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La dépression est comme une poupée russe, et, dans la dernière poupée russe, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, une eau profonde et un saut dans un trou.

Stig Dagerman

Certains disent que s’éveiller le matin est comme une petite naissance. J’envie ces gens. Pour moi, chaque matin ressemble plutôt à une petite mort. Pas l’orgasmique, bien sûr, pas celle-là. D’ailleurs, je n’ai jamais compris cette comparaison entre la petite mort et la grande extase. Rien à voir. Dans l’extase, c’est plutôt de dégel qu’il s’agit. Le dégel d’images enfouies sous la peau. Les muscles relâchés pour un instant seulement. Une métaphore de printemps ? Pourquoi pas. Mais je ne dis pas ça. Pas de métaphore. Je ne crois pas au printemps non plus. Donc, le matin. Seule. J’ouvre les yeux et je me dis aussitôt que je vais mourir. Je me dis : je vais devoir mourir si j’accepte de m’éveiller complètement. C’est un pacte infernal. Je meurs si je vis les yeux grands ouverts. Si je mets un pied par terre, tout s’enclenche, une autre journée s’amorce, elle passera, et j’en mourrai. Je suis si fatiguée de mourir. Autant en finir tout de suite. Autant fabriquer mes propres ailes et sauter. Cependant, je sors la tête de mes draps, je pose ce pied par terre, j’ouvre les rideaux, je cherche mes pantoufles ridicules, les bleu poudre avec des bonhommes de neige brillants dessus, je descends nourrir le chat, parle à l’oiseau, et moi, ensuite, lisant le journal où j’apprends qu’Arafat est mort cette fois. Je vois les chandelles entourant sa photographie. Il fait encore un peu sombre. Je pense à mon père. Je suis dans la cuisine. Mon coeur sauvage ne croit pas un mot de toute cette histoire en marche, la mienne surtout, mes projets de bonheur, de rénovations, de réparations, il y a de si nombreux trucs pour l’économie quotidienne, pour des épousailles sans fin, mais qui sera enterré dans sa terre natale ? Ni lui, Arafat, ni moi. Mais mon père, oui, alors qu’il ne le voulait pas. Bon, je pense, la vie va aussi me quitter, il y aura un grand feu, une grève de la faim, des héros levant le voile sur leur passé, il y aura une coulée de lave, une ère glacière, que sais-je encore, un bruit sec d’animal ; il y aura une fosse, je tomberai dedans avec la neige, sur les os de toutes les autres combattantes, cette fosse se transformera lentement en charnier, une sorte de passé toujours présent, il n’y aura plus une seule façon de dire non, c’est déjà commencé, il faut comprendre ça, ici, maintenant, dans notre tribu, que c’est déjà commencé, plus moyen de dire non, je sentirai moi-même une partie de ma peau se nécroser, on a déjà fait des greffes, on a scellé mes côtes, on a négligé le nom de la grande fatigue, je n’accepterai pas d’être aussi malade et je prendrai rendez-vous pour me tuer en Suisse, à Zurich, je serai admise au Paradis, toujours un verre de vin à la main, sans question, jamais sobre, sans hôte, sans personne, j’aurai enfin de nouvelles connaissances sur la mort.

Il y aura une porte, c’est écrit dans tous les livres. Je m’éloignerai peu à peu de l’ignorance jusqu’à l’ouverture de cette porte. Quelqu’un dira que je suis fatiguée et me donnera congé. Mon coeur sauvage sera traité avec soin. Il se nourrira de petits insectes. Il mangera l’herbe dont il a besoin. Il jouera avec l’aube, sans bruit. Je comprendrai alors ce que c’est que d’avoir été vivante. Dans la mort. Le vent me plaira. Lui seul fera bouger les particules d’êtres autour de mon corps. Je me souviendrai de certaines choses, mais jamais dans l’ordre, ni dans un sens précis, ce sera une mosaïque de sensations, d’émotions, d’objets remontant à la surface puis disparaissant à nouveau. Je verrai des éclaircissements dans une vallée d’ombre ; je verrai des chiffres gravés dans le marbre ; le plus beau sera mes enfants riant aux éclats, mais je les verrai aussi sangloter avec leur secret ; je me recroquevillerai sur cette peine toute une nuit, mais quelqu’un posera sa main sur moi et dira que c’est fini ; je ne parle ni d’ange ni d’hallucination, mais de quelqu’un d’humain aussi calme qu’une pierre blanche sur le bord de la fenêtre ; ce pourrait bien être toi ; je verrai alors d’autres éclaircissements au milieu du jour, ce que j’ai fait sera bien, simplement bien pour une fois, comme une racine partant de la veine du coeur et creusant des chemins pour ne pas trop nous perdre ; des cahiers à moitié remplis, des billets sur la table, un vêtement maintes fois remodelé, des petites coutumes inventées ; je verrai la queue rousse d’un écureuil sur l’arbre qui m’a toujours regardé écrire ; il restera un seul amour, toi, je m’adresserai à ta bonté, ce ne sera pas le passé, ce ne sera plus le temps, ni l’espace, simplement un soulagement, peut-être, une ride sur l’eau, rien de plus.

Mais c’est une vision de l’esprit. Car je ne sais pas mourir. Mon corps ne le sait pas. Je sais seulement mettre ce pied devant l’autre et descendre l’escalier pour voir le train de nouvelles dans le journal. Un train de marchandises et autant d’humains entassés sous le mépris. Si je savais mourir, je ne dirais pas ceci ou cela. Je humerais l’air frais du matin qui serait peut-être, à ce moment, une naissance ? Un réveil ? Si je savais mourir, tu ne m’accompagnerais pas. Ou alors, oui, je te choisirais, mais seulement pour mon dernier trajet. Nous nous éloignerions du troupeau, et marcherions des kilomètres jusqu’au moment pressenti, et, là, je tracerais un cercle comme le font les éléphants quand ils sentent la mort bien prise en eux. De ce cercle invisible, je te dirais au revoir, et tu t’en retournerais vers la maison. Tu garderais ma voix dans tes poches. Et moi, j’accepterais de mourir seule dans le cercle pour qu’il n’y ait pas de témoins. Parce que mourir est un acte solitaire, pudique. Un acte complexe comme de douces pattes d’éléphants dans un cercle de terre fraîchement remuée.

Mais maintenant je suis toujours là, dans la pénombre de la cuisine, le journal étalé sur la table, les chandelles de la photographie brûlant presque mon front, éclairant mes mains et le long couteau gisant près de moi. Par le passé, deux fois, j’ai dû cacher tous les couteaux de la maison. Je les ai mis dans une boîte que j’ai ensuite rangée dans le coffre de la voiture. Il y avait un être précieux à protéger. Inutile de dévoiler qui, ni pourquoi. Le simple fait de regarder les couteaux de la maison comme des ennemis en dit beaucoup sur l’existence. Il y a un tout petit dénominateur commun qui relie chaque être humain, même le plus sain, même le plus naïf : un jour, une heure, une seconde, nous trouvons la mort attirante. Cela arrive parfois en-deçà de la conscience, par le chemin de la peur, et ce n’est pas rassurant. Il y a toujours quelque chose qu’on ne dit pas. Une flopée d’images cruelles nous embue le regard à la minute où on ne s’y attend pas. Je penche tout mon corps vers le couteau sur la table. Le caresse avec mes lèvres. La sensualité du geste me secoue comme une énigme dans un rêve. La lame est froide et pourtant un rayon de chaleur me traverse. De mauvais souvenirs peuvent ainsi se transformer. Ils meurent et ce qui reste est quelque chose qui n’a pas encore vécu. C’est peut-être ça, l’approche de la mort : non pas la résurgence de tous les moments vécus, comme on l’a si souvent décrit, mais des îlots de faits non-vécus sur lesquels on sautille comme des enfants jouant à saute-moutons.

Le couteau bien planté dans mon corps, je parviens donc à franchir la distance entre la vie et la mort. Légère, comme un cerf blessé [1], les pieds soulevés de terre, je traverse cette forêt d’arbres décharnés qui n’est pas la mort, mais l’arrière-plan de mon existence, celle où je ne suis pas arrivée à renaître, celle où je suis enfin décidée à partir. Car enfin, la blessure voit le jour. Une tache rouge se répand lentement sur le journal comme lorsque brûle le négatif d’une photographie sous des yeux fascinés. Un tel pouvoir de destruction. Éphéméride explosée telle une bombe de papiers dans le ciel charbonneux. L’image d’Arafat disparaît, et celle de la cuisine propre, et la mienne faisant place à un seul et dernier serrement de coeur. Voilà enfin mon autre vie. Tranquille, à me rappeler de tout, dans une barque sur une rivière douce. On m’a finalement laissée tranquille. On ne m’a rien demandé. J’ai poussé comme une graminée dans un jardin oublié. J’ai appris à aimer les graminées, une famille au coeur sauvage. J’étais plantée dans le vent. Roussissant parfois au soleil. Mes joues enflammées de paix. Ou : je me rappelle de tous mes secrets et ils ne me font pas mal. J’ai travaillé auprès d’enfants malades et je suis revenue. J’ai aidé des hommes et des femmes à mourir. J’ai écrit le livre d’une sorcière. J’ai ramassé des coquillages sur la plage où mes cendres seront dispersées. Ou : les mauvais souvenirs n’existent pas. J’ai réussi à tuer mes propres assassins. La vengeance est inacceptable et j’ai accueilli en moi l’inacceptable. Il n’y a pas eu de demande de rançon. C’était tuer la politique de l’autruche. Faire sortir leur tête molle du sable mou. Il fallait que quelqu’un dise quelque chose. Et dire n’était pas assez. J’ai tenté de dénoncer le meurtre. J’ai tenté de montrer du doigt les coupables. Mais ici, dans notre tribu, il n’y a jamais de coupable. Dire n’est peut-être jamais assez. J’ai pris le couteau et me le suis enfoncé dans le coeur.

Si la lumière réussit à entrer par la fenêtre, elle ramène le réel sur la table. Je me rends jusqu’à la lumière, un sourire esquissé sur les lèvres. Personne n’est encore levé, et pourtant, j’entends déjà les dix mille pas de la journée qui continue. Dix mille pas par jour, c’est ce qu’il nous faut pour lutter contre la maladie, ai-je appris, hier. Nous savons tous que c’est faux. Les vitamines, la nourriture, les chiffres, le sommeil réparateur : tout est faux. La maladie ne choisit pas ainsi ses victimes. Mais il faut croire que les gens n’ont jamais assez de prescriptions. La mienne tient sur un seul bout de papier : avancer comme une bête qui se fraye un chemin parmi les ronces. Le verbe « accepter » a été biffé. En cachette du spécialiste. Par moi.

Ainsi je meurs. Des moments vécus reprennent finalement leur pouvoir sur mes organes vitaux. Mon foie empoisonné par les mensonges. Mes poumons fermés par le banquet de miettes fait avec les restes d’un homme. Mon coeur arrêté sur des images d’enfants trahis. La folie du monde est aussi passée par les pores de ma peau. J’ai fait le guet devant une maison la nuit. La lumière s’est allumée sur une proximité apeurante. Ce que j’ai vu passe aussi par l’air qui entre et qui sort de mon corps. Mon ventre se gonfle. Un cadavre tout neuf a toujours le ventre gonflé. Ensuite, dans les premiers temps de la décomposition, il peut perdre jusqu’à 15,88 kg en une semaine. Étonnant comme il est facile de dire à quand remonte la mort. Les vérités s’éliminent les unes à la suite des autres. Le corps redevient la vérité. Il parle. Jusqu’à ce qu’il se transforme en énergie recyclable. Quelqu’un d’autre recevra des atomes de toi, a toujours affirmé mon fils. Car nous croyons tous les deux en la matière.

Même en plein jour, même enrobé de pensées bienheureuses, comme une perle dans une huître, mon coeur reste sauvage. Libre, il tend ses antennes vers sa propre fin. Il se terre à l’approche d’ennemis. C’est ce coeur sauvage qui a dévoilé son intention à un homme : « Quand mes enfants seront vieux, je vais me tuer. » Cet homme a réagi : « Et moi ? » Mon coeur sauvage a répondu : « Toi, tu n’as pas besoin de moi. » C’était une preuve de plus contre nous. Contre le manque d’amour. Contre lui. Cette scène est cependant gravée dans la pierre comme un dialogue d’amoureux. Le passé rempli de telles scènes s’installe sur la table, se déforme, et me fait rire. Mon coeur sauvage me pousse à rire. Il me délivre de l’habitude et de la bonne volonté. Quand je rirai assez, je saurai quel geste choisir. Je saurai comment faire.

Le soleil a maintenant envahi la cuisine. Mon visage apparaît sur la lame du couteau. Je me lève, gracile, pour le replacer dans le tiroir. Le chat m’observe, inquiet. Sans effort, je lui murmure des mots doux, le rassure sur mon goût de vivre puis retourne m’asseoir. Mes enfants vont bientôt descendre l’escalier. L’échec est reporté, le tableau noir repoussé par un paysage avec ombre, édifices, personnages, arbres et, surtout, clarté. Je tourne les pages du journal. Reconnaissant soudain des comédiens au sourire machiné, je soupire, je garde le moral en sursis, puis je fais appel à ma phrase préférée : « J’ai un fusil. » Dix petites lettres qui m’accompagnent toujours. Ils servent d’incantation lorsque le besoin est trop grand. Car j’ai dû au fil du temps inventer ma propre médecine. Une sorte de mot de passe pour le double de ma personnalité non-vécue. Le fusil change de forme avec les années, le besoin est parfois futile, comme à l’instant, parfois grave, selon la désorganisation intime, sociale ou politique. Au gré de mon imagination, je le braque sur l’ennemi, ou le retourne contre moi. J’ai un fusil. J’ai une arme. J’ai une eau profonde pour engloutir mes vies parallèles. J’ai des enfants prodiges, des jours de grâce, et un coeur sauvage. Et j’ai toi. Tu plongeras peut-être pour me reprendre la main. Peut-être seras-tu encore là après tout.