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Introduction

En 1983, Viviane Isambert-Jamati, qui retraçait l’histoire des rapports entre les sciences sociales et « le ministère » dans le domaine de l’éducation, concluait à une ignorance réciproque (Berthelot, Forquin, Isambert-Jamati et Tanguy, 1984). En 2003, Franck Poupeau dénonce une « sociologie d’État » qui a accompagné la mise en place du libéralisme. Les deux argumentaires ne présentent pas la même qualité, mais ils constituent des bornes entre lesquelles peut se situer une réflexion sur les rapports entre science et politique. De toute évidence, ceux-ci ont changé dans les trente dernières années. L’Union européenne finance des « réservoirs d’idées » (think tanks) qui promeuvent le nouveau référentiel de formation tout au long de la vie ; le nouveau management s’appuie sur les sciences sociales pour construire ses indicateurs de pilotage et d’évaluation ; la récente loi d’orientation se réfère à un rapport confié à Claude Thélot, grand « passeur » qui assure la traduction des résultats de la recherche vers la décision politique… Le but de cet article serait de poser quelques jalons pour commencer à écrire l’histoire de cette évolution. Quelques repères de fait tout d’abord : la création de la Direction de l’Évaluation et de la Prospective en 1996 constitue un moment important. La déclaration de la Sorbonne (1998) puis le sommet européen de Lisbonne (2000) annoncent un changement de références. C’est à l’échelle européenne et dans une optique de concurrence internationale que se pensent les nouveaux mots d’ordre et l’appui qu’ils prennent sur les résultats de la recherche. Quelques éléments théoriques ensuite. Le transfert de connaissances construites dans un monde vers un autre est tout sauf naturel. Les concepts élaborés dans un milieu, et donc en fonction des enjeux de ce milieu, doivent être partiellement déconstruits et reproblématisés pour faire sens dans un autre. Il apparaît nécessaire de travailler les concepts forgés par la sociologie de la science pour les appliquer au domaine de l’éducation et de la formation : production de connaissances par l’action (Darré, 1999), récupération de l’expérience (Oddone et al., 1977), espace d’intéressement et traduction (Latour, 1984 ; Callon, 1986), reproblématisation (Martinand, 2000), passeur (Derouet, 2002).

Toute étude des rapports entre science et politique dans le domaine de l’éducation rencontre le débat concernant le statut de la pédagogie. « Mixte de théorie et de pratique », celle-ci s’est longtemps présentée comme capable de répondre de manière rapide et opérationnelle aux questions des enseignants et à celles des politiques. De par sa position intermédiaire, elle suppose résolue la question du transfert qu’elle pense à partir de la métaphore de la tache d’huile. Ainsi, la longue marche vers le collège unique qui a constitué la grande affaire de la Ve République (Géminard, 1983) s’est appuyée sur une commande adressée à l’Institut pédagogique national : tester sur un échantillon réduit d’établissements une nouvelle organisation qu’il serait ensuite possible de généraliser. Le tollé qu’a suscité la publication du rapport Legrand en 1982 a montré que ce mouvement n’allait pas de soi. Ses propositions n’ont convaincu ni les enseignants, ni le milieu scientifique : dans le tableau qu’elle dresse, Viviane Isambert-Jamati ne classe pas ce travail parmi les sciences sociales de l’éducation. Un de ses plus brillants disciples, Gabriel Langoüet, consacre même sa thèse à une analyse critique de ses résultats (1985). Cette position est aussi celle des sciences de l’éducation, nouvelle discipline qui apparaît en 1967.

D’où une autre option : séparer science et pratiques pour préserver l’extériorité nécessaire à la connaissance et penser ensuite le transfert comme une question spécifique. Cette proposition ne fait pas l’unanimité mais elle inspire beaucoup de réflexions contemporaines : quel est le bon dispositif pour assurer le transfert : centre de ressources, conférence de consensus, pôle de compétence, forum hybride (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) ? Quelles sont les compétences du passeur ? Que faut-il penser de l’hypothèse de sciences de transfert ? Etc.

C’est ce parcours que nous allons tenter de retracer. Celui-ci s’accompagne d’une évolution politique. Dans les années 1960, les organisations internationales prônaient un modèle compréhensif : rassembler tous les enfants jusqu’à 15 ou 16 ans dans un mode de scolarisation unique avec le même curriculum. Depuis la fin du xxe siècle, elles reviennent au modèle antérieur : une formation d’excellence au sein de réseaux internationaux pour l’élite ; un retour aux savoirs de base (Back to Basis) pour la main-d’oeuvre. Le point tournant a été le rapport A Nation At Risk en 1983 aux États-Unis. Il faut d’abord comprendre ce changement de cap puis expliquer comment il a touché la France. Celle-ci n’a jamais été isolée des influences internationales mais, jusqu’à une date récente, elle les avait interprétées et reformulées à sa manière. Elle a perdu cette capacité à la fin du xxe siècle.

Les historiens connaissent la difficulté des périodisations. Plusieurs fils s’entrecroisent, qui ont chacun leur rationalité et leur chronologie ; les références d’une période ne s’opposent pas nécessairement à celles de la précédente. Elles peuvent aussi procéder par déplacements. Les mots restent les mêmes mais leur sens est différent (Tanguy, 2005). Il y a donc un travail à mener pour identifier les enjeux de chaque formulation et de chaque période et celui-ci n’est pas facile à accomplir à chaud. On peut néanmoins distinguer trois phases. Une phase de recherche qui s’amorce dans les années 1970 et qui se prolonge sous différentes formes jusqu’à la loi d’orientation votée en 1989 sur la proposition de Lionel Jospin. Pour reprendre une métaphore d’António Nóvoa (Lawn et Nóvoa, 2005), on peut parler dans cette période de politique « à l’état gazeux ». Le gouvernement commande des rapports dont le but est de trouver un réajustement après une période où la critique a été intense. Celle-ci a fait éclater les compromis qui avaient réalisé un certain accord au plan national, en particulier l’idéal d’égalité des chances. Tous les principes qui peuvent prétendre réguler l’activité d’éducation sont donc à égalité : l’intérêt général, l’intégration communautaire, l’efficacité, l’amour des enfants, la satisfaction des consommateurs, etc. La solution proposée passe par une déconcentration et une partielle décentralisation. Si tous les principes sont à égalité au plan philosophique, tous ne sont pas également adaptés pour faire face à une situation. Les responsables envisagent donc un réaccordement du système éducatif à partir d’une série de compromis locaux, tous différents mais qui s’inscrivent dans le même cadre (Derouet, 2002a). Une crainte se développe cependant : l’autonomie des établissements peut aboutir à un éclatement du service public ; cette politique nécessite donc un accompagnement. Comment les établissements peuvent-ils à la fois respecter les programmes nationaux et prendre en compte des élèves qui sont parfois très loin de l’ancien fonds culturel qu’ils supposent ? L’administration centrale a besoin d’un observatoire qui suive ce travail.

Cette mission a été saisie par la jeune Direction de l’Évaluation et de la Prospective. Celle-ci a tenté de construire un système qui, pour parler comme Bruno Latour, « ferme une boîte noire » (1984). Elle transfère les résultats de la recherche vers les décideurs, construit des indicateurs de pilotage aussi bien pour l’administration centrale que pour les acteurs de l’éducation. Ce faisant, elle contribue à forger l’image que la société a d’elle-même et de son système éducatif. En diffusant l’information, elle trace le cadre à l’intérieur duquel s’élabore la décision politique. En même temps, elle oriente la recherche par ses subventions. Ce travail s’accomplit dans une tradition héritée des grands instruments de l’État Providence : l’INSEE ou le Commissariat général au Plan. Même s’il est ouvert aux comparaisons internationales, il entend maîtriser leurs conclusions et les traduire dans le contexte français. Ce système s’est défait sous le ministère de Claude Allègre (1997-2000). Un peu parce que le ministre ne supportait pas le magistère exercé par la DEP. Surtout parce que celui-ci souhaitait plonger le système français dans le grand bain de la concurrence internationale. La convergence est forte entre son objectif de « dégraisser le mammouth », c’est-à-dire de lutter contre la bureaucratie et les corporatismes et l’ouverture au marché. L’expression la plus claire de cette politique est la déclaration de la Sorbonne, qui précède d’un an le sommet de Lisbonne. Celle-ci concerne l’enseignement supérieur : plusieurs pays européens s’engagent dans un système qui, pour permettre la circulation des étudiants, divise les apprentissages en crédits standardisés. Des certifications délivrées par une université française peuvent donc être cumulées avec d’autres acquises à Oxford, Salamanque ou Milan, sous réserve évidemment que les établissements jouent dans la même catégorie. Ce système plonge donc les universités françaises dans un fonctionnement de concurrence.

À partir de là, la France entre dans un autre espace qui porte aussi un autre système de valeurs. Si l’objectif est de maintenir la place du pays dans une compétition internationale, le souci de l’égalité risque de faire tout perdre. En revanche, si le pays maintient sa compétitivité, tout le monde en profite… même si certains en profitent plus que d’autres. Pour la France, l’entrée dans ce système ouvre une période à la fois sous influence et d’incertitude. Sous influence, parce qu’au terme de la déclaration de Lisbonne, la France doit rendre compte aux autres pays européens des performances de son système éducatif. D’incertitude, parce qu’il n’est pas facile de s’orienter dans un univers où les références et les partenaires sont multiples.

Ce parcours se réclame des résultats de la recherche. Ce qui amène à poser en conclusion d’autres questions : la recherche ne parle pas d’une seule voix. C’est un univers divers, traversé d’oppositions. Qu’est-ce qui est retenu ? Qu’est-ce qui est écarté ? Et comment le sens de ses résultats est-il reformulé ?

1971-1989. Récupérer les résultats de la critique des années 1960 et 1970 pour en faire un programme de gouvernement

En 1983, Viviane Isambert-Jamati mettait en évidence une étrange convergence qui rangeait les politiques et les pédagogues du même côté. Ceux-ci travaillaient depuis les années 1960 à la mise en oeuvre d’un dispositif, le collège unique, qu’ils considéraient comme la clé de voûte de la démocratisation des études. Ils avaient tout intérêt à ignorer les analyses des sociologues qui montraient que le fond du problème ne portait pas sur le dispositif mais sur la définition des contenus, le langage (Bourdieu et Passeron, 1964 ; Bourdieu et de Saint-Martin, 1975) et ce que d’autres appelèrent plus tard les rapports aux savoirs (Charlot, Bautier et Rochex, 1992).

Au moment où Viviane Isambert-Jamati parlait, la situation commençait cependant à évoluer. Les décisions des années 1981-1982 (l’autonomie des établissements, les zones d’éducation prioritaire [ZEP], etc.), puis le Plan de modernisation du service public proposé par Michel Rocard sont largement fondés sur les résultats des sciences sociales. Ceux de la sociologie des organisations : la critique de la bureaucratie, de la centralisation, du corporatisme des fonctionnaires, etc. (Crozier, 1963). Dominique Paty, qui venait de soutenir une thèse au Centre de Sociologie des Organisations sur la diversité des établissements dans un système que l’on croyait centralisé (1981) était d’ailleurs chargée de mission à la Direction des collèges. Mais aussi ceux de la sociologie de la reproduction : la dénonciation de « l’indifférence aux différences », de la complicité des enseignants avec la culture dominante, etc. Surtout, la principale nouveauté était la découverte de la philosophie de la justice anglo-saxonne (Rawls, 1971) : l’égalité ce n’est pas donner la même chose à tout le monde mais à chacun ce dont il a besoin. Il peut donc y avoir des inégalités justes.

Ce premier mouvement couvre l’ensemble des années 1970 et 1980, avant et après l’élection de François Mitterrand. Au sortir de la crise de 1968, la gauche était plus désemparée que la droite qui pouvait du moins compter sur les voix du « parti de la peur ». Pour conserver ses chances de parvenir au pouvoir, elle devait récupérer les critiques radicales du mouvement de 1968 et les transformer en programme de gouvernement. Ce travail s’est élaboré au cours des années 1970 mais il n’était pas achevé lorsque François Mitterrand a été élu en 1981. Il ne fallait d’ailleurs pas qu’il le soit : la mobilisation nécessitait de conserver une part d’utopie. Il s’est déroulé dans des cercles discrets (clubs, Commissariat général au Plan) et à la CFDT. C’est ainsi qu’est née « la deuxième gauche » dont le but est de trouver un compromis entre l’idéal d’autogestion et une critique de l’État qui préconise l’introduction d’une part contrôlée du marché dans le service public (Crozier, 1987). La recherche se poursuit après l’arrivée de la gauche au pouvoir et entraîne la commande d’une série de rapports : le rapport De Peretti (1982) sur la formation des enseignants, le rapport Legrand sur les collèges (1982), le rapport Prost sur les lycées (1983). Ceux-ci ne parviennent pas à proposer un nouveau compromis et certaines failles apparaissent déjà. Lorsque Alain Savary met en place la rénovation des collèges, Louis Legrand déclare : « Le ministre a tout retenu de mes propositions, sauf l’essentiel. » De même, Claude Pair, directeur des lycées, hésite à publier le rapport qu’Antoine Prost avait préparé sur l’avenir de ces établissements.

Le tout est surplombé par la protestation que soulève la tentative d’intégrer l’enseignement privé à un grand service public d’éducation. Celle-ci entraîne la chute d’Alain Savary et son remplacement par Jean-Pierre Chevènement dont le message est très différent. Lui aussi tente de « siffler la fin de la récréation » qui a commencé en 1968 mais par un rappel à l’ordre et à l’autorité du savoir (Milner, 1984). Ce message a le mérite de dégager le point essentiel – la définition des contenus de l’enseignement – et il est bien accueilli par l’opinion, mais il ne suffit pas de prêcher le retour à l’ordre ancien pour réaccorder le système. D’abord parce que les travaux des historiens montrent que celui-ci n’a jamais existé. Surtout parce que personne ne peut effacer trente années d’activité critique. Comme dans le conte, seule la lance qui a infligé la blessure peut la guérir. C’est peut-être pour cela que François Mitterrand commande un rapport au Collège de France en sachant que le principal rédacteur en serait Pierre Bourdieu. Celui-ci avance plusieurs propositions (Collège de France, 1985). Pour les contenus, l’objectif serait d’introduire dans les programmes de toutes les disciplines le relativisme maîtrisé qui est le propre des sciences sociales. Au plan de l’organisation, l’introduction d’une part régulée et maîtrisée de concurrence entre les établissements est présentée comme un facteur d’efficacité comme d’égalité.

À partir de là, Lionel Jospin se sent assez fort pour proposer une loi d’orientation. Après le travail critique, il est impossible de trouver un compromis national. Tous les principes susceptibles de servir de référence à l’action éducative – l’égalité, l’efficacité, l’insertion communautaire, l’amour des enfants, etc. – se retrouvent à égalité et se dénoncent mutuellement. Toute réduction de cette complexité serait perçue comme une menace de totalitarisme. Toutefois, tous les principes ne sont pas également adaptés à la gestion d’une situation. D’où l’idée de compromis locaux, tous différents mais tous guidés par une intention d’intérêt général.

Quel bilan tirer de ce travail ? Il est certain qu’il a opéré de nombreux déplacements. Des déplacements politiques pour transformer les idéaux autogestionnaires en programme de gouvernement. On a par exemple beaucoup glosé sur la manière dont la loi d’orientation reprend le mot d’ordre des pédagogues « mettre l’enfant au centre » de l’action éducative et le transforme en « mettre l’élève au centre » du système éducatif (Rayou, 2000). Un autre déplacement a été moins remarqué. Sous le ministère d’Alain Savary, l’autonomie des établissements était présentée comme un moyen de rapprocher l’enseignement des familles populaires et d’aller chercher les élèves « là où ils sont », c’est-à-dire pour quelques-uns loin de l’école. Cette mesure a très vite pris un sens managérial : il s’agit de rationaliser l’organisation de manière à obtenir de meilleurs résultats avec les mêmes moyens. La loi d’orientation entérine une autre conception : l’équilibre du système repose sur l’adéquation entre le projet d’une famille et le projet d’un établissement. C’est le principe de la proposition de gouvernance portée par les organisations internationales. Aujourd’hui ce mouvement se prolonge par la constitution de réseaux d’établissements, quelquefois internationaux, correspondant à des clientèles différentes. Quel jugement porter sur cette chaîne de traduction ? S’agit-il de la tension bien connue traductor-traditor ? Ou d’autre chose, qui relèverait de la manipulation ? Nous manquons de recul pour trancher.

La fermeture d’une « boîte noire »

La Direction de l’Évaluation et de la Prospective et le magistère de Claude Thélot

Jean-Pierre Chevènement, ministre de 1984 à 1986, avait lancé un mot d’ordre, « amener 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat », qui avait obtenu un grand succès. Son successeur, René Monory, a éprouvé le besoin de maîtriser la mission dont il héritait. Qu’est-ce que cet objectif impliquait en matière de recrutement d’enseignants, de construction d’établissement ? Qui paiera ? Cette interrogation a constitué une occasion de mener à terme un travail commencé depuis les années 1970 : transformer l’ancien service de statistique administrative du ministère de l’Éducation nationale en une Direction qui suive les évolutions du système éducatif et réfléchisse sur son avenir. Pour faire face à la massification, le ministère de l’Éducation nationale avait développé un service qui devait estimer le nombre d’enseignants, de mètres carrés, etc. nécessaires à l’accueil des nouveaux élèves. Au cours des années 1970, celui-ci a acquis des missions d’évaluation. La mise en place du collège unique, à la rentrée 1977, promettait « les mêmes chances dans tous les cartables », c’est-à-dire la fin des inégalités mises en évidence par les sociologues. Il était nécessaire de suivre un échantillon représentatif pour vérifier cette hypothèse (Seibel, 1984), ce qui impliquait l’appel à des compétences nouvelles. Alain Darbel, puis Claude Seibel présentaient trois caractéristiques : administrateurs de l’INSEE, ils maîtrisaient les techniques des grandes enquêtes. Familiers de Pierre Bourdieu, ils connaissaient bien la sociologie des inégalités d’éducation. Hauts fonctionnaires enfin, ils étaient capables de traduire leurs savoirs dans des termes utilisables par l’administration centrale. Un dispositif s’est mis en place qui a changé plusieurs fois de nom (SEIS, SIGES, etc.) (Vogler, 2005) et dont l’importance est devenue décisive à partir du ministère de Christian Beullac (1978-1981) : venant de l’entreprise, celui-ci éprouvait le besoin de s’appuyer sur un bureau d’études. Cette croissance ne suffit cependant pas à constituer une Direction et Claude Seibel passa à d’autres fonctions. Après une période de transition, l’évolution s’est achevée avec la nomination de Jean-Pierre Boisivon en 1986.

Les missions de cette Direction de l’Évaluation et de la Prospective se sont enrichies sous le ministère de Lionel Jospin. L’autonomie des établissements suscitait une crainte de perte de maîtrise de la part de l’administration centrale. Celle-ci avait besoin d’un système qui vérifie que les collèges et les lycées restaient dans le cadre national. Il importait aussi de calmer le jeu après la querelle déclenchée par le livre de Milner (1984) et de lutter contre les propos catastrophistes : « les jeunes ne savent plus rien » ; « 30 ou 40 % des élèves arrivent au collège sans savoir lire », etc. La loi d’orientation de 1989 prévoit donc une évaluation des acquis des élèves aux niveaux clés du système éducatif : fin du cycle primaire (CE2), entrée au collège (6e), entrée au lycée (seconde). Elle tente en outre de donner à cette opération un sens pédagogique. L’évaluation a lieu en début d’année et les résultats sont renvoyés aux enseignants pour qu’ils réajustent leur projet. L’expérience montre qu’ils utilisent fort peu ces résultats qui s’intègrent mal dans leurs démarches (Normand, Garnier, Rémond et Dérouet, 2003). En revanche, les cadres et quelquefois les familles s’en servent pour évaluer les établissements.

Une tension apparaît très vite entre ces deux dimensions : les mêmes indicateurs peuvent-ils répondre à la fois aux questions de l’administration centrale et à celles des acteurs ? Peut-on mesurer en même temps la conformité à des normes nationales et les effets des investissements locaux ? Etc. Cette histoire, qui n’est ici qu’esquissée, met en évidence une série de déplacements qui devraient être mieux analysés. Le sens du terme évaluation en particulier évolue considérablement. Il ne s’agit plus de mesurer les effets d’une politique d’égalité des chances mais de construire les outils d’un pilotage national pour conserver la maîtrise d’un système éducatif déconcentré et partiellement décentralisé. Il s’agit aussi de développer une culture de l’évaluation, c’est-à-dire de donner aux acteurs de base les moyens de mesurer les effets de leur action et de réajuster les défauts qui apparaissent. Ce qui correspond à la nouvelle définition du métier d’enseignant prônée par les organisations internationales : le praticien réflexif (Paquay et Sirota, 2001) et à un accroissement des droits des familles. Le souci du management – incluant une certaine dimension consumériste – se substitue donc à celui de l’égalité.

Le travail sera parachevé par la nomination d’une forte personnalité, Claude Thélot. On peut parler d’une tentative pour « fermer une boîte noire », au sens que donne à ce terme Bruno Latour (1984), c’est-à-dire mettre en place un certain nombre d’enchaînements automatiques qui permettent de gérer le système sans avoir en permanence à reprendre le travail de justification.

La DEP récupère les résultats de la recherche et les transfère dans le monde de la décision. Ce travail suppose une reproblématisation. Un des exemples les plus réussis concerne le dégagement de la notion de valeur ajoutée par les établissements aux élèves. La presse publie, depuis la fin des années 1970, des palmarès qui commencent à exercer une influence importante sur les consommateurs d’école (Ballion, 1982). Ces palmarès publient les taux de réussite aux examens des établissements sans tenir compte ni de leur recrutement, ni de leur politique (redoublement, exclusion ou « réorientation » des élèves en difficulté, etc.). Ce faisant, ils renforcent le mouvement naturel de reproduction des inégalités : une convergence entre les stratégies des familles de classe moyenne et la politique sélective des « grands établissements ». Pour déjouer ce mécanisme, la DEP a souhaité rendre compte de l’efficacité des établissements. Un lycée de banlieue qui amène 60 % d’une cohorte d’élèves d’origine populaire au baccalauréat peut-être plus efficace qu’un lycée à classes préparatoires qui obtient 100 % de réussite à partir d’une clientèle sélectionnée. C’est le but du système IPES : Indicateurs de Performance des Établissements Scolaires (Émin et Sauvageot, 1995). Pour cela, l’administration pouvait s’appuyer sur les savoirs produits par la sociologie. Ceux-ci sont organisés en fonction d’un débat qui joue un rôle central dans le milieu scientifique : la permanence des inégalités est-elle due à des phénomènes de structure – c’est la théorie de la reproduction – ou à l’agglomération de stratégies individuelles – c’est la théorie de l’individualisme méthodologique ? Ce débat est fondamental pour la sociologie : la société est-elle une structure qui conditionne ses agents ou une construction recomposée en permanence par les acteurs ? En revanche, il n’intéresse ni les politiques, ni les familles. Pour que les résultats produits par la sociologie soient utilisables dans d’autres contextes, il faut qu’ils soient partiellement déconstruits et reconstruits en fonction de la problématique du milieu auquel il s’adresse. Dans le cas présent, il s’agit d’identifier l’effet de l’établissement sur les élèves et de donner à l’administration les moyens d’agir sur lui. C’est ainsi qu’est née la notion de valeur ajoutée. Le principe est très simple. À partir des caractéristiques d’une cohorte qui entre en classe de seconde d’un lycée, les grandes constantes « structurelles » permettent de construire une prévision des résultats au baccalauréat trois ans plus tard. Ce modèle est ensuite confronté à la réalité. Si celle-ci est supérieure aux prévisions, l’établissement sera considéré comme performant. Si elle est inférieure, et même si les résultats bruts sont excellents, l’établissement sera considéré comme peu performant. La recherche pourra ensuite tenter de relier cette performance à des caractéristiques du fonctionnement (Derouet, 2002b).

Par rapport à l’objectif politique fondamental – maîtriser l’influence du marché sur le service public –, ce travail est assez ambigu. Il lutte certes contre l’influence des classements publiés par la presse. En même temps, il arme d’outils plus performants les stratégies des consommateurs d’école. Cette contradiction est sans doute inévitable. En outre, il faut saluer le travail accompli par la DEP en général et Claude Thélot en particulier pour distinguer l’évaluation du palmarès. L’évaluation a pour but d’augmenter la conscience que la société, chaque organisation, voire chaque personne a de son action, et de permettre le réajustement des défauts qui apparaissent. Le classement introduit une logique de concurrence qui risque de polluer cette démarche d’intérêt public. Il est significatif que la DEP ait organisé son action à partir de ce mot d’ordre, même s’il est évident que les usages sociaux ont toujours tendance à établir des classements à partir des résultats qui sont mis à leur disposition : elle se situe là dans une tradition de service public qui tranche par rapport aux pratiques internationales.

En même temps, la DEP contribue fortement à l’organisation du milieu de la recherche en lançant des appels d’offres qui orientent le travail des universitaires. Trois thèmes ont ainsi été affichés comme prioritaires : l’efficacité des investissements éducatifs, la violence, la culture de l’évaluation. La boucle était ainsi parfaitement bouclée. La recherche nourrit le travail de la DEP en produisant des résultats qu’elle traduit en indicateurs qui informent la décision politique. La DEP oriente la recherche par ses subventions et lui confie ses fichiers pour des analyses secondaires.

À cela s’ajoute un remarquable travail de communication. La DEP dispose d’une collection pour publier ses rapports ; elle diffuse largement ses notes de synthèses et exerce très vite une sorte de monopole dans les contacts avec la presse. À la fin du xxe siècle, Claude Thélot contrôlait donc la totalité de la chaîne qui fabrique l’image que la société a d’elle-même et de son école, de la recherche à la construction des enquêtes et la diffusion de leurs résultats. Par là, son magistère conditionnait la décision politique. Le conflit était inévitable. Il se produisit avec le ministre Claude Allègre (1997-2000). Il serait néanmoins tout à fait faux de réduire le débat à une question de personnes. Même si les caractères ont leur importance, il s’agit tout d’abord d’un conflit entre l’expert et le politique et d’un désaccord sur l’espace de référence. Claude Thélot se situait dans la logique des grandes institutions de l’État-providence, en particulier l’INSEE dont il était issu. Ces institutions sont sensibles aux influences internationales mais elles les reformulent en fonction des spécificités françaises, en particulier le rôle de l’État. Le projet de Claude Allègre était de jeter la France dans le grand bain de la concurrence internationale. Cela correspondait à son expérience universitaire : la confrontation internationale est garante de la qualité, mais aussi à sa volonté de « dégraisser le mammouth », c’est-à-dire de se débarrasser de ce qu’il considère comme des lourdeurs administratives ou corporatistes. Cette orientation est très nette dans la déclaration de la Sorbonne qui précède le sommet de Lisbonne et qui annonce le processus de Bologne. À partir de là une autre période s’ouvre.

Après la Déclaration de Lisbonne : une France incertaine et « sous influence »

Période sous influence, c’est-à-dire que la politique française répercute directement les mots d’ordre internationaux : la mise en place du système LMD dans l’enseignement supérieur ; le passage d’un temps des études à un projet de formation tout au long de la vie ; la référence à des standards internationaux portés, pour ce qui concerne les performances des élèves, par les grandes enquêtes. Si cet ensemble s’impose sans grand débat, c’est peut-être parce que la période est aussi incertaine. La multiplicité des références – l’égalité, la performance, le marché, l’amour des enfants, la reconnaissance des différences, etc. – n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau c’est l’impossibilité de construire des compromis qui opèrent une réduction de la complexité. Il n’y aura plus de grands compromis nationaux, comme ceux qui ont pu exister à la fin du xixe siècle – forger l’unité nationale – ou après la Deuxième Guerre mondiale : l’égalité des chances. La loi d’orientation de 1989 proposait une régulation à partir de compromis locaux. Ce système a-t-il développé une vraie prise sur le réel ? C’est peut-être parce que ces mots d’ordre atteignent leur limite que la France perd sa liberté de réinterprétation des injonctions internationales : le projet d’établissement devient une rhétorique qui tourne à vide ; les évaluations nationales coûtent très cher et ne sont pas utilisées ; une interrogation – de bonne ou de mauvaise foi – se développe sur les effets des ZEP, etc.

Le système qui se met en place n’est pas lui non plus à l’abri de la contradiction. Petit à petit, les standards européens de qualité fournissent des instruments aux familles de classes moyennes pour construire de nouvelles formes de distinction dans un système en principe uniforme. En même temps, jamais la rhétorique de l’égalité des chances n’a été aussi exhibée. L’actuel gouvernement y consacre même un ministère. D’une manière générale, le secteur de l’éducation et de la formation se trouve pris entre deux logiques. L’une va vers la standardisation : un gouvernement par les normes à l’échelle européenne. L’autre va au contraire vers l’individu et le droit à la différence. Il est donc encore plus difficile de rendre compte de cette période que des précédentes. La démarche tentera d’abord de retracer la chronologie de l’installation du nouveau fonctionnement, puis elle portera le projecteur sur quelques-uns des nouveaux compromis qui sont proposés pour réaccorder le système. Le nouvel ordre mondial a besoin de références : les organisations internationales proposent de substituer la notion d’équité à celle d’égalité. Il a aussi besoin d’un programme d’action : la permanence des inégalités sera mieux supportée si l’État garantit à tous les compétences de base. Cette orientation prend en France la forme du débat autour de la définition du socle commun. Enfin, cette démarche « venue d’en haut » doit se constituer une base sociale et même affective. Elle suscite donc des travaux sur le sentiment de justice des acteurs. Quel que soit leur intérêt, toutes ces propositions sont balayées par l’irrésistible ascension de la référence à la qualité. Toutes ces propositions s’appuient sur les réflexions philosophiques et les résultats des sciences sociales des décennies précédentes. Il faudra bien sûr tenter d’analyser la manière dont s’effectuent les passages et les reproblématisations.

Quelques éléments de chronologie

La conception des politiques françaises s’est toujours située dans un cadre international mais cette influence était traduite et reformulée dans les termes d’une tradition nationale. L’exemple du collège unique est sur ce point éloquent. Cette réforme correspondait à un mot d’ordre international d’école compréhensive, mais sa mise en oeuvre s’est ancrée dans un débat français qui remonte au projet d’école unique inscrit par Ferdinand Buisson au programme du Parti radical en 1909. Celui-ci, qui est scandé par des références aussi mythiques que le programme des Compagnons de l’Université nouvelle après la Première Guerre mondiale et le plan Langevin Wallon à la Libération, présente des spécificités, en particulier en ce qui concerne la définition des contenus. Celles-ci se retrouvent dans les décisions des années 1970 et 1980. Cette capacité à reformuler les influences internationales a disparu à la fin du xxe siècle. Au même moment, le message porté par les organisations internationales a changé. Les « trente glorieuses » avaient développé un projet de démocratisation fondé sur un des dispositifs d’éducation compréhensive et de pédagogies compensatoires. La crise de 1973 a remis en cause cet optimisme. Le rapport A Nation at Risk aux États-Unis (1983) élargit le cadre de référence. La question n’est plus l’égalité ou la cohésion à l’intérieur d’une société, mais la capacité d’un État à faire face à la concurrence internationale. Les politiques compensatoires mobilisent des moyens importants pour des résultats difficiles à évaluer. Il serait plus pertinent de les affecter à la formation d’élites capables de maintenir le rang du pays dans la compétition internationale. Ce qui aboutit à préconiser un retour modernisé, c’est-à-dire mondialisé, au mode de scolarisation qui avait précédé le système compréhensif. Des formations d’excellence intègrent très tôt les élites dans des réseaux internationaux. Une bonne formation de base est également nécessaire pour la masse : la qualité de la main-d’oeuvre constitue un atout pour faire face à la concurrence. Il ne faut toutefois pas que celle-ci alourdisse les dépenses de l’État et la pression fiscale (Hutmacher, 2005a). Dans une économie mondialisée, celle-ci entraîne la délocalisation des activités et des emplois. La solution est donc de transférer une partie des dépenses d’éducation vers les régions et les familles, ce qui implique de leur donner un certain pouvoir.

L’ensemble aboutit à un modèle qui correspond à ce que Luc Boltanski et Ève Chiappello appellent le nouvel esprit du capitalisme (2000). « Autocontrôle, autojustification (et non autogestion) en équipes pluridisciplinaires, logique participative dans une entreprise en réseau, flexible et innovante, sont désormais les maîtres-mots du néomanagement, l’étalon à l’aune duquel se mesure la grandeur des êtres et des choses et la capacité à générer de l’activité. S’insérer dans des réseaux, impulser des projets, être adaptable, flexible, polyvalent, autonome mais encore doué d’intuition, de compétences relationnelles, savoir prendre des risques ou inspirer confiance sont désormais les qualités requises de celui ou celle qui n’est plus “cadre” mais “chef de projets”, “manager” ou “coach” (Frétigné 2001). Les organisations internationales proposent donc au secteur de l’éducation et de la formation de sortir de la crise ouverte en 1968 en suivant le même modèle qui a permis au capitalisme de sortir de la crise en 1973 : une autonomie des établissements qui valorise la capacité de projet des individus et des organisations, une structuration de ces établissements en réseaux internationaux plutôt qu’en systèmes nationaux, un objectif général de flexibilité et de mobilité de la main-d’oeuvre accompagné par une formation tout au long de la vie.

Ce renversement de perspective se retrouve en France dès le ministère de Jean-Pierre Chevènement (1984-1986). Les orientations qu’il préconise reprennent les préoccupations américaines. Dans les deux cas, l’objectif principal est le maintien de la compétitivité économique dans un univers de concurrence où l’adversaire, comme le modèle, est le Japon. C’est à partir de cette réflexion qu’il justifie le slogan : « amener 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat ». Dans l’idée qu’il s’en faisait, la compétitivité de l’économie japonaise reposait sur le fait que les tâches d’exécution sont assurées par des travailleurs d’un haut niveau de formation (Boltanski et Thevenot, 1991). Cette vision a depuis été discutée et le mouvement de massification des lycées a des origines françaises qu’annonçait le rapport Prost (1983). Il est d’autant plus significatif que Jean-Pierre Chevènement ait choisi de les ignorer et d’appuyer son argumentation sur les comparaisons internationales. Cette ambiguïté se poursuit pendant le ministère de Lionel Jospin : l’évaluation des compétences des élèves s’inspire des standards internationaux. On retrouve les mêmes experts à la DEP, et dans les groupes qui préparent l’enquête PISA ou celles de l’IEA. Toutefois, cette relation reste discrète et les épreuves sont présentées comme les résultats d’une réflexion française.

La prégnance des mots d’ordre internationaux n’a été affichée qu’à partir du ministère de Claude Allègre et de la Déclaration de Lisbonne. Les traités de Rome, de Maëstricht et d’Amsterdam ne concernaient pas l’éducation qui restait du ressort des États. La Communauté n’intervenait que dans le domaine de la formation professionnelle. La rencontre de la Sorbonne reste dans ce régime. Elle introduit le projet du LMD dans l’enseignement supérieur et le justifie par une perspective d’échanges européens mais ne cherche aucun appui dans le droit communautaire. Il s’agit d’une déclaration d’États souverains qui expriment leur volonté de travailler dans le même sens. La Déclaration de Lisbonne change cette répartition des pouvoirs. Elle définit un objectif : que l’Europe occupe la première place dans une économie de la connaissance en 2010. Cela implique que les États coordonnent leurs actions en matière d’éducation et de formation et que chacun rende compte des résultats de son action aux autres. Le projet a déjà fait long feu. Il y a peu de chance que l’Europe soit le leader de l’économie mondiale, en 2010 ou plus tard : le monde atlantique est progressivement marginalisé au profit du monde pacifique. Le dispositif demeure cependant et change considérablement les conditions des échanges entre sciences et politique. La concurrence implique la construction de standards qui rendent les performances des pays comparables et des grandes enquêtes internationales. Ensuite, un système se met naturellement en place de benchmarking et d’échange de bonnes pratiques. Le travail qui avait été accompli par Claude Thélot pour dissocier la démarche d’évaluation de l’établissement de palmarès est oublié.

La substitution de la notion d’équité à celle d’égalité

Des experts internationaux proposent de passer de la notion d’égalité à celle d’équité (Hutmacher, Cochrane et Bottani, 2001 ; Gerese, 2005). Quels sont les enjeux de cette reformulation ? Walo Hutmacher (2005b) met en évidence les problèmes que pose le passage du français à l’anglais. Il est patent que la notion anglo-saxonne de Public Interest ne recouvre pas la totalité de ce que la tradition politique française entend par intérêt public. Lorsque les organisations internationales déclarent que l’éducation relève du domaine du Public Interest, francophones et anglophones se mettent d’accord sur un faux ami. La même ambiguïté pèse sur le rapport entre égalité et équité, mais le problème se limite-t-il là ? Ne renvoie-t-il pas à des questions beaucoup plus profondes ? La justice est-elle de donner à chacun ce qu’il mérite ? (En fonction de quel critère, défini par qui ?) Ce dont il a besoin ? (En fonction de quel critère, défini par qui ?) Ce qu’il désire ? Et surtout comment penser ensemble un projet de mobilité sociale et une éthique de la reconnaissance des différences ? L’introduction de la problématique de la reconnaissance dans les années 1990 a renouvelé le débat sur la justice. Le mouvement part des années 1960 et de l’analyse de l’échec des politiques d’égalité par la centralisation. La création des ZEP s’appuie sur l’idée que la poursuite de l’égalité passe par la reconnaissance des différences. Peu à peu, cette orientation a connu un saut qualitatif. La conscience se développe que la société française devient pluriethnique et pluriculturelle et la revendication de justice change de nature. Il s’agit moins d’un objectif d’égalité et de mobilité, éventuellement appuyé sur des politiques compensatoires et des inégalités sélectives, que d’une reconnaissance des différences. Ce programme est thématisé par Charles Taylor en Amérique (1994) et Paul Ricoeur en France (2004). Il pose une question qui semble être celle de la comesurabilité entre les êtres. Le principe d’équité comme le principe d’égalité supposent une référence commune. Que se passe-t-il si chaque culture, chaque communauté, voire chaque individu se revendiquent comme radicalement différents ? On peut respecter cette différence, encore qu’il y ait certaines limites à marquer : le fait que l’excision soit une pratique ancestrale n’autorise pas à mutiler les petites filles. Mais au-delà, que reste-t-il de l’idée de société ? Comment penser ensemble le bonheur des riches et le malheur des pauvres ? Dans ces conditions, la reconnaissance des différences ne constitue-t-elle pas une façade avenante qui recouvre une profonde indifférence aux inégalités sociales ?

De l’égalité des chances à l’égalité des résultats

Face à ces débats éthiques, les organisations internationales proposent une solution plus technique : passer de l’idéal d’égalité des chances à l’objectif d’égalité de résultats. On peut schématiser le raisonnement ainsi. L’idéal d’une redistribution des positions sociales entre les générations est utopique. Ce serait tout de même moins grave si un minimum était garanti à tous. Une des notions fondamentales de la nouvelle loi d’orientation votée en 2004, celle de socle commun, s’inscrit dans cette perspective. Elle se réclame aussi de la tradition du collège unique et, par certains aspects, du modèle de l’État providence : l’État garantit à tous les jeunes vivant en France un certain nombre de savoirs et de compétences minimales à l’issue de la scolarité obligatoire. Cette rhétorique laisse cependant l’impression d’une inversion des équilibres historiques. Dans les années 1970, le mot d’ordre international de l’école compréhensive était recomposé dans la tradition française de l’école unique. Aujourd’hui, la référence à la tradition nationale constitue-t-elle autre chose qu’un habillage destiné à faire accepter par la France son entrée dans le système de la concurrence internationale ?

La définition de ce minimum entraîne en outre de nombreux débats. Il y a à la fois continuité et rupture avec l’idéal de culture commune élaboré par le plan Langevin Wallon (Mialaret, 1997) et travaillé par les pédagogues après la Deuxième Guerre mondiale (Legrand, 1982 ; Romian, 2000). Cette culture commune comprenait de nombreuses dimensions (artistiques, physiques, mais aussi citoyennes) qui correspondaient à un idéal de développement de la personne et qui ont disparu dans une conception gouvernée par l’intérêt économique. Surtout, les experts sont tiraillés entre deux exigences contradictoires. La régulation du système repose sur des objectifs mesurables et des comparaisons internationales qui permettent de définir les niveaux de performance de chaque système. Cela plaide pour des programmes définis en termes de compétences plutôt que de savoirs et une centration sur ce qui est mesurable. En même temps, l’inquiétude devant la montée de l’Islam et les difficultés que rencontrent les enfants de l’immigration amènent à demander à l’école de développer une dimension patrimoniale. Plus encore que des savoirs et des compétences, l’école devrait inculquer aux futurs citoyens les valeurs qui les rassemblent et promouvoir la constitution d’un espace public où les différences sont à la fois respectées et mises en débat. D’où un retournement spectaculaire. Le terme de Smic[2] culturel avait été inventé par la gauche pour fustiger les programmes de la réforme Haby qui apparaissaient réducteurs : le collège ouvre l’accès à la culture à tous mais ce n’est plus la culture. Il a été repris par des sociologues de gauche, Baudelot et Establet (1989), dans un sens positif. Cette tension se retrouve au coeur des débats actuels (Lelièvre, 2003) mais l’aporie repose sur des origines plus anciennes : l’échec du compromis qui avait été conclu dans les années 1930. Une hypothèse optimiste voulait que le même curriculum constitue à la fois la base de la citoyenneté pour le grand nombre et un tremplin pour les meilleurs. En dépit des mesures qui ont été prises depuis cinquante ans, la formation des élites passe par une autre voie que celle de la masse. C’était les petites classes des lycées quand l’enseignement était structuré en deux ordres ; ce sont maintenant les filières bilingues. Il est vain d’imputer cette permanence aux enseignants et à leurs syndicats. Il y a sans doute là un problème profond de conception curriculaire. Ce problème est posé dans le monde anglo-saxon (Forquin, 1994) mais il est esquivé en France. C’est dans ce contexte que l’ancien Conseil national des Programmes et le Nouveau Haut Conseil de l’Éducation doivent définir le socle commun prévu par la loi d’orientation de 2005 (Raulin, 2005).

Le recours au bottom up : donner une base sociale et du coeur à la technocratie

Ces propositions ont quelque chose de froid qui prête à l’accusation de technocratie. Pour se constituer une base sociale et s’appuyer sur une utopie, elles doivent s’appuyer sur d’autres références que la performance économique dans un contexte de concurrence. Leur première démarche consiste à renouer avec la tradition de l’égalité des chances. Il n’est pas juste que les qualifications acquises entre 18 et 25 ans conditionnent l’ensemble d’une carrière. Celles et ceux qui n’ont pas saisi leur première chance dans le temps des études doivent pouvoir rejouer la partie. C’est l’enjeu de la formation tout au long de la vie : les écoles de la deuxième chance et surtout la validation des acquis de l’expérience (VAE). Il est difficile pour le moment d’évaluer la validité de cette promesse. On ne peut considérer comme un progrès de la démocratie la déconstruction des diplômes nationaux au profit de la notion de portefeuille de compétences (Jobert, Marry et Tanguy, 1995). En même temps, on ne peut être insensible à la crise du modèle de démocratisation fondé sur le grand renfermement de l’école. Il est donc trop tôt pour conclure mais le nouveau modèle est loin d’avoir fait ses preuves.

L’argumentaire va plus loin en s’appuyant sur un courant nouveau de la sociologie, qui s’intéresse aux émotions. Il s’agit d’interroger le sentiment de justice des acteurs, c’est-à-dire le plus souvent d’injustice, voire d’humiliation. Ces travaux renforcent les revendications de droit des usagers, portées par les familles de classe moyenne. En France, le pouvoir des parents reste très formel et beaucoup de familles sont privées des informations essentielles concernant les références de l’évaluation et l’orientation de leurs enfants. Ce plan de modernisation du service public a avancé dans ce domaine mais les organisations internationales souhaiteraient aller plus loin. Elles se méfient des enseignants, dont elles pensent que le corporatisme bloque les évolutions qu’elles jugent nécessaires. Elles préconisent la mise en place d’un pilotage des systèmes éducatifs par l’aval. Les parents, par leur choix des établissements, décident de la dotation des écoles, voire de leur existence.

Faut-il considérer les élèves comme des usagers ? La question fait débat mais leur avis compte aussi et il importe de les enrôler. Quelles perceptions ont-ils de la justice dans le système éducatif ? Les études ne font que commencer et leurs résultats ne convergent pas. Toutes montrent l’importance du sentiment d’injustice, aussi bien au plan global que dans la vie quotidienne. Une série de petites humiliations (paroles blessantes ou attitudes méprisantes, etc.) compte même peut-être plus que la conscience de la reproduction des inégalités sociales. Certaines recherches se limitent à ce constat (Meuret, 1999 ; Merle, 2005). D’autres tentent d’aller plus loin et de montrer les différentes formes de ruse qui permettent aux jeunes de développer des formes de résistance (Hélou, 1994) et de socialisation politique qui leur sont propres : ce que Patrick Rayou appelle la philia (2000). Là encore, il est un peu trop tôt pour conclure : il faut bien sûr tenir compte du sentiment des élèves. En même temps, cette donnée doit être interprétée avec une certaine distance. La philosophie politique de l’éducation pose depuis l’Antiquité une profonde question : le but de l’éducation est-il de rendre les enfants heureux ici et maintenant ou de les soumettre à des épreuves qui les prépareront à la vie ? Cette interrogation est d’autant plus justifiée que, sauf cas extrême, les mécanismes d’oppression n’apparaissent pas en situation. Le risque est donc grand de déplacer le problème vers le sentiment d’injustice en situation pour faire oublier l’oppression globale.

Un compromis d’avenir : la qualité

Quel que soit l’intérêt de ces propositions, aucune ne semble en mesure d’arrêter le débat. L’avenir paraît plutôt au nouveau compromis qui s’élabore autour de la notion de la qualité. Sa force principale est un compromis qu’il établit entre des demandes multiples, celle des entreprises mais aussi celle des classes moyennes. La notion de qualité n’exclut pas l’égalité qu’elle transforme en équité mais intègre aussi le souci de l’efficacité et surtout la pression consumériste : le premier devoir est d’éclairer le choix des familles (Normand, 2004). Elle prend en compte la diversité : il y a une qualité pour les réseaux d’excellence, une qualité pour la formation de base, une qualité pour la prise en charge des élèves en décrochage ou des personnes handicapées, etc. En outre, son mode d’approche se prête remarquablement à la construction de normes (au sens managérial du terme) et d’indicateurs.

La pertinence de ces mesures est discutée dans le milieu scientifique, mais elle produit des chiffres qui informent le débat public et ont en même temps une grande puissance de mise en forme du social. Lorsque les maîtres savent que leurs élèves ou eux-mêmes seront évalués en fonction de tel ou tel critère, ils travaillent de manière à obtenir de bons scores. C’est ainsi que progresse la mise en place d’un « gouvernement par les normes » (Thévenot, 1997).

Ce principe donne d’autres sens à l’idée d’autonomie des établissements promue par les gouvernements de gauche. Il s’agit d’abord de mettre en place un pilotage par l’aval qui confie le pouvoir aux parents des classes moyennes. Surtout, il s’agit de passer d’une organisation en système éducatif national à une structuration des établissements en réseaux internationaux. L’évolution est déjà en cours dans l’enseignement supérieur. Pour que le projet LMD se mette en place, il faut savoir s’il est possible d’additionner des crédits acquis dans des universités françaises, anglaises, espagnoles, etc. Pour cela, il faut savoir si ces établissements jouent dans la même catégorie et ce classement s’évalue à partir d’indicateurs de qualité : niveaux d’exigence, ressources offertes aux étudiants, organisation du travail et de la vie, etc. Il va de soi que ce système a vocation à remonter vers l’aval. Pour que les enfants soient acceptés par des réseaux internationaux, les familles ont intérêt à les inscrire dès le secondaire dans des établissements qui correspondent aux critères de qualité européens.

Conclusion

La première évidence est qu’un modèle est épuisé : celui qui prône un grand renfermement de l’école et un allongement du temps des études. D’où une période d’exploration en situation d’incertitude qui a besoin de l’appui de la philosophie et des sciences sociales. De la philosophie pour repenser l’idéal de justice et des sciences sociales pour trouver de nouvelles procédures de coordination de l’action et de nouveaux instruments de gestion du social. Qui va porter ce travail ? Dans les conditions actuelles, ce sont les organisations internationales qui constituent des réservoirs d’idées (think tank). Leur objectif est bien sûr de faire face à la concurrence économique mais, pour s’implanter, ces idées doivent rencontrer l’assentiment de cette énorme classe moyenne qui constitue le coeur des sociétés atlantiques. Il faut donc que ce modèle rencontre au moins une partie de ses intérêts et qu’il soit compatible avec ses traditions politiques et morales.

Un nouveau milieu s’est constitué au cours des trente dernières années où les résultats de la recherche et les préoccupations de la gestion se sont interpénétrées. Ce monde n’est certes pas unanime. Il est traversé d’oppositions politiques : des néo-libéraux à ceux qui tentent de repenser l’État-providence en y incluant le marché. Il y a des décalages chronologiques et des divergences d’intérêt entre les États-Unis et l’Europe, entre le monde atlantique et le monde pacifique, etc. Les traditions linguistiques jouent aussi leur rôle. Toutefois, ces désaccords se développent sur un fond commun qui est le référentiel que Luc Boltanski et Ève Chiapello (2000) ont caractérisé dans Le nouvel esprit du capitalisme. Il serait essentiel d’en savoir plus sur ces groupes et sur leur fonctionnement. C’est en leur sein que s’opère la reproblématisation des résultats de la recherche en directives politiques. C’est là aussi que sont dégagées les priorités qui guideront l’attribution des crédits aux organismes de recherche. Mais ce milieu est très difficile à investiguer. Ou bien le chercheur appartient à cet univers et il est tenu à une certaine réserve ou bien il n’en fait pas partie et il n’a pas les informations. En tout cas, le processus est efficace : il produit des idées qui s’imposent et surtout des instruments qui les diffusent. Pour reprendre l’expression de Laurent Thévenot, un gouvernement par les normes qui se met en place (2004).

On peut, à partir de cette perspective, proposer trois pistes de réflexion. Il faut sans doute reprendre l’analyse du passé : beaucoup de critiques des années 1960 ont été récupérées par le nouvel esprit du capitalisme. Les mots d’ordre qui bénéficient d’un statut d’évidence dans le monde actuel ont été élaborés à partir des résultats des sciences sociales des années 1960 et 1970. Comment s’est passé ce transport d’un univers à un autre ? On peut identifier plusieurs cas de figure. Il existe des reproblématisations honnêtes et réussies : l’histoire de la constitution de la notion de valeur ajoutée par les établissements aux élèves en constitue un exemple. Berliner et Biddle (1995) mettent au contraire en évidence les fraudes qui ont présidé à la constitution du rapport A Nation at Risk. Les politiques compensatoires menées par les présidences démocrates ont fait l’objet de critiques de gauche qui montraient leurs limites et demandaient un investissement plus important. Ces critiques ont été reprises et leurs conclusions retournées : les politiques d’inégalités sélectives sont inefficaces et constituent un tonneau des Danaïdes. Le plus sage est donc de les supprimer et d’affecter les crédits à d’autres fins. Il existe de nombreuses situations intermédiaires. On peut aussi observer des transports de légitimité du type de celui qu’avait mis en évidence Althusser (1967) : lorsqu’un prix Nobel de médecine disserte de Dieu et des fins dernières de l’humanité, on se retrouve très vite devant le comptoir du Café du commerce. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’éducation. L’étude de ces déplacements constitue en soi un nouvel objet de recherche.

Une deuxième piste serait l’analyse des réseaux qui transmettent les mots d’ordre de la mondialisation et la mise en évidence des décalages entre les États-Unis et l’Europe. Les mots d’ordre qui sont aujourd’hui prônés par la communauté européenne viennent du rapport A Nation at Risk et de sa postérité. Ils débarquent au moment où leurs effets sont sérieusement interrogés dans leur pays d’origine. Les effets pervers du testing ne font guère de doute ; la politique d’élévation des standards renforce les difficultés des élèves qui n’ont pas été préparés à entrer dans le modèle scolaire. Surtout, le mouvement qui tendait à accuser les enseignants de tous les maux se retourne. On peut certes leur reprocher de ne pas être assez ouverts aux difficultés des élèves d’origine populaire. Toutefois, cette dénonciation rencontre une limite. Face à la montée des situations d’exclusion et de très grande pauvreté, Jane Anyon (2005) pose autrement la question : n’est-ce pas la société qui n’assure pas les conditions minimales pour que l’école puisse accomplir ses missions ?

Il faut enfin se demander quelles sont les conséquences de cette évolution sur l’organisation de la recherche. En dépit d’un discours qui prône la coopération entre les approches macro-sociales et les approches micro-sociales, les commandes creusent le fossé qui existe déjà au plan méthodologique. Les organisations internationales s’adressent à l’économie pour les grandes questions qui portent sur le rendement des investissements éducatifs. Elles s’adressent ensuite à la pédagogie pour trouver des arrangements qui rendront les situations gérables au sein des établissements scolaires. C’est à ce niveau que se développe l’échange de bonnes pratiques. Entre les deux, un trou béant : l’interrogation sociologique qui tente de penser ensemble le malheur des pauvres et le bonheur des riches, c’est-à-dire de suivre les échanges qui, à l’échelle nationale ou internationale, sont à l’origine des inégalités.

Comment la recherche peut-elle sortir de ce partage des tâches qui lui est imposé et retrouver une vision prospective ? Sans doute en revenant vers la base, c’est-à-dire l’intelligence des acteurs. Cette nouvelle organisation est d’abord cause de souffrance : l’évaluation par les standards crée une pression qui impose aux élèves et aux enseignants une définition de leur travail à laquelle ils doivent se conformer pour être bien classés, alors qu’ils pensent que l’essentiel est ailleurs. Mais c’est aussi une occasion de ruse. En ce qui concerne les élèves, Patrick Rayou (2000) montre « l’autre lycée » que construisent les jeunes dans les établissements, sans conflit avec les institutions parce que les deux mondes ne se rencontrent pas. On pourrait raisonner de même à propos des enseignants. Leur niveau d’études leur permet de formuler une définition de l’intérêt général tout aussi valide – et tout aussi discutable – que celle du ministre. Ils régulent ensuite leur conduite à partir de cette conception. On a donc là quelque chose qui s’apparenterait à une théorie spontanée de la résistance civile. C’est sans doute en s’appuyant sur l’analyse de ces processus que la démarche sociologique pourrait reconstruire une nouvelle extériorité incluant les logiques des organisations internationales et celles des différents points de vue qui les mettent en cause : ceux qui sont déjà théorisés et ceux qui ne le sont pas encore.

Il y a donc quelques raisons d’espérer, mais c’est une autre circulation des savoirs qui serait à remettre en marche : entre l’expérience des acteurs et la recherche.