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Un des nombreux traits de Du sens d’A. J. Greimas qui restent actuels pour nous est la hardiesse et l’ampleur de la conception du langage qui sous-tend l’ouvrage et nourrit le projet sémiotique qui s’y annonce. Sous certains aspects, cette conception se présente comme étant à l’avant-garde de son époque, lorsque le recueil d’articles avance des propositions concrètes sur l’organisation du discours au-delà de la phrase, qu’il dresse le plan d’une vaste étude de la communication non verbale ou qu’il associe la sémiotique à l’étude des processus généraux de l’esprit – autant de terrains d’essai défrichés depuis dans les domaines de la pragmatique, de l’analyse du discours ou des recherches cognitivistes. La vision qui anime Du sens comprend également la dimension sociale et anthropologique du langage, affirmant la nécessité de prendre en considération le contexte social des textes, par exemple, et esquissant les principes d’un dictionnaire d’une culture. S’écartant des courants les plus en vue de sa génération, Du sens s’ouvre aussi à ces paradigmes du xixe siècle hérités du romantisme allemand et de la philologie pour lesquels langue, culture et texte forment un tout qu’on ne saurait sans danger départager et éparpiller en secteurs isolés. Mettant à profit les leçons de la mythologie comparée, du folklore et de l’anthropologie culturelle, mais aussi celles de la logique et de la sémantique linguistique, la sémiotique que lance Du sens se présente comme l’un des rares projets récents qui maintient une vue assez généreuse de la science pour tenter d’allier tant bien que mal esprit de finesse et esprit de géométrie.

C’est avant tout dans la problématique du récit que puisera Du sens pour s’efforcer de structurer des discours étendus. En élaborant des « Éléments d’une grammaire narrative », l’essai ainsi intitulé définit une armature abstraite qui rend compte de la circulation des valeurs entre « actants » engagés dans un procès. Un contrat alliant deux sujets lance un projet, avancé par la médiation des « virtualités du faire » que sont les modalités (vouloir-, savoir-, pouvoir-faire), qui rendent les sujets susceptibles d’accomplir des performances particulières. L’ensemble des luttes et des transferts de valeurs qui s’enchaînent prend la forme d’une quête, comme on le voit dans l’étude du mythe bororo. Des types narratifs fondamentaux se définissent par des permutations d’éléments formels clefs : face au schéma proppien axé sur « l’ordre restauré », où le contrat précède l’épreuve, les analyses narratives de Du sens explorent les récits de « l’ordre instauré », où l’épreuve précède le contrat (Greimas, 1970 : 185-270 ; 232-236[1]). Adoptant une perspective générative, l’article « Éléments d’une grammaire narrative » définit des structures sur deux plans superposés, la « base » sémantico-logique et la « surface » anthropomorphe, puis s’évertue à préciser les relations entre éléments et processus posés sur ces deux plans. Appliquée aux acteurs discursifs, l’approche générative permet de corréler les schémas actantiels aux rôles historiques et culturels propres à un milieu donné (DS : 249-270).

Nous associant à cette exploration des processus discursifs qui débordent les limites de la phrase, nous nous intéresserons ici à la naissance des relations contractuelles qui fondent la communication entre sujets. Nous étudierons la circulation des valeurs, en notant qu’une des configurations principales que nous aborderons a ceci de particulier qu’elle est axée davantage sur la disparition de l’objet désiré que sur sa quête et sa récupération. Nous explorerons surtout ce qui arrive lorsqu’un échange contractuel entre deux sujets s’articule à un récit de la privation, amenant l’interaction de deux impulsions parallèles et distinctes lancées dans le texte. Insistant sur le rôle central des modalités identifiées par Du sens, nous considérerons leur rôle dans des visées identitaires, à la suite notamment des recherches de Jean-Claude Coquet (1984).

Plus précisément, notre étude de la combinaison de deux pratiques sémiotiques part d’une réflexion sur les concepts de la génération et de la manifestation qu’introduit Du sens dans le domaine de la sémiotique. Stratégie distinctive de la théorie greimassienne, le couple génération-manifestation doit gérer les tensions entre l’un et le multiple, le même et l’autre, l’ordre et le désordre dans le langage. Notre interrogation s’appuie sur l’observation faite par Du sens que la manifestation sémiotique ne relève pas d’un seul système à la fois et que, « dans la mesure où elle relève de plusieurs », on peut étudier « l’interaction des différents systèmes qui la produisent » (DS : 151). Sans nous prononcer sur le concept d’un parcours génératif global, où les schémas sémiotiques se réuniraient pour dessiner un trajet continu, nous pouvons nous intéresser aux modalités de jonction des modèles identifiés. Nous examinerons comment s’agencent dans le discours deux schémas sémiotiques donnés, qui se situent « sur le même plan » et qui se manifestent pour ainsi dire « côte à côte ». Comment se chevauchent ou s’imbriquent deux dynamiques discursives juxtaposées ou superposées dans le discours, qui se déroulent de concert, indépendamment d’une armature narrative qui les intégrerait ? Se complètent-elles ou se concurrencent-elles ? Interfèrent-elles entre elles, s’annulent-elles ou forment-elles une nouvelle configuration distincte ? Quelles incidences une telle conjonction de deux schémas a-t-elle sur leur économie actantielle et sur la circulation et la distribution des valeurs modales ?

Deux discussions dans Du sens suggèrent au moins quelques principes qui pourraient gouverner un tel agencement de deux formes sémiotiques. D’abord, en étudiant les « structures profondes », qui définissent « la manière d’être fondamentale d’un individu ou d’une société, et par là des conditions d’existence des objets sémiotiques » (DS : 135), Du sens examine les combinaisons de valeurs que ces structures sont susceptibles de réaliser. L’essai montre par exemple que telle « substructure économique » peut se trouver en « contradiction » avec la « structure sociale des relations sexuelles » sur certains points, comme on peut le voir chez la Rabouilleuse de Balzac, qui entretient avec son maître des relations « profitables » bien que « non prescrites » (DS : 145). Telles corrélations sémantiques sont « équilibrées » ou « compatibles », telles autres « faiblement » ou « fortement » « conflictuelles » (DS : 147). Les groupements d’unités discursives définies en partie par ces valeurs peuvent révéler des articulations distinctives dans un corpus aussi. Les amants de La Comédie Humaine formeraient ainsi des couples « dissymétriques » à l’instar, par exemple, du Père Rigou et de sa bonne : « les relations du Père Rigou avec sa servante seront non interdites, désirées, et non nuisibles ; celles de la servante avec le Père Rigou non permises, craintes, et non profitables » (DS : 148). La conjonction de deux valeurs sémantiques de base ou de deux acteurs discursifs produit des agencements harmonieux ou discordants, symétriques ou asymétriques.

La deuxième discussion suggestive nous est fournie par l’article de Du sens (93-102) qui examine le concept de la connotation, pris dans l’acception particulière que lui assigne Hjelmslev dans ses Prolégomènes (1971 : 144-157). Un système sémiotique connotatif réunit deux ensembles : un langage dénotatif premier sur lequel se greffe un contenu second, connoté (DS : 99). Dans l’exemple didactique initial que propose Greimas, la connotation de « vulgarité » peut se manifester dans une langue naturelle donnée par un ensemble de phénomènes hétéroclites : des neutralisations phonologiques précises (forme de l’expression), des prononciations phonétiques distinctives (substance de l’expression), des constructions ou tours syntaxiques particuliers (forme du contenu) et des configurations sémantiques données (substance du contenu) (DS : 95-96). Notons que, dans l’exemple, l’articulation dénotative « première » est l’articulation normative, qui se trouve virtualisée en partie par les modifications qu’y apporte l’articulation connotative « seconde » particulière à un usage social plus spécifique. La semiosis seconde esquissée est « hétéromorphe », se réalisant par un plan du contenu qui se compose d’un simple sémème (« vulgarité ») associé à un plan d’expression formé par un système sémiotique complexe. Loin d’être exceptionnel, c’est là le modèle qui règle typiquement le phénomène connotatif quasi omniprésent dans le discours, et qui rendrait compte par exemple de l’articulation des connotateurs que sont la colère, le genre poétique ou le style archaïsant. L’un se dissémine dans une manifestation multiple à forme irrégulière. La combinaison des deux entités distinctes que sont le signifiant et le signifié de la connotation se présente comme un ensemble asymétrique à architecture relativement libre.

Les concepts de la génération et de la manifestation que propose Du sens doivent concilier la conviction que le discours et les autres productions culturelles humaines sont réglés par des formes signifiantes élémentaires avec la constatation que le déploiement de la plupart de ces objets ressemble à un fouillis « logomachique ». Les modèles qui rendent compte des objets sémiotiques doivent identifier des articulations fondamentales du sens, tout en jetant la lumière sur les processus qui conduisent les produits des structures simples à se retrouver le plus souvent dans des ensembles manifestés multivalents, bigarrés et disparates. D’autres concepts clefs de Du sens obéissent à cette double exigence de simplicité explicative et de richesse réaliste. Les mécanismes de la transformation, par exemple, que Greimas pose à côté de ceux de la génération, servent, dans le contexte du comparatisme intermythique, à identifier les noyaux narratifs constitutifs d’un récit aussi bien que les rapports nécessaires qui les relient (DS : 190). En même temps, ils se conjuguent sur les modalités de l’être sémantique et du paraître stylistique pour engendrer un « enchevêtrement narratif » dans le discours, et se combinent sur les modes sociaux de l’interdit et du prescrit pour rendre compte du passage d’une « structure de base » simple, mais « alexicale », vers un ensemble de structures de substitution qui constituent le soubassement effectif des variantes manifestées du conte (DS : 158). Chez Claude Lévi-Strauss (1964) et Georges Dumézil (1973), de telles transformations surviennent, par exemple, lorsqu’un mythe provenant d’une première époque et aire culturelle est repris par un deuxième peuple ou à un autre moment.

Depuis 1970, la sémiotique qui s’est érigée sur et par rapport à Du sens a identifié bien des schémas qui informent les discours, les images, les espaces bâtis et d’autres objets culturels. S’est-elle préoccupée également de dégager les processus grâce auxquels ces schémas ordonnés apparaissent généralement dans des assemblages d’aspect désordonné ? L’insistance sur la vision d’une génération allant du tout à ses parties (DS : 159, 135) n’encourage pas forcément de telles recherches, pas plus que ne le fait la pratique descriptive habituelle qui consiste à étudier un seul texte à partir d’un angle donné (démarche que nous maintenons ici). Si notre article cherche à repérer les formes signifiantes qui définissent l’échange contractuel et la privation, il s’intéresse avant tout à l’interaction de ces deux ensembles dans le discours. Les relations entre les deux schémas s’avéreront-elles « compatibles » ou « conflictuelles » ? L’articulation des deux pratiques entraînera-t-elle une semiosis « homo- » ou « hétéromorphe » ? Nous tenterons de formuler des réponses provisoires à ces questions et quelques hypothèses générales au cours de l’étude.

Pour mener à bien notre investigation, nous emprunterons la méthode de l’analyse détaillée d’un corpus que mettent en valeur des textes de Du sens tels que « Pour une théorie de l’interprétation du récit mythique », « L’écriture cruciverbiste » et « Les proverbes et les dictons ». Pour « la sémiotique, conçue comme science de la signification » (DS : 159) qu’est le projet greimassien – qui, à l’encontre du paradigme expérimental et quantitatif dominant, reste résolument analytique et qualitatif –, ce procédé remplace en quelque sorte l’expérience et les données statistiques. En effet, la description des textes contrôle en aval les propositions théoriques en les confirmant ou en les infirmant, mais elle relance aussi, en amont, la réflexion théorique en tant qu’activité heuristique qui pose des questions neuves et suggère des réponses nouvelles. Qui plus est, les analyses concrètes et les propositions précises qui constituent une description bien menée débouchent sur le savoir-faire requis d’une science, dont l’exigence pratique reste de « mordre sur la réalité » comme le rappelle l’introduction de Du sens (11). Le rôle clef de la description dans la sémiotique greimassienne tranche sur la place réduite qu’elle occupe, par exemple, dans la sémiotique d’inspiration peircienne, dont l’ambition est plus philosophique que scientifique.

Notre réflexion s’appuie sur une analyse textuelle des Yeux bleus cheveux noirs (1986, dorénavant Ybcn) de Marguerite Duras, qui fait partie d’un ensemble de livres et de films qu’on a l’habitude d’étiqueter comme « le cycle Yann Andréa », d’après le nom du compagnon de l’auteur depuis 1980, qui servait d’inspiration pour ces oeuvres. Plus particulièrement, Ybcn reprend et développe le drame et deux des personnages d’un texte court de 1982, La Maladie de la mort. Ciblant le développement des relations contractuelles, la perte d’un objet de valeur et l’interaction entre ces deux pratiques, notre description se concentrera sur le début du texte durassien.

En guise de conclusion, nous ferons le point sur ce que l’analyse nous aura appris sur les types narratifs, sur le contrat et sur la manifestation combinée de deux pratiques, en rappelant quelques modifications de la sémiotique greimassienne depuis 1970, qui se reflètent dans notre article.

L’anecdote de Ybcn se résume en quelques phrases. Un soir, la protagoniste retrouve son nouvel amant, un jeune étranger aux yeux bleus et aux cheveux noirs, dans le hall d’un hôtel. Un second homme remarque l’étranger et s’éprend de lui, mais le couple s’en va. Plus tard, le même soir, dans un café, la femme voit le second homme qui sanglote et souffre, désespéré de ne pouvoir retrouver l’étranger, qui a quitté la ville. Sans qu’ils se reconnaissent, elle vient le consoler, ils veillent ensemble toute la nuit, puis passent un contrat formel selon lequel l’homme paie la femme pour passer six nuits chez lui, à condition qu’elle se plie à sa volonté. Après ces péripéties des premières pages, le reste du roman dépeint les réunions de nuit où « les deux héros », comme le texte désigne parfois ses deux personnages principaux anonymes, pleurent l’absence de celui qu’ils désirent – sans se rendre compte qu’il s’agit du même étranger. Se développe chez eux une certaine entente ; la femme essaie parfois de faire de l’homme son amant, mais il répond rarement à ses invitations.

Les deux pratiques : le deuil et l’échange

Le deuil

Ybcn s’ouvre sur un double récit de dépossession, qui ne sera suivi d’aucune récupération (voir Broden, 1999). Par rapport aux épopées de quête, le texte reste beaucoup plus près du moment initial du manque, auquel reste subordonnée toute entreprise d’y remédier. Dans ce roman, la situation de la perte s’articule comme une configuration discursive particulière, celle du deuil. En effet, dans le texte, le départ du jeune étranger aux yeux bleus et aux cheveux noirs est traité comme s’il s’agissait d’une disparition définitive, voire d’un décès. Lorsque la femme prononce tout bas le nom de l’étranger, « elle l’appelle [...] comme elle ferait d’un mort » (83)[2]. De même, aux yeux de son compagnon dans la chambre, l’étranger aimé s’en serait allé à jamais, et si « partir, c’est mourir » plus qu’un peu, alors se retrouver abandonné déclenche le deuil : « Il pleure [...] il reste là à pleurer le deuil. Le jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs est parti pour toujours » (115). Comme en respect des usages du deuil, la femme arbore une écharpe de soie noire et l’homme a gainé de noir le lustre de la chambre où ils se réunissent (48). Au-delà du plan des sujets participant au drame, l’énonciateur présente également l’absence comme une mort, ainsi qu’en témoigne la description du hall de l’hôtel : « Il en serait comme d’un lieu laissé mais à l’instant, funèbre » (21 ; nous soulignons). Notre étude se conformera à cette formulation de la situation qui majore la disparition en décès et l’abandon en deuil.

Contrat et échange contractuel

Ce premier récit de perte dédoublée une fois lancé, Ybcn amorce un second récit, qui restera axé sur l’établissement éventuel d’un contrat fiduciaire qui relierait les deux héros. A priori, deux ensembles discursifs réunis dans un texte n’ont aucun rapport défini l’un avec l’autre et pourraient s’articuler librement – ou non – à l’instar des variations sur les mêmes configurations qui se suivent et se juxtaposent dans La Jalousie de Robbe-Grillet (1957), ou encore des réflexions et des divagations sur Hegel et sur Jean Genet qui s’imbriquent et se font face dans Glas de Derrida (1974). Dans Ybcn pourtant, les deux déploiements discursifs posent le même énonciateur implicite, mettent en scène les mêmes acteurs discursifs et relèvent de la même écriture qui respecte les continuités référentielles constitutives de la vraisemblance et du réalisme esthétiques[3].

Si Ybcn évoque un contrat formel passé entre les deux héros – « Il lui dit de nouveau qu’elle doit aller sous la lumière, que c’est dans le contrat » (32) ; « c’est mon contrat : rester là ou partir, c’est égal » (50) –, les rapports contractuels qui nous intéressent ici sont plutôt ceux, implicites, qui se développent dès la nuit de la disparition de l’étranger et dont on peut esquisser quelques articulations. Voyant l’homme pleurer sans discontinuer, la femme vient s’asseoir à sa table, le regarde en face et offre de l’aider. Alors que l’autre « ne voit rien d’elle », « ne l’entend pas » et lui assure « qu’il n’a rien », elle insiste à trois reprises, émue par ses larmes et par « la douceur de sa voix qui tout à coup déchire l’âme » (14). On peut résumer et organiser cette interaction par un schéma qui en rappelle les étapes, identifie les moyens d’action et contraste le comportement des deux sujets :

Schéma 1

Une tentative d’entrer en communication (Ybcn : 14-15)

Une tentative d’entrer en communication (Ybcn : 14-15)

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Le troisième composant, celui de l’échange verbal, peut s’analyser à son tour en trois moments :

Schéma 2

Une tentative d’échange verbal (Ybcn : 14-15)

Une tentative d’échange verbal (Ybcn : 14-15)

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Malgré l’échec des trois interventions selon le modèle ci-dessus, la femme prend à nouveau la parole et réussit cette fois à obtenir la participation active de l’homme, qui se met à répondre directement à ses demandes. Après ces quatre échanges entamés par l’héroïne, le héros lance une initiative à quatre temps : il parle le premier pour poser une question à la femme, cesse de pleurer, explique sa situation et finit par prier la femme de rester avec lui (15).

Une fois engagé, l’échange se poursuivra – en s’approfondissant et en s’étendant (déplacements spatiaux en commun, attouchements, etc.) – et adoptera un rythme que les deux participants s’efforceront de maintenir en remplissant les trous occasionnels : « Il est un peu gêné semble-t-il par le silence. Il lui demande, il se croit obligé de parler, si elle aime l’opéra » (15) ; « Elle joue avec une clef pour ne pas le regarder » (16). Les phases principales de l’ensemble du parcours qui institue un échange contractuel entre les deux sujets dans la première partie de Ybcn peuvent se décliner ainsi :

Schéma 3

Le parcours de l’échange contractuel (Ybcn : 13-33)

Le parcours de l’échange contractuel (Ybcn : 13-33)

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Interaction entre le récit du deuil et l’échange contractuel

De la complémentarité à la mutualité

Les deux récits s’articulent de façon à ce que l’on puisse observer non seulement les rapports rhétoriques entre deux ensembles discursifs, mais aussi les rapports pragmatiques entre deux pratiques. D’un côté, tout se passe comme si la condition commune de sujets en deuil que partagent les protagonistes favorise le développement de l’échange entre eux. De l’autre, le premier récit, celui de la privation, se trouve infléchi par la deuxième dynamique discursive, celle de l’échange contractuel. Au début de la scène du café qui réunira les deux héros en deuil, ceux-ci se présentent en contraste : l’homme est seul et en proie à une vague d’affliction aiguë, alors que la femme se trouve avec des amis et ne passe pas par un moment de crise. Dès leur rencontre, la femme essaie de consoler l’homme accablé :

Il ne peut pas s’empêcher de pleurer. Elle lui dit : Je voudrais vous empêcher de pleurer. Elle pleure. Il ne veut rien vraiment. Il ne l’entend pas. Elle lui demande s’il veut mourir, si c’est ça qu’il a, l’envie de mourir, elle pourrait l’aider peut-être.

14-15

La femme voit et entend pleurer le héros, alors que, inversement, lui ne la perçoit pas. Ce contraste dans les procès perceptifs est parallèle à l’opposition sur le plan modal : à « Il ne peut pas » répond « elle pourrait », comme à « Il ne veut rien » s’oppose « Je [la femme] voudrais ». La modalisation de l’héroïne, fût-elle sur le mode éventuel, répond directement à la démodalisation catégorique du héros (voir aussi « c’est un homme qui ne croit à plus rien de ce qu’on dit », [16-17]).

Sujet affligé dans le récit de la dépossession, la femme prend sur elle un second rôle dès l’enclenchement de l’échange : celui de sujet consolateur auprès de l’homme. Ensuite, les deux acteurs amorcent une dynamique communicative duelle, au sein de laquelle le comportement de chacun se modifiera progressivement pour se rapprocher de celui de l’autre par un phénomène de convergence. L’homme quitte son silence et son enfermement pour engager le dialogue avec la femme, tandis que, à d’autres moments, celle-ci délaisse la conversation pour entrer dans une entente sans paroles avec son compagnon. Au café, cette dynamique d’assimilation dote progressivement la femme des éléments de l’être et du faire de l’homme. Déjà, après un premier contact, « Elle pleure » fait écho aux « il pleure » réitérés (14-15) ; et, vers la fin de la séquence, les yeux de la femme sont « noyés dans les larmes » (20) comme ceux de l’homme qui, dès le début, a « le regard noyé dans la simplicité des larmes » (14). L’héroïne se laisse gagner progressivement par l’isolement sensible de l’autre – « Pendant deux heures elle le regarde sans le voir » (16) – et adopte son désir d’en finir avec la vie – « je voudrais mourir », dit-elle (19 ; 80-81). Si l’héroïne réussit à tempérer l’intensité de la douleur de l’homme, celui-ci déclenche en retour une vague de souffrance chez la femme. Tout se passe comme si l’homme aidait la femme à faire le deuil de l’étranger, à faire progresser ce que Freud appelle le « travail du deuil » (1917), le parcours des souffrances et des transformations considérées comme nécessaires à l’extinction des dérèglements de la perte et à la guérison éventuelle.

Le développement de l’échange s’accompagne aussi de l’ébauche des faire mutuels et non plus seulement individuels. Le pronom sujet pluriel « ils », désignant les deux héros, fait ainsi son apparition, conjoint aux verbes pronominaux exprimant la réciprocité (16). Alors que le début de Ybcn est dominé par les procès réalisés par la femme et le jeune étranger aux yeux bleus et aux cheveux noirs, d’une part – « ils se détournent tous les deux [...] et ils s’éloignent » (12) –, et par les procès exécutés indépendamment par le héros, de l’autre – « Il titube [...] il crie, il pleure » (13) –, la suite évoque surtout des procès et énoncés à deux actants où prennent part héros et héroïne (« elle le regarde », « il lui demande », etc.), élaborant ainsi une praxis à deux, progressivement plus complexe et plus étendue. Les échanges vont jusqu’à une synergie cognitive et affective : « De temps à autre ils se souviennent, ils se sourient à travers les larmes. Puis de nouveau ils oublient » (16). La formule semble transférer la réciprocité comprise dans l’expression se sourire aux verbes contigus se souvenir et oublier pour poser un faire (a)mnésique fusionné chez les deux sujets (voir aussi « Les noms de Verdi et de Monteverdi qui les font pleurer tous les deux » [16]).

Les expressions de l’affliction du deuil fournissent les conduites qu’intégrera le cadre de l’échange contractuel qui se développe et s’étend. L’homme et la femme ne vivent pas chacun leur première nuit de deuil individuellement, l’un en présence de l’autre ; ils vivent un deuil à deux, ensemble au sein de matrices intersubjectives où chacun influence le comportement de l’autre. On a constaté que, chez les deux sujets, les contrastes puis les convergences s’articulent dans le fonctionnement perceptif et la distribution des valeurs modales, dans l’agencement des schémas actantiels, dans la combinaison de ceux-ci avec les procès et dans l’investissement sémantique des procès eux-mêmes. La femme réussit à tempérer les manifestations intenses du deuil du héros, tandis que celui-ci pousse la femme à exprimer sa douleur. Du contraste entre l’affliction sans mesure chez le héros, d’un côté, et le deuil retenu chez la femme, de l’autre, le texte passe à un deuil d’intensité moyenne vécu à deux. L’échange et la naissance d’un contrat qui les lie altèrent le rythme de leurs deuils respectifs pour les mettre en phase, pour aligner les cycles de leurs manifestations qui se déclarent par vagues de crises aiguës bouleversant les périodes de calme relatif.

Au cours de la veillée, le cadre communicatif fiduciaire qui s’établit entre le héros et l’héroïne influe donc sur le déroulement du deuil qu’ils vivent. La dynamique intersubjective qui fait converger leurs deuils emporte avec elle la dimension phatique qui fonde tout échange contractuel éventuel. Si l’égotisme fermé du héros désemparé s’oppose à la générosité de la femme, la disponibilité de celle-ci rendra possible une expérience des différences sur le mode de la complémentarité plutôt que sur celui du conflit. De sujets inverses au début, ils se mettent à agir en sujets solidaires et complémentaires, puis parviennent presque à être des sujets identiques à la fin. Dans cet état final, égotisme et générosité se trouvent redistribués, si bien que chaque sujet se montre tour à tour ouvert et fermé : opposés au début par les termes contraires (ouvert versus fermé), les deux sujets finissent par partager un même terme mixte (ouvert et fermé). De manière générale, partis de dispositions divergentes qui risquent de s’exclure ou de se heurter, ils élaborent une action commune et une communication unanime.

Convergences et divergences dans l’échange

En suspendant momentanément l’analyse de Ybcn, on peut résumer et généraliser la dynamique intersubjective examinée en essayant d’imaginer les autres rapports possibles entre dynamique de l’échange et pratiques parallèles. Nous distinguerons d’une part, pour ce qui est des actions, entre conduites similaires et conduites contrastées et, de l’autre, pour ce qui est des rapports qu’entretiennent les sujets, entre tendances vers l’union et tendances vers l’isolement. Les comportements qui diffèrent peuvent s’avérer alternativement synergiques ou dissonants, comme ceux qui se ressemblent peuvent déterminer des processus réciproques ou redondants. On peut résumer ces options par un schéma :

Schéma 4

Convergences et divergences de l’échange

Convergences et divergences de l’échange

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Les mouvements qui font décaler le discours d’une valeur du schéma vers une autre se définissent comme des tendances caractérisées. Sur le plan des comportements, à côté du mouvement assimilateur que l’on a identifié chez les deux sujets, où les dispositions et les comportements qui diffèrent cèdent la place à ceux qui se ressemblent, on peut prévoir sa contrepartie, la dissimilation, où à l’équivalence initiale entre sujets succède la différence (ressembler ? différer).

Il existe également le mécanisme du chassé-croisé, où, après avoir débuté par des comportements opposés, chaque sujet adopte le mode de faire de l’autre, assimilation double qui reproduit la situation du départ, mais en inversant la distribution. Ce mécanisme décrit l’évolution des rapports de force entre les deux héros au cours de leur séjour dans la chambre : le contrat écrit aidant, l’homme commence par agir comme un sujet dominant envers sa compagne qui endosse le rôle complémentaire de sujet dominé. Quelques nuits suffiront à l’héroïne pour renverser la situation ; dorénavant, elle violera les clauses du contrat sans que l’homme n’ose relever ses écarts.

Sur le plan des rapports entre sujets, on peut parler de tendance à la mutualité lorsque les sujets progressent vers l’union en faisant jouer la réciprocité et la synergie, c’est-à-dire en se concertant et en se complétant. Inversement, on parlera de tendance à l’autonomie lorsque les sujets avancent vers l’isolement en se contrariant et en se répétant, où les états et les procès contrastés fonctionnent comme des discordances et ceux qui s’équivalent révèlent des redondances qui embarrassent ou déçoivent. Assimilation et dissimilation, mutualité et autonomie surdéterminent le trajet d’une passion, d’une configuration discursive ou d’une forme de vie.

Le sujet en deuil : un procès intersubjectif

Nous avons observé comment la naissance d’un échange contractuel entre les sujets a pu modifier le cours de leurs deuils respectifs et, surtout, comment l’échange a remanié le cadre même du deuil pour en faire une dynamique intersubjective partagée. D’autre part, la construction actorielle et textuelle des deux héros se joint aux plans figuratif et événementiel de Ybcn pour composer des sujets discursifs peu particularisés ou stables, assez remplaçables et modifiables – et donc aptes à s’insérer dans de nouveaux schémas syntaxiques. Le caractère élémentaire de l’existence des deux héros anonymes dans la chambre, sujets adonnés avant tout aux pleurs, au sommeil et à des attouchements muets, les définit comme des actants génériques et communs. Le texte les fait converger vers des rôles thématiques peu particularisants tels que « la femme », « l’homme » ou « l’amant passionné ». Ces deux derniers rôles, joints à celui d’homosexuel, constituent pratiquement les seuls qui soient prêtés au héros ; inversement, la multiplication gratuite de rôles thématiques professionnels attribués à l’héroïne provoque une indifférenciation semblable chez elle (successivement elle se dit comédienne, professeure, écrivaine, etc.).

Les deux héros servent de simulacres et de substituts de l’étranger l’un pour l’autre ; chacun des deux est associé à l’étranger disparu au double titre de métaphore et de métonymie. Le plan figuratif manifeste le mode métaphorique de manière frappante : les deux héros ressemblent à l’étranger, dans la mesure où les trois acteurs possèdent les mêmes traits physiques saillants (grande taille, teint pâle, yeux bleus, cheveux noirs) et s’habillent tous trois généralement en blanc[4]. Le texte insiste sur cette équivalence figurative en associant volontiers les trois acteurs de manière explicite, ainsi que l’indique la description initiale du jeune étranger, qui suit celle de la femme : « Comme elle, il est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc » (11), et ainsi que le montre l’évocation du héros qui accueille la femme chez lui : « Il était habillé de blanc comme le jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs » (26). L’enchaînement narratif réalise l’articulation métonymique des deux sujets : les amants abandonnés représentent l’un pour l’autre un co-veilleur de la nuit de la perte, un compagnon de l’épreuve des lamentations éreintantes. Le narrataire sait aussi que les héros vivent à deux un drame à trois, où celui qui manque, l’étranger, sert de « sujet-connecteur » absent.

Ces équivalences, neutralisations et substitutions, amenant des triangulations d’énoncés sur les plans figuratif, actoriel et événementiel, modélisent de semblables interférences et emboîtements sur le plan syntaxique et actantiel, où l’imbrication transforme des schémas dyadiques parallèles et distincts en schémas ternaires intégrés. Nous avons déjà observé que, chez l’héroïne, la rencontre avec le héros déclenche, comme par contagion, son deuil de l’étranger. En retour, la proximité de l’héroïne constitue aussi une condition essentielle au bon déroulement du deuil chez le héros – « C’est grâce à la présence de la femme dans la chambre qu’il peut pleurer » (112 ; voir aussi 36, 57, 98). L’homme croit même que, une fois la femme partie, le souvenir visuel de l’étranger le quittera : « il s’agit d’une image fixe qui restera là jusqu’à votre départ » (110 ; voir 64). À d’autres moments, le texte présente l’héroïne comme pouvant même amener une conjonction virtuelle du héros et de l’étranger : « Avec elle enfermée avec lui dans cette chambre il n’est pas tout à fait séparé de lui, de cet amant aux yeux bleus cheveux noirs » (40).

Une fois ces cadres ternaires de deuil mis en place, les rôles peuvent permuter – processus épaulé toujours par le plan figuratif. Parfois, le héros met le voile noir de l’héroïne et danse, jouant le rôle de la femme lorsqu’elle était avec son amant, les mouvements du héros mimant ceux de la femme, comme s’il était lui aussi avec l’étranger, afin de restituer sa présence (45 ; voir 124, 125, 138-139). Dans le moment saisissant qui clôt la séquence de la veillée à deux durant la nuit de l’abandon, lorsque l’héroïne décrit les yeux de l’étranger, le héros qui n’aime pas les femmes éprouve du désir pour elle, et elle lui donne sa bouche en expliquant qu’il touche ainsi l’étranger parti : « Elle lui dit qu’il l’embrasse, lui, cet inconnu, elle dit : vous embrassez son corps nu, sa bouche, toute sa peau, ses yeux » (20). En triangulant la syntaxe du deuil et ses énoncés de désir virtualisé (par la disparition de l’objet aimé) puis réalisé à nouveau sur le mode du simulacre (grâce aux héros servant de substituts de l’étranger), le deuil rejoint des configurations telles que la jalousie (Dix heures et demie du soir en été, 1960), le voyeurisme (Le ravissement de Lol V. Stein, 1964) et la bisexualité (Détruire, dit-elle, 1969) comme formes ternaires du désir chez Duras. Les cadres de l’échange contractuel modifient donc le récit de la privation en facilitant le cours de leur deuil et en les aidant à oublier l’absence de l’objet du désir, voire à mimer son retour. En même temps, la combinaison des deux pratiques que sont l’échange et le deuil altère les deux configurations, transformant leurs schémas actantiels binaires en schémas actantiels ternaires.

La complémentarité : le départ des valeurs modales

À côté de l’affliction commune et de l’action solidaire, du jeu des substitutions et des syntaxes intégrées, le deuil provoque également des troubles distincts chez les deux héros. Ces différences s’observent notamment lorsqu’on examine comment le deuil modalise et, surtout, comment il démodalise différemment les deux sujets, cela en partie selon leurs visées identitaires distinctes. Souvent, la femme se réveille désorientée, sans plus savoir où ni avec qui elle se trouve : « Elle se réveille. Elle le regarde. Elle demande : Qui êtes-vous? » (32), et plus loin, « C’est souvent qu’elle se réveillera désorientée, inquiète. Ce qu’elle demande chaque fois, c’est quelle est cette maison » (33 ; voir 119). Privée de l’autre sujet, des pratiques et de l’espace qui lui servaient naguère de points de repère, l’héroïne se pose la question de sa situation dans un monde apparemment neuf. Et encore : « Elle se réveille, elle lui demande si c’est encore la nuit » (67 ; voir 143-144). La femme en deuil s’avoue un sujet selon le non-savoir sur l’extérieur et s’adresse au héros pour se repérer par rapport, respectivement, aux acteurs, à l’espace et au temps. L’homme lui fournit les réponses désirées, ce qui le définit comme un sujet selon le savoir extérieur, notamment comme celui qui détient la mémoire syntagmatique de leurs déplacements. Face à l’héroïne que le deuil désoriente, le héros établit leur intégration déictique dans le monde et leur procure une identité provisoire qui s’appuie sur l’insertion et l’extension du sujet dans le champ sensible environnant. Comme le suggèrent les passages cités, le processus menant à cette saisie passe par un échange fondé sur la dynamique discursive de l’interrogation et de la réponse[5].

Les rôles s’inversent lorsqu’il s’agit de la dimension intérieure du sujet. Le héros accuse un non-savoir profond vis-à-vis de son propre être passionnel : « Il se présenterait comme l’homme de l’histoire, l’homme, dirait-on, dans son absence centrale, son irréversible extériorité » (116-117[6]), « je lui demande d’où vient que vous sachiez si peu de vous-même. Que vous ignoriez à ce point ce que vous faites, et pourquoi vous le faites » (121). Le héros « ne se demande jamais le pourquoi de son état » (131), il demeure perplexe qu’on puisse invoquer l’« émotion » comme mobile des comportements et semble même considérer ce mot comme le vocable d’une langue étrangère, inconnue (43). Sur ce plan, c’est la femme qui assure le rôle de sujet informateur auprès de l’homme, lui intimant un constat de non-identité dans la mesure où elle observe, chez lui, la solution de continuité entre processus affectifs et cognitifs :

Elle dit : Même de ces chagrins-là, de ces amours dont vous dites qu’ils vous tuent, vous ne savez rien. Elle dit : Savoir de vous, c’est ne rien savoir du tout. Même de vous, vous ne savez rien [...]. Il dit : C’est vrai, je ne sais rien.

120-121

La communication sur le savoir intérieur se réalise non plus par un dialogue de questions et de réponses – qui relève plutôt de sujets situés au même niveau hiérarchique –, mais par la proclamation unilatérale, par la notification suivie éventuellement par l’acquiescement de l’autre – qui implique des sujets inégaux. En attribuant à l’homme le savoir sur les paramètres spatio-temporels et en réservant à la femme le savoir sur les opérations émotionnelles, Ybcn se conforme aux stéréotypes occidentaux sur les caractéristiques identitaires des deux sexes, alors que le texte inverse ou brouille plus volontiers les rôles sexuels dans d’autres contextes.

Le pouvoir se répartit également de manière différentielle et complémentaire entre les deux sujets, mais la distribution s’inverse pour l’essentiel par rapport à celle du savoir. Pour ce qui est du monde extérieur de manière générale, c’est à l’homme que la capacité d’agir fait défaut : il ne sort guère de la chambre et n’exerce ni métier ni autre activité productrice. Inversement, l’héroïne conserve la compétence pour l’action dans le monde et se voit attribuer l’aptitude à bien des professions[7], et s’engage dans une liaison avec un nouvel amant dans la ville, « l’homme à l’hôtel », qu’elle évoquera avec le héros. Détenir ce genre de pouvoir axé sur le monde extérieur l’aidera d’ailleurs à renverser les rapports de force avec le héros.

En revanche, pour ce qui est du plan intérieur qui détermine leurs comportements dans la villa, la perte de son amant sape le pouvoir-faire de l’héroïne : abattue, elle dort longtemps et profondément, dès qu’elle entre dans la chambre, accablée d’« une infinie fatigue » (47), « toujours exténuée de fatigue » (32). De son côté, le héros connaît des insomnies chroniques et fait montre d’une agitation forte, marquée par des allées et venues dans la chambre. Cette turbulence et ces passions mobilisatrices témoignent d’une difficulté à accepter la disparition de l’étranger et d’une visée de quête où il cherche à le retrouver : la nuit, l’homme recherche le jeune étranger dans les bars de la côte (« il brasse la terre entière à la recherche de cet amant »), tandis que le jour, il le scrute sur les bateaux qui passent (109, 120, 136 ; 145, 148). Les mouvements manifestent aussi une visée vindicative : le héros voudrait punir cette femme inconnue qui l’aurait séparé de son objet du désir le soir où il a aperçu cet étranger (35-36, 92). De manière générale, il possède une agressivité à fleur de peau, qui prend notamment l’héroïne comme cible : quand il la touche, lors de la première réunion chez lui, sa « brutalité » surgit et lui inspire « un mouvement violent » et même une « gifle plate » (28)[8].

Le pouvoir centrifuge dont fait preuve l’héroïne lui permet une certaine indépendance par rapport au héros et s’ajoute aux forces qui tendent vers la divergence des deux acteurs dans la chambre. La nouvelle liaison dont elle lui parle lève explicitement les spectres du secret et du mensonge qui remettent en question les fondements fiduciaires de leur échange (79, 109). De même, le pouvoir qui anime la révolte du héros et alimente son agressivité l’éloigne par intervalles de sa compagne dans la chambre. Ces tendances vers l’autonomie contrecarrent quelque peu celles vers la mutualité qui font converger les deux sujets. En même temps, la dynamique unifiante qui s’élabore chez eux peut récupérer certaines conduites tendant a priori vers l’isolement. Par exemple, le récit que fait l’héroïne de ses ébats avec son nouvel amant à l’hôtel finit par s’intégrer dans la vie érotique vécue et imaginaire des deux héros dans la chambre (141-143).

En conséquence, pour ce qui est des états et des pratiques définissant les rôles thématiques sociaux, la distribution du pouvoir-faire relatif à l’extérieur inverse les rôles identitaires sexuels en usage, tandis que la distribution sexuée de la compétence pratique axée sur l’intérieur se conforme aux normes culturelles pertinentes. En attribuant notamment la combativité et la violence à l’homme plutôt qu’à la femme, Ybcn reproduit les tendances sociales en présence – et renoue aussi avec le discours féministe que l’auteur a développé dans les décennies antérieures (voir par exemple le film Nathalie Granger [1972] et les entretiens réunis dans Les Parleuses [1974]).

Même si, en définitive, ses projets n’aboutissent pas et que ses vouloir- et pouvoir-faire s’avèrent fort limités, l’homme manifeste une dimension du deuil qui s’exprime rarement chez la femme, à savoir la résistance contre la perte de l’objet, qui comprend le refus de son absence, l’espoir de le récupérer et la rancoeur contre la personne tenue responsable de sa disparition. Chez lui, la révolte alterne avec la résignation, l’impulsion vers l’action côtoie la démodalisation, le désespoir et l’acceptation de l’absence. Un schéma peut rappeler les démodalisations inverses et complémentaires que vivent les deux héros :

Schéma 5

Les démodalisations complémentaires des deux sujets

Les démodalisations complémentaires des deux sujets

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D’un côté, si le développement des échanges entre les deux héros se fait en partie grâce à une certaine convergence de leur être et de leur faire, ils demeurent des acteurs distincts manifestant des qualités différentes, parfois opposées. De l’autre, les échanges réussis profitent parfois de certains contrastes, qu’il s’agisse de Roland le preux et d’Olivier le sage ou des « deux amis » anarchiste et républicain de Maupassant. Justement, la distribution, pareillement inverse et complémentaire, des modalisations positives savoir- et pouvoir-faire manifeste les éléments d’une identité supra-individuelle que composent les deux héros dans le cadre de leur contrat fiduciaire. En effet, l’homme assure le savoir extérieur, tandis qu’il dépend de la femme pour le savoir intérieur. L’héroïne, de son côté, entretient le pouvoir nécessaire au faire quotidien minimal, tout en laissant au héros le soin de songer à réagir directement au départ de l’étranger. Tout se passe comme si les deux sujets s’arrangeaient pour départager les conduites affectives, cognitives et pragmatiques de leur nouvelle condition temporaire de sujets en deuil, chacun fournissant un apport en même temps qu’il dépend de l’autre au sein de la nouvelle dynamique communicative molaire qu’ils construisent[9].

Les solidarités au sein du cadre de l’échange interviennent de manière décisive pour parer aux défaillances de la compétence que détermine la dépossession. Cette dynamique de compétences complémentaires constitue une situation exemplaire qui plaide la cause de l’utilité du schéma d’échanges pour les sujets en deuil. Pour y arriver, les conduites réciproques et synergiques qui tendent vers la mutualité et l’union doivent triompher des impulsions vers l’autonomie et l’isolement, notamment dans le cas des crises intenses qui démodalisent le sujet et le coupent du monde sensible.

Dans Ybcn, la répartition contrastée des valeurs épistémiques et du pouvoir correspond, en partie du moins, à deux parcours syntaxiques modaux inverses. Chez l’héroïne, le savoir intérieur détermine son jugement de ne pas pouvoir apporté à tout projet pragmatique de récupérer l’étranger, tandis que le ne pas savoir intérieur, chez le héros, permet que son pouvoir soit mis au service des visées vaines de quête et de vengeance. La lucidité fait passer à l’acceptation, alors que l’ignorance et le rêve nourrissent le refus. La femme adopte une stratégie qui doit mener à l’accommodation interne, tandis que l’homme persiste à poursuivre une visée d’adaptation externe. À l’encontre de la version de la quête comme épopée héroïque, le savoir détermine donc, dans la syntaxe modale de la configuration du deuil, un non-pouvoir par rapport à l’action dans le monde, tandis que le non-savoir incite à l’acte. Dans le syntagme du parcours du deuil, la résignation et ses pleurs succèdent à la révolte et ses cris : « Elle crie de colère [...] puis elle ne crie plus, elle pleure » (56), « il crie, il pleure » (13), « Dans sa voix il y a encore des cris, mais au loin, pleurés » (149).

Conclusions

Arrivé au terme de notre description textuelle, nous pouvons résumer ce qu’elle nous a appris sur les trois problématiques de Du sens qu’elle a reprises (les types narratifs, le contrat et l’interaction de deux formes sémiotiques), en rappelant les changements de méthode sémiotique les plus pertinents survenus depuis 1970.

Types de récits

Notre étude a montré comment s’ordonne le récit de la perte d’un objet-valeur, qui se présente comme une variante structurelle au même titre que le schéma proppien de la récupération de l’objet, et le type narratif qu’étudie Du sens, où le sujet va vers l’institution éventuelle d’un nouvel objet. Nous avons repéré deux moments constitutifs du récit de la privation : la révolte et la résignation, qui définissent deux ensembles opposés, aux caractéristiques modale, pathémique, cognitive et pragmatique, susceptibles de se succéder chez un même sujet (axe syntagmatique) ou de se distribuer entre deux acteurs distincts (axe systématique). Si, par rapport au contrat, les contes bororo et lituaniens examinés par Du sens se présentent avant tout comme des récits de l’ordre défié, le récit de la perte apparaît comme apparenté mais inverse : pour reprendre les termes de Greimas, l’épreuve s’y solde non par la victoire et l’acquisition (DS : 201-204 ; 235-236), mais par l’échec et la privation. Dans les deux cas, que l’ordre soit défié ou tout simplement brisé, le héros en sort marqué et l’issue virtualise tout contrat antérieur éventuel, laissant s’esquisser l’amorce d’un second récit de l’ordre instauré, qui instituerait de nouvelles valeurs – dans Ybcn, l’échange contractuel. Nous avons observé comment, grâce aux jeux divers du simulacre et de la substitution, de l’espoir et de la vengeance, cette seconde impulsion discursive s’apparente parfois, aux yeux des participants, au récit de l’ordre restauré et de la valeur restituée. Les relations de présupposition entre le savoir et les autres modalités s’inversent aussi en passant des récits de l’ordre instauré ou restauré à celui de l’ordre brisé : c’est le non-savoir qui y entretient le vouloir et incite à agir, tandis que le savoir aide à éteindre le vouloir et fait renoncer à l’action pragmatique.

Comme de raison, la sémiotique narrative qui naît avec Du sens s’est préoccupée en premier lieu de mettre en place les formes signifiantes les plus générales. Notre examen de l’échange contractuel et de la perte d’un objet du désir respecte également des développements sémiotiques ultérieurs, tels que les configurations discursives, les syntagmes sémiotiques et les formes de vie. Parallèlement aux schémas de base, ces développements correspondent à des pratiques plus particulières, rattachées éventuellement à des rôles ou usages sociaux spécifiques. L’étude sémiotique des formes de vie[10], par exemple, s’appuie sur la pragmatique de Wittgenstein et sur ses « jeux de langage » qui s’ancrent dans les comportements habituels disparates d’une culture : « Le mot “ Jeu de langage ” doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie » (1986 : 125, §23). Dépendant directement de la praxis historique et culturelle diversifiée et changeante, les Lebensformen « naissent, vivent, vieillissent, meurent, tombent dans l’oubli » (ibid.). Nous avons suggéré comment, dans Ybcn, l’installation d’un contrat dépend des jeux de langage tels qu’adresser la parole à quelqu’un ou garder le silence, interroger-répondre et notifier-acquiescer. De telles recherches sémiotiques partent de l’armature narrative pour aborder les conditions générales de l’organisation du discours, s’intéressant aux tactiques, à l’action et à ses forces constitutives, mais aussi aux modes communicatifs et sensibles, aux valeurs aspectuelles et aux mouvements affectifs.

Vingt-cinq ans après « Éléments d’une grammaire narrative », la sémiotique cherche moins à intégrer le discours dans un cadre logique d’inférences ou dans une dialectique d’assertions et de négations. Insistant sur le jeu de l’expansion et de la condensation du discours, elle ne se donne plus la tâche de traduire chaque énoncé de faire en une relation ou opération sur le niveau profond sous-jacent comme le soutient et l’illustre Du sens (182, 217-225). Elle recherche aussi des formes discursives distinctes de celles dérivées de Propp. Les formes syntagmatiques que notre article a dégagées se présentent comme des configurations particulières, qu’une analyse ultérieure devra approfondir. La dépossession y prend notamment la forme du deuil, qui se caractérise par un cycle de crises et de répits, par des comportements corporels typiques (crier, pleurer, dormir) et par des valeurs figuratives et spatiales données (le noir, l’isolement).

Le contrat fiduciaire

Pour nous, la problématique du contrat et du destinateur demeure parmi les apports les plus novateurs et importants des premières réflexions greimassiennes sur le récit. Sortant la narratologie des seules préoccupations formelles centrées sur l’agencement logique des événements et de la transformation de la fable en intrigue, ils relient l’analyse de l’action aux questions fondamentales de la valeur et de l’interaction humaine, des enjeux et du sens des actes. La première analyse textuelle formelle de Greimas, publiée trois ans avant Sémantique structurale, étudie l’articulation narrative et idéologique du contrat social passé entre le leader et le peuple au moyen de l’échange réciproque des messages qui qualifient ou disqualifient l’énonciateur (DS : 117-122, 129-133). Quelques années plus tard, mettant en oeuvre le modèle proppien développé dans Sémantique structurale, l’analyse du mythe bororo considère le contrat comme un ensemble fonctionnel (mandement-acceptation ; contrat du mariage) qui met en place et sanctionne un accord généralement explicite et centré sur une action précise (DS : 199-209). Comme dans l’exemple précédent, le contrat réunit des sujets individuels ou collectifs situés à deux niveaux hiérarchiques distincts : celui, « transcendant », du chef ou du père et celui, inférieur, du peuple ou de l’enfant. L’étude du conte amérindien identifie, premièrement, une suite de deux contrats suspendus et, deuxièmement, un contrat qui est refusé, conclu, rompu ou inversé (DS : 210), chacun établissant une distribution de rôles actantiels entre les acteurs et déclenchant une action particulière.

Si Ybcn manifeste bien de tels contrats, notre analyse s’inspire davantage de la conception plus globale, également présente dans Du sens, qui définit le contrat comme un encadrement initial et final, souvent implicite, qui lance, nourrit et donne sens au récit dans son ensemble. Nous nous situons aussi dans la lignée de Du sens II qui, en identifiant les modalités de l’échange des objets-valeurs entre sujets, en appelle à une analyse du faire communicatif et de ses fondements (1983 : 39-46). Les deux héros restent étroitement engagés dans un jeu contractuel de destinateur-destinataire, sans jamais s’en libérer, mais leurs rapports demeurent exempts de transcendance, et même d’hégémonie stable ; ils se relaient dans les deux positions actantielles[11]. Nous avons esquissé les étapes et les aléas exemplaires de leurs efforts pour mettre en place un contrat fiduciaire constituant l’enjeu principal du récit qui traverse Ybcn. Ce faisant, notre étude a proposé un modèle général qui identifie la façon dont les actions et les dispositions semblables, mais aussi celles contrastées, peuvent favoriser le développement de l’échange, comme elles peuvent empêcher aussi l’établissement de tels contrats communicatifs et la confiance réciproque qui les sous-tend.

La première nuit, au café, les deux héros amorcent un échange nourri des efforts communs pour favoriser une dynamique assimilatrice les faisant passer de contrastes discordants qui les isolent à la similarité et à la solidarité qui les associent grâce à l’harmonisation affective, aux concertations pragmatiques, aux connivences cognitives et à la mise en relief de caractéristiques communes. À plus long terme, inversement, une logique de complémentarité les allie en compensant une démodalisation chez l’un par une modalisation chez l’autre. La réciprocité et la synergie concourent à mettre en place un contrat fiduciaire plus étendu et plus durable qui comporte une matrice intersubjective. Par ailleurs, ces tendances vers l’union sont limitées par des dynamiques divergentes opposées qu’alimentent notamment certaines manifestations du pouvoir-faire de chaque sujet. Ces dissonances vont dans le sens de l’autonomie et de l’isolement du sujet individuel. Enfin, le retournement des rapports de force entre les deux héros démontre le phénomène de la double assimilation qui reconduit la situation de départ, tout en permutant la distribution des rôles.

L’étude de l’échange et du contrat dans Ybcn nous a surtout renseigné sur le statut du sujet sémiotique qui y participe et sur ses rapports avec l’autre sujet. L’action et la passion ne s’y décrivent pas tant à partir du sujet isolé, qu’il soit individuel, duel ou collectif, qu’à partir des dynamiques intersubjectives, convergentes et divergentes. Dans le texte, la qualification figurative similaire, le faire limité et élémentaire commun et la définition thématique floue encouragent la désindividuation, la fusion et la confusion des trois acteurs principaux, jusqu’à faire parfois d’eux des sujets commutables et permutables[12]. Les deux héros se comportent souvent à la manière de ces proto-actants et inter-sujets fluides et instables définis par Greimas et Fontanille dans Sémiotique des passions (1991 : 7-39), saisis avant la scission nette entre sujet et objet, entre sujet et autre sujet.

Un des articles fondateurs de Du sens tire son épigraphe de Destutt de Tracy : « Il faut bien se garder de croire que l’esprit qui invente marche au hasard » (DS : 135). La référence nous rappelle que le récit d’une quête entreprise par le sujet qui s’évertue à restaurer l’ordre tout en façonnant un sens à sa vie convient non seulement au conte de fées russe et au genre épique, mais aussi à ces épopées de l’esprit que sont les essais du rationalisme et des Lumières. En effet, du Discours de la méthode aux Élémens d’idéologie en passant par Helvétius et Condillac, ceux-ci relatent les aventures du sujet-héros individuel et autonome, voire asocial, allant à la rencontre du monde aidé seulement par ses propres sens et son esprit. Plutôt que ce sujet rationnel isolé, les héros de Ybcn exigent des dynamiques intersubjectives plus proches des formes molaires posées par la psychanalyse, l’existentialisme et le féminisme (Freud, Sartre, Irigaray). 

L’interaction de deux pratiques

Ybcn décrit ses deux héros en évoquant de manière explicite certaines des prescriptions, interdictions et tensions qui informent de célèbres schémas et analyses de Du sens. Les « relations matrimoniales » « prescrites » par la société sont « craintes » par le héros, qui désire des « relations “anormales” », homosexuelles, qui paraissent inouïes, voire nuisibles, aux yeux de l’héroïne hétérosexuelle (DS : 140-150 ; Ybcn : 28-29, 47, 52). Les relations matrimoniales sont apparemment « non désirées » par celle-ci, dont les amours en série se présentent comme contradictoires aux prescriptions sociales (Ybcn : 28, 65, 102-103, 107 ; elle se décrit comme « une prostituée » qui « ne fai[t] pas payer » [16]). Sur la dimension sexuelle, le héros et la société se trouvent en relation contraire, alors que l’héroïne et la société sont en contradiction. D’autre part, le couple que forment les deux héros demeure bien « asymétrique » comme les couples balzaciens évoqués dans Du sens (et à l’instar de la plupart des couples durassiens) – mais il l’est grâce surtout à des divergences situées sur le plan discursif et non fondamental.

Le lecteur familier avec l’analyse immanente des textes pratiquée par l’École de Paris s’étonnera peut-être de la sensibilité au contexte culturel dont fait preuve Du sens à des moments critiques, et qui se fait entendre en sourdine aussi dans notre essai. En effet, parmi les trois principes clefs qu’il formule pour définir sa méthode et la distinguer de celles qui prédominent alors aux États-Unis, Greimas affirme qu’« [a]u lieu d’exclure toute référence au contexte », la description des textes « est amenée à utiliser les informations extra-textuelles sans lesquelles l’établissement de l’isotopie narrative serait impossible » (DS : 185). Nous faisons nôtre la conjonction de l’analyse discursive attentive et de l’ouverture au contexte social que propose et illustre Du sens. Nous souscrivons également à la perspective du « discours en acte » qu’adoptent plus récemment les auteurs de Tension et Signification (1998). Tout en nous réjouissant que soit révolue l’époque où la biographie, l’histoire ou les sciences économiques ou politiques se substituaient facilement à l’exploration des textes littéraires, nous tenons à ce que les événements, êtres et lieux « de papier » puissent être situés par rapport au sens commun et aux savoirs sur le réel.

Pourtant, si notre introduction a rappelé les principes de la manifestation d’unités contraires, contradictoires et asymétriques que met en place Du sens, c’est pour pouvoir reprendre cette problématique sur un plan syntaxique. Notre examen de la jonction de deux pratiques prolonge l’étude de « l’interaction des différents systèmes » dans la manifestation (DS : 151) en l’étendant du mode hyponymique au mode hypotaxique. Nous inspirant de l’analyse de la semiosis connotée hjelmslévienne qu’effectue Du sens, nous considérons que la manifestation séparée du récit de la privation et du récit du contrat représente comme une première articulation en droit de leurs schémas constitutifs respectifs, comparable à celle de la semiosis dénotée. La manifestation combinée et croisée des deux récits dans Ybcn fonctionnerait alors comme une seconde articulation de ces schémas, « hétéromorphe » par rapport à la première, comparable à la semiosis connotée décrite par Greimas (DS : 99). Un peu à la manière de la manifestation linguistique du sémème connoté « vulgarité », qui neutralise des oppositions phonologiques de l’usage normatif, modifie des constructions syntaxiques et favorise tels éléments des substances phonétique et sémantique aux dépens d’autres, l’interaction des deux pratiques dans le discours entraîne des modifications dans la réalisation des schémas constitutifs de chacune.

Nous avons constaté ainsi que, dans Ybcn, le contrat qui s’établit entre les deux héros module les progrès du travail du deuil et son intensité, et transforme la syntaxe actantielle dyadique de la privation en schémas ternaires, le sujet tiers servant tour à tour de consolateur, de catalyse et de substitut. De son côté, le deuil favorise le développement du contrat là où tout semble s’y opposer chez l’amante hétérosexuelle et l’homme gai : c’est de la solidarité de la perte que naissent les prémices de leur échange, comme ce sont les différentes modalités du deuil de cette privation qui nourrissent le développement du contrat fiduciaire qui les liera. Enfin, la combinaison des deux pratiques crée des articulations particulières qui réunissent des éléments de chacune : les héros vivent leur deuil et construisent leur échange au sein d’une matrice intersubjective où s’élaborent et se déploient leurs compétences et incompétences inverses qui se complètent, créant comme un « archi-sujet » composé. Par ailleurs, la construction des deux héros comme actants élémentaires et similaires (sur le plan figuratif, par exemple) favorise la plasticité des configurations dans lesquelles ils s’insèrent.

Il nous semble que la substitution (où le héros prendrait la place de l’étranger disparu comme amant de l’héroïne, par exemple) et la consolation représentent des configurations communes et stables de l’usage, qui s’offrent facilement aux deux sujets lorsque s’enclenche la combinaison des deux pratiques. Inversement, la relation intense et substantielle qui se forme entre l’homme (qui n’aime ni ne connaît les femmes) et la femme (qui a une grande envie des hommes) surgit comme une disposition neuve, inédite et innommable, éventuellement impossible à vivre[13]. Nous dirons que le schéma molaire où se distribuent des (dé)modalisations complémentaires chez les deux héros représente un phénomène intermédiaire, ni stéréotypé ni original ; il figurerait une des « bonnes formes » parmi d’autres vers lesquelles pourrait converger une relation entre sujets.

L’intersection de deux pratiques peut faire passer une configuration d’une de ses formes variantes en une autre (d’une crise aiguë de deuil à une phase modérée ou, vice versa, du deuil retenu au deuil actif), et peut transformer une première configuration en une seconde, voisine et apparentée (de la souffrance à la consolation, par exemple). Nous pensons que de telles interférences entre pratiques contribuent de façon importante à l’aspect « logomachique » de tant d’objets culturels et aident à rendre compte du contraste entre l’ordonnance géométrique des schémas simples et ce que Greimas décrit ailleurs comme « les constructions baroques [...] sans plan ni visée bien clairs » (1966 : 116-117) qui caractérisent bien des textes.

D’autres études de pratiques sémiotiques combinées permettraient sans doute d’entrevoir un éventail des modalités de leur jonction. Certaines pratiques peuvent s’articuler selon des règles plus simples que ce que nous avons observé dans Ybcn. Dans sa conférence qui a introduit le thème du Séminaire intersémiotique de Paris pour 2005-2006, « Les pratiques sémiotiques : la syntaxe II, efficience et optimisation », Jacques Fontanille a étudié l’agencement de deux pratiques, le repas et la conversation de table. Dans le corpus défini – onze segments pertinents des Voyageurs de l’impériale de Louis Aragon (1947) –, les succès des deux conduites s’avèrent interdépendants : pour réussir le rituel du repas, il faut bien gérer et animer la conversation qui l’accompagne. Celle-ci fait figure en quelque sorte de programme d’usage au programme de base qu’est le festin ritualisé.

D’autres textes illustrent des conjonctions différentes de ces deux pratiques, suggérant autant de variations culturelles de leur assortiment. Dans la classe laborieuse qu’évoque L’Assommoir de Zola (1908), le banquet accompli exécuté par Nana au milieu du roman ne s’accompagne que des bruits de la mastication et du cliquetis des couverts par lesquels les convives populaires font honneur à leur hôtesse. De même, dans L’Odyssée, les hôtes courtois laissent leurs invités étrangers se nourrir et se désaltérer en silence avant de les interroger sur leurs aventures. Dans ces deux milieux, les pratiques alimentaire et communicative s’excluent mutuellement ou, plus précisément, alternent : la réussite du repas rituel exige la suspension temporaire du dialogue.

La sémiotique contemporaine ne se conforme ni ne se limite aux procédures ou aux modèles préconisés par Du sens. Il nous semble pourtant que l’ouvrage mérite de nourrir les recherches textuelles et culturelles actuelles, grâce à la vision généreuse du langage qu’il définit et aux idées fécondes qu’il lance, grâce aussi à la réciprocité entre théorie et pratique qu’il illustre et à la déontologie scientifique dont il fait preuve.