Corps de l’article

La membrane amniotique est prélevée à la naissance d’un enfant normal par césarienne facultative auprès de donneuses séronégatives pour le VIH, l’hépatite B et C et la syphilis. Dans des conditions qui en assurent la stérilité, l’amnios est rincé, séparé du chorion, étalé sur un support de nitrocellulose et coupé en petits rectangles qui sont congelés à -80 °C ou déshydratés et stérilisés. La congélation dévitalise l’épithélium amniotique et la déshydratation débarrasse le tissu des composantes cellulaires. Puisque la membrane basale amniotique favorise la migration des cellules conjonctivales ou cornéennes, le stroma amniotique est souvent appliqué contre le stroma cornéen ou épiscléral [1]. Dans l’orientation contraire, le stroma amniotique réduit l’inflammation aiguë [2], en captant les cellules inflammatoires, avant d’être digéré et de disparaître [3].

Biologie de l’amnios et de la surface oculaire

Comme la cornée, la membrane amniotique est avasculaire. Elle obtient nutriment et oxygène du liquide chorionique et amniotique, ainsi que des vaisseaux de la surface foetale [1]. La monocouche de cellules épithéliales cubiques s’appuie sur une épaisse membrane basale qui fait place à un stroma acellulaire de tissu conjonctif compact, puis à un stroma, peuplé de fibroblastes (Figure 1). Enfin, une couche spongieuse fibrillaire et réticulée sépare l’amnios et le chorion [3].

Figure 1

Coupe histologique d’une membrane amniotique.

Coupe histologique d’une membrane amniotique.

(colorée au trichrome de Masson, courtoisie de M. Alexandre Deschambeault)

-> Voir la liste des figures

La surface antérieure de l’oeil contient deux populations de cellules souches adultes : des cellules du cul-de-sac conjonctival formant les cellules épithéliales et les cellules en gobelet, ainsi que des cellules du limbe cornéen (Figure 2). Cette zone de transition où la cornée devient transparente est le siège de ces cellules qui constituent l’unique source pour la régénération normale de tout l’épithélium cornéen durant toute la vie de l’individu. Contrairement aux cellules de l’épithélium cornéen, les cellules limbiques ont un très grand potentiel de prolifération en culture, mais se divisent peu fréquemment in vivo. Ces observations ont été déterminantes lorsque le limbe a été proposé comme site des cellules souches de l’épithélium cornéen. Les cellules filles provenant de ces cellules souches se déplacent de façon centripète à partir du limbe, adoptant les caractéristiques de cellules amplificatrices transitoires. Quand, après plusieurs cycles de division cellulaire, leur contact diminue avec la membrane basale, elles se dirigent en surface, perdent leur capacité de prolifération et se différencient, amorçant l’expression des kératines K3 et K12 (Tableau I) avant de desquamer [4]. Certains des marqueurs proposés pour les cellules souches pourraient ne pas leur être exclusifs : ils pourraient, en effet, marquer également les cellules amplificatrices transitoires. Les cellules souches de la cornée seraient négatives pour les connexines 43 et 50 (Cx43, Cx50), protéines des jonctions gap, et positives pour la kératine 19 [5, 6], pour le facteur de transcription p63 [7] et pour ABCG2 [8].

Figure 2

Section sagittale au centre du globe oculaire, montrant les paupières, les portions palpébrale, bulbaire et du cul-de-sac de la conjonctive ainsi que la cornée.

Section sagittale au centre du globe oculaire, montrant les paupières, les portions palpébrale, bulbaire et du cul-de-sac de la conjonctive ainsi que la cornée.

L’arrangement histologique de la couche épithéliale de la cornée, du limbe cornéen et de la conjonctive bulbaire est représenté selon un code de couleur illustré dans la vue de face à droite. Cette vue de face illustre les mêmes structures et les types d’épithélium stratifié squameux non kératinisé de la surface oculaire : épithélium de la cornée (bleu), épithélium limbique (orangé) et épithélium de la conjonctive bulbaire (violet). Une cellule à gobelet est représentée en bleu sur le dessin de la conjonctive bulbaire.

-> Voir la liste des figures

Tableau I

Diverses protéines utiles au marquage des cellules épithéliales de la cornée et de la conjonctive normale (voir [26]).

Diverses protéines utiles au marquage des cellules épithéliales de la cornée et de la conjonctive normale (voir [26]).

-> Voir la liste des tableaux

Usages

À l’extrême périphérie cornéenne, quelques cellules en gobelet sont observables (Figure 3). Ces cellules conjonctivales, qui sécrètent la composante muqueuse des larmes, sont absentes de la cornée normale. Lors de la destruction des cellules du limbe, les cellules conjonctivales migrent vers la cornée, suivies par une invasion vasculaire, un pannus et une perte de transparence. L’empreinte cornéenne montre alors des cellules positives pour la mucine (MUC5AC). L’architecture limbique disparaît ; des déficits épithéliaux en progression sont accompagnés de cicatrisation, de kératinisation, de calcification ou d’inflammation chronique, voire d’ulcération et de perforation [4]. Ces altérations nuisibles pour l’acuité visuelle sont traitées en remplaçant ces cellules par des cellules limbiques provenant soit de l’oeil controlatéral sain (autogreffe), soit de celui d’un donneur apparenté ou étranger (allogreffe). Le patient doit alors être immunodéprimé avec de la cyclosporine afin d’éviter le rejet.

Figure 3

Section de paraffine illustrant les différences entre le centre (A) et la périphérie (B) de la cornée.

Section de paraffine illustrant les différences entre le centre (A) et la périphérie (B) de la cornée.

Figure 3 (suite)

Section de paraffine illustrant les différences entre le centre (A) et la périphérie (B) de la cornée.

En extrême périphérie, il est possible d’observer les cellules en gobelet de l’épithélium conjonctival (cellules bleutées au trichrome de Masson). Ces cellules sont absentes de la cornée normale, mais présentes dans la cornée qui se « conjonctivalise ».

-> Voir la liste des figures

Qu’elle soit acquise ou congénitale, la déficience en cellules souches (DCS) limbiques est à l’origine des problèmes cornéens de patients avec brûlures thermiques ou chimiques [1], de patients atteints de kératopathie induite par lentilles cornéennes [9], de pemphigoïde oculaire cicatriciel [2], d’aniridie [9] ou du syndrome de Stevens-Johnson [2].

Lorsque des cellules limbiques humaines sont mises en culture sur membrane amniotique, elles conservent les caractéristiques natives [10, 11] et présentent, par rapport à des cellules correspondantes en croissance sur du plastique, des proportions plus petites de cellules K3+ et Cx43+ et des proportions plus grandes de cellules positives pour le facteur de transcription p63 ou son isotype ΔNp63 [10, 11]. L’amnios ralentit la différenciation des cellules limbiques et favorise le phénotype limbique ; la croissance sur du plastique permet une transition vers un phénotype d’épithélium cornéen [10, 11].

Lors de la greffe in vivo, la membrane amniotique est transplantée et les cellules limbiques du receveur se multiplient au site de la greffe. Lorsque la DCS est complète, l’amplification en culture des cellules prélevées est souhaitable avant une greffe ex vivo. Un prélèvement de 2-3 mm de limbe sain produit, après culture, assez de cellules pour repeupler la cornée. Ces cellules peuvent être cultivées en absence ou en présence de cellules nourricières [1], permettant aux cellules limbiques de conserver un grand potentiel de prolifération et de régénération suggérant la conservation des cellules souches [6].

Des cellules limbiques et conjonctivales peuvent être mises en culture séparément sur une membrane amniotique avant d’être greffées à des patients avec brûlures oculaires. Comme la brûlure détruit les cellules limbiques et en gobelet, l’ajout de ces deux types cellulaires stabilise la surface oculaire et la prépare à l’éventuelle kératoplastie pénétrante qui suivra la reconstruction initiale [12]. De plus, l’amnios limite la formation d’adhérences du symblépharon, autre conséquence de la brûlure. Il s’avère utile pour traiter une DCS congénitale comme l’aniridie [2].

L’amnios est également utilisé afin de traiter des affections des conjonctives bulbaires et palpébrales, des maladies cornéennes, en guise de tissu de remplacement pour les ulcères cornéens ou scléraux [2]. Il est indiqué pour traiter des défauts épithéliaux persistants dus à une kératopathie neurotrophique, à une kératite bulleuse ou d’exposition ou lors de kératoconjonctivite vernale atopique sévère et de pemphigoïde oculaire. L’emploi d’amnios chez des patients souffrant du syndrome de Stevens-Johnson a produit des résultats mitigés. Enfin, après un traumatisme, il sert parfois d’alternative à une lentille cornéenne pansement afin de réduire la friction de la paupière sur la surface épithéliale blessée lors du clignement [13].

Propriétés

La membrane amniotique contient de l’EGF (epidermal growth factor), du bFGF (basic fibroblast growth factor), du NGF (nerve growth factor) et d’autres facteurs de croissance. [14]. Or, l’ajout de ces facteurs de croissance au milieu de culture favorise la prolifération des cellules épithéliales de la cornée et du limbe. La liaison à forte affinité du NGF avec son récepteur spécifique TrkA (tyrosine kinase-transducing receptor) des cellules basales de l’épithélium facilite et accélère la ré-épithélialisation. Ainsi, le NGF contenu dans l’amnios favorise la ré-épithélialisation de la cornée et facilite la guérison des ulcères neurotrophiques en permettant l’expression de récepteurs de NGF sur des cellules limbiques [15].

La membrane amniotique stimule l’antagoniste du récepteur de l’interleukine-1 (IL-1 RA), une cytokine anti-inflammatoire et inhibe IL-1α et -1β, deux cytokines majeures de l’inflammation en abondance dans les larmes [16]. Elle peut contrer les effets de l’inflammation en inhibant des peptidases et en limitant l’entrée dans la cornée des neutrophiles lacrymaux et de leurs collagénases [17]. Au lendemain d’une chirurgie réfractive par laser excimer, la cornée d’un lapin couverte par une membrane amniotique compte moins de kératocytes en apoptose qu’une cornée témoin [18].

Les blessures d’étendue limitée guérissent sans former de cicatrice dans la peau foetale. Cet effet est attribuable aux réactions différentes induites dans les fibroblastes foetaux par des cytokines favorisant la formation de cicatrices dans leurs équivalents adultes [19] et à la présence de facteurs neurotrophiques dans l’amnios [17].

La reconstruction cornéenne ou conjonctivale par membrane amniotique réduit l’angiogenèse et la cicatrisation sur les surfaces. La culture sur membrane amniotique réduit l’expression de TGF-β et de ses récepteurs dans des fibroblastes conjonctivaux ou cornéens. Or, la liaison de TGF-β avec ses récepteurs est à l’origine de la fibrose [20]. Cette suppression de la voie de signalisation de TGF-β par l’amnios est utile pour traiter les symblépharons dans lesquels des adhérences conjonctivo-cornéennes relient les paupières au globe oculaire.

La greffe de membrane amniotique procure une antalgie dans les kératopathies bulleuses en prévenant la formation douloureuse de bulles sous-épithéliales. Cette procédure s’avère une alternative acceptable à la kératoplastie pénétrante lorsque le potentiel visuel de l’oeil douloureux est limité. La réponse immunologique consécutive à une transplantation de membrane amniotique est négligeable chez l’humain [1]. Enfin, l’amnios exerce des effets anti-bactériens par l’adhérence intime au substrat sous-jacent qui établit une barrière efficace contre l’infection [1].

Limites

La greffe de membrane amniotique a peu de succès en présence de perforation. Les cas d’ulcères profonds et de kératite neurotrophique exigent plus d’une intervention avant d’obtenir une acuité visuelle acceptable. Le tissu récupéré à la kératoplastie de patients porteurs d’une kératopathie neurotrophique montre une épithélialisation de la membrane amniotique et un tissu fibreux moins transparent qu’à l’origine. Cette résorption de la membrane amniotique semble se produire d’autant plus rapidement que la cornée est vascularisée, puisque ces vaisseaux fournissent des cellules inflammatoires et des peptidases en abondance [21].

Le traitement des défauts dans le stroma profond exige de faire appel à plus d’une couche de membrane amniotique : une seule couche de membrane disparaît après quelques semaines, soit avant qu’une synthèse suffisante de tissu ait pu combler l’espace laissé vacant par le défaut stromal [22]. La plupart des déficits épithéliaux persistants répondent bien aux traitements médicaux avec des gouttes lubrifiantes. L’utilisation de la membrane amniotique ne devrait donc pas remplacer ces traitements mais plutôt être une seconde option lorsque ceux-ci ne donnent pas les résultats escomptés [23]. Le taux d’échec est plus élevé quand l’amnios, utilisé comme pansement, dépasse le limbe et n’est pas suturé ; l’inhibition de l’adhérence causée par la membrane amniotique entraîne le décollement de ce pansement en moins de deux semaines, à un moment où la guérison épithéliale est incomplète [24].

Il faudra déterminer si l’utilisation de la membrane amniotique offre, à long terme, de meilleurs rendements que les traitements traditionnels. L’hypothèse selon laquelle la membrane amniotique fournirait une niche favorable aux cellules souches résistera-t-elle à l’avènement de marqueurs propres à ces cellules ? Les feuillets épithéliaux transplantés ont-ils une durée de vie comparable à celle du tissu normal ? En effet, il n’est pas démontré que les cellules épithéliales transplantées seront capables d’approvisionner en cellules l’épithélium cornéen pour le reste de la vie de l’individu.

Contre-indications et complications possibles

La détérioration de surface oculaire causée par un déficit lacrymal ou une kératinisation ne se prête pas à l’usage de membranes amniotiques [25]. Un tel recours peut entraîner chez le receveur les complications suivantes : pseudoptérygion, granulomes pyogéniques et calcification cornéenne. L’oeil du donneur de cellules souches peut subir une déficience grave de ces cellules attribuable à leur prélèvement ou encore une kératite filamenteuse, un pseudoptérygion et des défauts épithéliaux. C’est pourquoi, le prélèvement d’un minimum de cellules limbiques amplifiées en culture diminue les risques de complications dans l’oeil du donneur.

Conclusions

Les propriétés de la membrane amniotique ouvrent des perspectives intéressantes dans les traitements de troubles oculaires graves et permettent d’espérer une meilleure qualité de vie pour les greffés. Est-il si surprenant que cette membrane, qui renferme les premières cellules d’une vie naissante, bénéficie de propriétés telles qu’à son contact, la régénération d’une population cellulaire soit favorisée ? Probablement pas. La découverte des mécanismes à l’origine de cette stimulation pourrait offrir des traitements nouveaux (certes encore à mettre au point) qui, en exploitant les interactions entre la membrane amniotique et les cellules souches, répareraient les tissus avec un minimum de cicatrices, de douleurs ou de complications. De plus, les connaissances ainsi acquises pourraient conduire à l’amélioration des techniques de reconstruction de la cornée par génie tissulaire. L’une des méthodes prometteuses est appelée la méthode d’auto-assemblage car, sous certaines conditions contrôlées, les fibroblastes cornéens synthétisent une matrice qu’il est possible d’utiliser dans la fabrication d’un analogue du stroma cornéen. Il suffit ensuite d’ajouter sur cette matrice extracellulaire les cellules épithéliales et endothéliales afin de reconstituer un analogue de la cornée complète [26].

Il reste à approfondir les effets sur l’oeil du tissu amniotique et à espérer que d’ici peu, les secrets qu’il recèle encore pourront être dissipés et utilisés directement ou appliqués au développement de substituts cornéens produits par génie tissulaire afin de traiter un bon nombre d’affections oculaires et de réduire la souffrance humaine qui en est la conséquence.