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1. La philosophie psychopathologique

L’intérêt des philosophes pour les maladies mentales ne date pas d’hier : qu’on pense seulement à Aristote (plus vraisemblablement au pseudo-Aristote) avec Le génie et la mélancolie ou à Kant avec son Essai sur les maladies de la tête. Jusqu’au siècle dernier cependant, les philosophes ne disposaient pas d’un corps de connaissances spécifique des phénomènes mentaux (encore moins des phénomènes mentaux pathologiques, ce qui ne signifie pas qu’il n’existait pas de connaissances comprenant ce que nous appelons aujourd’hui les maladies mentales, par exemple, la médecine). Il n’est donc guère surprenant que, dès la constitution de la psychologie comme science, des philosophes (on pense ici à James, Ribot, Bergson, etc.) se soient tournés vers celle-ci pour chercher des réponses à certains problèmes persistants de la philosophie comme ceux de l’identité personnelle, de la conscience, de la volonté et de la mémoire, pour ne nommer que ceux-là. Bien entendu, l’étude des phénomènes pathologiques, en tant qu’elle propose une image miroir de l’esprit normal, figurait en bonne place dans cette nouvelle science, et son influence sur l’imagination et la réflexion philosophique fut grande. La vague d’enthousiasme vis-à-vis la psychologie (et la psychopathologie) alla se briser sur la quasi-indifférence des philosophes anglo-saxons, qui, sous l’influence du positivisme logique, délaissèrent ce domaine pour se tourner plutôt vers l’analyse logique du langage scientifique, utilisant principalement la physique comme objet d’étude (à l’exception de Hempel, 1965[1] ; voir Kitcher, 1992, pour une description de cet épisode de l’histoire de la philosophie).

Les deux dernières décennies ont cependant vu le phoenix renaître de ses cendres. Sous l’influence du courant de naturalisation et de spécialisation qui traverse actuellement la philosophie, un nouveau champ, la philosophie psychopathologique, a même pris forme. La parution de collections d’essais comme Philosophical Psychopathology (1994), Philosophical Perspectives on Psychiatric Diagnostic Classification (1994), comme Philosophy of Psychiatry: A Companion (2004) et Oxford Textbook of Philosophy of Psychiatry, ou des monographies comme First Person Plural: Multiple Personality and the Philosophy of Mind (1995) de Stephan Braude, Mad Travelers (1998) de Ian Hacking, ou encore de revues comme Philosophy, Psychiatry, and Psychology, sans compter les numéros spéciaux consacrés au sujet dans les revues comme Mind and Language (2000) ou The Monist (1999) et les articles dispersés dans les revues savantes qui utilisent les données de ce nouveau champ (Flanagan, 2000 ; Greenspan, 2001) témoignent de la ferveur avec laquelle les philosophes s’emparent de nouveau des données issues du domaine de la psychopathologie, mais également des nombreux problèmes engendrés par celle-ci. Ainsi, non seulement l’étude de phénomènes pathologiques comme l’autisme ou le syndrome de Capgras servent-ils à confronter nos intuitions et à réviser certaines de nos conceptions sur le fonctionnement du mental (ou à les éliminer, le cas échéant), mais les difficultés inhérentes à la classification des maladies mentales (Poland et al., 1994) ou certains effets de l’interaction en clinique entre le thérapeute et le patient (Grünbaum, 1994) sont à leur tour devenus des objets de réflexion philosophique. Le premier projet (celui qui utilise les psychopathologie pour confronter et réviser nos intuitions) est ce que l’on pourrait appeler la philosophie des psychopathologies alors que le second (celui qui réfléchit sur les pratiques et les concepts de la psychopathologie) pourrait être conçu comme une philosophie de la psychopathologie. Le terme philosophie psychopathologique regroupe, sous un même nom, les deux projets.

Il serait téméraire, étant donné l’état un peu désordonné de ce champ, de tenter d’identifier le thème qui unifient toutes ces études. On trouvera cependant dans la liste suivante une sélection des thèmes que les philosophes ont abordé dans ce domaine, ces dernières années :

  • Le problème de la définition de la maladie mentale ou du trouble mental (Boorse, 1976 ; Bolton, 2000, 2001 ; Graham et Stephens Lynn, en préparation ; Sneddon, 2002 ; Woolfolk, R., 1999) ;

  • La critique des systèmes nosologiques actuels (Poland et al., 1994 ; Sadler et al., 1994 ; Cooper, 2005) ;

  • La discussion de troubles ou symptômes particuliers comme : l’autisme (Carruthers, 1996), les troubles dissociatifs (Braude, 1995 ; Hacking, 1995 ; Hardcastle et Flanagan, 1999 ; Shaffer et Oatley, 2005), les dépendances (Elster, 1999 ; Mele, 1996, 2004), les psychoses et les symptômes de passivité (Stephens et Graham, 2000), la dépression (Garrett, 1994 ; Graham, 1990, Wilkinson, 2000), la psychopathie (Nichols, 2002 ; Greenspan, 2003), la douleur (Hardcastle, 1999) ;

  • La discussion des modèles étiologiques des troubles mentaux : les modèles cognitif, évolutionniste, etc. (Halligan et David, 2001 ; Stone et Davies, 1993 ; Murphy et Stich, 2000) ;

  • Les dimensions éthiques ou juridiques de la psychiatrie, telles que la responsabilité criminelle, les limites de l’intervention psychiatrique, etc. (Chadwick et Aindow, 2004 ; Reznek, 1997 ; Schaffner et McGory, 2001 ; S. Wilson et G. Adshead, 2004).

2. Les contributions à ce numéro

Le domaine de la philosophie psychopathologique, on l’a vu, est vaste, et, pour cette raison, il aurait été déraisonnable de tenter d’en couvrir l’entièreté dans ce numéro. Aussi a-t-il fallu faire des choix, se résoudre à laisser de côté des sujets, des points de vue, des auteurs qui auraient sûrement pu intéresser le lecteur. Notre but n’est pas tant de présenter un tableau exhaustif que de donner une idée des débats et réflexions qui ont cours présentement dans ce domaine. Nous espérons que nous aurons au moins su éveiller l’intérêt de ceux qui avaient négligé les objets de réflexion que leur offre la philosophie psychopathologique et qu’ils iront eux-mêmes voir de quoi il retourne (ils pourront consulter avec profit le site suivant : http://www.angelfire.com/ny/metapsychology/phipsybib.html). Dans ce qui suit, je présenterai les contributions à ce numéro, mais je décrirai également un peu plus avant quelques-uns des thèmes mentionnés plus haut.

2.1 Les problèmes concernant les nosologies

Parmi les problèmes qui ont suscité le plus d’attention chez les philosophes et les psychiatres, il y a ceux qui concernent les nosologies (les systèmes de classification des maladies). C’est autour de ce qu’il convient d’appeler « le question de la validité des nosologies » que tournent les contributions de la première section.Quatre problèmes principaux affectent les nosologies :

  1. D’abord, il ne semble pas y avoir de définition claire et largement acceptée de ce qu’est un « trouble mental ». Comme Widiger et Sankis le notaient dans une recension des thèmes de la psychopathologie adulte récente et des problèmes afférents : « L’absence de définition établie du construit théorique qu’est le trouble mental est une préoccupation constante et fondamentale pour la science de la psychopathologie » (2000, p. 377).

  2. L’objectivité est un des problèmes liés à la définition. Thomas Szasz est célèbre pour avoir soutenu que la notion de maladie mentale était un « mythe ». Il entendait par là que les maladies mentales étaient en quelque sorte des créatures mythiques. En effet, selon lui, si les maladies mentales sont des maladies du système nerveux central, alors elles sont des maladies du cerveau et non de l’esprit ; si elles désignent plutôt des comportements déviants (comme l’abus de drogue), alors elles ne sont pas des maladies (Szasz, 1994, p. 35). Le concept de maladie mentale serait donc plutôt une métaphore qui cache, sous ses allures d’objectivité, un jugement normatif sur une certaine classe de comportements, et « la norme à partir de laquelle la déviation est mesurée quand on parle de maladie mentale est psychosociale et éthique » (Szasz, 1960, p. 114 ; je souligne). Il est tentant de se ranger au côté de Szasz quand on considère l’histoire de la psychiatrie. Plusieurs « maladies » comme la drapétomanie, l’hystérie et l’homosexualité étaient clairement des constructions sociales cachant une idéologie politique ou sociale. Mais le diagnostic de Szasz à propos de la maladie mentale est-il exact ? Devrions-nous abandonner la notion de maladie mentale ? N’est-il pas possible d’introduire une forme d’objectivité dans le concept ? La question est, il va sans dire, pressante, puisqu’elle concerne les fondements et la légitimité de l’entreprise scientifique qu’est la psychiatrie.

  3. L’absence d’image (scientifique) explicite de ce qui constitue le fonctionnement normal de l’esprit ou de ce qui constitue la normalité dans les nosologies actuelles est le troisième problème. Une telle image est cruciale pour l’établissement de diagnostics. Comme le notent encore Widiger et Sankis, « les critères du DSM-IV pour les troubles de dépression majeure (APA 1994) excluent le deuil sans complication, prétendument parce que les réactions dépressives à la perte de l’être aimé sont normales (non pathologiques). Cependant, le DSM-IV ne fait aucune autre exclusion pour des réactions comparables de tristesse sans complication à d’autres causes de tension majeures comme une maladie terminale, un divorce ou la perte d’un emploi » (2000, p. 378). Ce problème est lié au problème du manque d’objectivité de nos nosologies. Une image scientifique du fonctionnement normal de l’esprit ne guiderait pas seulement les psychiatres dans le traitement de leurs patients, mais elle leur fournirait également des standards objectifs pour juger de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas.

  4. Le quatrième problème est celui identifié par Poland, von Eckardt et Spaulding, qui soutiennent que le DSM « constitue une conceptualisation fautive du domaine des psychopathologies et [qu’il] interfère avec la poursuite optimale des buts cliniques et scientifiques » (1995, p. 236 ; pour un argument similaire voir Coltheart et Langdon, 1998). Selon Poland et ses collègues, le problème vient d’une thèse sous-jacente à la catégorisation du DSM selon laquelle « il est possible d’individuer les conditions psychopathologiques sur la base de leurs manifestations cliniques directement observables [...]. Les catégories opérationnellement définies à l’intérieur du DSM sont supposées être des espèces naturelles avec des structures causales caractéristiques » (Idem, p. 240-1). Cette situation est comparable à celle qui consisterait à déterminer les problèmes avec un téléviseur en utilisant uniquement les manifestations observables (Murphy et Stich, 2000). Plusieurs choses peuvent être à l’origine du fait que rien n’apparaît sur l’écran : la lampe peut être brûlée, le téléviseur n’est peut-être pas branché, etc. Comme avec le téléviseur, il n’y a pas de raison de croire qu’il soit possible d’identifier les espèces naturelles de la psychopathologie seulement en prenant en considération les symptômes directement observables sur le plan phénoménologique. En d’autres mots, le problème de l’approche du DSM, c’est qu’il « ne fournit aucune représentation des processus biologiques, psychologiques ou environnementaux sous-jacents qui constituent la pathologie d’une maladie mentale donnée. [...] [Par conséquent] il est très probable qu’il continue à classifier dans la même catégorie des individus qui présentent des similarités superficielles, dont les processus sous-jacents diffèrent significativement » (Idem, p. 250). Poland et ses collègues (1994) suggèrent qu’une nosologie plus appropriée devrait être basée sur des relations plus intimes avec les sciences de base que sont les sciences cognitives, les neurosciences, la biologie moléculaire, etc.

Comme nous l’avons dit plus haut, c’est autour des problèmes nosologiques que s’organise la première section de ce numéro. D’abord, Paul Dumouchel nous propose un retour aux sources de la psychiatrie moderne et à une de ses figures emblématiques, celle de Pinel. C’est à la conception de la maladie de ce dernier, à qui Goldstein attribue la responsabilité de la mise en place du « paradigme originel de la psychiatrie » (1997, p. 102)[2], que s’intéresse Dumouchel. Comment comprendre ce que Pinel entend par « aliénation mentale » ? En remontant aux sources de ce qui informent sa pensée, Dumouchel nous peint l’image d’un penseur qui, s’il n’accepte pas le dualisme sous-jacent à la division entre maladie mentale et maladie physique, n’en reste pas moins, par certains côtés, près des conceptions générales de la maladie (entre autres, le phénoménisme et l’essentialisme) qui guident les créateurs des nosologies contemporaines, tels que le DSM-IV. Dumouchel note, en conclusion de son article, qu’« il est troublant de penser que depuis 1798, pour ce qui est de l’explication de l’aliénation, nous n’avons pas progressé ».

Mais peut-être n’est-ce pas si surprenant après tout. Certains chercheurs (Haslam, 2002) suggèrent que la façon intuitive de penser aux maladies (et aux maladies mentales) est une extension de nos intuitions ontologiques évoluées pour faire sens des espèces vivantes. En conséquence, selon eux, « l’esprit est préparé [...] à considérer les troubles mentaux comme des espèces naturelles si l’ontologie essentialiste est activée de façon appropriée » (Haslam, 2002, 1045). Cela reste une hypothèse, mais, quelle que soit la façon dont nous expliquons sa présence, selon Jerome Wakefield, nous partageons un concept de maladie, et c’est ce concept qui explique nos opinions largement partagées sur ce qu’est une maladie (selon lui, nous partageons ce concept à l’intérieur d’une même culture, entre cultures et à travers l’histoire). Dans son article, Wakefield nous propose une analyse du concept de maladie mentale en tant que « dysfonction préjudiciable », qui comprend donc à la fois une composante factuelle (la dysfonction) et une composante évaluative (le préjudice). S’il a peu à dire sur la composante évaluative, il est par contre beaucoup plus loquace sur la composante factuelle, dont il espère qu’elle pourra donner à la psychiatrie la base objective qui lui fait défaut. La composante factuelle, que l’on retrouve, rappelons-nous, dans toutes les théories de la maladie, a récemment trouvé dans la théorie de l’évolution une explication scientifique. Selon cette théorie, la présence de certains traits (y compris les mécanismes psychologiques responsables des comportements) chez un organisme peut être expliquée par le fait que ces traits (ou mécanismes) ont accompli certaines fonctions chez les ancêtres de l’organisme et que leurs effets ont été suffisamment bénéfiques pour être conservés dans le processus de sélection naturelle. La fonction pour laquelle un trait (ou un mécanisme) a été sélectionné est ce que l’on appelle dans la littérature philosophique sa « fonction normale » ou « fonction propre ». Autrement dit, la fonction normale ou propre d’un trait (ou un mécanisme) X est la fonction pour laquelle il a été conçu par la sélection naturelle. Il s’ensuit qu’il y a dysfonction ou mauvais fonctionnement quand un trait (ou un mécanisme) n’est pas capable d’accomplir sa fonction normale. Notons que la fonction normale d’un trait (ou d’un mécanisme) est indépendante de l’adaptivité actuelle de celui-ci. Ainsi, le fait qu’un trait (ou un mécanisme) soit inapproprié dans l’environnement actuel n’est pas un signe de dysfonction. Pour utiliser un exemple un peu extrême (Wakefield, 1999), le fait que nous ne puissions pas respirer sous l’eau n’est pas l’indication d’une dysfonction des poumons, mais simplement une conséquence du fait qu’ils ne peuvent fonctionner dans certains environnements pour lesquels ils n’ont pas été conçus. Notons également que la notion de fonction « normale » ou « propre » est indépendante de nos valeurs. Par exemple, imaginez que l’on démontre que le viol ou l’infanticide soient en fait des traits (ou mécanismes) de comportements qui ont été sélectionnés. Si tel était le cas, nous devrions juger que les mécanismes responsables de tels comportements sont parfaitement fonctionnels, même si nous détestons ceux-ci et les trouvons hautement préjudiciables. Selon Wakefield, la présence de la composante factuelle permettrait donc de distinguer les maladies des autres conditions psychologiques qui n’en sont pas. Ainsi l’auteur se trouve-t-il à répondre à la fois aux problèmes 1 et 2 et suggère de regarder du côté de la psychologie évolutionniste pour répondre à 3. Il montre également pourquoi l’analyse qu’il propose n’est pas un obstacle aux projets critiques comme ceux de Foucault ou de Szasz, mais bien au contraire, qu’elle leur est nécessaire.

Christian Perring, quant à lui, s’attaque à une version de la composante factuelle de l’analyse de Wakefield[3], selon laquelle les dysfonctions sont des mécanismes intérieurs des individus. Dans son article, il défend l’idée que les troubles mentaux des enfants et des adolescents invitent en fait une autre conception : celle de « dysfonction relationnelle intrinsèque ». Une dysfonction relationnelle intrinsèque serait une dysfonction qui n’est pas le résultat du bris d’un mécanisme, mais proviendrait plutôt du contexte, par exemple le fait qu’un aspect de l’environnement actuel est radicalement éloigné de l’environnement adaptatif, ou qu’il existe un certain type de rapport problématique entre un enfant et ses parents. Wakefield ne considère pas ces cas comme des dysfonctions, mais Perring remarque que si l’analyse conceptuelle de ce dernier est basée sur nos intuitions de ce qu’est ou n’est pas une maladie, dans le cas des dysfonctions externes, nos intuitions sont confuses et contradictoires. Pour cette raison, Perring croit que, dans ce cas, il n’y a rien à espérer d’une telle analyse, et il soutient qu’il est peut-être préférable d’abandonner les expressions « trouble mental » et « maladie mentale » pour parler plutôt de « problèmes de santé mentale ». Il assure que dans le cas des enfants ou des adolescents, l’abandon de ces expressions n’entraîne aucune conséquence fâcheuse. Perring propose donc une solution radicale au problème 1.

Peter Zachar s’attaque à la supposition qui sous-tend les nosologies actuelles (mais également celles du passé, comme le montre Dumouchel), soit l’essentialisme. En effet, l’idée de base du projet nosologique est en quelque sorte d’identifier les espèces naturelles psychopathologiques (et de répondre ainsi au problème 2). Zachar soutient que ce projet est vain parce qu’il repose sur une conception philosophique erronée. S’inspirant du traitement des espèces en chimie et en biologie, l’auteur soutient que la conception des espèces naturelles n’est pas celle qui a cours en science. Il faudrait plutôt lui substituer celle d’« espèces pratiques », c’est-à-dire constituées au gré des besoins spécifiques des différents projets, sans que les regroupements produits ne soient relatifs à une même essence partagée. Si les espèces chimiques et biologiques, qui sont généralement le paradigme des espèces naturelles, sont des espèces pratiques, il semble que les espèces psychiatriques doivent, à plus forte raison, l’être aussi.

Une des conséquences de la critique de Zachar, c’est que le critère de validité d’une espèce repose sur l’utilité ou l’inutilité pratique de celle-ci. Dans son article, Jeffrey Poland semble accepter cette idée et tente d’évaluer la valeur pratique et scientifique du concept de schizophrénie. L’examen attentif des résultats des travaux en génétique, en biologie moléculaire et en neurosciences (telle que l’exigerait une réponse au problème 4) montre selon lui que ce qu’il nomme l’idée reçue concernant la schizophrénie manque de crédibilité scientifique. Qui plus est, cette idée nuit à la recherche, et, toujours selon lui, elle a des conséquences sociales fâcheuses et préjudiciables pour l’individu étiqueté comme schizophrène. Pour ces raisons, Poland ose un verdict radical : nous ferions mieux de nous débarrasser du concept de schizophrénie. Poland ne commet cependant pas la même erreur que les critiques de la psychiatrie, comme Szasz. Il sait que l’on ne peut éliminer simplement un concept aussi primordial de la psychiatrie sans prendre quelques précautions. À la fin de son article, il nous propose donc un certain nombre d’étapes qui devraient nous permettre d’éliminer le concept de schizophrénie et de le remplacer par un concept plus adéquat.

2.2. Les modèles

La fin de l’hégémonie psychanalytique sur la psychiatrie américaine[4] a laissé un espace vacant pour un modèle étiologique des maladies mentales. Une partie de la philosophie psychopathologique s’occupe de la production et de l’évaluation de nouveaux modèles. Parmi les propositions récentes, le modèle neurobiologique, surtout, semble s’imposer (Andreasen, 2001) compte tenu des progrès prodigieux accomplis actuellement par les neurosciences et la génétique (pour une critique des travaux en génétique, voir Schaffner, 2001), quoique d’autres modèles comme le modèle évolutionniste (Cosmides et Tooby, 1999 ; Murphy et Stich, 2000) ou le modèle cognitif (Frith, 1992, ou Morton et Frith, 2002) reçoivent une attention soutenue (d’autres modèles intéressent les philosophes, par exemple le modèle phénoménologique et herméneutique [Schwartz et Wiggins, 2004] ou le modèle constructionniste social [Gillett, 1998]).

C’est à l’évaluation d’un de ces modèles, le modèle évolutionniste, que s’attaque Philip Gerrans. La psychologie évolutionniste propose une image particulière de l’esprit : celui-ci est fait de centaines ou de milliers de modules qui ont été sélectionnés pour répondre aux problèmes persistants et importants de notre adaptation à l’environnement et aux besoins de l’évolution. L’intérêt du modèle évolutionniste pour la psychiatrie, c’est qu’il fournit une réponse au problème 3 dont nous parlions plus haut : il nous donne une image (scientifique et potentiellement contre-intuitive) de l’esprit normal basée sur la fonction pour laquelle ce dernier a été sélectionné. Selon ce modèle, plusieurs conditions qui nous semblent être des maladies (parce qu’elles ont des effets désagréables ou dévalorisés socialement) seraient complètement normales, et donc saines. On cite souvent l’exemple de la dépression, qui devrait, selon les évolutionnistes, parfois être considérée comme une défense « évoluée » (ils distinguent ces états, qu’ils nomment le « moral bas » (low mood), de la dépression chronique ; voir Nesse, 2000). La forme évoluée de la dépression serait causée par des indices indiquant une perte relativement importante de la capacité d’adaptation : « Les pertes qui causent de la tristesse sont celles qui induisent la perte de ressources adaptatives [...]. Une perte signale que vous avez peut-être fait quelque chose d’inapproprié » (Nesse et Williams, 1997, p. 9). La mort de parents, une rupture amoureuse, la perte d’un ami après une dispute, la perte de statut social, etc., sont le genre de pertes qui causeraient la dépression. Selon les auteurs, le patron de comportement caractéristique de la dépression renforce l’idée que celle-ci a une fonction adaptative. Entre autres choses, elle conduit le sujet à arrêter ses activités, celles qui ont peut-être causé sa situation actuelle, dans laquelle il risque de persévérer. Il semble aussi que, dans leur état dépressif, les sujets soient plus à même de donner un estimé précis de leur capacité (ils vont contre la tendance naturelle à l’optimisme et à la surévaluation de notre propre rôle dans nos réussites, ce qui est une bonne chose si cette période sert à réévaluer nos buts et nos stratégies en fonction de nos capacités réelles). En même temps, puisque la dépression crée un retrait de l’action, elle empêche le sujet d’abandonner impulsivement une stratégie qui n’était peut-être pas en cause. Elle lui permet d’évaluer « objectivement » ses capacités. En gros, donc, la dépression (le « moral bas ») serait une défense évoluée, quelque chose de normal dans certaines circonstances, quelque chose que le DSM-IV ne semble pas avoir compris (voir le texte de Wakefield dans ce volume).

Gerrans ne vise pas l’entièreté du modèle évolutionniste, mais une de ses thèses, selon laquelle la nature nous aurait pourvus de modules centraux innés (comme certains modules dédiés au raisonnement ou à l’interprétation de l’esprit des autres). Fodor, qui a mis à la mode l’idée de modularité, confinait celle-ci aux systèmes d’input et d’output. La psychologie évolutionniste avait poussé l’idée plus loin en proposant l’idée d’une modularité totale (wall to wall), donc d’une modularité à la fois périphérique et centrale. Dans ce cadre, la psychologie évolutionniste prédit que le mauvais fonctionnement de certains modules centraux engendrera la perte sélective de capacités cognitives de haut niveau. Gerrans soutient que la considération des résultats provenant des neurosciences cognitives du développement nous conduit à revoir notre image de l’architecture innée de l’esprit et que, partant, notre compréhension des maladies comme l’autisme et la schizophrénie strouvera profondément transformée. Ce que nous suggèrent ces théories, selon lui (mais voir également Poirier, Faucher et Lachapelle, à paraître), c’est que certaines capacités de haut niveau que la psychologie évolutionniste croyait être le produit des modules centraux innés, principalement du module de la théorie de l’esprit, ne sont en fait que des constructions épigénétiques à partir d’éléments plus simples. Ce sont ces éléments plus simples, plus périphériques, qui font défaut dans l’autisme. Donc, même si l’on reconnaît que la contribution du modèle évolutionniste peut s’avérer importante dans la compréhension des conditions mentales pathologiques (et dans la distinction entre celles-ci et des états simplement négatifs), cette contribution devra minimalement confirmer les faits provenant des neurosciences cognitives et développementales.

L’idée que poursuivent respectivement, dans leur article, Faucher, Poirier et Lachapelle est similaire. Selon eux, l’image de l’esprit humain que nous proposent les modèles récents du développement en biologie (et en neurosciences) permet de penser que ce dernier est le produit d’une matrice développementale qui résulte dans une large mesure d’un échafaudage culturel. Utilisant ces idées (et d’autres, issues de la philosophie de la biologie récente), ils proposent un cadre qui, selon eux, devrait mettre fin aux querelles épiques entre constructionnistes sociaux et tenants de l’approche biologique, et permettre, dans certains cas où cela s’avère nécessaire, une interaction dynamique entre ces groupes.

2.3 La philosophie des symptômes

Les philosophes peuvent exercer leur talent analytique en interprétant les caractéristiques des conditions pathologiques. En effet, les troubles sont souvent définis par l’ensemble des symptômes qui les caractérisent. Une plus grande précision dans la description des symptômes devrait donc permettre une meilleure compréhension des troubles mentaux. En effet, la compréhension de certains symptômes, qui permet de revoir (parfois en profondeur) nos conceptions du fonctionnement de l’esprit normal, est un des bénéfices associés à cet exercice. C’est donc à un exercice analytique sur les symptômes que se livrent Lynn Stephens et Graham, ainsi que de Vignemont, dans leurs textes.

Dans leur article, Lynn Stephens et Graham s’intéressent au problème suivant : comment comprendre ce qu’est un délire. Il peut paraître étonnant, quand on s’y attarde un peu, de voir comment une catégorie de symptômes aussi importante que celle de délire a pu recevoir si peu d’attention dans la littérature psychiatrique. Selon la définition classique, les délires sont l’expression pathologique de croyances fausses. Comme le remarquent Lynn Stephens et Graham, cette définition a rencontré toutes sortes de difficultés, dont l’idée — relevée par de nombreux critiques — que beaucoup de cas de ce que l’on nomme délire n’ont pas les particularités que l’on croit être inhérentes aux croyances. Compte tenu de ces problèmes, ils proposent donc une conception des délires qui englobe à la fois les cas où les délires sont des croyances et ceux où ils n’en sont pas, et où délirer que p est une attitude complexe de niveau supérieur qui porte sur un contenu p. Ils nomment cette attitude complexe, le point de vue délirant (delusional stance).

Frédérique de Vignemont se penche sur les cas de paralysies hystériques, dont la caractéristique est l’absence de cause organique. Dans les dernières années, de nombreux travaux ont mis au jour des données pertinentes pour la compréhension du sens de l’agentativité (le sentiment que c’est moi qui pose ce geste). Par exemple, dans ses travaux sur la schizophrénie, Christopher Frith (1992 ; voir Faucher et Mallon, 2004, ainsi que Proust, 1996, et Pacherie, 1996) émet l’hypothèse que le problème de ceux qui présentent des symptômes de passivité (ceux qui ont l’impression que les gestes qu’ils posent sont posés par quelqu’un d’autre ou que leurs pensées sont celles de quelqu’un d’autre) est qu’ils ne sont pas conscients d’engendrer leurs actions ou leurs pensées. Cette absence de conscience serait causée par le bris d’un système de contrôle interne dont la fonction est de comparer les anticipations motrices avec les effets actuels de nos actes (voir Wolpert). De Vignemont avance que les problèmes mis en évidence par les cas de paralysie hystérique seraient différents des problèmes reliés à la conscience de l’action. De la comparaison de ces cas à d’autres cas où la conscience de certaines capacités (comme la vision aveugle et l’anosognosie) est en cause, elle conclut que ce dont souffrent les patients atteints de ce mal est un problème qui concerne la conscience de leur capacité à agir. Cette distinction, si elle se révèle bien fondée, permettra de raffiner l’image normale de l’esprit (ce qui est donc une réponse au problème 3).

2.4 L’affectivité

Le domaine de l’affectivité a connu en psychologie et en neurologie un regain d’intérêt depuis quelques années (voir entre autres Affective Neurosciences (2003) pour un exemple du type de travail qui se fait dans ce champ). Les nouvelles questions ou les perspectives qui émergent de ce champ ont capturé l’attention des philosophes (voir entre autres Flanagan, 2000 ; Prinz, 2004). Parmi les diverses thèses inspirées par le travail empirique sur les émotions, il y a eu celle défendue par Griffiths (1997), selon laquelle les émotions ne se comportent pas comme une espèce naturelle. Autrement dit, le terme émotion regroupe un ensemble hétéroclite de phénomènes, ressemblants en surface, mais tout à fait dissemblables à un niveau plus profond. Au mieux, nous pourrions considérer que le terme émotion désigne une « espèce pratique », pour reprendre l’expression de Zachar (Griffiths [2003] utilise plutôt l’expression « espèces investigatives »). Charland désire prendre la mesure d’une telle affirmation et propose que les théories concernant le fonctionnement émotionnel biologique et psychologique normal reposent sur l’idée que les émotions sont une espèce naturelle. Il en veut également pour preuve le fait que les thérapies modernes conçues pour remédier aux troubles émotionnels traitent également l’émotion comme une espèce naturelle. Si ces dernières ont quelque succès, cela prouverait que nous avons bien affaire à une espèce naturelle (en réponse au problème 3).

Terminons cette introduction en notant qu’il faudrait éviter de croire que l’intérêt de la philosophie psychopathologique se limite à ces champs plus théoriques de la philosophie des sciences ou de l’esprit. Plusieurs des questions abordées dans ce domaine touchent directement le domaine de l’éthique appliquée. Par exemple, étant donné le peu de validité des taxinomies actuelles et les effets parfois dévastateurs engendrés par l’application des concepts psychiatriques aux individus, ne vaudrait-il pas mieux se débarrasser de ces concepts ? Ou encore, les nouveaux modèles du développement des troubles psychiatriques indiquent que l’on gagnerait à intervenir plus tôt chez les enfants à risque. N’y a-t-il pas alors un danger de stigmatiser un enfant en le considérant « à risque » ? de le médicaliser indûment ? Dans un autre ordre d’idées, un sujet qui souffre de troubles mnémoniques du type du célèbre H. M. (qui n’arrive pas à se souvenir de ce qui s’est passé il y a à peine deux minutes) peut-il donner son consentement éclairé à une procédure d’intervention ? Un alcoolique est-il suffisamment maître de ses actions pour être dit responsable de celles-ci ? Que dire des problèmes posés par l’usage de médicaments psychotropes pour des raisons de confort ou de performance ? Comment interpréter « l’épidémie de dépression » qui touche les sociétés occidentales (et qui fait dire à certains que toute une nation est maintenant dépendante du prozac) ? Ces questions ont inspiré de nombreux articles (Fingerette, 1988 ; Kennett et Mathews, 2002 ; Healy, 2002 ; Pignare, 2001 ; Poland, dans ce volume ; Shoemaker, 1994 ; Wilson et Adshead, 2004) et auraient mérité à elles seules un numéro spécial, mais le manque d’espace nous force à remettre ce projet à plus tard.