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L’analyse des outils de réforme et de gestion de la politique étrangère de la France nécessite un questionnement préalable autour de deux questions. La première tient à la spécificité de la politique étrangère au regard d’autres politiques publiques : gère-t-on la politique étrangère en France et peut-on la réformer ? La seconde est plus fonctionnelle : quels sont ces outils, s’ils existent, et quel est le statut des livres blancs, en France, en tant qu’outils d’administration publique ?

Il n’est pas évident, dans la sémantique politique française, d’associer la notion de gestion et de réforme à celle de politique étrangère. Si on gère volontiers, en bien ou en mal, les caisses de sécurité sociale, si on réforme l’Université ou le régime des retraites, peut-on faire de même des Affaires étrangères ? Ces dernières ne sont-elles pas si « étranges », si particulières par rapport à la masse des politiques publiques ? En France, la politique étrangère est si proche de l’absolu régalien, de l’essence même de la souveraineté nationale, qu’on ne peut la traiter tout à fait comme une autre. La politique étrangère de la France, comme la Défense, est le domaine « réservé » du chef de l’État depuis l’instauration de la ve République par le général de Gaulle. Elle est partagée dans les faits entre le président de la République, le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères : l’Élysée, Matignon et le quai d’Orsay. Cette personnalisation des lieux de pouvoirs qui traversent les alternances, les majorités et les hommes témoigne de la longue durée de l’État et de la place que celui-ci occupe dans l’espace symbolique national.

La permanence de l’État et la grande continuité des orientations que l’on observe dans la majorité des nations par-delà les équipes politiques qui se succèdent, n’empêche pas pour autant que la politique étrangère vive, qu’elle réagisse aux évènements et aux enjeux du monde. Chaque jour des décisions sont prises et celles-ci engagent le pays vis-à-vis des autres dans le concert des nations. Aussi, et malgré ces précautions de langage, la politique étrangère se réforme, ou plus précisément, elle se refonde et se réoriente. La diplomatie, quant à elle, se gère au quotidien et peut parfaitement se réformer en profondeur en tant qu’outil et administration.

Pour autant, en France, la politique étrangère n’a jamais fait l’objet d’un « livre blanc » comme c’est le cas dans d’autres pays. Hasard ou nécessité ? Le modèle des livres blancs est-il si lié au système parlementaire de type Westminster ? La France se rapprocherait-elle, à certains égards, des États-Unis, tel que l’a analysé David Grondin dans sa contribution au présent numéro ? Au fond, qu’est-ce qui tient lieu, en France, de livres blancs ? Et, surtout, comment, pourquoi et avec quels outils sont prises les décisions de politique étrangère en France ?

En poussant plus avant la réflexion, nous devons nous interroger sur l’approche analytique de ces questions : quels sont les outils d’analyse des outils de réforme et de gestion des politiques étrangères en France ? Étudier les outils d’une « réforme » possible de la politique étrangère revient à effectuer une analyse de politique publique avec, d’une part, les outils « d’une science de l’État en action[1] » tel que Pierre Muller, dans le sillage d’Yves Meny et de Jean-Claude Thoenig, le suggère et d’autre part avec l’expérience tirée des démonstrations d’Allison[2] sur l’analyse des processus décisionnels et l’essence de la décision. Nous n’entrerons toutefois pas dans les débats qui animent les analystes des politiques étrangères entre les approches réaliste, constructiviste ou libérale, une approche que des analystes tels que Sami Cohen ou plus récemment Frédéric Charillon auraient sans doute privilégiée[3]. On questionnera plutôt le rapport entre une politique nationale et l’expertise, entre « le savant et le politique », ce qui nous renvoie au coeur de la science politique et à la question primordiale de la démocratie et de la souveraineté. Les livres blancs ou assimilés interrogent en effet la légitimité et les objectifs ultimes de leurs auteurs.

I – La situation des livres blancs en France et en Europe

Si les livres blancs ne sont pas des outils de politique publique aussi usités en France que dans les pays anglo-saxons, ils ne sont pas inconnus puisqu’il en existe depuis plus de trente ans et que ceux-ci abordent des champs très divers de l’action publique et certains ont même été l’objet d’une notoriété publique, soit parce qu’ils ont été largement débattus, soit parce qu’ils font référence. On songe ici notamment aux travaux du commissariat général au plan ou au livre blanc sur la politique énergétique publié en novembre 2003 après un débat national de plusieurs mois au printemps 2003. Cette utilisation est connue et, sous l’influence communautaire, les livres blancs sont devenus des outils familiers. On dénombre plus de 23 livres blancs rédigés et publiés par la Commission européenne depuis 1988.

Il faut toutefois apporter ici une nuance importante. Si le terme de « livre blanc » est acquis dans le vocabulaire politique, le concept, quant à lui, ne l’est pas toujours. Ainsi, les démarches politiques qui entourent l’élaboration du livre blanc ne sont pas identiques ou normées. Cela est aussi vrai de celles qui précèdent le livre blanc, que ce soit le débat, ou plutôt la compilation et la synthèse des éléments de débat avec ou sans livre vert que de celles qui lui succèdent, soit la prise de décision sous ses différentes formes (adoption d’une loi, feuille de route pour une administration, etc.). Cette absence de normes qui pourraient en quelque sorte universaliser le concept se justifie sans doute par la flexibilité qu’elle apporte dans la réalisation de l’exercice en fonction des acteurs qui s’en prévalent. En revanche, l’attention à la dimension « objet de communication politique » du livre blanc semble parfois plus forte que celle du diagnostic partagé sur une question et de l’énoncé d’une politique par le gouvernement. Incontestablement, le livre blanc est d’abord un outil de communication et de « faire savoir » de la part des autorités gouvernementales nationales ou communautaires.

Si l’usage des livres blancs tend à croître en tant qu’outil de gouvernance, ceux-ci ne s’appliquent pas à tous les domaines de la vie politique[4]. Et en particulier, comme nous l’avons déjà mentionné, en France il n’existe pas de livre blanc de politique étrangère. En ce domaine, il n’existe même pas de document de synthèse ou prospectif de la part du gouvernement. L’analyse des politiques étrangères se fait à partir de sources éparses : discours des ministres, des porte-parole du ministère ou du chef de l’État. La communication du gouvernement et celle de son ministère des Affaires étrangères paraît pourtant abondante, celui-ci répondant aux questions thématiques, ponctuelles des journalistes et des parlementaires et diffusant ces informations sur l’Internet.

Les rapports annuels du mae rappellent les grands principes qui ont guidé l’action de la France dans les années et les mois précédents, mais leur fonction est avant tout récapitulative. Il n’existe pas en tant que telle de feuille de route ou même de déclaration officielle et globale de politique étrangère.

Devant ce constat, il est intéressant de porter attention au ministère de la Défense qui, contrairement au mae, a déjà fait usage de livre blanc.

A — Les deux livres blancs sur la défense : exception ou avant-garde ?

Dans un domaine connexe, la Défense, deux livres blancs ont été adoptés, l’un en 1972[5] précisant la doctrine militaire française et l’autre en 1994[6].

Étant donné leur quasi-unicité, les deux livres blancs sur la Défense méritent donc que nous nous y arrêtions afin d’évaluer s’ils constituent l’exception ou l’avant-garde en matière de gestion des diverses composantes de la politique étrangère française. Dans le premier cas, soit le livre blanc sur la Défense de 1972, le Président de la République, Georges Pompidou, avait demandé à son ministre de la Défense, le gaulliste Michel Debré, de rédiger un livre blanc qui puisse « recueillir et préciser la politique de Défense que le général de Gaulle avait définie[7] ». Il s’agissait alors d’énoncer la doctrine de défense de la France pour une nouvelle période, ouverte par l’achèvement de la décolonisation.

Le second livre blanc a été élaboré en 1994, soit cinq ans après la chute du mur de Berlin, pendant une période de cohabitation entre le Président socialiste François Mitterrand et le gouvernement pr-udf d’Édouard Balladur, dont le ministre de la Défense était alors François Léotard. Il s’agissait alors pour la France de prendre en compte les évolutions de contexte, celles de l’après guerre froide, et d’exposer le cadre dans lequel s’inscrirait l’action des forces armées. Ici, la notion de livre blanc dans l’esprit du ministre de la Défense est liée à celle de consensus :

la stratégie de Défense présentée dans ce Livre blanc comprend de nombreux facteurs de renouvellement, dont je souhaite qu’ils soient la base d’un consensus nouveau[8].

Certains facteurs concrets militent en faveur de la production de tels livres blancs. Ainsi, la politique de défense d’une nation a besoin d’objectifs et d’une stratégie lisibles dans le temps. Ce besoin est d’abord éprouvé par les militaires, dont la formation est longue et dont l’engagement doit avoir un sens, ensuite au regard des matériels, dont les cycles de conception, de production et d’utilisation sont très longs et enfin pour la nation car les sommes engagées et les orientations de la programmation militaire sont très conséquentes. Par exemple, on note une différence importante entre un pays qui souhaiterait limiter sa politique de défense à la protection de son sanctuaire national comme la Suisse et un autre qui souhaiterait avoir une capacité de projection étrangère de ses troupes pour défendre ses intérêts nationaux sur des théâtres d’opération étrangers ou contribuer au maintien de l’équilibre mondial qui est un des facteurs de sa propre sécurité, comme la France ou les États-Unis. Les ressources engagées du point de vue humain et du point de vue matériel ne seront alors pas les mêmes, sans compter que les crédits votés, voire l’orientation donnée à la politique, qui passe de l’isolationnisme à l’interventionnisme, varient grandement.

Or, dans le cas de ces deux livres blancs du ministère de la Défense, il s’agit de cas spécifique s’appliquant à un contexte mondial précis. Dans ce sens, ces exemples portant sur la Défense s’avèrent être des cas d’exception dans un contexte politique national et international spécifique.

II – La singularité de la politique étrangère en France

L’existence, même circonscrite, de livres blancs en maints domaines de l’action publique gouvernementale en France et son absence en matière de politique étrangère renforce notre hypothèse relative à la singularité de cette politique vis-à-vis des autres politiques gouvernementales. Nous considérons en effet que la politique étrangère de la France ne saurait être totalement assimilée aux autres politiques publiques. Dans un chapitre de l’ouvrage collectif, de référence dans le domaine, dirigé par Frédéric Charillon[9], Marie-Christine Kessler, interroge remarquablement le lien entre politique étrangère et politique publique, en particulier en plaidant pour que leur approche analytique utilise les outils de l’analyse des politiques publiques. Les politiques étrangères sont incontestablement des politiques publiques au sens classique du terme. Pour autant, nous considérons que du point de vue du pouvoir et compte tenu de l’histoire de la France et de son administration, les politiques étrangères ne sauraient être réduites à des politiques publiques. L’absence de livres blancs en ce domaine nous apparaît comme une des conséquences de cette singularité.

A — Un processus décisionnel qui privilégie l’efficacité au débat démocratique

En premier lieu, la compétence de politique étrangère n’a pas été définie clairement par la Constitution de la ve République : elle est partagée entre le chef de l’État, chef des armées (art. 15), garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire (art. 5) et qui ratifie les traités (art. 52) et le premier ministre, responsable de la défense nationale (art. 21) et qui, en tant que chef du gouvernement, conduit la politique de la nation et dispose de la force armée (art. 20). Quant au ministre des Affaires étrangères, aucun décret ne précise ses attributions, mais il participe également au processus décisionnel en matière de politique étrangère et surtout, il conduit au quotidien la diplomatie française.

Cette distinction entre politique étrangère et diplomatie peut sembler relever de la pure sémantique, mais dans le contexte de cette étude il est utile de la rappeler. Pour ce faire, nous empruntons une définition que donne Marie-Christine Kessler de la politique étrangère comme étant « l’activité par laquelle un État établit, définit et règle ses rapports avec les gouvernements étrangers[10] ». Ce sont les grandes options d’un pays, ses buts à long terme, comme la ratification du traité de Maastricht ou d’Amsterdam dans le domaine de l’intégration européenne, l’intervention ou la non-intervention en Irak, au Kosovo sur la scène internationale. Par ailleurs, la diplomatie, selon le mot de Metternich, « n’est que l’application journalière de la politique extérieure[11] » : c’est la mise en oeuvre de cette politique étrangère. Le ministère des Affaires étrangères donne une définition pertinente en établissant un lien utile entre les deux concepts :

Si la politique étrangère est la stratégie, la diplomatie est la tactique, et ajoute en grossissant le trait que la politique étrangère ne craint pas de prendre le risque de litiges et que la diplomatie se voue à les résoudre[12].

On le constate, le processus décisionnel en matière de politique étrangère est en apparence dispersé et éclaté entre plusieurs acteurs de premier rang. Toutefois, dans les faits, c’est le Président de la République qui dirige véritablement la politique étrangère du pays. Ceci correspond à une vieille tradition « monarchiste  du pouvoir régalien » consacrée par la pratique et qui tient aussi au mandat même du Président de la République élu au suffrage universel direct. Celui-ci procède directement de la volonté populaire : sa légitimité démocratique lui confère donc d’importants pouvoirs dont de facto celui d’orienter et de conduire la politique étrangère de la France. On parle d’ailleurs, sous la ve République, de « domaine réservé » du président de la République pour qualifier cette dernière.

Pour sa part, la diplomatie a traditionnellement été le fait des aristocrates et encore aujourd’hui, en France, le corps diplomatique reste relativement fermé, imperméable et hermétique aux autres corps de l’administration. Nous voudrions en donner un exemple : il existe depuis de nombreuses années un dispositif d’échange plébiscité entre le monde militaire et le reste de la société civile, l’Institut des hautes études de défense nationale (ihedn), qui accueille chaque année des promotions de cadres dirigeants d’entreprises, de femmes et d’hommes politiques, d’universitaires et organise des sessions régionales, notamment en direction des jeunes. Il n’existe en revanche rien de tel dans le domaine des affaires étrangères. L’Institut diplomatique qui dépend du ministère des Affaires étrangères ne forme que quelques fonctionnaires de ce ministère par an et n’a aucun rayonnement à l’extérieur des murs de cette administration.

La concentration du pouvoir entre les mains de quelques conseillers du Président de la République (ils sont cinq à former la cellule diplomatique de l’Élysée) et ceux du quai d’Orsay est encore renforcée par les liens particuliers qui existent entre ces deux lieux de pouvoir. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin de 1997 à 2002, avait été le conseiller diplomatique de François Mitterrand. Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Raffarin de 2002 à 2004 et actuel premier ministre, avait lui aussi été le conseiller de Jacques Chirac avant de devenir secrétaire général de l’Élysée. Ce qu’il faut ici remarquer, c’est que non seulement cette concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns ne favorise pas le débat interne, mais il s’agit d’une concentration renforcée par le déséquilibre des forces entre l’exécutif et le législatif au détriment du Parlement et donc du débat démocratique. Explorons ce que nous révèle cet aspect particulier du contexte politico-institutionnel français.

B — Le rôle traditionnellement limité du Parlement.

Le rôle propre au Parlement en matière de politique étrangère s’inscrit dans une tradition ancienne. En effet, dès le début du siècle, un traité de science politique relevait que :

négocier ne saurait être le fait de plusieurs, et rien de ce qui touche aux relations d’un peuple avec ses voisins ne peut être préparé dans le tumulte d’une Assemblée délibérante. Cependant, il n’y a pas de questions sur lesquelles un gouvernement puisse être exposé à compromettre les intérêts publics d’une façon plus grave qu’en matière de politique extérieure. Les vrais principes veulent que le gouvernement ait les mains complètement libres pour toutes les négociations diplomatiques, mais qu’il ne puisse jamais engager définitivement sa signature, qui est celle de la nation, sans l’avis préalable des représentants de la Nation[13].

Ces propos illustrent l’idée qui a prévalu depuis plus d’un siècle dans l’équilibre des pouvoirs entre exécutif et législatif et dont le déséquilibre au profit de l’exécutif et notamment du président de la République s’est renforcé en 1958 (art. 52 de la constitution : « Le président de la République négocie et ratifie les traités »).

La « diplomatie » parlementaire reste très protocolaire et se traduit essentiellement par des échanges, des relations ou des études. Elle n’est presque jamais opérationnelle. Le Parlement ratifie les traités et les accords, mais il n’en est saisi qu’au stade ultime du processus et n’a pas le droit d’amendement. Il adopte, ajourne ou refuse le texte, ce qui ne s’est jamais produit depuis 1959. Le Parlement est donc peu consulté, à l’exception notable des questions européennes. Mais celles-ci ne sont-elles pas devenues au fil du temps des questions d’une autre nature encore que les affaires étrangères ? C’est ainsi que le Parlement ne participe pas à la définition des priorités de la politique étrangère de la France.

Ce quasi-monopole de l’exécutif ne crée pas un état d’esprit propice au réexamen périodique de la pertinence des orientations de politique étrangère. Certes, depuis le milieu des années 1990 et la présidence de l’Assemblée nationale sous Philippe Seguin, des chefs d’État étrangers sont régulièrement invités à s’exprimer à la tribune du palais Bourbon. Ceci témoigne d’une volonté du Législatif de corriger en sa faveur le déséquilibre des pouvoirs, mais ces présences, essentiellement protocolaires dans leur portée, ne sont pas suffisantes pour amener un débat démocratique sur la définition des orientations de la politique étrangère française.

En définitive, personne, au niveau de la fonction législative, ne semble être en mesure de remettre en question les choix de l’Exécutif compétent en matière de politique étrangère ni même de permettre d’engager un débat sur les orientations qui s’en dégagent, exercice qui constitue l’essence même d’un livre blanc.

Le système français est à cet égard très différent du système américain qui organise en son sein un balancier entre les larges prérogatives du président en matière de politique étrangère, celles du Congrès (et plus particulièrement du Sénat qui approuve notamment la nomination des ambassadeurs et les accords internationaux) et celles d’instances comme le National Security Council.

La position française est plus directive et répond sans doute à un besoin d’éviter les équilibres précaires qui avaient marqué la ive République. Cette logique d’efficacité se double ainsi d’une relative stabilité des principes et des orientations de politique étrangère depuis les débuts de la ve République.

C — Stabilité et adhésion aux orientations

En dépit des alternances politiques qu’a connues la ve République, la politique étrangère de la France n’a pas fondamentalement changé de nature ni de finalité. Théorisée et impulsée par le général de Gaulle dès 1958, elle a suscité depuis lors une forte adhésion nationale, à quelques exceptions notables près. On songe ici au traité de Maastricht, adopté par référendum en 1992 à une très courte majorité[14], alors que l’ensemble de la classe politique des partis dits de gouvernement avait appelé à voter en faveur du Traité, et de la première guerre du golfe Persique, qui a suscité quelques tiraillements au sein de la majorité socialiste de l’époque, entraînant la démission du ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement[15]. Les grandes orientations de politique étrangère française n’ont, globalement, jamais été remises en question sur le fond, par les chefs d’État de toutes allégeances[16]. Les différentes cohabitations n’ont en rien modifié cette situation[17].

La politique étrangère affiche une grande constance et ne constitue pas une ligne de fracture ou de clivage politique entre la droite et la gauche. En fait, il est juste de constater qu’elle est d’ailleurs rarement invoquée comme un enjeu électoral de premier rang[18].

Cette constance dans les objectifs et les grands axes qui inspirent la politique étrangère française permet de les circonscrire :

  • garantir l’indépendance nationale fondée sur une capacité de défense autonome et crédible ;

  • exercer les responsabilités que son statut sur le plan international lui confère ;

  • diffuser et assurer l’universalité des valeurs républicaines dont elle a été l’inspiratrice et que les institutions internationales ont consacrées en des textes solennels ;

  • promouvoir un équilibre des puissances au niveau mondial (refus des blocs, promotion d’un monde multipolaire, défense du multilatéralisme).

À ces principes et à ces objectifs s’ajoutent des actions concrètes : poursuivre la construction de l’Europe de manière à garantir la paix, la stabilité et la prospérité du continent ; agir au sein de la communauté internationale afin de favoriser la consolidation de la paix, de la démocratie et du développement.

Ces différents éléments, traduits en principes de politique étrangère ont toujours rencontré une forte adhésion nationale, tant dans leur contenu que dans leur chef d’attribution, soit un domaine « réservé » aux autorités politiques les plus élevées et qui ne fait intervenir qu’à la marge la représentation nationale, ce qui explique en partie pourquoi il n’existe pas en France, dans le domaine de la politique étrangère, de document cadre prospectif – un livre blanc – débattu à intervalles réguliers et qui fasse autorité en la matière.

D — Évolution des conceptions en politique étrangère

Il ne faudrait toutefois pas considérer cette absence d’outils de « politique publique » et de participation démocratique ou institutionnelle du Parlement à la définition d’une politique étrangère comme une absence de démocratie. Dans la conception gaullienne de la ve République, la démocratie représentative de type parlementaire cède parfois le pas à la démocratie directe alors que le référendum intervient comme un moment fort de décision démocratique. Il est intéressant de constater que les sujets de référendum sous la ve République ont souvent porté sur des questions de politique étrangère, que ce soit l’autodétermination de l’Algérie en 1961, les accords d’Évian sur l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’élargissement de la cee en 1972, la ratification du Traité de Maastricht sur l’ue en 1992 et du projet de traité instituant une constitution pour l’Europe soumis par référendum au peuple français le 29 mai 2005.

Il serait faux de retenir l’image d’une politique étrangère immuable, incapable de se repositionner dans un monde en pleine ébullition. La politique étrangère est par essence réactive, sans doute moins tournée vers ses outils internes que vers ses objectifs et ses ambitions qui, dans le cas de la France, ne sont pas maigres : tenir le rang d’une des puissances mondiales, gérer sa relation complexe à l’hyperpuissance américaine, maintenir vivant et opérationnel le second réseau diplomatique et culturel du monde – ce qui impose de participer à toutes les rencontres et à toutes les négociations internationales –, le tout avec les contraintes budgétaires que l’on sait. Il est important de garder à l’esprit les pressions budgétaires[19] et organisationnelles qui poussent le quai d’Orsay à faire des choix stratégiques afin de maintenir la densité du réseau diplomatique[20].

Tableau 1

Résultats des consultations référendaires en France sous la ve République

Résultats des consultations référendaires en France sous la ve République

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La conception d’origine, très statocentrée, a elle-même évolué au cours des dernières années. La France est passée d’une vision traditionnellement très étatique des relations internationales à une vision beaucoup plus transnationale, soucieuse des impératifs humanitaires, qui prend en considération les revendications des ong, des courants altermondialistes, bref plus à l’écoute de la société civile, et qui fait donc évoluer la diplomatie française.

À titre d’exemple, la France a été à l’origine du mandat donné par la 32e Conférence générale de l’unesco (septembre/octobre 2003) au directeur général de l’Organisation pour préparer un projet de convention sur la protection de la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques[21].

Ces considérations connaissent les influences de plusieurs éléments extérieurs : interventions de la société civile, évolution du contexte international, qui devraient accroître les exigences de planification, de projection et de stratégie à moyen et à long terme, et à l’aune desquelles la politique étrangère française devra tôt ou tard évoluer. Ceci nous interroge donc à ce stade sur l’évolution et la réforme de la politique étrangère de la France et sur les outils d’accompagnement de cette réforme.

E — Des outils de gestion et de réforme discrets ?

Les outils de gestion et de réforme de la politique étrangère sont-ils trop discrets et trop lacunaires au regard de la nouvelle donne mondiale et des évolutions endogènes qui s’opèrent au sein même de l’État et de la société française ?

Sur ce dernier aspect, on observe la multiplication de nouveaux acteurs des politiques étrangères qui ne se résument plus au « diplomate et au soldat » tel que décrit par Raymond Aron[22]. La quasi-totalité des ministères dits sectoriels ont leur propre direction des relations internationales. Dans certains cas précis, des ministères disposent de leurs propres agents à l’étranger comme c’est le cas notamment du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de la Culture. À cette nouvelle donne, il faut aussi ajouter le contexte européen qui conduit les ambassades de France à apprendre à partager un peu de leurs relations diplomatiques avec d’autres acteurs supra-étatiques, étatiques ou économiques.

L’administration publique dans son ensemble et dans ce cas précis s’adapte aux nouvelles réalités. Elle a été particulièrement marquée au cours des dix dernières années par trois réformes conduites successivement par Alain Juppé[23], Hubert Védrine[24] et Dominique de Villepin. Les efforts de communication des informations disponibles et leur présentation de façon politique en vue de la prise de décision ont été rappelés par le ministre Dominique de Villepin devant les ambassadeurs réunis à Paris à la fin du mois d’août 2003[25].

III – Nouvelle donne mondiale et contraintes de l’opinion publique

Si les événements internationaux qui se succèdent depuis la chute du mur de Berlin sont autant d’occasions pour la France de « produire » sa politique étrangère, on observe de grandes tendances.

Tout d’abord, l’information se diffuse plus vite et plus largement et elle alimente l’émotion parfois légitime des opinions publiques qui sont un acteur/facteur nouveau dans le processus de décision. À titre d’exemple de cette dynamique, nous pouvons citer le cas du Rwanda ou celui des Balkans, notamment par rapport à l’intervention militaire au Kosovo. Au moment du conflit yougoslave au début des années 1990, de toutes les opinions publiques européennes, c’est l’opinion publique française qui s’est révélée la plus en faveur de l’intervention.

Par ailleurs, la notion de droit d’ingérence, qui trouve écho auprès de la population indignée des actes commis dans certaines régions du monde, a, depuis, fait son chemin dans les hautes sphères politiques et diplomatiques françaises. La mobilisation des intellectuels et des ong est une donnée que l’Exécutif ne peut se permettre de négliger. À titre d’exemple, on constate qu’à l’occasion de l’intervention américaine en Irak, la France a pris une position diplomatique en conformité avec la mobilisation de l’opinion publique, alors que l’Espagne et l’Italie n’ont pas fait ce choix.

Enfin, il ne faut pas négliger le fait que de nouveaux acteurs non étatiques montent en puissance dans le jeu du droit et de la puissance. On compte à ce titre les ong, qui ont de plus en plus souvent des liens directs avec les gouvernements, les réseaux religieux intégristes et/ou terroristes, voire les entreprises multinationales.

Face à cette nouvelle donne, la nécessité d’énoncer une stratégie de politique étrangère ne fait aucun doute, mais il s’agit d’un exercice empreint d’un plus haut niveau de difficulté que lorsqu’il était l’apanage exclusif des sphères supérieures de l’État. Il existe donc un impératif d’intégration de cette nouvelle donne et de ces nouvelles contraintes : il faut répondre aux exigences croissantes des différents acteurs de la société civile qui semblent requérir une meilleure planification de la politique étrangère et la prise en compte de leur nouveau rôle en tant qu’acteurs des relations internationales. La France, comme on vient de le voir, a déjà pris acte des valeurs exprimées par ces nouveaux acteurs et, par ses nouvelles orientations en matière de politique étrangère, renoue avec des valeurs d’interventionnisme démocratique et humanitaire qui ont été revisitées depuis la période gaullienne.

Un tel virage met cependant en lumière une difficulté qui tient essentiellement à la culture diplomatique de la France. Ainsi, celle-ci ne considérant toujours que le fond et non les outils des orientations de la politique étrangère, on observe une différence de culture très nette avec le Canada et les États-Unis en matière de diffusion de l’information. En France, les Affaires étrangères éprouvent des difficultés à communiquer avec ses homologues nord-américaines : on peut noter par exemple le degré de transparence affiché par les gouvernements canadien et américain sur ses sites Internet officiels alors qu’en France, la communication gouvernementale ne va pas de soi.

A — Capacités organisationnelles

L’absence de livre blanc en politique étrangère permet d’expliquer certaines lacunes, plus particulièrement au niveau de la prospective. En effet, les carences françaises ont fait l’objet de plusieurs analyses et notamment celle d’un groupe de travail du Commissariat au plan dirigé par l’amiral Jacques Lanxade. Les conclusions auxquelles ce groupe est parvenu témoignent de l’important déficit de planification stratégique en matière de politique européenne et d’action internationale :

La propension de la France à décider à la dernière minute, sa réticence à exprimer publiquement une stratégie, sa culture du secret, l’absence d’habitude de son administration à coucher par écrit, fût-ce de manière exploratoire, des éléments de doctrine, sont fréquemment soulignées[26].

En France, les capacités d’expertise pouvant mener à la conceptualisation d’un livre blanc de politique étrangère ne manquent pas : Commissariat général au plan, Centre d’études et de recherches internationales (ceri), Institut français des relations internationale (ifri), etc. Comment expliquer le peu d’échanges organisés entre les analystes présents dans ces organisations et les praticiens ? Ceci est sans doute lié au mode de recrutement exclusif des diplomates par les concours de l’ena ou des Affaires étrangères. Une fois intégrés dans le corps des diplomates, les praticiens sont trop rares à s’extraire de leurs fonctions. Les va-et-vient entre recherche, analyse et pratique sont presque impossibles pour un non-diplomate.

Le ministère des Affaires étrangères possède pourtant des capacités d’analyse stratégique pour la mise en place d’une forme de planification stratégique pouvant s’apparenter, dans sa finalité, à un livre blanc. En effet, au sein même des administrations centrales et dans l’entourage proche des décideurs, il existe des lieux d’expertise, mais ils sont insuffisamment exploités et ne sont pas à la hauteur des enjeux et du rôle que la France entend jouer sur la scène mondiale. Ainsi existe en France un Centre d’analyse et de prévision (cap) créé en 1973 par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Michel Jobert. À l’origine, cette cellule devait être indépendante des services, pluridisciplinaire et directement rattachée au ministre. Son originalité tient aussi à son ouverture sur l’extérieur et à la contribution de consultants, universitaires, chefs d’entreprise, journalistes disposant d’une autre légitimité que celle des services du ministère des Affaires étrangères.

Dans ce contexte, le cap aurait pu devenir un vrai lieu de réflexion sur les objectifs et les orientations de la politique étrangère, sur sa projection à moyen et à long terme, sur sa nécessaire réforme au gré des évolutions du contexte international. Aujourd’hui il joue d’une certaine manière ce rôle, car il tente de fournir un point de vue différent de celui des services du ministère et conduit des analyses axées sur les évolutions de fond. Il a su également, par le passé, enrichir la doctrine des services du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Défense sur des points essentiels, tels que la prolifération nucléaire ou les relations transatlantiques. Il a par ailleurs contribué à mettre en place le service des affaires stratégiques (devenu la direction des affaires stratégiques et du désarmement[27]) et à diffuser au sein des services une culture d’ouverture vers l’extérieur.

Cependant, l’action du cap se heurte à plusieurs limites. Parmi celles-ci, il faut mentionner le fait qu’il travaille certes en étroite coopération avec le ministre des Affaires étrangères mais non avec le véritable décideur en matière de politique étrangère, à savoir le président de la République et sa cellule diplomatique. Par ailleurs, ses effectifs sont restreints et ne comptent qu’une dizaine de personnes : c’est trop peu de ressources pour conduire une véritable réflexion de long terme et porter à lui seul une réforme en profondeur de l’action extérieure de la France. Enfin, son action n’a pas été relayée par la création de cellules de réflexion au sein même des services du ministère des Affaires étrangères qui tendent à pérenniser les situations et les priorités de politique étrangère existantes plutôt qu’à en concevoir de nouvelles.

Or, les bases traditionnelles de la conception de la politique étrangère que sont les états-majors du président ou du premier ministre ne peuvent prétendre jouer ce rôle de conception et d’orientation. D’abord, ils n’ont pas vocation à conduire des réflexions de long terme sur l’évolution de la politique extérieure de la France. Ensuite, si nous considérons l’exemple de la cellule diplomatique de l’Élysée qui se compose de cinq personnes, il est évident que sa capacité organisationnelle de traitement de l’information et d’expertise est limitée par sa taille même. Sa nature et sa composition font qu’elle s’apparente plus à un cabinet opérationnel devant réagir instantanément aux soubresauts de l’actualité diplomatique qu’à une instance de réflexion et de consultation. Elle n’a d’ailleurs pas pour mandat d’apporter la contradiction au chef de l’État sur la stratégie de politique étrangère à proprement parler ni donc de susciter un débat sur une éventuelle réforme de ses orientations. Pourtant, la prise de décision dans un contexte international incertain suppose un effort de prévision, de détermination des objectifs et d’évaluation de l’action menée par l’État.

B — Quelles sont les pistes de réforme ?

Dans l’administration publique française, les diagnostics sont souvent aussi nombreux que les remèdes. Les carences dans le domaine de la politique étrangère, dont la réforme n’a jamais fait l’objet d’une mise sur agenda public, sont tout de même connues et partagées et on peut envisager quelques pistes de réforme.

Par comparaison, nous pouvons constater que les « grandes nations » diplomatiques que sont les États-Unis ou le Royaume-Uni disposent d’instruments de prévision en matière de politique étrangère. Au Royaume-Uni, le Secrétariat de la politique de défense et d’outre-mer[28] réunit, sous la présidence du premier ministre, les principaux ministres intéressés, procède à des discussions stratégiques générales, commande des études et entérine leurs conclusions. Aux États-Unis, le président est assisté du National Security Council (créé en 1947 par le président Truman) qui réunit les principaux responsables de l’action extérieure et se livre à des réflexions de long terme en matière internationale[29].

En France, l’expertise reste éclatée entre plusieurs services discrets de différents ministères dont les logiques peuvent être concurrentes. Du reste, cette expertise, même éparse, est insuffisamment exploitée par les décideurs.

Par ailleurs, la transposition dans le modèle français d’un système de contrepoids, par des outils tels les livres blancs, paraît difficilement envisageable compte tenu de la conception qui prévaut depuis les débuts de la ve République d’un domaine des affaires étrangères « réservé » au chef de l’État.

Il est néanmoins possible d’envisager la création d’un Conseil national de la politique extérieure, instance uniquement consultative composée de hauts fonctionnaires ainsi que de personnalités qualifiées nommées par le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat. Sur ce point, la France se démarquerait des États-Unis en impliquant le pouvoir législatif dans ce processus. Leur mandat ne serait pas renouvelable et ils se réuniraient au moins une fois par trimestre sous la présidence du chef de l’État. Un tel conseil permettrait à un exécutif trop souvent confronté à l’urgence de pouvoir se référer à une structure de réflexion lui permettant d’éclairer ses choix dans le domaine de la politique étrangère. Cela favoriserait en outre la création d’un lien entre le monde de la décision et celui de la réflexion et de l’analyse. Un rapport de l’ena[30] a d’ailleurs envisagé cette piste de réforme en 1997, mais elle n’a pour l’instant pas été suivie d’effet.

Par ailleurs, un rapport du Commissariat général au plan propose d’instituer un Conseil d’analyse européenne et internationale, dont la mise en oeuvre pourrait s’avérer intéressante.

D’autres pistes sont également ouvertes. Ainsi, pour renforcer la dimension stratégique de la prise de décision, il conviendrait également d’étoffer les effectifs de la cellule diplomatique de l’Élysée confrontée à l’urgence et à la gestion de l’agenda international du Président en y intégrant notamment des agents du cap. Il faudrait par ailleurs jeter les bases d’une véritable concertation en valorisant le rôle du Parlement, que ce soit par l’introduction d’un document d’orientation budgétaire, par le vote d’une loi quinquennale sur les moyens de l’action extérieure de la France ou par la publication des avis rendus par les commissions des affaires étrangères des assemblées.

Face à ces considérations, il reste toutefois une question fondamentale à se poser : la France ira-t-elle pour autant à l’avenir vers des outils de politique étrangère de type « livre blanc » ? La réponse à cette interrogation est sans doute à rechercher le long de la voie menant à l’intégration européenne dans la mesure où ces mécanismes ne sont pas familiers aux pratiques politique et administrative françaises. En dépit d’une réelle volonté de réforme qui l’anime à l’heure actuelle, la France n’a pas introduit dans son système de définition et d’orientation de la politique étrangère de processus de type « livre blanc » ou de mécanisme qui s’en rapproche.

IV – Politique étrangère nationale et contexte européen

Ce constat amène en soi une autre question : France/Europe, une politique étrangère commune ? Ou, si l’on veut, la construction européenne est-elle une politique étrangère de la France ? Dès 1974, Jacques Chirac, alors premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, affirmait dans son discours de politique générale à l’Assemblée nationale : « La politique européenne ne fait plus partie de notre politique étrangère. Elle est autre chose et ne se sépare plus du projet fondamental que nous formons pour nous mêmes[31]. » Aujourd’hui, les implications sont telles que l’on distingue deux ministres au sein d’un même ministère : celui des Affaires étrangères et celui des Affaires européennes. Si de nombreuses propositions vont dans le sens d’une émancipation du secrétariat d’État aux affaires européennes qui pourrait par exemple être directement adossé au premier ministre afin d’intégrer la dimension européenne dans l’action d’ensemble du gouvernement, pour l’instant la tutelle du ministre des Affaires étrangères demeure. Pourtant, la politique étrangère et de sécurité commune (pesc), l’un des trois piliers de l’Union européenne[32], impose une refondation, une réinvention même de la politique étrangère.

La pesc pose en effet plusieurs défis aux chancelleries européennes. Elle met notamment en contradiction la grandeur et l’ambition nationale françaises et une politique étrangère et de sécurité commune pour l’ensemble de l’Europe. Cette situation est particulièrement complexe dans le cas précis de la francophonie pour la France ou du Commonwealth pour le Royaume-Uni. Au regard de notre propos, cette politique étrangère commune est en soi un paradoxe. Comment ce qui est si unique peut-il être commun ? Comment partager une telle prérogative de souveraineté ? Pour le moment, on ne parle bien que d’une politique commune et non unique. Cela n’occulte pas pour autant la question de savoir quelle sera la marge de manoeuvre pour équilibrer 25 politiques étrangères nationales avec une politique étrangère et de sécurité commune.

La question fondamentale à laquelle se trouve confrontée la France à cet égard est la suivante : jusqu’où européaniser la politique étrangère française ? Elle se trouve face à un dilemme qu’elle n’a pas encore tranché : la France veut-elle continuer à avoir une diplomatie indépendante avec une ombre de diplomatie européenne ou veut-elle contribuer à l’élaboration d’une « capacité d’agir » européenne qu’elle influencerait sans avoir une place dominante en son sein ?

En d’autres termes, il faut se demander s’il est opportun d’abandonner une politique étrangère nationale qui, comme on l’a vu au Conseil de sécurité de l’onu sur la question irakienne, a toujours une capacité d’agir et de peser sur la scène internationale pour une politique européenne à la « force de frappe » incertaine ?

Le projet de constitution européenne, s’il propose des choses intéressantes visant à doter la pesc d’un vrai leadership et de véritables marges de manoeuvre, ne convainc pas totalement et n’aide pas à cet égard la France à sortir de ce dilemme. Les lourdeurs d’un système décisionnel à 25 avec un leadership éclaté entre la Commission européenne et le Conseil européen, renforcé par l’exigence totémique de l’unanimité font qu’il sera toujours difficile de fabriquer des décisions de politique étrangère efficacement et rapidement.

Il existe bien une proposition franco-allemande d’instituer le vote majoritaire sur des propositions qui émaneraient du nouveau ministre des Affaires étrangères européen, mais celle-ci a semblé hors d’atteinte, même dans le cadre du débat ayant porté sur le projet de constitution européenne, d’où les hésitations persistantes de la France à aller jusqu’au bout et à plaider pour un surcroît d’Europe, notamment en matière de politique étrangère.

Ces exemples de problématiques représentent des enjeux de premier plan qui pourraient, dans un environnement politico-administratif favorable, être traités et résolus dans le cadre de livres blancs. En effet, il s’agit de questions centrales à l’évolution de la souveraineté nationale portée à l’internationale nécessitant un fort consensus. L’absence d’une « culture des livres blancs » rend difficile l’atteinte du consensus et, parallèlement, le triomphe de l’intérêt supérieur de la nation impliquant la multitude des acteurs.

Dans cet ordre d’idée, pour la France, les livres blancs portant sur la politique étrangère peuvent représenter une solution face à la complexité des enjeux internationaux et de la crise identitaire qui sévit avec force depuis l’élection présidentielle de 2002.

L’Union européenne représente un fort « potentiel de croissance » pour les livres blancs. En effet, les difficultés à dégager des consensus en Europe post-élargissement pourraient trouver dans ces mécanismes de livres blancs une réponse à la complexité inhérente aux enjeux de la voie internationale de l’ue. Malgré l’absence d’une « culture de livres blancs » portant sur les questions internationales, la France risque de connaître dans les prochaines années des choix de politiques étrangères découlant d’un processus décisionnel européen caractérisé par des livres blancs.

Conclusion

On ne conduit pas la politique étrangère d’une nation, dont le référentiel et les principes sont intimement connus des décideurs, comme on devrait conduire une politique commune. Javier Solana, le haut représentant de l’Union européenne pour la Politique étrangère et de sécurité commune le dit bien : « définir une grille de lecture commune, identifier ensemble les menaces, définir une stratégie de sécurité... Fonder la pesc sur une vision commune des enjeux et des défis[33] ». La question des outils va se poser. Dans le choc des cultures intereuropéennes, il va falloir de la méthode. La mise en place de mécanismes tels les livres blancs pourraient être une solution aux défis complexes de la mise en place d’une politique étrangère commune pour l’Union européenne.

Le cas de la France témoigne d’une histoire et d’une culture peut-être plus « républicaines » que démocratiques au sens libéral du terme. Ses pratiques d’élaboration et d’énonciation de la politique étrangère vont sans doute devoir changer dans le contexte européen.

Dans cet ordre d’idée, il est difficile de faire ressortir en quoi la politique étrangère de la France est handicapée par l’absence de livres blancs. Certes, l’élaboration des grandes lignes de l’élaboration de la politique étrangère de la France se caractérise par l’absence d’implications des différents acteurs de la nation et plus particulièrement de la société civile. En ce sens, les orientations émanent d’un pouvoir centralisé « régalien » marqué par une absence de recherche de consensus.

L’absence de livres blancs en France concentre les pouvoirs en matière d’élaboration de politique étrangère aux mains d’un nombre limité d’acteurs ex professo. Or, le pays, malgré l’évolution récente des relations internationales, s’apparente à une « Oligarchie diplomatique ». La France est encore assez loin d’une approche « fonctionnelle » des politiques étrangères, ce n’est pas l’outil qui pourra ou devra réformer la politique étrangère.

La France est peut-être dans un schéma d’excès de concentration du pouvoir car c’est le chef de l’État, souverain démocratique, qui fait la synthèse nationale. Le principe de l’appel à la société civile et à la concertation est parfaitement noble en soi, mais pour étudier ces processus de concertation et les jeux d’acteurs qui s’y opèrent, il faut garder à l’esprit que la société civile n’est pas en soi démocratique. Seules les institutions qui procèdent du suffrage universel le sont…