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Introduction

Traduire les récits oraux des Premières Nations est un acte complexe et souvent parsemé d’embûches. Comment, par exemple, traduire convenablement en l’absence d’un véritable texte source ? Le traducteur doit avoir recours soit à une transcription existante, soit à sa propre transcription. Mais qu’arrive-t-il lorsque le transcripteur ne possède que des notions rudimentaires de la langue du récit ? Encore plus préoccupant : peut-on en toute conscience traduire la « culture » d’un peuple que l’on connaît à peine ? Afin d’apporter un début de réponse à ces questions, nous nous sommes penché sur les traductions de deux versions de l’histoire du corbeau, l’une d’après un conteur de la nation haïda et l’autre selon un conteur de la nation tuchoni.

Pratiquement tous les récits oraux classiques haïdas connus ont été recueillis et retranscrits grâce à un alphabet phonétique inventé par le célèbre anthropologue américain, Franz Boas, et traduits en anglais au tournant du xxe siècle par l’anthropologue et protégé de Boas, John R. Swanton. Ce travail auprès des Haïdas sera la toute première mission de Swanton, qui quitte Washington en train au début de septembre 1900 et arrive à Victoria une semaine plus tard. Le 17 septembre, il embarque à bord du Princess Louise, bateau qui assure alors le ravitaillement du littoral de la Colombie-Britannique depuis Victoria jusqu’en Alaska, y compris l’archipel de Haïda Gwaay où habitent les Haïdas. C’est à bord de ce vaisseau que Swanton reçoit ses toutes premières leçons de langue haïda auprès du sculpteur émérite haïda Daxhiigang. Les deux hommes ne sont cependant ensemble à bord du Princess Louise que pendant deux jours. Et c’est avec ces bribes de leçons de haïda pour unique bagage que Swanton se lance dans son travail auprès des Haïdas (Bringhurst, 1999, pp. 88-89 et p. 137).

L’anthropologue est chargé de multiples tâches par le American Bureau of Ethnology : étudier le système d’écussons héraldiques haïdas, vérifier la signification des diverses créatures figurant dans la sculpture haïda, analyser les diverses cérémonies haïdas, décrire l’utilisation et la signification des masques, effectuer le recensement des esprits gardiens des familles et des esprits gardiens personnels et, enfin, essayer d’effectuer une étude des règles gouvernant les mariages avec les membres des nations avoisinantes. Swanton est de surcroît chargé de collectionner des objets de l’art haïda pour le compte du American Museum of Natural History[1]. Nulle part dans son mandat il n’est question d’étudier la langue haïda (pp. 153-154). Pourtant, c’est exactement ce que Swanton s’apprête à faire. Mais, pour étudier la langue haïda, il a besoin de textes. Or comme la culture haïda est une culture orale, Swanton décide de recueillir des contes oraux haïdas qu’il notera phonétiquement dans ses carnets de terrain grâce à un alphabet phonétique inventé par Franz Boas. Il pourra ainsi faire d’une pierre deux coups : grâce aux récits traditionnels qu’il recueillera, il approfondira en même temps ses connaissances de la culture et de la langue des Haïdas. Sa connaissance de la langue haïda étant à ce stade rudimentaire, il sollicite l’aide d’un interprète, un jeune Haïda bilingue que les missionnaires nomment Henry Moody et dont le véritable nom haïda est Nang Gayhildangaay Yuuwans (c. 1871 – 1945) (p. 463).

Au cours des jours suivants, un conteur haïda du nom de Skaay leur raconte une série d’histoires traditionnelles, dont le « Xhuyaa Qaagaangaas », ou « Corbeau voyageant », le récit classique de la création du monde de la nation haïda skidegate. Xhuyaa, ou le corbeau, c’est le « trickster » (ou le « filou », pour utiliser la traduction que propose Termium), c’est-à-dire le magicien et le joueur de tours traditionnel des Haïdas. Être ambigu et polyvalent s’il en est, le corbeau est à la fois un être surnaturel, un corbeau ordinaire, un être humain et beaucoup d’autres choses encore. En tant que créateur du monde, Xhuyaa est à l’origine de tout ce qui existe (pp. 137-141 et pp. 205-206).

Cela se passe bien avant l’invention du magnétophone à cassettes et c’est pourquoi Skaay doit raconter son récit très lentement, une phrase à la fois, puis se taire pendant que l’interprète répète chaque mot, autant de fois qu’il faut pour que Swanton le note phonétiquement dans ses carnets de terrain, prenant bien soin de réserver un large interligne où il pourra plus tard noter la traduction (Lettre de Swanton à Franz Boas, le 18 novembre 1900, citée in Bringhurst 1999, p. 176). La traduction comme telle n’aura lieu que l’hiver suivant, alors que Swanton relira, un à un, chacun des mots notés dans ses carnets et que son interprète haïda les traduira. La méthode de travail de Swanton est très innovatrice pour l’époque. Franz Boas, le mentor de John Swanton, avait pour sa part recueilli un nombre de récits traditionnels haïdas lors de ses propres voyages à Haïda Gwaay, mais il se contentait habituellement de les noter en paraphrases allemandes ou anglaises (pp. 137-141 et pp. 205-206).

Il est cependant important de noter que Swanton n’était pas satisfait des traductions de son interprète haïda. En effet, on sait qu’il a passé les quatre années suivant son retour à Washington à retravailler autant le texte de départ que les traductions de son interprète avant de soumettre son manuscrit définitif au Bureau of American Ethnology de la Smithsonian Institution, qui le publiera au début de 1905, mais en excluant la grande majorité des transcriptions phonétiques haïdas que Swanton avait si laborieusement préparées en prévision de leur publication en regard de ses traductions (Correspondance avec Franz Boas, 1898-1932). Les carnets de terrain de Swanton sont malheureusement perdus depuis longtemps. Il est donc impossible d’avoir accès aux mots originaux du conteur haïda.

L’histoire de la traduction du « Xhuyaa Qaagaangaas » des Haïdas ne s’arrête toutefois pas avec la publication des textes de John Swanton. En effet, ce même récit a été retraduit trois fois au cours de la dernière décennie. La première retraduction a été effectuée par un linguiste du nom de John Enrico (Enrico, 1995). Enrico a également travaillé avec des interprètes haïdas, bien qu’il ait, lui aussi, révisé le texte produit en collaboration avec ses interprètes avant de le publier en 1995 (p. 10). En 1999, l’homme de lettres et traducteur canadien Robert Bringhurst publiait une nouvelle retraduction. À l’instar de ses prédécesseurs, Bringhurst a aussi eu recours à des interprètes haïdas, et, comme les autres traducteurs, il a aussi révisé les traductions de ses interprètes avant de les publier (Bringhurst, 2001, p. 10). Puis, en 2001, Bringhurst publiait une nouvelle retraduction du même récit haïda, avec un certain nombre de changements, somme toute mineurs. Les trois traducteurs ont tous traduit à partir du même texte haïda de départ, c’est-à-dire le récit de Skaay, tel que John Swanton l’a retravaillé après son départ de Haïda Gwaay (Swanton, 1900-2001). Les retraductions de Bringhurst et d’Enrico diffèrent de celles de Swanton surtout dans leur forme. Enrico a modifié le découpage des mots en phrases du récit haïda de départ, ce qui a eu pour effet de modifier aussi le découpage du texte d’arrivée (Enrico, 1995, p. 9), alors que Bringhurst, pour sa part, a découpé son texte d’arrivée en vers libres dans le but avoué de le rendre plus évidemment poétique (Bringhurst, 1999, p. 111). À part ces divergences évidentes, les textes d’arrivée de Bringhurst et d’Enrico diffèrent peu du texte d’arrivée de Swanton. En fait, ce qui caractérise toutes ces traductions, c’est surtout une tendance générale à l’occidentalisation. À titre d’exemple, citons la phrase suivante et ses traductions : Gyaan gu lla sghaayhlaw qawdi lla ghansta ga hltanghwa sin qqaawda un.ging gandaalttxhas gyaan lla at kyaanangas[2] (Bringhurst, 1999, p. 231).

Gyaan signifie « Et alors » ; gu signifie « là » ; lla est la troisième personne du singulier (« il » ou « elle » selon le contexte, puisque la langue haïda ne différencie pas entre le masculin et le féminin) et, dans cette phrase, l’antécédent de lla, c’est le corbeau ; sghaayhlaw signifie « pleurer » ; qawdi signifie « après un temps » ; ghansta est la préposition « à » ; ga signifie « certains » ; hltanghwa signifie « plumes » ; sin désigne « des bâtonnets de jeux de hasard » ; qqaawda signifie « sacs » ; un.ging se traduit par « transportant » ; gandaalttxhas est un mot composé qui signifie « vinrent à lui + faire » ; gyaan est la conjonction « et » ; at signifie « avec » et enfin kyaanangas signifie « questionnèrent ».

Commençons par une traduction mot à mot : « Et alors là il ou elle pleurer après un temps il ou elle à certains plumes, bâtonnets de jeu de hasard sacs transportant vinrent à lui faire et il ou elle avec questionnèrent »[3].La traduction de Swanton est la suivante :

After he had wept there for a while some people with feathers on their heads and gambling-bags on their backs came to him and asked him what the matter was.

1905, p. 113

Enrico propose cette traduction :

When he had sat there crying for a while, some people carrying gambling stick bags on their backs and sprinkled with down came up and questioned him.

1995, p. 23-24

En 1999, Bringhurst traduisait :

After he had sat there blubbering awhile,

people arrived sprinkled with eagle down,

carrying gambling sticks on their backs.

They asked him who he was.

1999, p. 231

Puis, en 2001, il traduisait :

When he’d been sitting there blubbering awhile,

beings sprinkled with eagle down arrived,

carrying gambling sticks on their backs.

They asked who he was

2001, p. 293

Nous proposons la traduction suivante en anglais : « And then after he’d wept there a while some beings carrying feathers, bags and gambling sticks came to him and questioned him » et en français : « Et alors, après qu’il eut pleuré là un certain temps, des êtres transportant des plumes, des sacs et des bâtonnets de jeu de hasard vinrent à lui et le questionnèrent ».

En comparant chaque traduction de cette phrase avec notre traduction, on constate que les traducteurs s’accordent une certaine liberté d’interprétation. La traduction mot à mot est révélatrice : rien dans le « un.ging » (carrying ou transportant) de Skaay ne permet d’affirmer que les êtres en question portent des plumes sur la tête ou en sont saupoudrés (sprinkled with down). L’une ou l’autre de ces explicitations est, à la limite, plausible, sauf que Skaay reste imprécis à ce sujet. En effet, ces êtres, nous dit-il, transportaient des plumes, des bâtons de jeu et des sacs. Les sacs se trouvaient-ils sur leur dos ? Les bâtons de jeu (et pourquoi pas les plumes aussi ?) étaient-ils dans les sacs ? Les sacs se trouvaient-ils sur leurs têtes et les plumes sur leur dos ? Skaay fait en sorte que toutes ces éventualités (et d’autres encore) sont également plausibles à partir de ses mots. Voilà pourquoi nous avons préféré ne pas « clarifier » les mots de l’auteur : une telle clarification d’une section qu’un auteur a préféré laisser ambiguë nous apparaît pousser trop loin la traduction vers l’adaptation.

La langue haïda ne différencie pas entre le duvet et la plume, mais qu’il s’agisse de duvet d’aigle (Bringhurst) et que ces êtres en soient saupoudrés (Bringhurst et Enrico), ou encore qu’ils soient coiffés de plumes (Swanton), voilà ce qu’Antoine Berman appelle une « clarification », c’est-à-dire l’explicitation dans le texte cible de ce qui n’était pas explicite dans le texte source par l’addition de détails que l’auteur n’a pas jugé utile de préciser (Berman, 1995, pp. 54-55). Quant au duvet d’aigle, s’il est vrai que les sculpteurs haïdas modernes s’en saupoudrent parfois à l’occasion de l’inauguration de mâts totémiques, il est également indéniable que dans son récit Skaay ne fait nulle part allusion à un ou des mâts totémiques. Skaay nous dit seulement que ces êtres transportent des plumes. Ce sont ses traducteurs qui mettent ces plumes sur leurs têtes et les saupoudrent de duvet d’aigle.

À propos des traductions des traditions orales des peuples dits « premiers », Tejaswini Niranjana estime que : « The desire to translate is a desire to construct the primitive world, to represent it and to speak on its behalf » (1993, p. 70). Au sujet des traductions effectuées par des anthropologues, Eric Cheyfitz est d’avis que : « Whatever its intentions or pretensions, anthropology winds up being hopelessly about the desires of the culture from which it springs (1997, p. 142) ». Cheyfitz soutient par ailleurs que :

In the beginning, then, in the European mind, Indians become a pure figure (the homogenizing of these diverse peoples under the name of ‘Indians’ being the primal act of translation); their independent, or proper, status is ‘formally denied’ in foreign language documents in which this figure is bound to prescribed paths and which projected on the Indians proper, are then taken of the proper. In the beginning, as preamble to and constitution of the act of dispossession, we find the activity of colonization as translation, both in the sense of conversion from one language into another and in a metaphorical or transferred sense. In this case, however, translation means precisely not to understand others who are the original (inhabitants) or to understand those others all too easily-as if there were no questions of translation-solely in terms of one’s own language, where those others became a useable fiction: the fiction of the Other.

1997, p. 105

En d’autres termes, les Premières Nations n’existent pas en tant qu’êtres humains à part entière dans nos consciences occidentales et ces femmes et ces hommes sont pour nous une sorte d’écran virtuel sur lequel nous projetons nos propres fantasmes. Si tel est le cas et, étant donné la quasi-impossibilité d’extirper ces fantasmes (précisément parce qu’ils sont inconscients), les traductions éthiques des traditions orales des Premières Nations par des Occidentaux seraient irréalisables et par conséquent ne devraient sans doute pas être entreprises.

Et pourtant, il existe bel et bien des traductions de récits amérindiens qui, à notre avis, sont tout à fait respectueuses des différences culturelles. À titre d’exemple citons une traduction effectuée récemment par le Tuchoni, Tommy McGinty, en collaboration avec l’anthropologue Dominique Legros. Il s’agit de la version des Tuchonis septentrionaux, une des Premières Nations du territoire du Yukon, des aventures du corbeau, que les Tuchonis appellent Ts’ehk’i (Legros, 2003, p. 39). Comme le Xhuyaa des Haïdas, le Ts’ehk’i des Tuchonis est l’auteur du monde. Les deux versions ne sont toutefois pas conflictuelles. En effet, le Ts’ehk’i de Tommy McGinty et le Xhuyaa de Skaay ont tellement de points communs qu’on finit par comprendre qu’il s’agit du même être surnaturel. Les hauts faits de l’un sont souvent semblables à ceux de l’autre, bien que se déroulant au Yukon pour les Tuchonis plutôt qu’à Haïda Gwaay.

C’est à la demande de Tommy McGinty, aîné et conteur émérite tuchoni, ainsi qu’à celle du « Conseil de bande d’une des trois Premières Nations avec lesquelles [Dominique Legros] travaille depuis près de trente ans » (Legros, 2003, p. 21), que l’anthropologue s’est fait « scribe… qui pourrait rédiger [l’histoire que raconte Tommy McGinty] dans la langue de Shakespeare » (p. 29). S’étant rendu compte que le nombre de locuteurs de la langue tuchoni allait sans cesse diminuant et craignant que les vieilles traditions ne se perdent, McGinty avait résolu de traduire en anglais à l’intention des jeunes Tuchonis son propre récit des aventures de Ts’ehk’i. Mais n’ayant jamais fréquenté l’école des Blancs, il n’écrivait pas l’anglais, bien qu’il fût tout à fait en mesure de se faire comprendre dans cette langue. C’est alors que s’est présenté un anthropologue qui ne demandait qu’à prendre note des traditions orales des Tuchonis !

Le vieux conteur tuchoni enregistra donc l’autotraduction de son récit sur bandes magnétiques et Legros transcrivit le texte mot à mot. Tel qu’il l’avait promis à Tommy McGinty, l’anthropologue n’a corrigé que la grammaire du conteur avant de publier l’intégrale de sa traduction aux éditions du Musée canadien des civilisations en 1999 sous le titre : Tommy McGinty’s Northern Tuchoni Story of Crow : A First Nation Elder Recounts the Creation of the World. Legros traduira ensuite ce texte vers le français et le publiera chez Gallimard en 2003 sous le titre : L’histoire du corbeau et Monsieur McGinty. Si le conteur amérindien y trouvait son compte, l’anthropologue était également satisfait de la transaction. Il en obtenait en effet une source de recherche quasi inépuisable, sans compter l’estime et l’amitié de la nation tuchoni septentrionale, ce dernier bénéfice étant, au dire même de l’anthropologue, de loin le plus considérable des deux[4].

Eric Cheyfitz nous rappelle que nos traductions « scientifiques » occidentales ne sont pas toujours aussi rigoureusement savantes que nous nous plaisons à le croire. Le travail de Cheyfitz nous force à répondre à la question suivante : ces traductions de traditions amérindiennes n’en révèlent-elles pas autant au sujet de leurs traducteurs qu’elles en révèlent au sujet des sociétés auxquelles appartiennent ces traditions ? Skaay, nous l’avons vu, n’a mis ni plumes ni duvet d’aigle sur la tête des êtres qui interpellent Xhuyaa. Ce sont ses traducteurs qui le font. Or la traduction du même mythe par le Tutchoni septentrional Tommy McGinty ne manifeste aucune des tendances occidentalisantes que nous avons relevées dans les traductions du récit haïda. Nous en concluons qu’il est tout à fait possible de produire des traductions des récits amérindiens respectueuses des différences culturelles, à condition, toutefois, de collaborer étroitement avec les conseils de bande et les aînés des Nations concernées et, surtout, que les traducteurs ne trahissent pas la confiance de leurs partenaires autochtones en modifiant les traductions auxquelles ils ont collaboré avant de les publier.