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L’hypothalamus est l’interprète des besoins de l’organisme (garant de l’homéostasie du milieu interne) et l’architecte des adaptations périphériques. Siège du dialogue neuroendocrinien, il contribue à la régulation de la faim, de la soif, de la température corporelle, en plus de son rôle de modulation de l’alternance veille/sommeil. Plus spécifiquement, c’est l’hypothalamus latéral (LH) qui joue un rôle crucial dans la régulation homéostasique des besoins vitaux de l’organisme. Le LH est en effet considéré comme un maillon essentiel dans la régulation des comportements motivés ; sa lésion entraîne une nette diminution de la recherche et de la consommation d’eau et de nourriture chez le rat. En outre, Olds et Milner [1] ont mis en évidence que des rats étaient capables de fournir un effort considérable pour auto-stimuler électriquement leur LH. La démonstration, également reproduite chez l’homme [2], fait concevoir le LH comme une des pièces maîtresses de la fonction de récompense cérébrale (FRC)[1], fonction qui conditionne les aspects motivationnels de toute stratégie comportementale et pousse à la réalisation d’un objectif donné. Toutefois, les mécanismes moléculaires impliqués dans la régulation de la fonction de récompense hypothalamique demeurent largement méconnus.

Historiquement, un neuromédiateur a été associé à la FRC et à la motivation : la dopamine (DA) [3]. De nombreux auteurs ont confirmé l’étroite corrélation entre libération de dopamine et comportements motivés (recherche d’eau, de nourriture, de partenaire sexuel). On considère aujourd’hui que la dopamine confère une valeur particulière à un stimulus reconnu comme pertinent par rapport à l’ensemble des sollicitations sensorielles, émotionnelles ou affectives, ce que l’on résume par la notion de gain signal/bruit [3].

Drogues et besoins naturels

Comme les drogues et les besoins naturels mettent en jeu la même circuiterie cérébrale[2], une implication du système DA a été clairement établie dans le phénomène addictif [3] sans pour autant apporter de réponses thérapeutiques novatrices au cours des 30 dernières années.

L’addiction (pour une drogue) est un trouble compulsif chronique qui se caractérise par une envie irrépressible de rechercher et de consommer une substance en quantité importante, malgré les conséquences délétères sur la santé et l’intégration sociale. Le taux de récidive très élevé après une période d’abstinence/désintoxication marque le douloureux constat des limites de nos connaissances et de nos moyens thérapeutiques. Ainsi, l’identification de structures cérébrales responsables de la vulnérabilité au risque de rechute est cruciale pour le développement de nouveaux traitements susceptibles d’enrayer le cycle infernal de l’addiction.

Hypocrétines : hypervigilance, stress et équilibre énergétique

L’hypocrétine-1 et -2 (Hcrt-1 et Hcrt-2) [4] (ou orexine-A et -B [5]) sont deux neuropeptides synthétisés par quelques milliers de neurones localisés dans le LH. Les neurones à Hcrt projettent toutefois dans l’ensemble du cerveau, notamment en direction des structures cérébrales impliquées dans la modulation de la motivation, de la récompense, du stress et de l’éveil (Figure 1). Les premières observations concernant ce système lui ont attribué un rôle dans la régulation de l’appétit, sans que cette hypothèse fasse l’unanimité, alors que chacun reconnaît aujourd’hui le lien étroit entre dégénérescence du système Hcrt et narcolepsie [6]. Ainsi, l’hypothèse actuelle confère au système Hcrt un rôle pivot entre intégration des besoins caloriques et orchestration du niveau de vigilance [7]. Conscients du profil incomparable du système Hcrt, tant par son anatomie que par sa participation dans la régulation de la fonction corticotrope et de l’ensemble des systèmes de neuromédiateurs (dopamine, noradrénaline, sérotonine, acétylcholine) [7], nous avons les premiers suggéré un rôle de l’Hcrt dans la modulation de la FRC [8].

Figure 1

Coupe sagittale d’un cerveau de rat schématisant l’organisation du système hypocrétinergique (Hcrt).

Coupe sagittale d’un cerveau de rat schématisant l’organisation du système hypocrétinergique (Hcrt).

Les corps cellulaires Hcrt sont localisés exclusivement dans l’hypothalamus latéral (LH) mais les neurones Hcrt projettent dans l’ensemble du cerveau. CP : cortex préfrontal ; NAc : noyau accumbens ; Amyg : amygdale ; BNST : noyau du lit de la strie terminale ; ATV : aire tegmentaire ventrale ; LC/LTg : locus coeruleus/ tegmentum latéral ; NR : noyau du raphé ; LDT/PPT : tegmentum latérodorsal/tegmentum pédonculopontin.

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Quand on cherche la dopamine, on la trouve…

Trois équipes ont récemment proposé une implication du système Hcrt dans l’addiction via la sollicitation du système DA. Brièvement, il a été montré une étroite corrélation entre activation des neurones Hcrt du LH dans le cerveau de rats et manifestation d’une préférence marquée pour le compartiment d’une boîte précédemment associée avec une récompense (nourriture ou drogue) [9]. L’activation pharmacologique des neurones Hcrt précipite un comportement de recherche chez des rats qui ne manifestaient plus cette préférence [9]. La même rechute se manifeste après injection d’Hcrt-1 directement dans l’aire tegmentaire ventrale (ATV) [9, 10]. En complément, il a été établi que l’Hcrt-1 jouait un rôle critique dans la plasticité synaptique des neurones glutamatergiques de l’ATV après traitement chronique à la cocaïne, et que l’administration d’un antagoniste des récepteurs Hcrt bloquait le phénomène de sensibilisation comportementale à la cocaïne [11]. Enfin, les souris mutantes déficientes en Hcrt ne manifestent aucune préférence dans un test de préférence conditionnée avec de la morphine [10].

…mais la dopamine n’explique pas tout

La notion de sensibilisation comportementale aux effets (principalement locomoteurs) de la cocaïne continue de faire couler beaucoup d’encre. Si le rôle de la DA dans ce phénomène s’avère particulièrement bien étayé, la pertinence de cette observation pour expliquer, et a fortiori comprendre, le trouble addictif dans son ensemble est d’avantage sujet à caution. Première interrogation, les observations neuroanatomiques ne permettent pas de reconnaître au système Hcrt une capacité d’innervation importante de l’ATV, du moins par comparaison à l’innervation du locus coeruleus, du noyau du lit de la strie terminale ou du noyau du raphé [7]. Deuxièmement, il est parfaitement établi que le système DA n’est pas un pré-requis nécessaire à la manifestation d’un comportement de préférence dans un paradigme de préférence conditionnée [12]. En revanche, les neuromédiateurs impliqués dans la réponse au stress - notamment les systèmes à noradrénaline (NA) et à corticolibérine (CRH) - ont un rôle parfaitement établi dans les phénomènes de résurgence d’un comportement de recherche de drogue après une période d’abstinence.

Telle a été notre approche pour l’étude de l’implication du système Hcrt dans les mécanismes neurobiologiques responsables de la vulnérabilité au risque de rechute [13]. Contrairement aux autres équipes, nous avons étudié le comportement de rats libres de s’auto-administrer de la cocaïne. Nous avons montré que l’Hcrt ne modulait ni la prise, ni la motivation pour prendre de la cocaïne. Toutefois, nous avons établi qu’une injection intracérébroventriculaire (ICV) d’Hcrt entraînait de façon dose-dépendante la résurgence d’un comportement d’appuis frénétiques sur le levier préalablement associé avec la délivrance de drogue après une période d’abstinence[3](Figure 2). En bloquant au préalable les systèmes NA et CRH, nous sommes parvenus à empêcher une telle rechute. Enfin, contrairement aux traitement pharmacologiques entraînant une libération de DA (cocaïne, morphine…), l’administration d’Hcrt entraîne une élévation des seuils d’autostimulation chez le rat. Observation cruciale car l’abaissement du seuil d’autostimulation reflète la dynamisation de la FRC, ce qui sous-tend, ou du moins contribue, à l’état d’excitation/euphorie associé à la prise de drogue. Dans le cas présent, la détérioration du fonctionnement de la FRC induit par l’Hcrt s’accorde davantage avec le seuil d’exigence de satisfaction, très élevé, mesuré au cours d’une période de sevrage, d’un stress ou après administration de CRH. Il exclut de fait toute participation directe de la DA. Afin de compléter notre démonstration, nous avons pu prouver qu’un traitement avec un antagoniste des récepteurs Hcrt bloquait complètement toute récidive dans un modèle de rechute induit par un état de stress.

Figure 2

Évolution temporelle du nombre d’appuis sur le levier associé à la délivrance de cocaïne.

Évolution temporelle du nombre d’appuis sur le levier associé à la délivrance de cocaïne.

Au cours de la phase d’auto-administration, chaque appui sur le levier est récompensé par une injection intraveineuse de cocaïne. Ensuite, au cours de la phase d’extinction, chaque appui sur le levier n’est plus renforcé par la délivrance de cocaïne. Enfin, survient la résurgence du comportement d’appui sur le levier induit par l’administration d’hypocrétine (Hcrt), bien que la cocaïne ne soit plus délivrée.

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Conclusions

En résumé, deux visions s’opposent sur les mécanismes neurobiologiques responsables des effets induits par l’administration d’Hcrt chez des animaux « intoxiqués » à la cocaïne ou à la morphine. Qu’il s’agisse d’un effet appétitif sous-tendu par une stimulation du système DA ou qu’il s’agisse d’une réaction de stress qui pousse l’animal à trouver une solution pour pallier le désagrément qu’il subit, il est clair que le système Hcrt joue un rôle de premier plan dans la symptomatologie liée au phénomène addictif. Pour notre part, nous estimons que ce système est à l’interface des réseaux de neurones impliqués dans la régulation de l’hypervigilance, du stress et de la motivation. En tant que tel, il nous paraît concevable de corréler activation hypocrétinergique et excitation mentale. En ce sens, nous considérons que ce système pourrait être impliqué dans le phénomène de craving (envie irrépressible de se procurer et de consommer une substance), et qu’une altération de ce système pourrait représenter un facteur de vulnérabilité au risque de rechute chez des toxicomanes abstinents et les alcooliques [14]. De fait, cibler le système Hcrt représente une innovation thérapeutique théoriquement susceptible de diminuer le risque de récidive, facteur emblématique de toute politique de prévention en matière d’addiction.