie, désespoir, fuite en avant, telle est la page où sont écrites la vie et la mort du héros moderne.

T. Hentsch écrit que « Tout grand récit est constamment surplombé par la mort » (p. 360). Aussi, le problème central que pose le récit de l’Occident à l’ère de la modernité est-il la mort ? Dans sa relation avec elle, plusieurs obstacles se dressent sur la route du héros. Celui-ci est d’abord aux prises avec le meurtre du père, le meurtre de Dieu, ce qui prend pour Dostoïevski l’apparence d’un vent de l’Ouest, le nihilisme occidental (p. 296). Le Don Juan de Molière met en scène cette absence de Dieu qui, loin d’être un signe de triomphe pour les esprits forts, ouvre un gouffre : à sa mort, Don Juan laisse entière et ouverte la double question de Dieu et du libre arbitre (p. 28). Sans la puissance de Dieu pour palier à l’absence de réponse, comment le héros moderne vivra-t-il avec ses semblables, voire avec l’univers ? Se rabattra-t-il sur lui-même pour porter à l’absolu ses propres sentiments ? S’il prend cette voie, comme la princesse de Clèves, se détournera-t-il de l’autre pour n’affirmer son sens que par et pour soi (p. 50) ? Ainsi, le héros moderne fait l’expérience d’un monde où il est de plus en plus seul alors que son besoin du sens de son existence et de l’univers le laisse dans un état de famine perpétuelle. Comme Rousseau, il ressent avec de plus en plus d’acuité l’irrémédiable contradiction entre sa liberté individuelle, celle du sujet qui se croit distinct du monde et des autres, et le bien commun. Le récit de l’Occident, en s’arrêtant aux Confessions de Rousseau, met au jour une maladie nouvelle et ravageuse, celle du moi, celle de la vulnérabilité dans laquelle la naissance nous jette, dans la modernité (p. 140). Cet héroïsme nouveau est aussi le récit d’un échec : « […] il répercute et amplifie celles [les difficultés] du moi moderne imbu de lui-même qui ignore l’énormité de sa prétention : produire à soi tout seul le sens de sa vie » (p. 142).

En proie à une panique momentanée, le héros fuit pour trouver une réponse qui n’existe peut-être pas. Il met alors tous ses efforts à parvenir à se passer de Dieu. Avec les Lumières, il dessine les plans d’une paire d’ailes faites en cire. « La raison des Lumières introduit […] une rupture cruciale : elle pense pouvoir se passer du rapport à Dieu, elle affirme même la nécessité de penser la science en dehors de ce rapport » (p. 109). D’une part, Kant symbolise cette convergence réussie entre la raison, le sens de la vie et celui de la mort. Mais, d’autre part, lorsque Gulliver s’engage sur cette voie, il aboutit à une désillusion morbide qui culmine dans l’opposition entre la raison et la sagesse, la première ne se présentant plus que comme un outil puissant de fuite à travers l’abîme. « L’homme pourrait faire appel à la raison pour se comprendre, et partout il l’utilise à justifier sa fuite. […] Loin d’employer sa raison à devenir sage, l’homme s’en sert pour se donner raison d’être fou. […] La raison se retourne contre la sagesse et finit par la supplanter » (p. 65). S’engage alors de toutes parts un mouvement de révolte de la pensée contre elle-même, une révolte de la pensée dont l’effet destructeur est de ne déboucher sur aucune pensée (p. 80). Avec le marquis de Sade, le regard indifférent que porte la nature sur notre comportement mène jusqu’à l’éclatement de l’impératif catégorique kantien, c’est-à-dire à l’évacuation de la vérité du champ moral (p. 120).

Dans un effort ultime, puissant et vertigineux de combler par la pensée la distance énorme entre la terre et le ciel, Hegel est Icare, ses concepts sont les ailes de cire et la vérité, le soleil aveuglant et chaud qui cause la chute. Véritable Hegel brisé par la chute, le Zarathoustra de Nietzsche en vient à se concevoir lui-même comme maladie contre laquelle la pensée ne peut rien. « Bien plus, la pensée en est la cause, le principe : la pensée même est la maladie dont l’être humain est irrémédiablement affligé » (p. 317). Zarathoustra lui-même est pris des symptômes, il cherche le corps dans une entreprise hautement cérébrale, spirituelle : « Zarathoustra est une folie qui se sait, sa sagesse à lui est de se savoir fou, c’est-à-dire sans défense contre le réel. De ce réel, sa parole envoie aux gens ordinaires que nous sommes des fragments incandescents, des torpilles qui ouvrent des brèches dans la lourde armure que nous portons partout avec nous pour nous protéger de la vie » (p. 320).

Le héros, voyageant hors du temps et fatigué de fuir avec une armure en lambeaux, tente alors de « […] prendre de la distance par rapport à sa raison triomphante […] » (p. 339). Avec Freud, il cherche à se mettre à nu. Ce faisant, il trouve des pulsions, des clivages, des refoulés, mais, en tentant d’en expliquer les dessous, il contribue aussi à « restaurer la maîtrise du moi » (p. 339) sous la forme de l’espoir pour le sujet pensant, moyennant quelques efforts, de vivre selon sa raison ou la raison sociale : « Freud, quoi qu’il ait pu lui-même en penser, nous laisse face au déchirement : celui d’une civilisation autocorrosive qui ne peut finalement jamais vraiment assurer jusqu’au bout la virulence de son esprit critique. Une civilisation qui finit presque toujours, dans les moments de crise, par mettre son esprit décapant en veilleuse pour se repeindre un visage rassurant, pour recouvrir son inquiétude du masque triomphant de sa raison » (p. 339).

Dans sa quête ardue, le héros moderne ne reste pas tranquille à batailler avec son esprit et son corps, il peut encore fuir en ramenant tout Autre à lui, en dévorant tout. Il trouve dans la violence conquérante, dans un esprit d’entreprise débridé, un moyen de donner réalité à sa valeur en forçant les autres à la reconnaître pour lui. Dans le saccage du jardin d’autrui, Faust trouve certes un certain soulagement, mais un soulagement dont sa mort vient dévoiler l’obsolescence, comme celle de ses réalisations et de ses conquêtes (p. 177). Dans Moby Dick, « Achab incarne au degré suprême la fuite en avant d’une civilisation tentaculaire […] qui, refusant de questionner son avidité, s’emploie fiévreusement à se faire dévorer par la monstrueuse voracité de sa propre folie » (p. 243).

En n’abdiquant pas devant la modernité, T. Hentsch est à l’image du récit de l’Occident, à l’image de ses héros. Face à la mort, il va chercher de gré ou de force les composantes du bouclier de la modernité, à l’instar des armes divines forgées par Héphaïstos (Vulcain) pour Achille et Énée. Avec Diderot, le récit, le fait de raconter lui-même, se constitue en clé de la vie moderne : « […] la liberté de raconter. Même si cette liberté était elle aussi parfaitement illusoire, ce serait tout de même là, dans le récit, que notre capacité d’inventer rejoindrait le plus sûrement ce qui reste en nous de croyance dans le libre arbitre » (p. 99). Jacques le fataliste est une paradoxale leçon de liberté moderne, une liberté sans possibilité de connaissance de ce qu’elle engendrera. « La fatalité n’agit à notre place, n’exerce sa tyrannie en fin de compte, que si nous lui cédons tout le terrain de notre imaginaire » (p. 101). À des lieues de la liberté kantienne du sujet, cette liberté est l’espace laissé par l’ignorance de ce qui vient (p. 102). Cet espace est celui où nous faisons le récit de nos errances, de nos illusions et de nos surprises ; espace ou lieu d’une prise de possession « après coup », de ce qui nous échappe, de ce qui ne se laisse pas dompter par nous, de ce qui nie notre liberté. « Nous ne sommes libres que par rapport au passé, mais cette libération nous aide à affronter l’imprévisible et à vivre plus pleinement le présent » (p. 102).

T. Hentsch fait prendre de l’ampleur à l’idée de connaissance érotique avec Joyce. À l’image de notre civilisation, il rencontre dans Ulysse un texte en perpétuelle fragmentation et désorganisation, un vide du récit qui pousse le lecteur à créer. Il s’agit d’un récit que le lecteur est le seul à pouvoir rendre cohérent, devenant lui-même un peu l’écrivain. La vie réserve même aux plus solides d’entre nous des épreuves cruelles, des surprises, des merveilles inattendues et, surtout, une certaine incertitude tragique à l’idée de notre attitude lorsque nous serons devant la mort, incertitude faisant surface dans les moments d’épreuve (p. 366). Avec cette inquiétude tragique revient à chaque fois la question du sens de la vie. Et « [c]’est pourquoi la littérature existe » (p. 366), dit T. Hentsch, pour relancer le sens, toujours en proie à l’étiolement. « La littérature vit de ce qu’elle ne renonce pas à ce qui lui échappe » (p. 366). La littérature, à mi-chemin entre le récit de soi-même de l’individu et celui de l’Occident, disloque le temps par la narration, à l’image de la Recherche du temps perdu. On trouve dans ce livre une immortalité fugitive (p. 387) qui passe par une appropriation ardue, irréductiblement incomplète et toujours à recommencer : l’effort de création (p. 388). Il s’agit de trouver la vie en ce qu’elle est répétition de l’irréfléchi et en ce qu’elle n’est jamais donnée d’avance, pour se saisir de moments de vérité et ainsi ne pas être totalement désarmé devant la grande inconnue de la vie, la mort (p. 391).

Dans un ouvrage précédent, T. Hentsch avait abordé la question de Dieu en termes de manque, d’absence irréductible qui ne disparaît pas avec la mort de Dieu, avec la modernité (Introduction aux fondements du politique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1993, p.  67-68). Le temps aboli pose le manque en ce qu’il est la grande force qui gouverne la création. On comprend alors mieux pourquoi et comment la création littéraire peut être envisagée sur le même terrain qu’un Dieu absent. Le manque ne semble être jamais aussi puissamment ressenti que dans l’amour. Il en est ainsi, car ce manque se manifeste par l’impossibilité radicale d’emprisonner son objet, il dévoile « […] la joie qui consiste à ressaisir notre vie, notre âme plutôt que de vouloir vainement s’emparer de celles d’autrui » (p. 398). Ce « comprendre », face à ce qui serait qualifiable de négativité du manque de l’amour, est le trésor inestimable, voire paradoxalement inénarrable, que T. Hentsch trouve chez Proust. Il s’agit d’une intelligence toute particulière, une connaissance érotique (p. 398), où l’écrivain ne cherche pas l’universalité contre l’Autre, mais où il la trouve par le reflet de l’Autre en lui. L’écrivain tend à l’universel par l’intérieur : « […] ainsi […] il peut aider chacun, celui qu’il appelle faussement “mon lecteur”, à devenir “le propre lecteur de soi-même” » (p. 398). Plus encore que les autres grandes oeuvres, la Recherche du temps perdu paraît n’être d’aucun temps (p. 400). Elle pose comme présents tous les moments de notre vie, elle abolit le temps par le récit. « Si bien que chaque leçon de notre expérience, pourvu que nous prenions la peine de la lire, tient virtuellement en elle tous les moments de notre vie » (p. 400). La Recherche témoigne de ce que ce travail procure de joie, ne serait-elle qu’une consolation de notre éphémère précarité : « La Recherche incite chacun à se saisir de sa propre vie, telle que lui seul peut la comprendre et l’éclairer de son esprit » (p. 401-402). Par son biais, T. Hentsch nous regarde tous, nous, les héros modernes, en ce que nous sommes les écrivains de nous-mêmes (p. 402).

Avec Le temps aboli, T. Hentsch fait une fois encore montre de sa méthode singulière de réflexion. C’est que le récit de l’Occident qu’il nous propose est à la fois objet et méthode. L’auteur parvient à penser le politique et à donner forme à un Occident imaginaire, oublié mais présent, en se fondant sur les récits marquants de la littérature pour en faire un autre récit, et non une analyse en prose scientifique. Ce style, cette forme, ne sont pas anodins ; il travaille en profondeur le contenu jusqu’à y participer pleinement. Le temps aboli présente une unité de forme et de fond et se constitue par là en défi lancé aux sciences sociales et même à la philosophie en général. Par sa configuration et son contenu, Le temps aboli rejette la distinction – trouvée dans Raconter et mourir chez Platon, accentuée non sans tensions dans les Évangiles et poussée jusqu’à un paroxysme icarien par Hegel – entre discours de fiction (fable, mythe) et discours de vérité (raison, philosophie, logique, science). En racontant le dénouement moderne de ce qui peut être considéré comme un vieux et important débat, T. Hentsch en dévoile la richesse en tant que partie prenante du récit de l’Occident, mais, surtout, il l’abolit par son style, tout comme il abolit le progrès et le temps. L’imaginaire occidental se fonde chez T. Hentsch sur le récit de ses grands récits, où évolution et abolition du temps se succèdent et se superposent. C’est en rendant littéraire la philosophie et philosophique la littérature que l’auteur trouve et (re)crée l’Occident, c’est-à- dire notre récit et le sien, tant individuellement que collectivement. Le temps aboli est en fin de compte le récit et la méthode du héros moderne qui devient son propre écrivain-lecteur.

La clé de cette méthode apparaît reposer sur une notion difficile qui ne va pas sans risque, celle d’imaginaire occidental. Il semble que cette notion cache la condition permissive de la prospection de l’Occident dans des textes qu’on ne lit plus. Cette notion cruciale, l’auteur se garde bien de la définir, privilégiant plutôt son dévoilement à travers le récit des récits qu’il nous propose. On en trouve les traces lorsque l’on considère, par exemple, la culture en tant que lieu par excellence d’une transmission « […] dont nous n’avons pas conscience tant elle fait partie de nous-même » (p. 266). Il ajoute ailleurs que « [l]a culture, la société, ses normes, son histoire, sont partie intégrante de l’inconscient dont nous sommes porteurs » (p. 323). Cette transmission inconsciente de la culture (voire de la société occidentale elle-même) est une zone médiane, peut-être une zone de médiation, qui abolit la distinction entre sujet et objet. Si ceux-ci peuvent analytiquement se distinguer l’un de l’autre, ils se confondent à nouveau dans cette notion de culture prise au sens fort : ici substantialisée par l’intermédiaire de la littérature, cette culture est l’imaginaire occidental, c’est-à-dire ce qui est à la fois intérieur et extérieur à chacun de nous pris individuellement et collectivement, ce qui même sans religion nous unirait malgré nous dans sa profonde diversité. Or, dans la modernité, la part inconsciente de cette culture augmente à mesure que diminue la part ritualisée, symbolisée. Cela correspond à l’oubli de l’Occident, qui, loin d’être une libération, est un oubli de soi-même lumineux et aveuglant qui nourrit la fuite en avant qui nous désarme devant la mort. C’est cette stérilité et avec elle l’impossibilité de raconter quelque chose qui vaille la peine, parfaitement représentée par Bouvard et Pécuchet nous semble-t-il, que T. Hentsch éviscère avec un acharnement méthodique et non sans plaisir.